La pensée raciste démasquée : métaphore et racisme dans L`Art
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La pensée raciste démasquée : métaphore et racisme dans L`Art
La pensée raciste démasquée : métaphore et racisme dans L'Art français de la guerre d'Alexis Jenni Virginie Ems-Bléneau Résumé: Le paradoxe de la politique identitaire française est un « 'communautarisme républicain', qui fait de la non-reconnaissance (…) des 'identités particulières'(…) au sein de la nation le critère de pureté » (Balibar 2001:111). Dans son roman L'Art français de la Guerre (2011), Alexis Jenni souligne à quel point cette politique identitaire est déshumanisante parce que désindividualisante. Cet article propose d'analyser tout particulièrement les métaphores identitaires dans le roman de Jenni afin de souligner le caractère fictif de l'homogénéité identitaire républicaine. Mots clés: identité, métaphore, race, nation, France, histoire Malgré ce que son titre pourrait nous faire croire, L'Art français de la guerre (2011) d'Alexis Jenni n'est pas un traité sur l'art de la guerre, ni même un roman de guerre, ou tout du moins pas d'une guerre. Si la guerre y est omniprésente, elle ne représente que la trame du roman car ce sont avant tout les hommes que Jenni dépeint dans cette chronique du XX siècle. Son narrateur, anonyme, cherche à comprendre qui nous sommes, nous, les êtres humains, mais plus particulièrement les occidentaux, et surtout les Français. Parce qu'il refuse d'être associé aux horreurs que perpétrèrent les soldats français en Indochine, le narrateur cherche à élucider les mécanismes qui permettent et empêchent de s'identifier à ce « nous » dont il rêve souvent1. Incapables de les définir avec précision, le narrateur et ses interlocuteurs ont presque exclusivement recours aux métaphores, car la métaphore est une figure qui permet d'exprimer en termes familiers des idées indistinctes et floues que le langage ne saurait formuler littéralement2. En d'autres termes, la métaphore permet à l'individu, tout comme à la société, de concrétiser des différences souvent autrement indéfinissables, ignorées ou cachées, et ainsi de justifier l'exclusion par la catégorisation. Aussi, une analyse de la métaphore chez Jenni permettra-t-elle de démasquer le caractère fictif des « différences » sur lesquelles sont fondées nos systèmes d'inclusion et d'exclusion. Avant d'entreprendre l'analyse des métaphores dans L'Art français de la guerre, il importe de résumer l'intrigue et d'expliquer la structure du roman. Le roman est divisé en chapitres alternant récit premier (situé en 1991, lors de la première guerre du Golfe) et analepses externes. Ces analepses sont le produit de la rencontre du narrateur (à la première personne, mais qui ne se nomme jamais) et d'un ancien combattant de la seconde guerre mondiale, de 1 Dans le premier chapitre, le narrateur rêve qu'il est un soldat pendant la guerre d'Indochine, et utilise le pronom de la première personne du pluriel afin de décrire les actions de son bataillon : « Nous étions vêtus en militaires, nous montions cet escalier interminable, nous suivions en silence » (34). À son réveil, le narrateur est choqué d'avoir utilisé inconsciemment ce pronom : « Comment puis-je moralement dire 'nous' alors que je sais bien que des actes horribles furent commis? Et pourtant 'nous' agissait, 'nous' savait, et je ne pouvais le raconter autrement » (36). Ce rêve déclenche une crise existentielle chez le narrateur qui cherche à comprendre « comment appeler ces gens qui marchaient en file dans la forêt (…). Faut-il les appeler les Français? » (36) et de conclure : « Mais qui serais-je alors? » (36) 2 Voir Lakoff & Johnson 1980, Merten 1980, Schön 1993, notamment. Confluence (2014) - 14 - 15 Virginie Ems-Bléneau l'Indochine et de l'Algérie, Victorien Salagnon, dont le narrateur écrit les mémoires en échange de cours de peinture. Le récit établit ainsi un lien étroit entre quatre guerres normalement perçues comme distinctes (la seconde guerre mondiale, l'Indochine, l'Algérie, et la première guerre du Golfe), sans oublier l'état d'insurrection des banlieues françaises au début des années 90 (époque où se déroule le récit principal). Le lecteur est amené à comparer la barbarie de l'homme, et de la France en particulier, tout au long