Intervention de Me Robert BADINTER

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Intervention de Me Robert BADINTER
Intervention
de Me Robert BADINTER
Ancien ministre
Ancien président du Conseil constitutionnel
Je tiens d’abord à vous remercier, Monsieur le Secrétaire général, de m’avoir fait l’honneur de m’inviter pour
rappeler devant cette haute assemblée, une cause qui vous est chère, et qui est chère à tous ceux qui, dans l’espace
de la Francophonie, luttent pour les droits de l’Homme.
Tout à l’heure, le président de la République a évoqué dans un discours– dont je suis convaincu qu’il demeurera historique –, les maux qui accablent l’Humanité et, plus particulièrement, – hélas ! –, le continent africain.
Parmi ces maux, il n’en est pas de plus cruel pour la conscience humaine que l’impunité des crimes contre l’Humanité.
Je n’ai pas besoin de rappeler que le XXème siècle a été souillé par ces crimes. Qu’il s’est ouvert sur le génocide
arménien, s’est achevé avec les crimes contre l’Humanité dans l’ex-Yougoslavie et ceux qui ont été commis dans
le Rwanda et, comme si le crime ne voulait pas lâcher prise au couchant même du siècle, avec ce qui est advenu
en Indonésie et ce qui se poursuit encore en Tchetchénie. Dans l’Histoire, le 20ème siècle demeurera ainsi stigmatisé par ces crimes contre l’Humanité. Auschwich demeurera son symbole permanent.
Si l’on veut bien regarder ce qui est advenu des auteurs de ces crimes, on relèvera que l’impunité a été la règle
et le jugement l’exception. Bien sûr, il y a eu le Tribunal de Nuremberg, bien sûr il y a eu celui de Tokyo. Mais
c’était la justice des vainqueurs et, quels qu’en fussent les mérites procéduraux, elle n’en est pas moins demeurée
exceptionnelle dans l’histoire du siècle. Or, à la fin de celui-ci, comme si un sursaut de conscience, enfin, saisissait l’Humanité, l’exigence s’est faite jour, de plus en plus fortement, dans les opinions publiques internationales,
que les auteurs des crimes contre l’Humanité ne pouvaient ainsi demeurer impunis, couler des jours paisibles, parfois honorés au milieu de leurs amis et de leurs enfants, pendant que les victimes des crimes, elles, ressentaient
doublement leur malheur : celui d’avoir perdu des êtres chers et de celui de voir la justice ne pas s’exercer.
Et c’est ainsi qu’à la fin du siècle, nous avons vu naître un sursaut et, en particulier, naître à propos des crimes
commis dans l’ex-Yougoslavie, d’abord, au Rwanda, ensuite, des juridictions internationales qui ont pour mission
de poursuivre et de juger, dans le respect des règles du droit les criminels contre l’Humanité.
Je tiens à dire, Monsieur le Secrétaire général, et j’ai plaisir à le faire, que, sans vous, sans votre conviction,
sans votre ardeur assurément, s’agissant du Tribunal pénal international de La Haye, celui-ci n’aurait probablement pas vu le jour et, en tout cas, certainement pas avec la promptitude que requerrait le châtiment de ces crimes ;
Tribunal pénal international pour les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie, Tribunal d’Arusha, cela était bien.
Mais cela était insuffisant, car chacun mesure que ces juridictions, nées de la révolte que j’évoquais, de la conscience
collective, se trouvent par définition limitées à un champ de compétence particulier à telle ou telle partie de la planète. Nées après les crimes, elles ne pouvaient évidemment avoir de force dissuasive à l’encontre des criminels en
puissance. Et c’est ainsi que, grâce à l’ardeur militante d’un certain nombre de militants des droits de l‘Homme et
d’ONG, le projet si longtemps évoqué dans les réunions internationales de juristes d’une Cour Pénale Internationale
chargée de juger les criminels contre l’Humanité, cette aspiration qui s’était trouvée entravée dans sa réalisation
tout au long de la guerre froide, a, enfin, et peut-être à l’étonnement de beaucoup de ceux qui avaient tant lutté
pour elle, vu le jour à Rome en juillet 1998 par la création de la Cour Pénale Internationale. Rendons témoignage,
à cet égard, aux efforts inlassables du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, Monsieur Koffi
Annan.
