Jean-René Valette

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Jean-René Valette
Séminaire de formation académique (Bordeaux III, 6 mars 2012)
J.-R. Valette
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L’amour courtois est-il un amour spirituel ?
1. —PLAN DE L’ETUDE
1. La littérature courtoise et les « calques de religion » (J. Frappier)
2. En contexte : charnel/spirituel
3. Littérature courtoise et écriture mystique : l’exemple de Marguerite Porete
2. — EXEMPLIER
N’est pas el cuer, mes an la boche
Reisons, qui ce dire li ose ;
mes Amors est el cuer anclose,
qui li comande et semont
que tost en la charrete mont.
Amors le vialt et il i saut,
que de la honte ne li chaut
puisqu’Amors le comande et vialt
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, éd. M. Roques, v. 370-377.
Raison n’a son séjour que sur les lèvres : elle se risque à lui parler ainsi. Amour est dans le cœur enclos : il
donne un ordre et un élan. Bien vite il faut monter dans la charrette. Amour le veut : le chevalier y bondit. Que
lui importe la honte, puisque tel est le commandement d’Amour1 ?
A tant s’en va chascuns par lui ;
et cil de la charrete panse
con cil qui force ne deffanse
n’a vers Amors qui le justise ;
et ses pensers est de tel guise
que lui meïsmes en oblie,
ne set s’il est, ou s’il n’est mie,
ne ne li manbre de son non,
ne set s’il est armez ou non,
ne set ou va, ne set don vient ;
de rien nule ne li sovient
fors d’une seule, et por celi
a mis les autres en obli ;
a cele seule panse tant
qu’il n’ot, ne voit, ne rien n’antant.
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, éd. cit., v. 710-724)
Chacun s’en va sur son chemin à lui. Le chevalier de la charrette est abîmé dans sa méditation comme un sujet
livré sans force et sans défense à la souveraineté d’Amour. Sous l’empire de son penser, [il s’en oublie luimême]. Il ne sait s’il existe ou s’il n’existe pas. De son nom il n’a plus souvenance. Est-il armé ? Ne l’est-il pas ?
Il n’en sait rien. Il ne sait où il va, il ne sait d’où il vient. De son esprit chaque être est effacé, hormis un seul,
pour lequel il oublie tout le reste du monde. À cet unique objet s’attachent ses pensées. C’est pourquoi il
n’entend, ne voit, ne comprend rien.
[1] Le Prologue
Ame de Dieu touchee, et denuee de peché ou premier estat de grace, est montee par divines graces ou
septiesme estat de grace, ouquel estat l’Ame a le plain de sa parfection par divine fuiction ou païs de vie.
Icy parle Amour : Entre vous actifs et contemplatifs et peut estre adnientifs par vraie amour, qui orrez
aucunes puissances de la pure amour, de la noble amour, de la haulte amour de l’Ame Enfranchie, et
comment le Saint Esperit a mis son voille en elle comme en sa naif. Je vous prie par amour, dit Amour,
que vous oyez par grant estudie du subtil entendement de dedans vous et par grant diligence, car
autrement le mal entendront tous ceulx qui l’orront, se ilz ne sont ce mesmes.
Or entendez par humilité ung petit exemple de l’amour du monde, et l’entendez aussi pareillement de la
divine amour.
Exemple. - Il fut ung temps une damoyselle, fille de roy, de grant cuer et de noblesse et aussi de noble
courage, et demouroit en estrange païs. Si advint que celle damoisele oit parler de la grant courtoisie et
noblece du roy Alixandre, et tantost sa volenté l’ama, pour la grant renommee de sa gentillesse. Mais si
1
Traduction J. Frappier, Paris, Champion, 1982.
