La Fidélité du Consommateur : Une Notion Absente de la Théorie

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La Fidélité du Consommateur : Une Notion Absente de la Théorie
La fidélité du consommateur : une notion absente
de la théorie économique ?
Document de travail
Olivia Guillon*
Résumé : Alors que la notion de fidélité du consommateur fait l’objet de nombreuses
investigations en sciences de gestion, elle est très peu abordée dans la théorie économique.
Dans ce document de travail, nous présentons quelques éléments de revue de littérature, puis
nous cherchons à expliquer la rareté des recherches en économie sur le sujet. Nous évoquons
les modèles de verrouillages, de formation d’habitude, d’addiction et d’utilité cumulative
développés ces trente dernières années qui donnent chacun un éclairage sur les
comportements fidèles sans pourtant suffire à les expliquer.
1. Introduction
Dans de nombreux secteurs d’activité, les firmes cherchent à fidéliser le
consommateur car une clientèle fidèle est source de rentabilité. 5% de clients fidèles en plus
peuvent provoquer une augmentation des profits allant jusqu’à 94% ; en outre, la rétention de
clients est moins coûteuse que l’acquisition de nouveaux clients [Oliver, 1999]. Bien que ces
chiffres varient d’un secteur à l’autre, ils soulignent l’enjeu fort que représente la fidélité.
Rungie et Laurent [2005] estiment que les stratégies commerciales pourraient être plus
efficaces si elles étaient basées sur l’identification des facteurs de fidélité et sur une
segmentation des clients à partir de leurs comportements de fidélité. En particulier,
*
CES-MATISSE
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comprendre les comportements fidèles est important pour tous les marchés différenciés,
puisque la fidélité de la clientèle distingue un producteur de ses concurrents. Entretenir une
clientèle régulière permettrait de réduire les dépenses en marketing ainsi que les coûts de
transaction et de négociation et de rendre plus coûteux les efforts entrepris pas les concurrents
pour augmenter leur part de marché [Fornell, 1992].
A première vue, la fidélité correspond à un attachement personnel du consommateur à
un producteur, un distributeur, une marque ou un produit. Quelles sont les raisons d’une telle
préférence ? Il s’agit d’expliquer comment le consommateur opère un choix parmi l’offre
disponible. Deux disciplines de recherche portant sur la théorie du consommateur, le
marketing et l’économie, peuvent apporter des réponses à cette question. Mais, si la fidélité a
fait l’objet de nombreuses recherches en marketing, la science économique, en revanche,
n’aborde la question que de manière allusive voire évite d’envisager la possibilité de
comportements fidèles. Cela semble d’autant plus étonnant que plusieurs champs de l’analyse
économique, et non seulement la théorie du consommateur, pourraient prendre en compte la
notion de fidélité. En effet, le consommateur n’est pas le seul agent économique susceptible
de se comporter de manière fidèle : l’électeur peut être fidèle à un parti politique, le salarié à
un employeur… Une théorie économique de la fidélité devrait permettre de dégager ce qu’il y
a de commun entre ces différents comportements. Ce n’est pourtant pas le cas.
Après avoir passé en revue la littérature sur la notion de fidélité (section 2), nous
analyserons les raisons pour lesquelles elle n’est pas explicitement abordée en économie (3).
Nous proposerons alors des pistes de recherche (4) avant de conclure (5).
2. Revue de la littérature
L’intérêt porté par les chercheurs en marketing à la notion de fidélité s’explique par
l’enjeu fort qu’elle représente pour les firmes. Ces travaux relèvent d’une démarche
pragmatique : il s’agit d’analyser les moyens dont disposent les firmes pour mesurer et
entretenir la fidélité de leurs clients. L’analyse marketing de la fidélité repose sur deux types
d’approches : celles qui portent sur la définition de la fidélité et de ses indicateurs et celles qui
mettent en évidence les facteurs de fidélisation de la clientèle. Toutefois, ces travaux ne
parviennent pas à une définition consensuelle de la fidélité : certains auteurs l’assimilent à la
répétition du comportement d’achat [Newman et Werbel, 1973], d’autres à l’intention de
réachat [Jacoby et Chesnut, 1978] ; certains avancent la satisfaction comme principale cause
de fidélité, d’autres la publicité, etc… Oliver [1999] propose une synthèse de ces recherches
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en définissant la fidélité comme la « détermination profonde et constante de l’individu à se
procurer son produit préféré se traduisant par des achats répétés du même produit ou de la
même marque quels que soient le contexte et les efforts commerciaux des concurrents pour
susciter un changement d’attitude ».