Il y a là, assurément, dans l‘histoire des droits de l’Homme, un moment essentiel. Mais si, à votre invitation
Monsieur le Secrétaire général, j’ai souhaité venir entretenir votre assemblée de cette question, c’est parce que
nous nous trouvons dans une situation qui appelle, de la part de tous ceux qui œuvrent dans l’espace francophone
pour les droits de l’Homme, une action soutenue, immédiate et forte. Je rappelle que la Cour Pénale Internationale
n’entrera en vigueur que lorsque 60 ratifications auront été recueillies ; 60. Au moment où je m’adresse à vous,
115 États ont signé le traité, 21 seulement ont procédé à la ratification, 21 sur 60 ; nous sommes loin du compte…
Je veux, à cet instant, marquer la situation de carence où nous nous trouvons placés, face aux criminels contre
l’Humanité. Pour de nouvelles créations de juridictions ad hoc, comme pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, nous
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Symposium international de Bamako
savons qu’il faut une décision du Conseil de Sécurité. Or nous ne sommes pas assurés qu’au sein du Conseil de
Sécurité un accord ou un élan unanime se manifeste chez tous les membres pour la création de ces juridictions
internationales chargées de poursuivre les criminels contre l’Humanité. Regardez quels sont les membres les plus
importants du Conseil de Sécurité, regardez du côté des membres permanents, interrogez-vous quelle a été leur
attitude pour certains s’agissant du Traité de Rome. On a vu des membres voter contre ; je pense notamment aux
États-Unis et à la Chine. D’autres membres ne peuvent pas ne pas redouter que soient instaurés de nouveaux tribunaux, de nouveaux tribunaux internationaux pour lutter contre les criminels contre l’Humanité, alors que se
déroule en Tchetchénie, notamment, ce que nous savons. C’est dire que l’espérance de voir de telles juridictions
naître se heurte ici à la tragique ou dure réalité des positions adoptées par certaines puissances.
Quant à la Cour Pénale Internationale, le fait qu’elle n’entrera en vigueur que quand les 60 ratifications auront
été obtenues implique que tous les crimes commis contre l’Humanité, où que ce soit avant que ces 60 ratifications
aient été recueillies, ces crimes-là ne pourront plus jamais être poursuivis devant la Cour Pénale Internationale.
Cela est dans ses statuts, cela est conforme à l’exigence de non-rétroactivité. Donc, tous les crimes contre l’Humanité
qui seront commis avant ces 60 ratifications jouissent de la tranquille assurance pour leurs auteurs d’échapper, sauf
si leur justice nationale leur imposait sa loi, à toute forme de répression. C’est dire que l’état des choses actuelles
se révèle extraordinairement favorable aux criminels contre l’Humanité. Je ne suis pas sûr qu’une conscience assez
vive à l’heure actuelle soit présente au sein des responsables politiques face à une situation qui est un défi à la
conscience humaine.
C’est pourquoi, Monsieur le Secrétaire général, Monsieur le Président, lorsque vous m’avez invité, je n’ai pas
balancé une seconde. Car je pense, qu’en effet, il appartient aux pays de l’espace francophone de relever ce défi,
je devrais dire cet outrage aux droits de l’Homme et à la plus élémentaire justice. Je n’ai pas besoin de rappeler
ici, au Mali, dans ce continent africain, ce que signifie comme négation absolue des droits de l’Homme et, partant,
de la démocratie, les massacres organisés, les viols collectifs, les transferts forcés de populations, les déportations,
les purifications ethniques. Je pourrais poursuivre aisément cette tragique litanie. La seule réponse, la première,
c’est de refuser cette impunité trop aisément consentie à ceux qui portent la responsabilité de ces crimes. J’ai évoqué le chiffre de 60, j’ai évoqué les 7 ratifications sur les 21 qui sont issues des pays de l’espace francophone ; 25
ont ratifié, bien d’autres peuvent signer et ratifier. Je demande à ce que tous les responsables de tous ces États,
n’étant ici que l‘interprète, je le sais, de la sensibilité commune à chacun d’entre nous, que tous les responsables
prennent conscience de ce vide juridictionnel, prennent conscience de ce boulevard ouvert aux crimes contre
l’Humanité dans notre temps. Puisque nous sommes rassemblés sous le signe de la démocratie et des droits de
l’Homme, que s’impose à nous comme un impératif catégorique de nos consciences, face aux malheurs des victimes, la ratification sans délai, par tous les États de l’espace francophone, du Traité de Rome créant la Cour Pénale
Internationale !