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loing estoit ceste damoisele de ce grant seigneur, ouquel elle avoit mis son amour d’elle mesmes, car
veoir ne avoir ne le povoit ; par quoy en elle mesmes souvent estoit desconfortee, car nulle amour fors
que ceste cy ne luy souffisoit. Et quant elle vit que ceste amour loingtaigne, qui luy estoit si prouchaine
ou dedans d’elle, estoit si loing dehors, elle se pensa que elle conforteroit sa masaise par ymagination
d’aucune figure de son amy dont elle estoit souvent au cuer navree. Adonc fist elle paindre ung ymage
qui representoit la semblance du roy, qu’elle amoit, au plus pres qu’elle peut de la presentacion dont elle
l’amoit et en l’affection de l’amour dont ele estoit sourprinse, et par le moyen de ceste ymage avec ses
autres usages songea le roy mesmes.
L’Ame. - Semblablement vrayement, dit l’Ame qui ce livre fist escrire, au tel vous di je : je oÿ parler d’un
roy de grant puissance, qui estoit par courtoisie et par tres grant courtoisie de noblece et largesse ung
noble Alixandre ; mais si loing estoit de moy et moy de luy, que je ne savoie prandre confort de moy
mesmes, et pour moy souvenir de lui, il me donna ce livre qui represente en aucuns usages l’amour de lui
mesmes. Mais non obstant que j’aye son ymage, n’est il pas que je ne soie en estrange païs et loing du
palais ouquel les tres nobles amis de ce seigneur demourent, qui sont tous purs, affinés et franchix par les
dons de ce roy, avec lequel ilz demourent.
L’Acteur. - Et pource nous vous dirons comment Nostre Seigneur n’est mie du tout enfranchi d’Amour,
mais Amour l’est de Lui pour nous, affin que les petis le puissent oïr a l’occasion de vous : car Amour
peut tout faire sans a nully meffaire.
Et dit ainsy Amour pour vous : Ils sont sept estres de noble estre, desquieulx creature reçoit estre, se elle
se dispouse a tous estres, ains qu’elle viengne a parfait estre ; et vous dirons comment, ains que ce livre
fine.
Marguerite Porete, Le Mirouer des simples ames / Margaretae Porete Speculum simplicium
animarum, éd. R. Guarnieri et P. Verdeyen
L’âme, touchée par Dieu et dépouillée du péché au premier état de la grâce, est montée par les grâces divines au
septième état de la grâce, état où elle possède sa perfection en plénitude au pays de vie par la divine jouissance.
Amour dit ici : O vous, actifs et contemplatifs, peut-être anéantis par amour véritable, vous qui allez écouter
quelques-uns des prodiges de l’amour pur, de l’amour noble, de l’amour élevé de l’âme libérée, vous qui allez
écouter comment le Saint-Esprit a mis sa voile en elle comme en son navire, je vous en prie par amour : écoutez
en grande application de cet entendement subtil qui est en vous, et en grande diligence ! Autrement, faute d’être
ainsi disposés, tous ceux qui entendront cela le comprendront mal.
Maintenant comprenez avec humilité un exemple simple, emprunté à l’amour mondain, et appliquez-le
pareillement à l’amour divin.
Il y eut autrefois une demoiselle, fille de roi, au grand et noble cœur, au noble courage aussi, et elle demeurait en
un pays étranger. Or il advint que cette demoiselle entendit parler de la grande courtoisie et de la grande
noblesse du roi Alexandre, et aussitôt sa volonté l’aima pour son grand renom de gentilhomme. Mais elle
demeurait si loin de ce grand seigneur en qui elle avait mis son amour, qu’elle ne pouvait ni le voir ni l’avoir, et
elle en était souvent désolée en elle-même car aucun amour autre que celui-ci ne la satisfaisait. Lorsqu’elle vit
que cet amour lointain, tout en étant proche en elle, était si loin au-dehors, cette demoiselle pensa consoler son
chagrin en imaginant quelque figure du bien-aimé dont son cœur était souvent blessé. Aussi fit-elle peindre une
image à la ressemblance du roi qu’elle aimait, la plus proche possible de ce qu’elle s’en représentait en son
amour, et selon l’affection de l’amour qui l’envahissait ; et grâce à cette image et par d’autres artifices, elle
songea au roi lui-même.