du processus de « décolonisation » et de « pacification »3 du monde moderne. L'intérêt de la métaphore est double parce que, comme l'a suggéré George Lakoff (1980), les métaphores dévoilent la manière dont nous concevons le monde : metaphor is typically viewed as characteristic of language alone, a matter of words rather than thought or action. (…) We have found, on the contrary, that metaphor is pervasive in everyday life, not just in language but in thought and action. Our ordinary conceptual system, in terms of which we both think and act, is fundamentally metaphorical in nature (3). Les métaphores puisent leur inspiration dans notre système conceptuel, ce même système qui dicte nos pensées et nos actions; analyser les métaphores permettrait ainsi de comprendre les systèmes psychologiques (ou conceptuels) qui déterminent l'inclusion et l'exclusion. Comme mentionné plus tôt, le narrateur de L'Art français de la guerre cherche à comprendre les procédés d'inclusion et d'exclusion qui façonnent l'appartenance à ce « nous » qui n'est autre que la communauté nationale. Le narrateur se demande par exemple pourquoi la télévision française ne montre jamais d'images de soldats et de leurs familles alors que, d'après lui, la télévision américaine y est si attachée (ces images lui semblent incarner le patriotisme américain). En regardant la télévision, lui ne voit que l'horreur de la guerre: Lors de cette guerre on écrasa les Irakiens à coups de savate comme des fourmis qui gênent (…) . C'est un pays pauvre, ils ne disposent pas d'une mort par personne, ils furent tués en masse. (…) Ils sont morts en gros, on n'en retrouvera rien. (…) Dans cette guerre, il meurt comme il pleut, le 'il' désignant l'état des choses, un processus de la Nature auquel on ne peut rien; et il tue aussi car aucun des acteurs de cette tuerie de masse ne vit qui il avait tué (23). La mort est sans doute une conséquence naturelle de toute guerre, mais ce n'est pas ce qui dérange le narrateur. Il déplore que les Irakiens n'aient pas le droit de mourir dignement comme des êtres humains; ils sont, au contraire, écrasés comme des insectes par ce « on » (on écrasa, on n'en retrouvera, on ne peut rien) dont le lecteur ne connaît pas l'identité exacte, mais dont il est facile de déterminer la contenance puisque les troupes de l'opération Tempête du Désert comptèrent 34 pays dont les trois quarts étaient Européens, nord-Américains ou membres du Commonwealth. De plus, la comparaison entre le verbe mourir et le verbe pleuvoir (il meurt comme il pleut) déshumanise le verbe mourir, et par conséquent les victimes. La mort n'est plus quelque chose qui arrive aux gens, mais « un processus de la Nature auquel on ne peut rien » (23). Le narrateur explique d'ailleurs un peu plus loin que « dans les guerres coloniales on ne compte pas les morts adverses, car ils ne sont pas morts, ni adverses; ils sont une difficulté du terrain que l'on écarte » (25). Ces métaphores de la nature déshumanisent non seulement les victimes, elles déculpabilisent également les tueurs en assimilant leurs actions à des phénomènes 3 J'utilise ici des guillemets afin de souligner l'écart qui existe entre ces termes historiques et les faits présentés dans le roman. 16 Virginie Ems-Bléneau naturels. « On ne peut rien » (23) contre la nature, et « on » ne peut en être responsable. Il est donc important de noter que tueurs et victimes sont déshumanisés par « les guerres coloniales » (dont la guerre du Golfe fait partie selon le narrateur) car sans cela, il serait impossible d'éliminer des peuples avec qui l'on a vécu (plus ou moins étroitement) pendant des décennies, si ce n'est des siècles. Comme l'a suggéré Primo Lévi, survivant d'Auschwitz, toute extermination nécessite un acte double : la destruction du corps ainsi que celle de l'âme pour aboutir à « la démolition [de l']homme » (26). Détruire le corps ne suffit pas car le véritable objet de la destruction est le concept de « l'autre », de « l'ennemi », de « l'étranger » (c'est pour cela par exemple que lors du génocide des Tutsi au Rwanda, les génocidaires défiguraient souvent leurs victimes avant de les tuer car ils désiraient effacer les attributs que le système colonial avait attribués à ces derniers, tels que de longues jambes ou un nez fin, afin de détruire