Sur les rêves

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Sur les rêves
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Sur les rêves
« Je n’interprète pas les rêves »1
Ce n’est pas seulement sa première série, matricielle, fondatrice, des « rêves reconstitués
», suite de scènes énigmatiques directement empruntées à l’activité onirique de l’artiste,
c’est par moments toute l’œuvre photographique d’Edouard Levé qui m’apparaît sous
le signe du rêve. Jusqu’à cette phrase extraite de son Autoportrait qui résonne à la fois
comme un projet initial et un point d’aboutissement de tout son travail : « J’ai eu l’idée
d’un Musée du Rêve »2 .
Evidemment cette extension, ce prolongement du rêve à l’ensemble de ses images procède de ma part d’une analogie abusive, tant il est vrai qu’hormis cette première série des
« rêves reconstitués », aucune de ses visions futures n’a le rêve pour matière première,
— mais j’aime l’idée que la critique d’art se vive moins comme une science que comme
une opération quand même un peu flottante, une bâtardise de l’esprit, mixte d’émotions
premières et de réflexions sur l’art, de sensations passées au filtre et à l’essai de la
conceptualisation.
Rêves donc, au sens large, que ces corps habillés et en positions sexuelles dans Pornographie, image paradoxale, dislogique, fantasmée, érotique par la déviance imposée à
l’imagerie crue du porno. Ou que ces autres corps habillés des Rugbymen immobilisés
dans l’action, mêlées, touches, passe, gestes emblématiques mais aussi scènes capitales
d’une série de contacts que l’artiste recompose soigneusement dans un studio, camera
obscura, à partir d’images standard extraites de la presse sportive. Et rêve d’angoisse
déjà, cauchemar blanc que cette déambulation fantôme dans le petit village d’Angoisse.
Et rêve encore que ce dîner bourgeois qui se déroulait un soir de Nuit Blanche dans la vitrine d’un magasin, sous les yeux ahuris des passants3 . Enfin, il y a cet autre démarquage
de la réalité que propose le jeu des homonymes, glissement de terrain entre le mot et la
chose, procédé poétique de la dérivation (la mer-la mère) participant comme le lapsus
freudien aux formations de l’inconscient : rêve langagier, donc que la série des Homonymes où Yves Klein prend la figure d’un anonyme, et encore ce journal de voyage réalisé
par Edouard Levé dans une « autre » Amérique dont les noms de villes sont des homonymes de villes européennes. Ne trouve-t-on pas d’ailleurs dans Œuvres ce fragment 356
: « Dans une salle sont disposés, sans apparente logique, des objets dissemblables qui
portent le même nom : « sommier ». Un cheval de charge, empaillé ; un coffre de voyage ;
un matelas muni de ressorts intérieurs… »4. L’homonymie s’exerce au sein du sommeil.
Sans estomper les différences marquantes qui peuvent exister entre ces travaux, sans
oublier non plus qu’hormis les rêves reconstitués, bien des images des Reconstitutions
procèdent, à l’inverse de tout onirisme, d’une distance critique, sémiologique à l’égard notamment des images de presse5, reste pourtant que l’ensemble baigne dans un « climat
onirique » très bien perçu par Quentin Bajac, et directement associé aux choix esthétiques et techniques effectués par l’artiste : « Frontalité de la prise de vue, dépouillement
de l’espace, utilisation de la couleur, inexpressivité des personnages… Ce dispositif pratique et conceptuel très cohérent donne à l’ensemble des reconstitutions une homogénéité
formelle : un même climat onirique, comme le nervalien ‘épanchement du songe dans la
vie réelle »6.
---------------Autoportrait, P.O.L., 2005, p. 96.
Autoportrait, p. 9. On trouvait déjà en 2000 dans Œuvres une variante de cette idée, dans
une description très proche encore de la première série des « Rêves reconstitués » : « Une
exposition présente des pièces dissemblables par l’esprit, le style, la technique, mais dont
l’origine est commune : leur auteur les a vues en rêve » (P.O.L., p. 8). Et encore cette confidence d’artiste faite dans Autoportrait : « Je me souviens mieux de mes rêves lorsqu’ils
sont utiles pour mon travail » (p. 96).
3
Vivarium, Paris, Nuit Blanche, 6 (4?) octobre 2006.
4
Œuvres, P.O.L., 2000, p. 139.
