Le Net comme opportunité de renforcement de la

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Le Net comme opportunité de renforcement de la
Le Net comme opportunité de renforcement de la chaîne
création-diffusion à travers la diversité culturelle
Claude Janssens
Le but du présent exposé est de rejoindre la préoccupation économique relative aux
entreprises culturelles, en prenant en compte les objectifs de concentration et de taille
critique liés à cette préoccupation. Mais non sans faire face à la question du leurre que
peuvent constituer les concept de « quantité » et de « diversité ».
1. Quantité et diversité
Ce leurre a été reconnu par le ministre français de la Culture, Renaud Donnedieu de
Vabres, à l’occasion d’un colloque consacré aux industries culturelles où il prenait comme
exemple le secteur de la musique en ligne :
La quantité n’est pas synonyme de diversité, même si elle en est une condition
nécessaire. L’essentiel des titres téléchargés reste ceux des top 50 ou 100. En effet, si
4 % des références font 90 % du chiffre d’affaire de chacun des marchés, physique,
radiophonique, audiovisuel, la distribution numérique devrait permettre une bien plus
large diversité selon l’hypothèse d’une « longue traîne » favorable aux marchés de
niche. 1
Les producteurs et les éditeurs proposent pour la plupart une gamme très variée de
produits culturels. En termes de ventes, ces produits s’ordonnent sous forme d’une
pyramide, dans l’univers des supports physiques tout comme dans celui de l’Internet.
Avec ce dernier, la base de la pyramide pourrait considérablement s’élargir grâce au
marché de niche évoqué ici : à la différence des œuvres diffusées sur un support
physique, qui posent de redoutables problèmes de stockage et de présentation (la place
est limitée, dans une librairie par exemple, pour mettre tous les titres en évidence ou
même simplement dans un rayon), la diffusion par voie électronique ne rencontre aucune
limite physique, chaque internaute téléchargeant l’œuvre à partir de son ordinateur
personnel. Des millions et des millions de titres peuvent ainsi être mis en ligne à la
disposition du public. La diversification ne constitue dès lors plus un handicap pour les
producteurs et les éditeurs, mais un potentiel. Ce même potentiel qui intéresse les
acteurs culturels en tant que garants d’une alternative au tout-venant, c’est-à-dire d’une
réelle possibilité d’accès à la diversité culturelle, par une constellation de publics.
Mais en pratique, comme le reconnaît le ministre, la « longue traîne » connaît des
longueurs extrêmement variables, la diversité n’étant pas toujours au rendez-vous.
Puisque le Net permet une disponibilité extrêmement vaste de catalogues, il serait
regrettable que les dépenses en marketing continuent d’être exclusivement consacrées
aux créations de masse, alors qu’elles pourraient permettre, en portant aussi sur la
promotion de la diversité culturelle, de générer une économie de marché porteuse de
transactions, de recettes, et donc de développement du secteur en termes
d’investissements et d’emplois. C’est l’objet de l’alternative proposée au terme du
présent exposé.
1
Renaud Donnedieu de Vabres, ouverture des 1ères journées d’économie de la culture, « Les industries culturelles au miroir
de la diversité », 12 et 13 janvier 2006, Centre Georges Pompidou.
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2. L’influence du marché sur la création
Rejoignant la préoccupation exprimée ci-dessus, restons un instant sur les effets de
l’association des mots « industrie » et « culture », afin de relever certaines contradictions
pour tenter, ensuite, de les contourner sous forme d’une proposition.
Dans des secteurs voués à diffuser les œuvres sur un support physique, tant dans le
secteur de la musique que de la littérature ou du cinéma, on constate que :
- les conditions de création peuvent contraindre à modifier le propos créatif ;
- les souhaits et les espoirs de certains créateurs qui associent la réussite à un
succès de masse conduisent ces créateurs à s’adapter le plus possible au plus
grand nombre ;
- certains, enfin, exploitent leurs talents de communication au profit d’une
rentabilisation maximale de leurs créations.
De « l’art pour l’art » à « l’art pour le succès » ou à « l’art pour l’argent », c’est toute une
gradation dans laquelle s’exerce un modelage – plus ou moins inconscient, plus ou moins
conscient – de l’esprit créateur. Sur la réglette qui en fait la mesure on passe ainsi,
progressivement, de l’indépendance la plus grande à la dépendance la plus étroite, selon
les créateurs.