effectivement « le tutsi »4). Le système conceptuel est donc le premier espace où peut s'effectuer la destruction, celui qui facilite (au double sens de « rendre plus facile » et de « permettre ») par la suite la mort du corps. La métaphore n'est cependant pas un processus destructeur en soi, elle permet simplement de se libérer des contraintes du langage afin d'exprimer des idées qu'il est difficile, voire impossible, de formuler littéralement. Le narrateur de L'Art français de la guerre cherche lui-même à dépasser les limites du langage et avoue qu'il aimerait savoir peindre, car il croit que cela lui permettrait de « montrer » les choses plutôt que de les narrer (19). Le narrateur est un écrivain en herbe frustré par les limitations de son support (la langue), pour lui, « peindre permet d'atteindre cet état merveilleux où la langue s'éteint » (572), c'est à dire d'atteindre notre système conceptuel d'une nouvelle manière, et de se libérer des contraintes de la langue (ou de surmonter l'indicible peut-être). Le narrateur demande donc à Salagnon de lui apprendre l'art de la peinture, ce qu'il accepte de faire à la condition que le narrateur lui rende à son tour un service : écrire ses mémoires. C'est ainsi que Salagnon devient le mentor du narrateur, lui enseignant la peinture, mais avant tout, lui faisant (re)découvrir l'histoire de son pays, de son « peuple », au travers de son expérience personnelle : Je ne comprenais pas ce dont il parlait, mais je pressentais qu'il savait une histoire que je ne savais pas; qu'il était lui-même cette histoire. (…) J'avais trouvé dans la ville où je vivais, dans la ville où j'étais revenu pour en finir, j'avais trouvé une pièce oubliée, une chambre obscure que je n'avais pas remarquée à mon premier passage; j'en avais poussé la porte et devant moi s'étendait le grenier, pas éclairé, depuis longtemps fermé (46). Comme indiqué plus tôt, toute métaphore n'est pas nécessairement négative. Si l'image de la « pièce oubliée » est une métaphore déshumanisante (car elle décrit un être humain, Salagnon), 4 En arrivant au Rwanda en 1884, les autorités allemandes y découvrirent une organisation hiérarchique déjà établie (Grünfeld and Huijboom 2007). Les rapports coloniaux identifiaient trois groupes distincts, les Tutsi (minorité au pouvoir qu'ils décrivirent comme plus grands, plus minces et plus intelligents que les membres des deux autres groupes), les Hutu (groupe majoritaire) et les Twa (minorité nomade). Comme l'explique Josias Semujanga (2005), ces trois termes étaient en fait des distinctions socio-économiques plutôt qu'ethniques. Les Tutsi étaient des gardiens de troupeaux, les Hutu des agriculteurs et les Twa des potiers ou des chasseurs nomades. Afin d'y établir un système d'administration coloniale indirect, les autorités allemandes, puis belges, cristallisèrent les trois groupes en les classifiant selon des critères biométriques tels que la taille, la couleur de peau, la circonférence du crâne, la longueur du nez, etc. Lors du génocide, la mort des victimes ne suffit pas à satisfaire les tueurs qui s'efforcèrent également d'effacer tout « signe » Tutsi du corps de leurs victimes. Dans son témoignage, Révérien Rurangwa (2007) met en lumière ce phénomène de réécriture (ou d'effacement) tégumentaire. 17 Virginie Ems-Bléneau son effet est tout à fait l'inverse de celui des soldats-fourmis. Cette métaphore invoque au contraire des images de trésors cachés et de secrets à découvrir. Les métaphores liées à Salagnon sont toujours positives car c'est le maître qui enseigne au narrateur à décrypter les messages cachés de l'histoire et de la société. Le narrateur confie en effet que Salagnon « [l']éclaira, Victorien Salagnon, le rencontrer au creux de [sa] vie [l']éclaira » (29). Cette métaphore établit clairement le rôle de Salagnon. Le verbe « éclairer », polysémique, signifie à la fois « donner de la lumière à quelqu'un » (définition qui souligne un service rendu ou l'aide d'une autre personne), « rendre compréhensible » (qui est, comme je l'établis plus tôt, l'une des fonctions de la métaphore), et « donner un éclairage qui permet de considérer les choses sous un angle nouveau » (c'est à dire réinterpréter l'Histoire et en découvrir les secrets)5. Ces métaphores suggèrent que l'esprit métaphorique n'est pas quelque