L’âme qui fit écrire ce livre : Mais oui, vraiment ! C’est bien là ce que je veux dire : j’ai entendu parler d’un roi
de grande puissance, qui était en courtoisie, en très grande courtoisie de noblesse et de largesse, un noble
Alexandre. Mais il était si loin de moi, et moi j’étais si loin de lui, que je ne pouvais trouver de réconfort en moimême ; et pour que je me souvienne de lui, il me donna ce livre qui représente en quelque manière son amour.
Mais bien que j’aie son image, je n’en suis pas moins en pays étranger, éloignée du palais où demeurent les très
nobles amis de ce seigneur, eux qui sont tout à fait purs, raffinés et affranchis grâce aux dons du roi avec lequel
ils demeurent.
L’auteur : Voilà pourquoi nous vous dirons comment Notre-Seigneur n’est pas du tout affranchi d’Amour, alors
qu’Amour l’est de lui pour nous, afin que les humbles gens puissent l’entendre à l’occasion de ce qui vous est
destiné, car Amour peut tout faire sans faire de tort à personne.
Et Amour parle ainsi pour vous : Il y a sept états de noblesse, dont la créature reçoit d’être si elle ne se dispose à
tous pour venir à celui qui est parfait ; et nous vous dirons comment d’ici la fin de ce livre2.
2
Traduction M. Huot de Longchamp, Marguerite Porete, Le Miroir des Âmes simples et anéanties, Paris, Albin Michel, 1984.
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3. — ÉLEMENTS DE BIBLIOGRAHIE
• ŒUVRES
CHRETIEN DE TROYES, Erec et Enide, Cligès, Yvain (le Chevalier au Lion. Tous les romans de Chrétien de Troyes sont
disponibles au Livre de Poche, dans la collection « La Pochothèque », sous la référence : Chrétien de Troyes, Romans,
Paris, 1994. Ils existent aussi séparément dans la collection « Lettres gothiques » ou chez Garnier-Flammarion.
Haut Livre du Graal (Perlesvaus) (Le), éd. Armand Strubel, Paris, Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 2007.
Queste del Saint Graal (La), éd. bilingue Fanni Bogdanow et Anne Berrie, Paris, Le Livre de Poche (« Lettres gothiques »),
2006.
ROBERT DE BORON, Le Roman de l’Estoire dou Graal, éd. W. A. Nitze, Paris, Champion, 1ère éd. 1927 (Classiques français
du Moyen Âge, 57). Traduit en français moderne par A. Micha, Paris, Champion/Traductions, 1995.
MARGUERITE PORETE, Le Mirouer des simples ames / Margaretae Porete Speculum simplicium animarum, texte français éd.
par R. Guarnieri, texte latin éd. par P. Verdeyen, Turnhout, Brepols (Corpus christianorum, Continuatio Mediaevalis,
69), 1986.
Femmes troubadours de Dieu, anthologie présentée par G. Epiney-Burgard et E. Zum Brunn, Turnhout, Brepols, 1988.
Amours plurielles. Doctrines médiévales du rapport amoureux de Bernard de Clairvaux à Boccace, anthologie présentée par
R. Imbach et I. Atucha, Paris, Seuil (Essais), 2006.
• ÉTUDES
BALADIER, Ch., Aventure et discours dans l’amour courtois, Paris, Hermann, 2010.
BALADIER, Ch., Érôs au Moyen Âge. Amour, désir et ‘delectatio morosa’, Cerf, 1999.
BALDWIN, J. W., Les Langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste. La sexualité dans la France du Nord au
tournant du XIIe siècle, Fayard, 1997 (éd. origin. 1994)
BANNIARD, M., « Genèse de la langue française », Histoire de la France littéraire, dir. M. Prigent, t. 1, Naissances,
Renaissances (Moyen Âge - XVIe siècle), dir. F. Lestringant et M. Zink, Paris, PUF, 2006, p. 9-35.
