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la bande dessinée des filles
une longue histoire d’amour :
la bande dessinée américaine et ses lectrices
par Jean-Claude Glasser
[janvier 2001]
On sait combien les légendes ont la vie dure, surtout lorsqu’elles ont une apparence de vérité. Que
les femmes soient moins nombreuses que la partie mâle de la population dans les diverses
manifestations bédéphiliques, cela peut parfois s’observer ; que dans la profession les dessinatrices
continuent d’être trop souvent considérées comme des exceptions, c’est déjà plus attristant, tant il
est vrai que nous sommes là en plein dans le domaine des idées reçues. Faire de la bande dessinée
un univers qui resterait l’apanage des seuls lecteurs et créateurs masculins relève cependant de
l’ineptie. Un siècle de bandes dessinées américaines suffirait à prouver le contraire.
comic strip et lectorat féminin
Dès l’origine, la bande dessinée américaine tend à toucher un public diversifié, non limité aux seules
classes populaires, un public adulte aussi bien que juvénile, un public composé d’hommes et de
femmes. Les premiers suppléments dominicaux se veulent résolument familiaux dans la mesure où les
thèmes sont principalement centrés sur l’enfance. Beaucoup de ces séries n’auront qu’une
existence éphémère et une diffusion limitée et leurs auteurs seront bien loin d’accéder tous à une
gloire identique. Mais ce qui frappe, c’est l’importance en nombre des bandes consacrées aux
exploits de jeunes héroïnes, c’est également l’abondance des signatures féminines qui sont à
l’origine de telles créations. Ce sont là néanmoins deux aspects distincts dans l’histoire des comics :
souvent des hommes créeront des œuvres particulièrement appréciées par un public féminin, tandis
que des dessinatrices s’illustreront dans des genres réputés à tort ou à raison viser un lectorat plutôt
masculin.
Mais dans les premières années, il y a bien une tendance nette chez de nombreuses cartoonists
femmes à privilégier des histoires qui mettent en vedette des fillettes facétieuses, espiègles ou
étourdies. Louise Quarles, Grace Kasson, Agnes Repplier, Inez Townsend-Tribit, Kate Carew, Mary A.
Hays, Margaret G. Hays, jean Mohr, Katherine Price ou Eliza Gurtis figurent parmi ces oubliées de
l’histoire des comics, une histoire qui consent tout au plus, s’agissant de cette période, à rendre de
brefs hommages à une Rose O’Neill, une Grace Drayton ou une Fanny Cory, dont les carrières
bénéficièrent d’une plus grande continuité.
Dans une séquence savoureuse d’un film sorti en 1943, Heaven Can Wait (Le ciel peut attendre),
Ernst Lubitsch montre un couple d’éternels chamailleurs (interprétés par Marjorie Main et Eugene
Pallette) se disputant la lecture des funnies dominicaux. La scène est censée se passer au début du
siècle et la femme n’est pas la moins anxieuse de prendre connaissance de la nouvelle livraison de
ses séries favorites. Probablement y avait-il là, de la part d’un réalisateur européen, une certaine
ironie - et beaucoup de préjugés - à l’égard des comics, mais les comportements ainsi satirisés
n’avaient rien d’imaginaires. De telles querelles devaient être fréquentes dans les années 1900-1910.
La diversification des thèmes allait même amplifier les raisons qu’avaient les lectrices de se
passionner pour cette forme d’expression. Si l’éphémère Sallie Snooks Stenographer de Dink
Shannon avait dès 1907 ouvert la voie, ce fut le dessinateur A.E. Hayward qui, en 1916, en créant sa
Somebody’s Stenog, installa durablement un nouveau genre, le girl strip (ou plus précisément le
working girl strie) Sa propre série dura jusqu’en 1941, mais très vite d’autres d’autres séries (Winnie
Winkle, Tillie the Toiler, Fritzi Ritz, etc.) la concurrencèrent.