chose de négatif en soi, mais au contraire la manière dont notre esprit humain fonctionne. Les métaphores peuvent donc servir à exprimer notre amour et respect tout autant que nos peurs et notre haine. Si notre pensée est formulée linguistiquement, il en découle alors que toute pensée est métaphorique6. De plus, comme l'a proposé Michel Foucault, le mot est « un artifice : il permet de montrer du doigt, c'est à dire de faire passer subrepticement de l'espace où l'on parle à l'espace où l'on regarde, c'est à dire de les refermer commodément l'un sur l'autre comme s'ils étaient adéquats » (25), mais cette relation est artificielle et illusoire, car ils ne sont, en effet, pas « adéquats » l'un pour l'autre. Qu'ils ne soient pas adéquats ne nous empêche bien sûr pas d'opérer ce glissement, et c'est pourquoi toute pensée est métaphorique. La pensée, parce qu'exprimée par le langage, tend à superposer l'objet (l'espace où l'on regarde), le mot (l'espace où l'on parle), et l'idée que l'on se fait de l'objet (l'espace où l'on pense). Toute pensée devient alors métaphorique dès lors que les mots et les idées se confondent. Il serait donc déraisonnable d'attribuer une valeur morale à un processus naturel et inévitable. C'est d'ailleurs pourquoi les métaphores associées à Salagnon sont si importantes dans le roman : elles soulignent que l'exclusion n'est que l'envers de l'inclusion, et qu'un même processus mène à deux résultats inverses. Que dire de la métaphore de « l'histoire est un roman » suggérée par les titres des chapitres biographiques? Les chapitres intitulés « roman » sont en effet les chapitres biographiques écrits par le narrateur au sujet de Salagnon. Ils se distinguent du récit principal par l'énonciation (troisième personne) et la chronologie. Ces chapitres biographiques servent de manuel d'histoire au narrateur, ce que le titre des chapitres intercalés illustre bien : « commentaires ». En soulignant qu'il écrit un roman, le narrateur reconnaît sa subjectivité, faisant ainsi preuve d'authenticité et d'honnêteté. À l'encontre des médias qui diffusent les informations sur la guerre du Golfe, il ne prétend pas être objectif tout en ayant un parti pris. La métaphore de l'histoire-roman est cependant appliquée à une autre situation dans le récit. Lors du commentaire qui suit la montée au maquis de Salagnon pendant la deuxième guerre mondiale, le narrateur écrit ceci : De Gaulle est le plus grand menteur de tous les temps, mais menteur il l'était comme mentent les romanciers. Il construisit par la force de son verbe, pièce à pièce, tout ce dont nous avions besoin pour habiter au XX siècle. Il nous donna, parce qu'il les inventa, les raisons de vivre ensemble et d'être fiers de nous. Et nous vivons dans les ruines de ce qu'il construisit, 5 Ces définitions sont adaptées de celles du Trésor de la Langue Française, accessibles en ligne: http://www.cnrtl.fr/definition/eclairer 6 Voir Lakoff 1980. 18 Virginie Ems-Bléneau dans les pages déchirées de ce roman qu'il écrivit, que nous prîmes pour une encyclopédie (161). D'après le narrateur, de Gaulle, tout comme les journalistes qui couvrent la guerre du Golfe, est un menteur parce qu'il a caché sa subjectivité et estompé la démarcation entre fiction et réalité. Près de la fin du roman, le narrateur écrit encore : « L'esprit des Français constitua l'œuvre du romancier: il les réécrivit, les Français furent son grand roman » (556). De Gaulle n'est même plus nommé par son nom, il est simplement devenu le « Romancier ». Cette métaphore a deux principales implications, la première est que l'histoire n'est que fiction, et la deuxième que les Français en sont les personnages. Il est important de noter que cette métaphore n'a pas pour effet l'exclusion. Au contraire, en donnant aux Français « les raisons de vivre ensemble » (161), le Romancier sut inventer la nation afin d'y inclure les personnages de son grand roman. D'après le narrateur de L'Art français de la guerre, de Gaulle (re)créa, fictivement, la communauté nationale à la fin de (et après) la guerre. Les théoriciens tels que Benedict Anderson et Étienne Balibar diront bien sûr que toute nation est une communauté imaginée (Anderson, 1983; Balibar 2001), mais cet état n'apparaît pas à ses membres comme quelque chose d'évident, bien au contraire. Considérons