BANNIARD, M., Genèse culturelle de l’Europe (Ve-VIIIe siècles), Seuil (Points Histoire), 1989 ;
BAUMGARTNER, E., L’Arbre et le pain. Essai sur la Queste del Saint Graal, Paris, CDU/SEDES, 1981.
BAUMGARTNER, E., Romans de la Table Ronde de Chrétien de Troyes, Paris, Gallimard (Foliothèque), 2003.
BEC, P., « “Amour de loin” et “dame jamais vue”. Pour une lecture plurielle de la chanson VI de Jaufré Rudel », Écrits sur
les troubadours et la lyrique médiévale (1961-1991), Orléans, Paradigme, 1992, p. 265-282.
BOUTET, D., Histoire de la littérature française du Moyen Âge, Paris, Champion, coll. « Unichamp-Essentiel », 2003.
CORBELLARI, A., « Retour sur l’amour courtois », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 17, 2009, p. 375-380.
DUBY, G., « Le modèle courtois », Histoire des femmes en Occident, dir. G. Duby et M. Perrot, t. 2 Le Moyen Âge, dir.
Ch. Klapisch-Zuber, Peris, Plon, 1991, éd. origin. 1990, p. 261-276.
DUBY, G., Mâle Moyen Age : de l'amour et autres essais, Flammarion, 1978. Repris dans Féodalité, Gallimard, 1996
(Quarto).
FRAPPIER, J., « Le Graal et la chevalerie », Romania, 75, 1954,
FRAPPIER, J., Amour courtois et Table Ronde, Droz, 1973.
GUERREAU-JALABERT, A., « La culture courtoise », in Michel Sot, Jean-Patrice Boudet, Anita Guerreau-Jalabert, Le Moyen
Âge. Histoire culturelle de la France - 1, Paris, Seuil, 2005 (2ème éd.).
LEFEVRE, Y., « L’amors de terra lonhdana dans les chansons de Jaufré Rudel », Mélanges de littérature médiévale,
Bordeaux, Bière, 1991 [1ère public. de l’article, 1969], p. 184. Voir aussi, dans le même recueil, « Jaufré Rudel et son
amour de loin », p. 195-214.
REY-FLAUD, H., La névrose courtoise, Navarin, 1983.
ROUSSEL, Claude, « Courtoisie », Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre du Moyen Âge à nos jours, sous la
direction d’A. Montandon, Paris, Seuil, 1995, p. 175-196.
SEGUY, M., Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001.
STANESCO, M., « “Entre sommeillant et esveillé” : un jeu d’errance du chevalier médiéval », Le Moyen Âge, 39, 1984,
p. 401-432
VALETTE, J.-R., La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (XIIe-XIIIe siècle), Paris, Champion, 2008.
ZINK, M., Introduction à la littérature française du Moyen Age, Le Livre de Poche, Paris, 1993.
ZINK, M., Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003.