Ces études ne précisent pas nécessairement si certaines séries étaient lues plus spécialement par les
femmes. En fait, il n’existe pas de lecture véritablement sexuée des comic strips. Leur proximité
favorise une lecture de l’ensemble et les préférences interviennent ensuite, le sexe jouant
vraisemblablement un rôle dans les choix. Mais le mélange des genres à l’intérieur d’une même série
peut susciter différentes raisons de l’apprécier. Il existe des intrigues sentimentales dans Dick Tracy
tout comme on peut occasionnellement suivre des enquêtes de type policier dans des épisodes de
girl strips ou de bandes assimilées au soap opera.
Ce dernier genre, qui naît dans les années 30 (Apple Mary de Martha Orr en 1934) mais se
développe surtout dans les années 40 et 50, ne met pas en scène que des héroïnes (les médecins
notamment y sont souvent à l’honneur). Il privilégie cependant des personnages de femmes et
combine efficacement (et souvent subtilement) des ingrédients divers qui retiennent prioritairement
(mais non exclusivement) l’attention d’un public féminin. Il n’est même pas certain que le
développement des séries télévisées de ce type ait dans un premier temps causé du tort à de telles
œuvres dessinées (de fait la télévision finira par entraver sérieusement le développement de
l’ensemble des séries à suivre, comiques ou réalistes). Ainsi le Dr. Nick Dallis, psychiatre et surtout
scénariste spécialisé dans ce type d’inspiration (on lui doit Rex Morgan, M.D., Judge Parker et
Apartment 3-G) cite la lettre d’une lectrice enthousiaste, précisant que ne pouvant plus regarder la
télévision en raison de ses horaires de travail, elle trouve dans Apartement 3-G de quoi largement
compenser ce manque, et ajoutant que beaucoup de ses amies sont dans le même cas.
Un tel témoignage n’a qu’une valeur indicative, mais l’existence d’un lectorat féminin souvent
enthousiaste à l’égard de telles séries ne fait aucun doute. Torchy Brown’s Heartbeats, une série de
la dessinatrice noire Jackie Ormes, publiée dans les quotidiens afro-américains au cours des années
50, confirme, si besoin était, que c’est l’ensemble de la population féminine américaine qui se
passionne pour de telles créations, que les soap opera télévisés ne concurrenceront que
progressivement. D’une manière générale, les comic strips ne cesseront de proliférer qui mettent en
évidence des héroïnes, qu’il s’agisse des nombreuses histoires d’orphelines, des facéties de fillettes
malines (Nancy,Little Iodine, Myrtle, Tuffy, Little Debbie,etc.), des états d’âme d’adolescentes (Etta
Kett, Teena, Emmy Lou, Penny, Suzie Q. Smith, Aggie, The Jackson Twins, etc.) et des non moins
fréquents personnages de femmes agissant dans des cadres relevant de la bande dessinée
d’aventures (Connie, Myra North, Brenda Starr, Vesta West, Miss Fury, Flyin, ]enny, Miss Cairo Jones,
Scarlet O’Neil, Jane Arden, etc.) dont elles étaient les principales vedettes.
Ce type d’engouement reste mésestimé en Europe où les idées reçues abondent concernant le
public de la bande dessinée américaine, tandis que l’extrême diversité de celle-ci demeure
largement méconnue, les illustrés de l’entre-deux guerres, tout particulièrement en France, ayant
privilégié certains genres au détriment de beaucoup d’autres, favorisant dès lors une nostalgie qui
fut et reste trop souvent à l’origine d’une version biaisée de l’histoire des comics. Les comic books
n’échappèrent pas à cette distorsion de la mémoire, et cela, il est vrai, aux États-Unis non moins
qu’en Europe.