par exemple le cas du meilleur ami de Salagnon, un dénommé Mariani. Mariani est lui aussi ancien combattant, il fait partie d'une association dont le nom reprend une métaphore souvent utilisée en France : Groupe d'Autodéfense des Français Fiers d'Être de Souche (GAFFES). La métaphore de la souche suggère que pour ces individus, certains Français sont plus « authentiques » que d'autres, leur identité étant profondément enracinée en France. Comme le fait remarquer le narrateur cependant, Mariani n'est pas un nom particulièrement français, il est plutôt à consonance italienne. Cet écart entre le nom et les croyances de Mariani souligne l'hypocrisie et le manque de fondement de théories basées sur les origines, car comme l'affirme le narrateur avec sarcasme, « on est pas des arbres » (248). De plus, le choix de l'acronyme lui-même, GAFFES, sert encore à discréditer les dires de ses membres puisqu'une gaffe n'est autre qu'une bêtise, ou une erreur. Dans Poétique de la relation, Glissant, comme Deleuze et Guattari avant lui, opposa l'identité-racine au rhizome : « la racine est unique, c'est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour; (…) le rhizome (...) est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l'air, sans qu'aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable » (23). Pour Glissant, comme pour le narrateur de l'Art français de la guerre, la racine identitaire n'existe pas. Mariani se dit Français de souche, mais son nom nie l'existence même d'une souche puisque son identité est, au contraire, démultipliée. L'identité-racine est non seulement un concept erroné, mais il s'agit avant tout d'un système conceptuel dangereux. Glissant explique en effet que l'identitéracine est lointainement fondée dans une vision, un mythe, de la création du monde; est sanctifiée par la violence cachée d'une filiation qui découle avec rigueur de cet épisode fondateur; est ratifiée par la prétention à la légitimité, qui permet à une communauté de proclamer son droit à la possession d'une terre, laquelle devient ainsi territoire; est préservée, par la projection sur d'autres territoires qu'il devient légitime de conquérir (157). La racine, d'après Glissant, est donc une construction qui crée et justifie l'idéologie nationaliste et le racisme, et non l'inverse. En d'autres termes, la racine est le mythe fondateur (mais inventé) de 19 Virginie Ems-Bléneau l'idéologie raciste. Glissant démantèle ainsi la métaphore de la racine dont les groupes nationalistes se servent lorsqu'ils invoquent leurs origines et s'expriment à l'aide d'expressions telles que « Français de souche ». C'est bel et bien l'idéologie de la racine qui crée la race, ce que le narrateur comprend enfin à la fin du roman lorsqu'il écrit : Quand les GAFFES apparurent (…) nous les prîmes pour un groupuscule fasciste. (…) Nous les prîmes pour l'ennemi (…). Ils jouaient de la race, mais la race n'est qu'un pet, du vent, de sales manières liées à une mauvaise digestion, un bavardage incohérent qui dissimule ce que nous ne voulons pas voir, tant cela est affreux car cela nous concerne tous (615616). Le narrateur utilise ici quatre métaphores pour exprimer à quel point la race et le racisme ne sont en fait basés sur rien de bien tangible : la race est un pet, du vent, de sales manières, et un bavardage incohérent, quatre choses immatérielles, et quatre choses indésirables. Le drame n'est cependant peut-être pas tant l'intangibilité de la race que « notre » naïveté : selon Jenni, « nous », les Français, nous sommes laissés berner, pris au piège de l'artifice. De plus, le caractère fictif de la race (si l'on admet que la race est une fiction, puisque basée sur le mythe de la racine) ne l'empêche malheureusement pas d'avoir des conséquences bien réelles, comme l'illustre l'exemple suivant. Le narrateur se trouve un jour dans la gare de la Part-Dieu, à Lyon, alors qu'un groupe de jeunes est interpelé par la police. Les policiers demandent à voir la carte d'identité de quelques jeunes noirs et maghrébins mais laissent passer les blancs. Le narrateur fait alors l'observation suivante : la race en France a un contenu mais pas de définition, on ne sait rien en dire, mais cela se voit. Tout le monde le sait. La race est une identité effective qui déclenche des actes réels, mais