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4. — ANNEXES
1. Le corpus lyrique (oc et oïl)
vers 1100 Premier troubadour : Guillaume IX (1070-1127)
Troubadours : Marcabru, Cercamon, Jaufré Rudel
1140-1170 Troubadours : Bernard de Ventadour, Pierre d’Auvergne, Raimbaud d’Orange, Bernard Marti
1180-1200 Trouvères : Châtelain de Coucy, Gace Brulé, Conon de Béthune, Bondel de Nesle
1180-1210 Troudabours : Peire Vidal, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel
1200-1240 Trouvères : Thibaud de Champagne
2. Les romans de Chrétien de Troyes (1170-1185)
Erec et Enide
Cligès
Le Chevalier au lion (Yvain)
Le Chevalier de la charrette (Lancelot)
Le Conte du Graal (Perceval)
3. — Les romans du Graal
1181-1190 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (Perceval)
fin XIIe s. Première Continuation (Continuation Gauvain)
vers 1200 Wauchier de Denain, La Seconde Continuation (Continuation Perceval)
vers1200 ? 1230 ? Perlesvaus : le Haut Livre du Graal
1200-1210 Robert de Boron,
Le Roman de l’Estoire dou Graal
Merlin (500 premiers vers)
vers 1210 Pseudo-Robert de Boron
Joseph d’Arimathie
Merlin
Perceval
1215-1230 Lancelot-Graal (encore appelé Cycle Vulgate)
• Lancelot en prose
Lancelot propre
La Queste del Saint Graal
La Mort le roi Artu
• Un « portique » composé après coup et formé de :
L’Estoire del Saint Graal
Merlin (dit Merlin-Vulgate) + Suite du Merlin (dite Suite historique)
1220-30 Manessier, Troisième Continuation
Gerbert de Montreuil, Quatrième Continuation
après 1230 Tristan en prose
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Charnel/spirituel : Anita Guerreau Jalabert et le modèle socio-historique
C’est […] par rapport au christianisme, constituant le système de valeurs et de représentations
dominant, que ce sens se définit, et plus particulièrement par rapport à la relation antagoniste du charnel
et du spirituel, qui est comme la matrice à travers laquelle sont perçus et pensés, dans la société
chrétienne médiévale, divers pans de la réalité matérielle, pratique et idéelle. Cette relation est inscrite
dans l’être même de l’homme, fait de chair et d’esprit3.
Spirituel et charnel dans la société médiévale
Spiritus
caritas
Caro
cupiditas, concupiscentia
Dieu
Dieu
diable
homme
céleste
intérieur
terrestre
extérieur
homme
clerc
chrétien
femme
laïc
non chrétien
virginité/célibat
mariage
parenté spirituelle
mariage
fornication
parenté charnelle
maigre
gras
amour fin
amour fin
chevalerie
mariage
fornication
seigneurie
Il nous semble que l’on identifie sans peine dans les conceptions médiévales […] un opérateur
logique qui organise l’ensemble des représentations sociales dans l’Occident médiéval : le couple
spiritus/caro ; comme beaucoup d’autres notions d’origine chrétienne, celles-ci nous semblent familières,
mais le sens que nous leur prêtons est beaucoup plus restreint et tout autre que celui qu’elles avaient à
l’origine4.
Dans la pensée médiévale, cet opérateur s’applique à la définition de l’être humain tel que l’a voulu
Dieu au moment de la Création ; mais aussi à trois formes essentiels de rapports sociaux : rapports entre
hommes et femmes, entre clercs et laïcs, et rapports de parenté, qui subordonnent la consanguinité et
l’alliance (mises du côté de caro) à des liens rattachés à l’ordre du spiritus, notamment la parenté
baptismale, conçue et mise en scène comme rite de reproduction de la société5. De nature sociale, ces
rapports se trouvent en quelque sorte fondés en nature par le lien d’homologie qu’ils entretiennent avec la
représentation de l’être humain. Plus largement, la paire spiritus/caro est utilisée pour penser notamment
la relation entre ici-bas et au-delà, entre divin et diabolique, entre espace intérieur et espace extérieur,
entre « nous » et les autres. Elle a également pour objet la définition de valeurs chrétiennes qui sont de
nature indissociablement morale et sociale, alors qu’elles ne sont plus, au mieux, que morales pour nous :
le bien et le mal, le légitime et l’illégitime, en fait ce qui est donné pour conforme ou non conforme à la
volonté de Dieu et à l’ordre divin, cette qualification étant posée par l’Église.