teen comics, romance comics et superhéroïnes : les comic books au féminin
Le développement rapide des comic books à la fin des années 30 s’appuya principalement, mais
non exclusivement, sur l’apparition d’un nouveau type de personnage, le super héros costumé et
éventuellement masqué, dont Superman fut la première manifestation. L’achat d’un comic book
témoignait d’une intention spécifique, différente de celle d’un quotidien. Un lectorat se créa,
juvénile et dans un premier temps très majoritairement masculin. Pourtant les fillettes et adolescentes
étaient grandes consommatrices de comic strips. Que des comic books présentent l’équivalent de
ce qui abondait jusqu’alors dans la grande presse, cela devait bien finir par s’imposer. Le pas fut
franchi en décembre 1941 lorsque, dans le n°22 de Pep Comics, apparut l’éternel adolescent Archie
flanqué de sa blonde amie Betty, bien vite rejointe par la brune Véronica.
Non seulement le succès fut tel que nombre de titres parallèles (et mettant en valeur des
personnages féminins comme Katy Keene) furent lancés par le même éditeur, mais surtout les firmes
concurrentes s’avisèrent de l’importance du marché. Chez Timely (futur Marvel), Stan Lee lança en
1944 Miss America où s’illustra notamment le personnage de Patsy Walker, une adolescente rousse
ayant droit dès l’année suivante à son propre titre, qui se démultiplia par la suite en multiples séries
jumelles. Toujours en 1944, Timely fut à l’origine du premier « career girl comic book », équivalent en
quelque sorte du « working girl comic strip », avec Tessie the Typist, que suivirent en 1945 Nelly the
Nurse et Millie the Model. Les personnages de jeunes héroïnes furent de plus en plus finir par
s’imposer. Le pas fut franchi en nombreux jusqu’au milieu des années 50. Les comic books consacrés
aux exploits de fillettes espiègles et déterminées connurent aussi un grand succès Dell adapta Little
Lulu dès 1945 et Harvey en fut le spécialiste, avec Little Lotta, Little Dot et Little Audrey, tandis que
d’autres (Li’l finx, Little Eva) venaient égayer les pages des fascicules concurrents.
Toujours en 1948, une enquête menée à la Nouvelle Orléans révéla que dans la tranche d’âge de
vingt-et-un à trente ans, 42,9% des hommes et 51% des femmes lisaient des comic books. Déjà en
1946, une statistique parue dans le magazine professionnel Newsdealer précisait qu’entre huit et
onze ans, puis dix-huit et trente-quatre ans, le nombre de lectrices surpassait celui des lecteurs [4]. En
fait le succès des comic books à destination d’un public féminin ne pouvait que déboucher sur de
nouvelles sources d’inspiration prenant en compte l’existence d’un lectorat plus adulte. C’est ainsi
qu’apparurent les romance comics.
Assez logiquement les romance comics trouvèrent leur origine dans certains teen comics déjà
caractérisés par des thèmes plus ou moins sentimentaux. C’est d’ailleurs dans l’un d’eux, le n°l de My
Date, que fut publié le premier exemple du genre en juillet 1947, mais le premier titre réellement
spécialisé, Young Romance, ne fut publié que deux mois plus tard. Dans chaque cas, les
responsables en furent Joe Simon et Jack Kirby.
Le cas des super-héroines est assez spécifique par rapport aux teen et romance comics. Ces derniers
privilégiaient délibérément un lectorat féminin. Les super-héroïnes étaient plus ambiguës tant il était
facile à travers elles de flatter certains fantasmes masculins et de nourrir ainsi de futurs « enfers des
bulles ». Pourtant certains titres ne manquèrent pas d’attirer aussi un public de filles et tout
particulièrement avec Wonder Woman, qui fit son apparition en décembre 1941 dans le n°8 d’All
Star Comics et devint très vite populaire. Elle sera même la seule à ne jamais disparaître des comic
books lorsque, dans les années 50, on assistera à l’élimination progressive de toutes ses consœurs, Le
courrier des lecteurs des comic books présentant Wonder Woman était même d’abord un courrier
des lectrices (dans un genre voisin, Sheena, Queen of the Jungle fut également fort appréciée par
un public de filles). Le renouveau des superhéros à partir des années 60 entraîna bien entendu la
création ou la résurrection de superhéroines, mais les tentatives de conquérir un lectorat féminin ne
connurent guère de succès comme en témoigne, en 1972, l’expérience inaboutie de The Cat,
suggérée par Stan Lee et confiée à une scénariste, Linda Frite. Il n’y eut que quatre numéros [5].
