Ready-made

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Ready-made
« DÉJÀ FINIS » ? : MARCEL DUCHAMP ET LE READY-MADE
M. Duchamp
et l’Urinoir-Fontaine
(1917)
À
partir de 1916, Marcel Duchamp thématise sous
l’appellation de Ready-made une nouvelle conception
de la création.
Les Ready-made sont, comme leur nom l’indique, objets
« déjà finis », « déjà terminés » sans que l’artiste ait
longuement façonné la matière première de la création,
« objets mis en position mentale comme au jeu d’échecs, comme
des sortes de mats perpétuels du sens. »
Ses ready-made devenaient des œuvres d’art par le fait
qu’il les nommait ainsi. En choisissant tel ou tel objet,
par exemple une pelle à charbon, celui-ci est arraché
au monde mort des choses inaperçues et placé dans celui
– vivant – des œuvres d’art qui méritent particulièrement
d’être remarquées : les regarder les rendait telles.
La qualité des ready-made de Marcel Duchamp réside dans
leur concept idéologique et dans les conséquences que
l’on peut en tirer. Il faut dire plus précisément que ces
œuvres sont, comme il ne cesse de le répéter, non pas
des œuvres d’art, mais d’« a-art », résultant d’expériences
intellectuelles et non sensuelles.
Leur sens réside donc dans la notion de ces expériences,
dans ce qui a mené à celle-ci, et dans les voies qu’elles
allaient ouvrir.
Le jeu conceptuel n’est plus « représenté » mais travaille
la matière même de l’œuvre et l’essence même du ready-made
est la décision de l’appropriation qui, par le seul signe du
vouloir, transforme un objet en en déplaçant entièrement
le registre de signification.
Vers une « non-signifiance » peut-être, vers un vide de sens
en tout cas, où tout – valeur d’usage, valeur d’échange,
valeur symbolique – est à repenser, comme un monde neuf,
privé soudain de ses habitudes, de ses réflexes, de ses catégories.
Il s’agissait, comme Duchamp même explique, de « ramener
l’idée de la considération esthétique à un choix mental et non pas
à la capacité ou à l’intelligence de la main contre quoi je m’élevais
chez tant d’artistes de ma génération. »
Pour la Broyeuse de chocolat, c’est en effet la rencontre avec
une authentique broyeuse de chocolat, dans la vitrine
d’une confiserie de Rouen, qui déclenchera chez
Duchamp le mécanisme d’une appropriation pure et simple.
Ready-made mental, la broyeuse permettait à Duchamp
de franchir un nouveau pas hors des conventions : objet
détaché de son environnement et à peine transformé
(la machine de Duchamp comporte trois rouleaux alors
que les vraies n’en avaient que deux).
Arracher un produit industriel à sa fonction utilitaire
classique pour l’exhiber en tant que pure forme conduit
justement le regard du spectateur à s’intéresser à cet objet
pour lui-même. L’Égouttoir évoque alors un arbre métallique,
un sapin décapité, ou une herse de torture : les formes de
l’objet s’irisent de significations diverses dès que le regard
est libéré des soucis de manipulations pragmatiques qui
réduisent l’égouttoir à précisément « égoutter ».
La présentation de la forme doit déclencher le jeu des
représentations symboliques associées spontanément à
ces formes (ce jeu avec les automatismes psychiques
sera explicitement exploité quelques années plus tard par
les surréalistes dans les Poèmes-objets) : il s’agissait d’une
provocation délibérée.
Marcel Duchamp avec quelques autres artistes et quelques
mécènes est membre fondateur de la Sociéty for
Independent Artists (1917) calquée sur le fameux Salon
des indépendants de Paris.
Marcel Duchamp veut tester l’ouverture d’esprit du comité
chargé d’accrocher et de placer les oeuvres. Il présente
sous un pseudonyme un urinoir rebaptisé Fontaine et
signé par un certain M. Mutt qui a envoyé les six dollars
réglementaires pour être exposé. L’objet déclenche une
polémique et ne fut pas exhibé. Marcel Duchamp prit
la défense de ce nouveau mode expression artistique dans
la revue The Blind man dont il était co-fondateur.
Dans l’esprit des détracteurs de l’Urinoir-Fontaine, les deux
chefs d’accusation récurrents concernaient: le caractère
impudique de l’objet et l’absence d’élaboration de la part
de l’artiste.
Marcel Duchamp objecte que l’objet n’a rien en soi d’immoral,
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. » PAUL ELUARD
pas plus qu’une baignoire n’est immorale :
« C’est un objet comme on en voit tous les jours
dans la vitrine du plombier. (…) Le fait que M. Mutt
ait modèlé ou non la Fontaine de ses mains n’a
aucune importance. Il l’a CHOISIE. Il a pris un
article courant de la vie et fait disparaître sa
signification utilitaire sous un nouveau titre.
De ce point de vue, il lui a donné un sens nouveau. »
La sélection relève d’une intention. La
nouvelle dénomination est un travail de
création puisque il en ressort un jeu symbolique [ici évocateur du cycle des flux de
liquides de l’organismes (je bois – j’urine) :
l’urinoir est une fontaine dont l’homme est
la source].
Duchamp creuse une voie, la sienne : vers la
transparence de la matière, vers l’invisibilité
du geste artistique.
« (…) Au commencement il y a un jeune homme
qui dessine sa famille avec une nonchalance
nerveuse et distinguée. Mais rien n’annonce
encore un décalage. Très vite, le décalage sera un
saut périlleux hors des frontières atteintes. (…)
Le Nue descendant un escalier (1912) sera
la marque d’une rupture sur laquelle Duchamp
ne reviendra jamais. Avec ce tableau, un au-delà
de la peinture commence, mais ce nu ne descend
pourtant du ciel, et il faut donc, avant d’en venir
à lui, remonter un peu l’escalier, vers ces premières
marches où un jeune homme de bonne famille,
dont la silhouette semble osciller, prend son élan. » 2
Man Ray, montage photographique représentant M. Duchamp
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