Il est important d’observer que les termes d’ « art », de « succès » et d’ « argent » ne
sont pas exclusifs l’un de l’autre. Une création qui rend riche peut être culturellement
riche, et une création dont le rapport financier est nul peut être culturellement nulle. Il y
a lieu d’éviter tout raccourci et tout jugement à l’emporte-pièce.
Ce que l’on peut objectivement dire, c’est que plus une création provoque un succès de
masse, plus on peut redouter que la substance de cette création ait été influencée par la
recherche du plus grand commun dénominateur. Et donc craindre que le créateur ait
écrêté les aspects pointus de son langage afin de rendre ses créations faciles ou plus
faciles pour mieux se positionner sur le marché.
C’est ainsi que le marché influence directement l'esthétique, les sujets traités et la
manière de les traiter. Dans leur modèle actuel, les industries culturelles ne sont pas
entrées dans une dynamique de confrontation avec les langages « non écrêtés », une
dynamique qui puisse favoriser l'examen constant, au sein du groupe social, de ce qu'est
la diversité culturelle.
Ceci étant dit, plutôt que de débattre indéfiniment du problème de la diversité dans le
cadre des industries culturelles, ne vaudrait-il pas mieux faire coexister un autre
modèle et l’expérimenter dans une vision à la fois culturelle et économique, mais
différente ? C’est ce qui fera l’objet de la propositions développée plus loin, qui repose
sur un certain nombre de constats préalables.
3. L’importance capitale du contact du public avec la diversité
Nous l’avons vu, en dessous des créations à fort potentiel de duplication, une multitude
de créations non écrêtées n’atteignent qu’une faible proportion du public. Car plus les
créateurs rabotent les aspects pointus de leur langage, moins les expressions non
écrêtées ont des chances d’être comprises et appréciées.
On constate en effet que le public éprouve une extrême difficulté pour approcher 90 %
(et ce pourcentage est optimiste) des œuvres qui lui sont proposées. Deux éléments
constituent cette question de la compréhension : la pratique des créations – plus on les
fréquente et plus on les comprend –, et l’apprentissage des langages.
L’incitation à la fréquentation et l’organisation de l’apprentissage existent à des degrés
divers selon qu’on envisage la littérature, le cinéma ou la musique. Selon, aussi, qu’on
envisage un pays plutôt qu’un autre. D’une manière générale, l’incitation à la
fréquentation des créations littéraires fait partie intégrante des cours consacrés à la
langue nationale, ce qui assure un certain apprentissage de certaines formes et de
certaines œuvres. Ceci constitue une différence avec les domaines du cinéma et de la
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musique, qui ne font l’objet d’à peu près aucune initiation au cours de l’enseignement
obligatoire, les choix opérés ayant donné la préférence à d’autres matières. Côté
audiovisuel, si des actions en faveur d’une approche des expressions cinématographiques
sont menées, cela ne se fait pas (au niveau des enseignements primaire et secondaire)
dans le cadre du programme scolaire proprement dit. Il en est de même pour les
expressions musicales. Des fossés se sont ainsi creusés, devenus ravins, entre des
expressions musicales qui évoluent, deviennent plus savantes, se diversifient, et un
public dont l’écoute est majoritairement conditionnée par les créations à fort potentiel
commercial, grâce aux appuis publicitaires puissants dont elles jouissent. C’est la raison
pour laquelle toute la richesse qu’apporte la diversité culturelle en matière de musique ne
profite qu’aux minorités qui sont à même de l’aborder, le plus grand nombre étant
seulement en phase avec le tout venant.
4. Une opportunité nouvelle : l’espace illimité du Net en tant qu’espace culturel
En regard de l’apprentissage, il y a la fréquentation des créations. L’enjeu est de
première importance. De ce point de vue, la numérisation des créations ainsi que leur
diffusion via le Net peut constituer une réponse forte. Une réponse qui dépend d’une
politique culturelle faisant profiter pleinement le public d’une opportunité nouvelle : la
possibilité de mettre en ligne une infinité de créations, dès lors qu’aucune surface de
stockage de supports physiques n’est nécessaire. Car le risque est que, en insistant sur la
mise en ligne d’une multitude de titres dans les domaines culturels les plus variés, on se
dédouane de la question de la diversité culturelle en affirmant qu’elle est là, accessible à
toute personne qui possède un ordinateur et a les moyens de s’en servir…
Pour éviter ce risque, il faut explorer un modèle alternatif au sein des industries
culturelles. En l’occurrence, le pari pourrait être fait d’atteindre une multitude de publics
constituant, par addition, un volume égal à celui généré par la diffusion de créations de
masse, soutenues à grands renforts de publicité – car sur le Net aussi, nous l’avons vu,
certains types d’œuvre drainent aujourd’hui un maximum de public au détriment d’autres
choix.