5
Cette critique sémiologique peut jouer contre la publicité, comme on peut le voir dans ce
descriptif : « Des photographies publicitaires sont rejouées par des modèles inexpressifs.
L’absence de slogan rend le message incompréhensible » (Œuvres, p. 136). Même rapport critique aux cartes postales cette fois dans le fragment 271 : « Des cartes postales
reconstituent le folklore français, mais les référents traditionnels sont neutralisés. Les
personnages sont vêtus en noir, le décor est gris… » (p. 113).
6
Quentin Bajac, « Le trouble du spectateur », dans Edouard Levé, «Reconstitutions», Phileas Fogg, 2003, p. 90.
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C’est pour autant l’occasion de signaler le paradoxe, et pourquoi pas l’originalité de cet «
onirisme blanc », comme on parle d’écriture blanche, d’Edouard Levé, où le « climat onirique » procède non par associations arbitraires, non par les sauts d’une narration débridée, non par le flou du scénario lynchien et son décorum de rideaux pourpres, mais par les
opérations froides de la neutralisation. A l’image du décor ou « fond d’écran » sur lequel
se construisent ces images : d’abord très blanc dans les Rêves reconstitués, puis grisé
dans la série des Actualités, beige terne et tertiaire dans Pornographie, c’est finalement
le fond noir de la nuit, du studio ou de la scène, qui s’impose à toutes les dernières séries
des Reconstitutions, et qu’on retrouve encore plus tard dans Fictions, 2006. Car rêves encore, que ces mises en scène extrêmement composées, ces arrangements de personnes,
ces cérémonies obscures commentées de manière très décalée et à distance au centre
du livre sous la forme de textes courts, lacunaires, visuels et post-surréalistes où l’on reconnaît la stylistique des récits de rêve : « En retrait, j’observe des clowns d’enterrement
manifester devant une statue vivante. A moins que ce ne soit un chef d’orchestre mutique
dirigeant une performance sans musique »7. S’essayant pour la première fois au noir et
blanc, Edouard Levé en pousse d’ailleurs le procédé et les contrastes jusqu’au point limite
où le tirage positif s’apparente quasiment à son négatif — un « transfert » pour tout dire,
terme opératoire des formations de l’inconscient, et titre d’une autre série d’images narratives, versions contemporaines et donc très démarquées de plusieurs tableaux anciens
du musée des beaux-arts de Tours8.
Mais de tous ces traits techniques, c’est sans doute l’inexpressivité des personnages
qui est la plus déroutante et propice à l’ordre du rêve : à la fois absorbés et impassibles,
inexpressifs et comme intérieurement soustraits à l’action à laquelle ils prennent part,
les figurants des ces tableaux vivants sont ici comme des somnambules. Ils n’apparaissent pas tant comme les simples figurants du rêve que comme les rêveurs eux-mêmes,
engagés impassiblement dans leurs propres constructions mentales. Ce n’est donc pas
sous la forme ancienne et traditionnelle d’un personnage constitué, reconstitué, doté d’un
état-civil bien établi, que le sujet fait retour dans la narration visuelle : évidé et troué par
un XXème siècle de psychanalyse et de déconstruction des récits, le personnage réapparaît ici sous la forme indécise du somnambule. Statut flottant du sujet.
Et à l’évidence ces personnages somnambulaires nous ressemblent étrangement, tant
ils ont par moments, en jean et tee-shirts, écouteurs sur les oreilles, l’allure hébétée, à la
fois absorbée et détachée des spectateurs de cinéma, ou de télévision : « figés dans leur
position de vide minimum »9. Le rêve est une modalité de la critique, le masque fictionnel
et « outre-monde » d’une satire sociale qui fait retour vers le présent. Vues sous cet angle,
les Fictions et la série Quotidien où se rejouent des scènes extraites de la presse dont on
ne connaît plus le sens ni la raison, mais aussi Pornographie et Rugby, par la manipulation
des corps qu’elles impliquent, s’apparentent plus que d’autres à une séance d’hypnose
collective : qu’ils miment une manifestation politique ou un accident, qu’ils soient debouts ou allongés au sol, qu’ils se livrent à quelque mystérieuse et obscure cérémonie, les
personnages ont la présence-absence de consciences dirigées. « L’hypnotiseur sentimental m’incite à la raideur. J’aide son show de femme planche. Mon corps est plastique,
ma volonté élastique », dit l’un des textes de Fictions, et encore cet autre tableau vivant
: « Frères fixes, cousins noirs, amis froids : somnambule assis, hypnotisé debout, consolateur gestuel ». Car c’est souvent une société, une socialité somnambulaire qui se met
en place dans ces rêves collectifs, et j’y vois pour ma part une modalité critique de notre
rapport hébété au spectacle et à la consommation des images. Comme ce fragment de
Fictions qui décrit tout autant la séance hypnotique que le début du film : « La musique
déréalise les lieux, dicte la perte de soi, et facilite mon balancement sur une chaise ».