Toutefois, cette définition n’est pas totalement satisfaisante d’un point de vue
économique. D’abord, une telle approche nous condamne à ne mesurer la fidélité que comme
une résistance aux marques concurrentes. En effet, Oliver [1999] comme Newman et Werbel
[1973] ainsi que Jacoby et Chesnut [1978] postulent implicitement que le consommateur
fidèle à une marque ne s’adresse pas à ses concurrents. Pourtant, la fidélité à un vendeur
n’exclut pas des transactions ponctuelles ou même régulières avec d’autres vendeurs, comme
le montre par exemple l’analyse du marché aux poissons [Kirman et Vriend, 2001] (cf infra).
Mais surtout, la plupart de ces travaux présentent la fidélité comme une réaction affective du
consommateur qui ferait ses choix en fonction de son attachement aux marques sous
lesquelles les produits sont vendus, les qualités « objectives » de ces produits n’étant pas
toujours déterminantes. Cette explication peut paraître insuffisante : n’existe-t-il pas des
explications plus « rationnelles » des comportements fidèles ? Quel est le point de vue de la
théorie économique sur la question ?
Par comparaison avec l’abondance de la recherche en gestion sur le sujet, très peu de
travaux de science économique font directement référence à la notion de fidélité. Shapiro et
Varian [1999] estiment que le consommateur devient fidèle à un producteur lorsque que celuici lui offre des avantages qu’il perd s’il s’adresse à la concurrence. Ceci s’approche du
mécanisme de « verrouillage » défini par David [2000] comme « l’entrée d’un système dans
une trappe (…) [dont] il ne peut sortir que par l’intervention d’une force extérieure ou d’un
choc qui modifie sa configuration ». Il existe des verrouillages technologiques (par exemple,
ayant investi des ressources cognitives et du temps en période t pour apprendre à utiliser un
produit ou à maîtriser une technologie, l’individu est incité à porter son choix sur le même
produit lors des périodes suivantes) ou commerciaux (cartes de fidélité par exemple). Ce type
de modèles permet de tenir compte de l’aspect dynamique de la consommation : bien que
confronté aux mêmes alternatives, le consommateur ne fait pas son choix de la même manière
en t+n qu’en t car le bénéfice associé à chaque option a évolué entre les deux périodes.
Toutefois, cela revient à considérer que l’unique cause de fidélité est la sensibilité au prix ou
aux coûts d’utilisation, ce qui revient à ôter toute spécificité au comportement fidèle : le
consommateur ne serait pas particulièrement attaché au produit, mais seulement intéressé par
l’économie qu’il peut réaliser en s’adressant toujours au même producteur. Au contraire,
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l’idée de fidélité recouvre l’idée que le consommateur éprouve une préférence marquée pour
le produit et ne le choisit pas que pour son prix avantageux. On peut même considérer qu’un
individu réellement fidèle est prêt à payer une prime pour consommer son produit préféré. Il
faut donc chercher d’autres explications à la formation d’un comportement fidèle que l’intérêt
pécuniaire.