Le pari alternatif serait donc que des diffuseurs ayant une spécialisation culturelle fassent
en sorte, par des moyens de communication adaptés, d’inciter le public à fréquenter la
diversité dans toute son ampleur. Il s’agirait d’exploiter au mieux le cadre d’un marché
de niche dont le volume, constitué d’une addition de ventes multiples portant sur des
créations les plus diversifiées présentées à des publics extrêmement variés, pourrait
constituer un équivalent des marchés grand public. C’est le principe de l’exploitation de la
longue traîne 2, exposé en octobre 2004 par le journaliste américain Chris Anderson,
après avoir réalisé à quel point l’alternative au support physique qu’est la diffusion en
ligne permettait de contourner une loi considérée jusque-là comme inexorable :
L’économie basée sur les succès est la création d’une époque qui manque d’espace pour satisfaire
tous les goûts. Il manque tout bonnement de la place pour tous les CD, DVD et jeux produits. Pas
assez d’écrans pour montrer tous les films disponibles. Pas assez de chaînes pour que tous les
programmes de télévision puissent être retransmis, pas assez d’ondes radio pour émettre toute la
musique créée. Et surtout pas assez de temps pour que toutes ces différentes formes de création
puissent être diffusées. (…) Aujourd’hui grâce à la distribution et à la vente en ligne, nous entrons
dans un siècle d’abondance. Et les différences sont profondes.
Autrement dit, l’abondance est rendue possible par l’abolition d’une préoccupation liée
aux supports physiques : l’espace de stockage. Il faut imaginer une grande surface de
type hypermarché qui serait à même de proposer dans ses rayons, « sans coût férir »,
aussi bien les best-sellers que les productions les plus pointues. Dans le numérique, le
2
« Arrêtons d’exploiter les quelques mégatubes au sommet des hit-parades pour gagner des millions. Le futur
des marchés culturels réside dans les millions de marchés de niche cachés au fin fond du flux numérique. »
(Chris Anderson dans Wired, octobre 2004). Chris Anderson est le rédacteur en chef du magazine Wired ; sa
théorie dite « de la longue traîne » est fondamentale dans le présent contexte.
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stockage ne coûte rien. A peine quelques terra octets de disque dur. Dès lors, même si la
demande de certains produits est extrêmement faible, aucun dol ne s’ensuit sur le plan
économique. Ainsi, parmi les millions de fichiers stockés, certains ne seront
qu’exceptionnellement demandés, d’autres le seront sporadiquement, d’autres assez
fréquemment, fréquemment, très fréquemment… Les contenus très fréquemment
demandés seront, comme aujourd’hui dans l’univers des supports physiques, les
créations les plus faciles. Mais juste à côté de ces propositions figureront d’autres qui,
entourées d’informations attractives reliées si nécessaire à des thématiques d’initiation,
devraient constituer des matières « contagieuses », selon le principe qu’un réel accès à la
diversité culturelle ne peut exister que dans la fréquentation permanente des œuvres qui
constituent cette diversité, ainsi que dans la compréhension des langages qui la soustendent.
5. Proposition : exploiter le Net comme outil de découverte de la diversité
Nous avons insisté sur le manque de connaissance et de compréhension du grand public
en matière musicale et cinématographique notamment, en raison de l’absence de ces
langages artistiques dans le cursus scolaire. Le Net devrait permettre de répondre à ce
déficit et de rendre la diversité réellement accessible à tous.
La diversité culturelle qui est offerte doit en effet être accompagnée d’informations pour
devenir attractive, ce que le Net autorise : une zone d’action promotionnelle peut y être
créée, qui soit de type informatif voire formatif, et qui fasse véritablement vivre le
marché de niche dont nous parlons, qui permette au public de parcourir réellement cette
longue traîne dont la richesse est immense mais qui reste majoritairement d’ordre
théorique, comme un potentiel mal exploité.
Des actions d’information, d’initiation, d’éducation, de formation, peuvent se succéder et
inviter le public, de manière constante, à aller plus loin dans la découverte plutôt que
d’être confronté aux informations des sites commerciaux qui indiquent à l’internaute que
s’il a aimé tel titre, il aimera aussi tel et tel autre qui ressemblent étroitement au
premier… Plutôt que d’être ainsi invité à parcourir un cercle, l’internaute pourrait se voir
proposer de prendre des directions chaque fois nouvelles, légèrement différentes, peutêtre un peu plus difficiles, mais qu’il n’aurait précisément pas spontanément adoptées.