on ne sait pas quel nom leur donner à ceux dont la présence expliquerait tout. (…) La ressemblance, confondue avec l'identité, permet le maintient de l'ordre (189). Voilà donc le problème : la race n'est pas définissable, tout du moins pas de manière absolue, mais cela n'empêche pas que l'on s'en serve afin d'exercer le maintient de l'ordre, et une certaine politique de l'identité en général. Comme je l'ai déjà établi, la métaphore est une figure qui permet de formuler en termes familiers des idées indistinctes et floues que le langage ne saurait exprimer littéralement, ce qui convient particulièrement au langage raciste si l'on admet que la race est une idée floue et indistincte dans sa définition. La dernière phrase de la citation précédente est particulièrement saisissante: « La ressemblance, confondue avec l'identité, permet le maintient de l'ordre » (189). Ressemblance et identité sont deux éléments essentiels à la mécanique de la métaphore. Prenons les deux définitions suivantes: selon Pierre Fontanier, « les tropes par ressemblance consistent à présenter une idée sous le signe d'une autre idée plus frappante ou plus connue, qui, d'ailleurs, ne tient à la première par aucun autre lien que celui d'une certaine conformité ou analogie » (99), c'est à dire, une identification par ressemblance (plus ou moins lointaine). Pour Albert Henri, « La métaphore est (…) une superposition métonymisante créant dans le discours une synonymie subjective » (98). Ce qui différencie d'ailleurs la métaphore de la comparaison est l'identification absolue d'un terme avec l'autre, d'où la synonymie subjective d'Albert Henri. La pensée métaphorique sied particulièrement bien à la pensée raciste parce que, en tant qu'êtres humains, 20 Virginie Ems-Bléneau nous cherchons à établir des ressemblances afin de catégoriser les êtres et les choses qui nous entourent. Le danger est bien entendu de se servir de la métaphore afin de justifier l'exclusion (en attachant une valeur morale moindre aux catégories autres que la notre), et même, comme ce fut le cas du nazisme et de la plupart des fascismes, l'extermination de ceux qui ne nous ressemblent pas. Ce glissement du système linguistique (lieu de la métaphore) vers le système matériel (les objets physiques, y compris les êtres humains et leurs corps) met en danger la cohésion sociale car il implique la matérialisation de la pensée. Ce n'est donc pas la métaphore qui pose un danger, mais la mise en œuvre de l'idéologie qui motive la métaphore. L'ironie du narrateur est d'ailleurs parfois tranchante à ce sujet. Fatigué des insinuations de Mariani, il écrit : « Comme nous ne savons plus qui nous sommes, nous allons nous débarrasser de ceux qui ne nous ressemblent pas. Nous saurons alors qui nous sommes, puisque nous serons entre ressemblants »7 (476), et de conclure, « la force et la ressemblance sont deux idées stupides d'une incroyable rémanence; on arrive pas à s'en défaire » (476). La pensée raciste est donc fondamentalement une pensée métaphorique, ce qui est bien entendu une conclusion à double tranchant. D'une part, cette thèse admet que le racisme est essentiellement une doctrine vide de contenu réel (une idée floue et indistincte, sans fondement scientifique) que notre esprit essaie de rationaliser. D'autre part, elle concède qu'il s'agit d'un processus humain qui peut affecter tout individu, et en tant que tel, cette théorie a le potentiel d'être récupérée par les révisionnistes, les négationnistes, et tous ceux qui nient la réalité idéologique de la race, et donc du racisme – le fait que les races ne soient pas absolument définissables n'empêche pas qu'elles aient un effet mesurable sur la vie des individus; il s'agit d'un sentiment réel au sujet de quelque chose d’irréel. Pour conclure, examinons cette anecdote que le beau-père de Salagnon lui raconte au sujet d'un de ses amis rabbins : À jeun, il [le rabbin] m'explique avec une belle logique l'impureté de certains animaux, ou alors l'ignominie de certaines pratiques. La casherout a la précision d'un livre de sciences naturelles (…). Est pur ce qui est classé, est impur ce qui déborde des classifications; car l’Éternel a construit un monde en ordre, (…) et ce qui n'entre pas dans ses catégories ne mérite pas d'y figurer (227). Le beau-père de Salagnon remarque