Seuls Kirman et Vriend [2001] sur le marché aux poissons et Adler [1985] sur les
biens artistiques mettent en évidence le rôle des coûts cognitifs dans la répétition d’un
comportement d’achat : c’est la complexité du marché qui pousse le consommateur à
sélectionner un petit nombre de produits au sein de l’offre disponible. Dans le modèle
d’Adler, ce sont les coûts d’information sur les produits qui incitent les consommateurs à se
spécialiser sur un nombre réduit d’artistes. Dans le modèle de Kirman et Vriend, acheteurs et
vendeurs apprennent au fur et à mesure des échanges que la fidélité est avantageuse tant sur le
plan de la quantité que de la qualité des transactions réalisées. La fidélité émerge de manière
co-évolutive à partir de leurs comportements : les vendeurs de poisson s’aperçoivent qu’une
clientèle fidèle leur permet d’écouler leur stock plus rapidement ; ils comprennent qu’ils ont
intérêt à offrir des avantages à ces clients ; ces derniers sont alors de plus en plus incités à
s’adresser directement à leur(s) producteur(s) préféré(s) à chaque période sans passer en revue
les offres de tous les concurrents, et ainsi de suite. En outre, ce modèle permet d’envisager
une pluralité de comportements fidèles : la fidélité peut correspondre à une relation d’achat
exclusive entre le consommateur et un vendeur, mais aussi à une relation régulière avec un
petit nombre de vendeurs ou encore à une relation intense avec un vendeur et irrégulière avec
une multitude de vendeurs concurrents.
Mais, même chez ces auteurs, on ne trouve aucune définition explicite de la fidélité.
Implicitement, le comportement fidèle est toujours présenté comme une tendance à réacheter
un produit ou une marque. Mais, comme nous l’avons souligné plus haut, le réachat est un
indicateur fruste de la fidélité : un individu peut très bien reproduire un même comportement
de consommation parce qu’il y trouve un intérêt pécuniaire sans qu’il s’agisse d’un
comportement véritablement « fidèle ».
Ainsi, alors que le marketing met l’accent sur l’aspect affectif du comportement fidèle,
le rendant difficilement modélisable et explicable, les recherches en économie, elles, avancent
des raisons au comportement de réachat mais ne rendent pas réellement compte de
l’attachement du consommateur au produit. La question est même évitée puisque aucun
économiste ne propose une définition explicite de la fidélité. Quelles sont les raisons d’un tel
désintérêt pour cette notion ?
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3. Pourquoi la question de la fidélité n’est-elle pas explicitement abordée en économie ?
La première raison que nous pouvons avancer pour expliquer la rareté des travaux
économiques sur la fidélité du consommateur est d’ordre pratique. Il existe de nombreux
comportements que l’on peut qualifier de « fidèles », si bien qu’il paraît difficile de les
expliquer tous par un même modèle de consommation. Par exemple, pour une enseigne de
grande distribution, c’est l’exclusivité qui caractérise la fidélité : ce qui importe, c’est que le
client réalise presque toujours ses achats auprès de l’enseigne plutôt que chez ses concurrents.
Au contraire, on peut appeler fidèle le lecteur qui achète chaque numéro d’un magazine,
même s’il lit d’autres journaux parallèlement : c’est la répétitivité de la consommation qui
compte. Pour une banque, le client fidèle est surtout un client ancien, même si ses opérations
bancaires sont rares ou irrégulières. La difficulté est de répondre à la question suivante : qu’y
a-t-il de commun entre l’exclusivité, la répétitivité ou l’ancienneté du comportement d’achat ?
La seconde raison tient aux contradictions entre ce que recouvre la notion de fidélité et
les hypothèses habituellement retenues dans la théorie économique du consommateur.
D’abord, la notion de fidélité implique celle de confiance. En effet, dans toutes les approches
que nous avons évoquées en section 2, si le consommateur répète son comportement d’achat,
c’est parce qu’il estime pouvoir éprouver la même satisfaction que lors des transactions
passées. Il s’agit d’une forme de confiance, que l’on peut définir comme « la présomption par
le consommateur que la marque (…) s’engage à avoir une action prévisible et conforme à ses
attentes et à maintenir avec bienveillance cette orientation dans la durée » [Gurviez, 1999]. Or
la confiance échappe aux mécanismes économiques standards : elle est « une croyance (…)
dans le comportement de l’autre dont on suppose qu’il va être dicté par la poursuite d’un
intérêt commun à long terme plutôt que par la volonté de maximiser l’intérêt personnel à court
terme (...). Elle résulte donc d’un autre mécanisme que le calcul » et de ce fait elle « va à
l’encontre des approches dominantes en termes de rationalité des acteurs » [Simon, 2007]. La
difficulté de la science économique à modéliser la confiance pourrait donc en partie expliquer
la réticence à analyser les comportements de fidélité du consommateur.