6. Illustration de la proposition
Nous donnerons ici quelques exemples concrets d’outils de découverte de la diversité au
travers des espaces culturels numériques.
¾ Le commentaire désintéressé et non contraint :
Si une certaine presse culturelle intervient de manière désintéressée dans
le commentaire des créations nouvelles proposées par les producteurs, la
contrainte du nombre est cependant inévitable. Le volume des productions
nécessite des choix drastiques. Il y a lieu de se dégager de cette contrainte
car, à défaut de commentaires associés aux multiples productions
inconnues du public, celui-ci ne peut réagir que sous forme d’interrogation
et d’expectative. Les seules indications du nom d’un artiste non encore
connu du public et du nom donné à sa création ne constituent aucune
incitation à la découverte. On n’achète pas un chat dans un sac.
¾ La suggestion par associations de goûts et d’intérêts :
La suggestion (également désintéressée) de découvertes induites par
l’observation de goûts et d’intérêts devrait être une voie de « mise en
contact évolutive » avec les créations, grâce à une intensification et un
élargissement de la fréquentation de celles-ci. Le concept de fréquentation
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est, avec celui de l’initiation et de l’apprentissage, fondamental pour l’accès
à la diversité culturelle.
¾ L’initiation :
Nous l’avons vu, il n’y a de vraie diversité culturelle que dans la
compréhension des langages qui la constituent. L’enseignement ne pouvant
tout intégrer, il faut mettre en place des méthodes alternatives, sous forme
de thématiques de sensibilisation, d’initiation, d’éducation. Dans cette
démarche, le Net constitue un atout majeur.
¾ La mise en évidence catalographique :
Parmi les centaines de milliers de fichiers numériques que permettent
d’accueillir les disques durs et les serveurs, il y a lieu d’effectuer un travail
qui soit entièrement dégagé de contraintes commerciales, non sans
conforter les marchés de niche à haut potentiel économique constitués par
des publics très diversifiés à même de s’intéresser à des propositions tout
autant diversifiées.
¾ L’incitation :
Des outils – y compris ludiques 3 – doivent être développés en tant
qu’incitants à la découverte. Les espaces culturels développés sur le Net
n’ont pas de chances de réussite sans une interactivité puissamment
attractive auprès des différentes couches de population. La prise en
considération de publics dont les intérêts, les goûts, les niveaux d’approche
sont extrêmement différents, représente un travail sans aucun doute
considérable mais qui, à défaut d’être réalisé, conduirait à un
appauvrissement croissant.
7. Cadre général : l’exploitation systématique de la mixité privé/public
Le renforcement de la chaîne création-diffusion devrait être trouvé dans une
démarche de ce type, plutôt que dans l’hypothèse d’une recherche de meilleure
adéquation des créations au public. Dans les conditions d’une utilisation en tant
qu’espace culturel, le Net permet aux créateurs tout comme à leurs éditeurs ou
producteurs de bénéficier d’un travail de médiation avec des publics qui, aujourd’hui,
ignorent tout d’eux.
Les espaces culturels Internet doivent être considérés par les éditeurs et par les
producteurs comme une ressource non exclusive, particulièrement à même de porter
auprès de différents publics les produits moins commerciaux et peu commerciaux
issus de leurs catalogues.
Les conditions de la réussite de tels espaces sont :
- la mixité marchand/non-marchand, car il y a là une dynamique
incontournable ;
- un marketing culturel fortement mobilisateur, usant de moyens attractifs
et dynamiques pour amener le public à découvrir ce qu’il n’est pas encore
formé à découvrir ;
- une volonté politique de soutenir la gestion d’espaces culturels Internet
centrés sur la diversité culturelle la plus large, ce qui suppose de mobiliser
aussi bien des moyens communautaires ou nationaux que des projets
européens.
-
Par exemple, la création de logiciels permettant de jouer avec les structures des œuvres
musicales tout en se familiarisant avec leurs logiques.
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Le modèle financier est celui d’une coexistence du subventionnement et des recettes
propres, selon les termes d’une alliance entre la valeur ajoutée (permettre de
découvrir, connaître et comprendre) et le développement d’un marché de niche à
haut volume de ventes. La partie subventionnement s’inscrit, pour les développeurs
potentiels de tels espaces, dans la revendication d’une politique culturelle numérique.
Celle-ci prendrait en considération l’interaction puissante que peut constituer l’alliance
du non-marchand, du marchand et de la subvention publique.
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