Jean-Max Colard
Extrait de «Text(e)s», Editions Loevenbruck, Paris, 2009
---------------Fictions, P.O.L., 2006, non paginé.
Transferts, 2004, série produite dans le cadre de l’exposition « Images au centre 04 »,
Musée des Beaux-Arts de Tours, France.
9
Œuvres, P.O.L., p. 89.
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On Dreams
“I do not interpret dreams.”1
It is not only his first, matricial and foundational series of “reconstituted dreams”, a sequence of enigmatic scenes indirectly borrowed from the artist’s oneiric activity, but, at
certain moments, the whole of Édouard Levé’s photographic output that appears to me
as something dreamlike. Right down to these words from his Autoportrait, which have
the ring of both an initial idea and a culmination of all his work: “I have had the idea of a
Museum of Dreams.”2
Obviously, this extension, this prolongation of dream to all his images, is an unwarranted analogy on my part, for except that first series of “reconstituted dreams”, none of his
future visions takes dream as its raw material, but then I like the idea of practising art
criticism less as a science than as an admittedly rather fluctuating operation, a mental
mongrelisation, a mixture of basic emotions and reflections on art, of sensations filtered
through and tested by conceptualisation.
They are then dreams, in the broad sense, these clothed bodies in sexual positions, in
Pornographie, a paradoxical, un-logical fantasy image that is erotic in the way it imposes
deviance on raw porn imagery. Or these other clothed bodies of rugby players frozen in
mid-game, in scrums, tackles, touches, passes – the emblematic actions but also capital
scenes in a series of contact sheets that the artist meticulously recomposes in a studio,
a camera obscura, based on standard images excerpted from the sporting press. Then
there is the dream of anxiety, this white nightmare of a ghostly walk in the little village of
Angoisse (Anxiety). And then the dream of the bourgeois dinner held on the Nuit Blanche
in a shop window, in front of amazed passers-by3. Finally, there was that other displacement of reality that proposes a play on homonyms, a shifting of the terrain between word
and things, the poetic procedure of derivation (mer [sea]-mère [mother]) which, like the
Freudian slip, belongs to the realm of the unconscious. The Homonymes series, in which
Yves Klein becomes anonymous, is thus a dream of language, as is the travel journal written by Levé in an “other” America where the names of towns are homonyms of European
towns. Indeed, do we not find in Œuvres this fragment numbered 356: “In a room, with
no apparent logic, different objects are laid out, all bearing the same name “sommier”:
a stuffed pack horse, a traveller’s trunk; a mattress with springs in . . .”4 Homonymy is
deployed within sleep.
Without attenuating the marked differences that there may be between these works, and
without forgetting, either, that apart from the reconstituted dreams, many of the images
in Reconstitutions are the result, not of dream, but of a critical, semiological distance in
relation, notably, to press images5 , the fact remains that the ensemble is steeped in an
“oneiric atmosphere”, which Quentin Bajac very much picked up on. This is directly related to the artist’s aesthetic and technical options: “Frontality, empty space, use of colour,
inexpressive figures . . . This highly coherent practical and conceptual set-up endows the
reconstitutions with formal homogeneity: a single oneiric climate, like Nerval’s ‘spreading
of dream into real life »6.
---------------Autoportrait, P.O.L., 2005, p. 96.
Autoportrait, p. 9. Already, in 2000, Œuvres (Paris: P.O.L., 2000) contained a variant of
this idea in a description that is very close to the first series of Rêves reconstitués: “5. An
exhibition presents that differ in spirit, style and technique, but have a common origin: the
author saw them in a dream” (8). Or again, in this confidence in Autoportrait: “I remember
my dreams better when they are useful for my work” (p. 96).
3
Vivarium, Paris, Nuit Blanche 6 (4?) October 2006. Nuit Blanche is a Parisian art event
held in October in which art happenings and events are put on all through the night
around the city. – Trans.