Ensuite, la notion de fidélité implique que la mémoire de l’individu joue un rôle dans
ses choix de consommation : le consommateur est fidèle si, en période t, sa préférence pour
choisir un bien parmi j biens différenciés est sensible à ses expériences de consommation en
t–1, t–2… t–n. La fidélité implique que les choix du consommateur sont influencés par la
succession des contextes d’achat auxquels il est confronté : ce sont les expériences passées
qui augmentent sa propension à préférer un produit. Or la théorie économique standard
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considère généralement que le consommateur prend ses décisions indépendamment de son
expérience passée : l’agent économique est présenté « comme un décideur autonome qui
choisit, de façon consciente ou implicite, dans une situation isolable de son contexte, entre les
diverses alternatives qui s’offrent à lui » [Lesourne, Walliser et Orléan, 2002]. Dans ce cadre,
il n’y a pas de place pour la fidélité : à chaque période, le consommateur est capable de
comparer l’ensemble des produits disponibles, puis d’identifier et de choisir celui qui lui
apportera le plus de satisfaction, quel qu’ait été son choix à la période précédente.
Ce n’est qu’en posant des hypothèses particulières de mémoire du consommateur que
l’on peut envisager de modéliser le comportement fidèle. Plusieurs modèles de consommation
développés ces trente dernières années introduisent ce type d’hypothèses. Pourtant, aucun
d’entre eux n’aborde de front la question de la fidélité.
Le caractère évolutif des préférences est pris en compte par les modèles de formation
d’habitude [Pollak, 1970], d’addiction [Becker et Stigler, 1977] et de learning by consuming
[Lévy-Garboua et Montmarquette, 1996] ; mais aucune de ces trois formes dynamiques de
demande n’est équivalente à la notion de fidélité : ces modèles permettent d’expliquer que,
pour un type de biens (la cigarette, la musique…), la quantité demandée par un individu en t
dépende des quantités qu’il a consommées en t–1, t–2… t–n mais pas que sa préférence se
renforce pour un producteur donné.
Seuls Gilboa et Pazgal [2001] modélisent le lien entre la probabilité qu’un
consommateur choisisse un produit particulier et ses choix passés : un individu est fidèle si,
pour choisir entre plusieurs produits, il a tendance à répéter son choix le plus récent. Le
modèle repose sur l’hypothèse d’utilité cumulative : à chaque produit i est associé un index
d’utilité U(i) que le consommateur cherche à maximiser ; à chaque fois que l’option i est
choisie, U(i) est mis à jour par l’ajout d’une utilité instantanée u(i) reflétant le plaisir éprouvé
lors de la dernière expérience. Si les u(i) sont négatifs, le consommateur est incité à
consommer un produit différent à chaque nouvelle période, chacun étant choisi avec une
fréquence qui tend vers le rapport de son utilité instantanée à celle des autres produits. Si u(i)
est positif pour au moins un produit i, alors le consommateur lui devient fidèle, c’est-à-dire
cesse de consommer les autres.