Quant aux héroïnes hypersexualisées de ces dernières années, elles s’adressent essentiellement à un
lectorat masculin. Celui-ci constitue 95% des acheteurs de comic books aujourd’hui. Il n’en fut pas
toujours ainsi et le goût de la bande dessinée continua d’habiter de nombreuses femmes.
Avec les années 90, il devenait évident que s’il existait toujours des bandes dessinées s’adressant aux
femmes (et dessinées par des femmes, ce qui était loin d’avoir toujours été le cas), celles-ci
paraissaient désormais dans des petites revues marginales ou de simples zines dont la distribution
restait des plus incertaines. Une nouvelle génération de dessinatrices (revendiquant le mot « girl »
jugé dépréciatif par les féministes plus âgées, mais aussi bien transposé en « grrrl » afin d’en souligner
le caractère revendicatif) a pu ainsi s’exprimer tout en ne bénéficiant que d’une audience choisie
et motivée.
Peu présents dans les boutiques spécialisées (où prolifèrent les superhéros et assimilés et leurs lecteurs
quasiment tous mâles), ces girl comics d’un type nouveau échappent ainsi à un public plus large
dont on peut penser qu’il n’a pas totalement disparu. L’existence même d’une bande dessinée à
caractère plus ou moins féministe ne se conçoit d’ailleurs qu’en fonction de toute une tradition
féminine de lecture des comics. En 1993, lors de la convention des comics de San Diego, un groupe
de femmes œuvrant dans ce domaine ont fondé l’organisation « Friends of Lulu » (en hommage à
Little Lulu) pour promouvoir le lectorat féminin et sa reconnaissance par l’industrie des comic books.
Mais d’une façon générale, c’est cette dernière qui est en crise, ayant perdu l’immense majorité de
son lectorat. Le salut viendra-t-il des femmes ?
Quoiqu’il en soit, dans les strips et les planches de la presse quotidienne, les personnages féminins
restent nombreux et des séries comme For Better or For Worse de Lynn Johnston ou Cathy de Cathy
Guisewite, reprises fréquemment en albums, prouvent, si besoin était, que les Américaines sont,
comme par le passé, sensibles à ce que nous avons pris l’habitude de nommer le 9ème art.
bibliographie
Trina Robbins, A Century of Women Cartoonists, Kitchen Sink Press,1993, dont sont issues certaines
illustrations de cet article.
The Funny Papers in Fortune, avril 1933.
Entretien avec Philip W. Porter in Cartoonist Profiles n° 7, sept. 1975.
Sur Torchy Brown, Cf. Nemo n°28, décembre 1987.
Article paru dans le numéro 6 de 9ème Art en janvier 2001.
Notes
[1] Dans cet ordre, créatrices de Torchy Brown, Teena, Emmy Lou, Susie Q. Smith, Brenda Starr et
Miss Fury.
[2] Hommage à Mlilton Caniff republié dans Cartoomeus n°18, mars 1978.
[3] Statistiques citées dans Trina Robbins, From Girls to Grrrlz, a History of Women’s Comics from
Teens to Zines, Chronicle Books, San Francisco, 1999.
[4] Idem.
[5] Cité in Trina Robbins, The Great Women Superheroes, Kitchen Sink Press, Northampton, 1996.
[6] Sur ce sujet cf. Dyke Strippers, Lesbian. Cartoonists A to Z, Roz Warren ed., Cleis Press, Pittsburgh,
1995.

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