4
Œuvres, P.O.L., 2000, p. 139.
5
This semiological critique can play against advertising, as can be seen in the description:
“Advertising photographs are replayed by inexpressive models. The absence of slogan
makes the message incomprehensible” (Œuvres, 136). There is the same critical relation
to the postcards, this time in fragment 271: “Postcards reconstitute French folklore, but
the traditional referents are neutralised. The people are dressed in grey, the décor is grey”
(113).
6
Quentin Bajac, « Le trouble du spectateur », in Edouard Levé, «Reconstitutions», Phileas
Fogg, 2003, p. 90.
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So why not signal the paradox and, indeed, the originality of this kind of neutral, blank
dreamlike quality in Levé’s work – an “onirisme blanc” by analogy with the flat, bleachedout style of writing known as écriture blanche. Here the “dream atmosphere” works not by
arbitrary associations or the leaps of a reckless narrative, not by a Lynch-like haziness of
the plot and red-velvet-curtain decorum, but by the cold operations of neutralisation. Take
the (computer-like) background against which the images are built: first it is very white, in
the Rêves reconstitués, then it greys over in the Actualités series, becoming a dull, tertiary beige in Pornographie, and then the black of night, of the studio or stage, that comes
through in all the latest series of Reconstitutions, and that we find again in Fictions, 2006.
For these are again dreams, these highly composed mise-en-scènes, these arrangements
of persons, these obscure ceremonies with very off, distanced commentaries that are the
short texts in the middle of the book, incomplete, visual and post-Surrealist texts whose
style evokes dream narrative: “From a distance, I observe burial clowns demonstrating in
front of a living statue. Unless it is a silent conductor conducting a performance without
music.”7 In his first experiment with black-and-white, Levé takes the process and its
contrasts to the very limits where the positive print is almost like a negative – a “transfer”,
in sum, a term defining a particular operation of the unconscious, and a word that is also
the title of a series of narrative images, contemporary and therefore highly divergent revisitings of several old master paintings at the fine arts museum in Tours.8
But of all these characteristics, it is no doubt the inexpressiveness of the figures that
is the most disconcerting and the most conducive to a dreamlike atmosphere: at once
absorbed and impassive, inexpressive and somehow inwardly absent from the actions in
which they are taking part, the players in these tableaux vivants are like sleepwalkers, not
so much actors in the dream as dreamers themselves, impassively engaged in their own
mental constructions. Thus it is not in the old, traditional form of a constituted, reconstituted person with a clearly established civic identity that the subject returns to the visual
narrative here: rather, this individual is hollowed and holed by the twentieth century with
its psychoanalysis and deconstruction of narrative, and takes the indecisive form of the
sleepwalker. The subject in flux.
Clearly, these somnambular figures are strangely like us, with that appearance they sometimes have, in their jeans and T-shirts and earbuds, of a dazed mix of absorption and
detachment, like people watching a film or TV: “frozen in their minimum position of emptiness” . Dream is a modality of critique, the fictional and “out-of-world” mask of a social
satire returning into the present. Seen from this viewpoint, the Fictions and the Quotidien
series, which replay scenes from the press whose meaning or raison d’être we no longer
know, but also Pornographie and Rugby, by the manipulation of bodies that they imply, are
closer than others to a session of collective hypnosis: whether they are miming a political
demonstration or an accident, whether upright or lying on the ground, whether engaging
in some mysterious and obscure ceremony, these figures have the presence/absence of
directed consciousness. “The sentimental hypnotist urges me to be stiff. I help his flatwoman show. My body is plastic, my will, elastic,” says one of the texts in Fictions. Then
there is this other tableau vivant: “Settled brothers, black cousins, cold friends: seated
sleepwalker, hypnotised and upright, gestural consoler.” For often, these collective dreams
institute a somnambulistic society or sociality. Personally, what I see here is a form of
critique of our numbed relation to the spectacle and the consumption of images. Like this
fragment of Fictions which describes both hypnotism and the beginning of a film: “The
music empties the place of its reality, dictates the loss of self, and facilitates my rocking
on a chair.”
Jean-Max Colard
Extract from «Text(e)s», Editions Loevenbruck, Paris, 2009
---------------Fictions, P.O.L., 2006, unpaginated.
Transferts, 2004, series produced for the exhibition « Images au centre 04 », Musée des
Beaux-Arts de Tours, France.
9
Œuvres, P.O.L., p. 89.
7
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