Cependant, le modèle de Gilboa et Pazgal [2001] est restrictif puisque, ne définissant
la fidélité que par opposition avec la recherche de variété, il ne permet de rendre compte de
tous les comportements fidèles : par exemple, il exclut le fait que le consommateur puisse être
fidèle à plusieurs produits à la fois (cf supra le cas du marché au poisson) ou encore qu’un
client ancien, même s’il n’est pas régulier, puisse être qualifié de fidèle. Mais surtout, ce
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modèle fait de la satisfaction cumulée l’unique déterminant des choix de consommation sur
plusieurs périodes, ce qui va à l’encontre de certains résultats récents en psychologie
économique. Auh et Johnson [2005] ont notamment montré que la relation satisfaction /
fidélité est altérée par la « prediction-decision inconsistency » : le consommateur n’est pas
toujours en mesure d’utiliser la même information pour évaluer sa satisfaction et pour décider
de renouveler sa consommation. La satisfaction n’est donc pas toujours un facteur de
fidélisation. De même, suivant l’hypothèse « d’évaluation » (Sevdalis et Harvey [2006], Hsee
[1998]), lorsque le consommateur doit choisir entre plusieurs produits, il ne met pas toujours
en place une procédure d’optimisation : même s’il a identifié par le passé le critère pertinent
pour choisir le meilleur produit, ce critère peut être difficile à observer donc à réutiliser pour
de nouveaux choix ; le consommateur est alors susceptible de se reporter sur un critère de
choix moins pertinent mais plus facile à évaluer. La satisfaction cumulée ne lui sert pas
forcément de critère de choix si la source de cette satisfaction est difficilement observable. On
peut ainsi avancer l’idée que le consommateur se montre parfois fidèle même s’il n’est pas
certain d’avoir trouvé le « meilleur » produit. A l’extrême, le consommateur peut être
rationnellement attaché à un produit médiocre. C’est cette idée, contre-intuitive mais
fondamentale pour comprendre la fidélité, que peinent à restituer les modèles de
consommation « avec mémoire ».
Finalement, les dynamiques de consommation dépendent au moins autant de la
complexité du marché, source d’incertitude et de coûts d’information, qu’à un arbitrage du
consommateur sur les variables de prix et de qualité. C’est pourquoi on peut voir la
modélisation des marchés complexes comme une piste de recherche prometteuse sur la notion
de fidélité.
4. Les pistes de recherche : différenciation des biens et comportement du consommateur
Comme nous l’avons vu, la fidélité correspond à un attachement du consommateur
difficilement explicable à partir des seules variables de prix et de satisfaction cumulée. Doiton en conclure que la théorie économique est impuissante à rendre compte de cette notion ?
Tout au contraire, il nous semble que les développements récents de la théorie économique
sur les marchés différenciés offrent des voies de réflexion intéressantes. En effet, pour
expliquer la fidélité, il faut comprendre comment la différenciation des biens amène l’individu
à mettre en place des procédures de choix sélectives et à adopter des comportements d’achat
répétitifs.
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En quoi la différenciation pousse-t-elle le consommateur à faire des choix qui ne sont
pas simplement fondés sur l’arbitrage prix-satisfaction ? Une façon de répondre à cette
question est d’étudier le comportement du consommateur sur des marchés extrêmement
différenciés. On peut s’intéresser notamment aux biens singuliers [Karpik, 2007] et aux biens
de recherche. Un bien est singulier si son mode de production implique une qualité incertaine
et non parfaitement réplicable : par exemple, la qualité d’un plat au restaurant, le service d’un
avocat ou la qualité d’un film, du fait que ces produits sont uniques ou prototypiques, ne sont
jamais parfaitement prévisibles pour le consommateur, quelle que soit la compétence du
producteur. Quant aux biens de recherche, il s’agit de produits « sur lesquels le consommateur
manque d’information sur l’existence, le prix, le lieu de vente, les caractéristiques » [Tirole,
1988]. De nombreux biens de recherche sont des biens singuliers.