3
A. Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations « XIe-XIIIe siècles », Le Moyen Âge. Histoire culturelle de la France - 1, dir. M. Sot, J.-
P. Boudet, A. Guerreau-Jalabert Seuil, 2005, p. 236.
4
Il s’agit d’une création de la langue patristique, qui vient doubler la paire animus/corpus de la langue classique. L’originalité du
christianisme médiéval réside dans le fait que ces termes sont utilisés non seulement pour désigner des composantes de l’homme, mais aussi
pour organiser et qualifier la totalité des conceptions de l’homme et de la société. Spiritus et caro constituent donc, pour le Moyen Âge, un
élément fondamental de la « part idéelle du réel », telle que la définit M. Godelier (L’idéel et le matériel. Pensée, économie, société, Paris,
1984, p. 171-172). La réorganisation des structures sociales et du système de représentations occidental à partir du XVIIIe siècle a réduit leur
usage au seul registre psychologique de la « personne », dans le langage désormais défini comme religieux.
5
A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caro. Le baptême dans la société médiévale », in F. Héritier et E. Copet-Rougier (dir.), La parenté
spirituelle, Paris, 1995, p. 133-203 ; et « Parenté », in J. Le Goff et J ;-C. Schmitt (dir.), Dictionnaire de l’Occident médiéval, Paris, 1999,
p. 861-876.
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Quelques précautions doivent sans doute être ici apportées pour mieux cerner les contours de ce
dispositif :
1. Le rapport entre spirituel et charnel ne correspond pas à celui, pour nous usuel, qui compose le
binôme immatériel/matériel ; pour el Moyen Âge, il existe du matériel spirituel (par exemple, les
reliques, la chair du Christ, celle des hommes lors de la Création, puis au paradis, le cœur) et de
l’immatériel charnel (c’est notamment le cas de la plupart des péchés6).
2. La relation entre spirituel et charnel est toujours d’ordre hiérarchique : conformément à l’ordre
divin et à celui de la Création, le spirituel est toujours supérieur au charnel, dans un lien qui dessine
idéalement un ordre harmonieux, celui qu’illustre par exemple l’humanité à ses origines ; toutefois, cet
ordre est profondément et constamment subverti par le péché par le péché et l’action du diable, pour
aboutir à la domination de la chair sur l’esprit ; l’Incarnation, puis l’action de l’Église ont pour effet de
rétablir la bonne articulation entre les deux registres ( de ce point de vue, le christianisme médiéval
repose sur un système duel, mais non dualiste ; toutefois, le glissement est aisé, ce que montrent bien
certains mouvements définis comme hérétiques par l’orthodoxie ecclésiastique).
3. Le contenu de chacun des termes est presque toujours défini par un rapport et non comme une
valeur substantielle — même si ce qui touche à Dieu est par définition spirituel, comme ce qui touche à
l’Église en tant qu’institution (ce qui n’exclut pas l’existence de mauvais clercs). Le même objet va donc
pouvoir changer de place et recevoir une valeur différente suivant le point de vue adopté : ainsi, le
mariage est charnel lorsqu’il est opposé au célibat, mais spirituel lorsqu’il est comparé à la fornication.
Il s’agit au total d’un système analogue à celui que l’on trouve dans bien d’autres sociétés, à la fois
très simple et très plastique. Il constitue un cadre de référence général parfaitement défini par les laïcs,
qui l’utilisent en décalque, en écart ou même en renversement : ainsi les thèmes de l’amour fin
promeuvent, dans l’imaginaire, l’idée d’une chair spirituelle contradictoire de celle de l’Église : les
relations sexuelles hors mariage dans ce cadre sont données pour spirituelles, face au mariage pensé
comme charnel ; de même le développement des récits du Graal traduit la revendication d’une
domination sociale fondée sur la détention du sang du Christ, objet spirituel s’il en est7.
6
Cinq des péchés capitaux correspondent à des désordres de l’âme, mais ils inscrivent ceux qui les commettent dans le registre de caro. Le
péché originel est du reste interprété, à partir de saint Augustin, comme une manifestation de la superbia et non de la luxure.
7
A. Guerreau-Jalabert et B. Bon, « Le trésor au Moyen Âge : étude lexicale », Micrologus, 32, 2010.