cependant qu' « après quelques verres, nous ne voyons plus aussi bien les limites. Elles ont l'air solubles. Les rayons de l'étagère divine ne vont plus très droits » (227). Cette anecdote, et le commentaire du beau père de Salagnon, servent ici à souligner que toute catégorisation appartient à un système donné, et qu'il n'existe pas de système infaillible, et encore moins de système universel. Si la pensée est essentiellement métaphorique, il ne faut donc pas oublier qu'en soi, cela ne lui donne pas un sens moral, et ne crée ni l'inclusion ni l'exclusion. Jenni souhaite au contraire montrer que toutes les identités sont le fruit d'un processus psycholinguistique, et non d'une réalité biologique, d'où l'emphase sur le pronom « nous » mentionnée au début de cet article. Pour que ce « nous » prenne forme, et ait un sens, il 7 La suggestion du narrateur rappelle ici l'ironie tant prisée par Jonathan Swift. Dans son célèbre essai A Modest Proposal : for Preventing the Children of Poor People in Ireland from Being a Burden to their Parents or Country and for Making them Beneficial to the Public (1729), Swift proposait en effet de manger les enfants pauvres afin de remédier au problème de la famine en Irlande. Dans sa démesure, la solution proposée par le narrateur de L'Art français de la guerre, tout comme celle de Swift avant lui, ne peut être qu'un trope dont l'objet est de souligner à quel point ce qu'il suggère est absurde. 21 Virginie Ems-Bléneau est essentiel de prendre l'identité pour ce qu'elle est : une catégorie de l'esprit. Dans le contexte d'une France déchirée par ses identités multiples8, Jenni implore son lecteur de réévaluer ses croyances et de ne pas se laisser prendre aux filets des discours identitaires xénophobes. Virginie Ems-Bléneau, University of Missouri, Columbia, Doctoral student in French 8 Si le terme « déchiré » paraît hyperbolique, les résultats de l'enquête Ipsos France 2013 : les nouvelles fractures élucideront ce choix. Pour n'en citer que deux, les réponses aux questions concernant la religion et l'intégration des immigrés en France soulignent la fracture suggérée par le titre de l'enquête : à la question « en pensant aux immigrés qui se sont installés en France ces trente dernières années », 33% répondirent que l'immense majorité est mal intégrée, et 38% que la moitié seulement est bien intégrée, soit les deux-tiers des Français qui considèrent les immigrés (et souvent leurs enfants nés en France, et donc Français de plein droit) comme un obstacle à l'unité nationale. À la question « en pensant à la manière dont chacune des religions suivantes [catholique, juive et musulmane] est pratiquée en France », 89% répondirent que la religion catholique est « compatible avec les valeurs de la société française » (43% tout à fait compatible, et 46% plutôt compatible), et 75% jugèrent que la religion juive est également compatible (19% tout à fait compatible et 56% plutôt compatible). Quant à la religion musulmane, seuls 26% la trouvent compatible. 37% des personnes interrogées indiquèrent au contraire que cette religion est plutôt incompatible avec les valeurs de la société française, et 37% qu'elle l'est tout à fait. Cette enquête ne reflète évidemment qu'un aspect de la question, celui de l'immigration et de la religion. À celui-ci s'ajoute les rivalités régionales (sans oublier les mouvements indépendantistes), l'écart des classes sociales, le racisme non lié à l'immigration (en particulier en France d'outre-mer) et plus récemment, l'orientation sexuelle et les droits liés à cette orientation. Pour toutes les raisons citées ci-dessus, je soutiens que le terme « déchiré » est loin d'être hyperbolique. 22 Virginie Ems-Bléneau ŒUVRES CITÉES Anderson, Benedict. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London: Verso, 1983. Print. Balibar, Étienne. Nous, citoyens d'Europe? Paris: La Découverte, 2001. Print. “éclairer.” Trésor de la Langue Française. Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales. Web. 4 avril 2013 <http://www.cnrtl.fr/definition/eclairer>. Ipsos. “France 2013: les Nouvelles fractures,” Jan. 2013. Web. 25 Jan. 2013. <http://www.ipsos.fr/ipsos-public-affairs/actualites/2013-01-24-france-2013-nouvellesfractures>. Fontanier, Pierre. 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