Il peut paraître paradoxal de s’intéresser à ces biens-là : les comportements fidèles sont
habituellement étudiés dans les situations où le consommateur a à choisir entre les mêmes
produits d’une période à l’autre. Or les biens singuliers, par définition, ne sont consommés
qu’une fois ; quant aux biens de recherche, ils impliquent une nouvelle investigation de la part
du consommateur pour chaque acte d’achat ; sur ces marchés, le consommateur doit donc
choisir parmi des produits différents à chaque période, ce qui semble incompatible avec l’idée
de comportements de consommation répétitifs. Pourtant, dans ces deux types de modèles,
c’est justement pour appréhender la complexité de l’espace des biens différenciés que le
consommateur adopte un comportement fidèle. En effet, il lui est trop coûteux ou impossible
de comparer à chaque période les prix et qualités de tous les biens disponibles ; il utilise donc
son expérience passée pour faire un tri parmi les produits et, s’il ne peut pas répliquer à
l’identique son meilleur choix passé (notamment en cas de biens singuliers), choisit ce qui
s’en rapproche le plus. L’« attachement » qu’il manifeste au(x) produit(s) est en fait le résultat
du processus de traitement de l’information : c’est l’extrême différenciation des biens qui
l’empêche d’arbitrer seulement sur les variables de prix et de satisfaction cumulée et qui
l’amène à raisonner par similarité. C’est ce raisonnement par similarité qu’on peut appeler
fidélité, ce qui est moins restrictif que d’assimiler la fidélité au « réachat ».
Plusieurs modèles de consommation sont compatibles avec cette acception : sur les
marchés différenciés, le consommateur, confronté à des coûts d’information, n’inspecte pas
toujours tous les produits disponibles avant de faire son choix. Par exemple, dans les
procédures de search et d’expérience décrites par Nelson [1970], l’individu ne s’informe que
sur un nombre réduit de produits avant d’en choisir un et de s’y fidéliser. Toutefois Nelson
suppose que les produits disponibles sont les mêmes à chaque période, ce qui exclut les biens
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singuliers et nous ramène à une définition – restrictive – de la fidélité comme comportement
de réachat du même produit. Le modèle d’élimination par attributs [Tversky, 1972] (voir aussi
Laurent, 2007), permet de dépasser cette limite : les biens y sont décrits comme des paniers
d’attributs [Lancaster, 1966] et le consommateur raisonne par similarité même si les produits
disponibles ne sont pas strictement semblables de période en période. En effet, pour faire son
choix, il met en place une procédure de tri sur les caractéristiques des produits. Les biens sont
appréciés sur la base de leurs différences : leurs attributs communs ne permettent pas de les
discriminer ; des biens dont toutes les caractéristiques sont communes ont tous la même
probabilité d’être choisis. S’il existe des caractéristiques non communes, le consommateur en
choisit une et élimine tous les biens qui ne la possèdent pas. Une caractéristique a d’autant
plus de chances d’être discriminante qu’elle pèse un poids important dans la fonction d’utilité
du consommateur. La sélection continue ainsi, attribut après attribut, jusqu’à ce qu’il ne reste
plus qu’un seul bien, qui est alors consommé, ou un ensemble de biens semblables parmi
lesquels le consommateur choisit au hasard.
5. Conclusion
Nous avons avancé quelques éléments pour expliquer la rareté des travaux
économiques sur la fidélité par contraste avec la recherche en gestion. L’idée de fidélité du
consommateur n’est certes pas totalement absente de la théorie économique mais il n’en
existe pas de définition économique explicite car elle n’est jamais étudiée comme un
problème à part entière. Une importante difficulté tient au fait que les hypothèses
traditionnellement retenues en micro-économie ou dans les modèles « à mémoire » expliquent
mal les choix de consommation répétitifs autrement que par les verrouillages ou la satisfaction
cumulée, ce qui ne rend pas bien compte de l’« attachement au produit » que recouvre la
notion de fidélité.
Finalement, nous avons vu que cet attachement, analysé sous l’angle affectif en
marketing, pouvait être perçu comme une réaction cognitive du consommateur sur les
marchés différenciés. La fidélité semble correspondre à la fois à une stratégie, c’est-à-dire à
une démarche active, consciente, volontariste de la part du consommateur, et à un
comportement plus passif, tendant vers l’inertie. Un modèle prenant en compte la tension
entre ces deux déterminants des comportements fidèles reste à construire.
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