Cuisine et Politique le plat national existe-t-il?

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Cuisine et Politique le plat national existe-t-il?
Annie Hubert
ANNIE HUBERT
Cuisine et Politique
le plat national
existe-t-il ?
Q
ui dit plat national, invoque tout
de suite l’idée de nation, de pays,
d’entité politique avant tout. Si
la cuisine est un langage de l’identité, le
plat national serait alors l’emblème
d’un pouvoir politique. Peut-on en parler de cette manière ?
De l’expression
identitaire
ANNIE HUBERT
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Directeur de Recherche CNRS
UPRES-A 5036
« Sociétés Santé Développement »
CNRS et Université Bordeaux 2
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Plus que le langage, les choix alimentaires et la manière de préparer les mets,
autrement dit la cuisine, sont profondément liés au sentiment d’identité1. Or
ceci relève directement de ce que nous
choisissons d’appeler « la culture », utilisant le sens que lui donne Marshall
Sahlins d’« ordre signifiant de perception », de processus de « schèmes symboliques déterminés » efficaces, mais en
lente et constante transformation2. La
cuisine exprime davantage l’identité que
le langage car on assiste, en cas d’émigration vers d’autres pays et cultures, à un
perte de la langue d’origine après la
deuxième génération. Or, la perte des
habitudes culinaires, au moins pour les
occasions festives, ne se fait qu’à la troisième voire la quatrième génération, et
parfois les plats de fête persistent encore plus longtemps3. Nous reviendrons
plus loin sur le problème de l’émigration.
Nous constatons cependant que le
sentiment identitaire lié à la cuisine ne
s’exprime pas directement, il est en
quelque sorte « inversé », en négatif. En
effet: on n’est pas Japonais parce que l’on
mange du poisson cru avec de la sauce de
soja, mais parce que tous les autres, les
étrangers, les barbares en quelque sorte,
ne mangent pas comme nous. C’est la cuisine inférieure, voire dégoûtante ou dangereuse de « l’autre » qui nous conforte
dans notre appartenance au groupe.
Chaque culture va définir ce qu’elle
considère comme comestible, et les étrangers sont ceux qui mangent parfois des
choses non comestibles pour nous. Pensons à la consommation valorisée des
insectes en Amérique latine par exemple,
du chien dans plusieurs continents,
autant de facteurs « négatifs » qui nous
confortent dans notre appartenance aux
gens « civilisés ».
Donc, il y a une forte expression culturelle manifeste dans les traditions
culinaires des divers groupes humains.
Ces manifestations peuvent s’affiner à
diverses sous-catégories de ces mêmes
groupes : catégories sociales, ou d’âge
par exemple. Prenons la France actuelle : il existe une différence de cuisine
pratiquée par les jeunes cadres dynamiques et les ouvriers en usine, dans les
cuisines pour les enfants, pour les personnes âgées ou pour les adultes. Bourdieu y a consacré une grande partie de
son ouvrage sur la Distinction4. C’est en
adoptant la cuisine caractéristique de la
catégorie « supérieure » que l’on
acquiert sa distinction et que l’on change de statut socio-économique et culturel. Ce qui explique l’éternelle fuite en
avant des distingués du « haut », pour
redéfinir une cuisine du bon goût qui ne
serait que la leur. C’est un peu à ce phénomène que nous assistons aujourd’hui,
avec la vulgarisation des effets « Nouvelle Cuisine », et l’introduction d’une
cuisine du terroir, authentiquement
enracinée dans l’imaginaire de ceux qui
veulent se distinguer.
Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ?
Mais revenons à l’idée de nation et de
plat national : il faudrait alors que nous
puissions parler d’une culture « nationale ». Comment se construit-elle ? Par quoi
se traduit-elle ? Et si la culture est un
ensemble de schèmes en constante évolution, le plat national devrait lui aussi
changer au cours des siècles. En France,
nous passerions pour ainsi dire de la
poule au pot, au pot au feu et au steak
frites…
L’exemple français
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L’Etat français est-il né avec Louis XI
comme le déclare l’historien Murray
Kendall5 ? Et pouvons nous alors déjà
parler de « nation », alors que ce mot
n’apparaît qu’au siècle des Lumières ?
Quoi qu’il en soit, de la naissance de cet
état, centralisé, centralisateur, devrait
se développer une culture « nationale »
commune, à partir de processus qui font
partie d’un continuum d’intégration,
traduction et adoption d’idées, de
concepts et de coutumes, en constante
évolution et réadaptation. C’est dans ce
sens que nous pouvons dire que la culture est un concept « mouvant ». Or, ce
qu’il s’y développe surtout, avec la fin
du féodalisme, c’est une royauté toute
puissante, entourée d’une cour avec une
aristocratie « asservie » au pouvoir
royal, constituant ce que nous appellerions aujourd’hui une sous-culture dominante, et c’est celle-ci qui sera l’expression de la « culture française » pendant
des siècles.
Mais, « la France se nomme diversité » disait F. Braudel6. En dépit des souhaits d’assimilation et de domination
des appareils politiques la France,
comme tant d’autres nations, se compose d’une grande diversité de « pays ».
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les provinces, les régions, eurent leur langue,
leur cuisine, leur costume et leurs coutumes.
La plupart des nations, aujourd’hui,
sont à de rares exceptions près un agrégat de régions, dont les populations ont
conservé leur « culture » par rapport à
celle de l’Etat, idéalisée et souvent peu
ancrée dans la réalité « nationale ».
C’est justement à travers les régions, que
se manifestent encore aujourd’hui des
différences culturelles fortes, avec le
langage, l’accent, les préférences alimentaires et la cuisine.
Une cuisine nationale ?
Autant il est facile de parler de cuisine régionale, qu’elle soit de Gascogne ou
du Hokkaido, du Gudjarat ou du Maghreb, autant les choses se compliquent
lorsque l’on veut définir une idée qui
serait un plat national. Ceci implique une
pensée politique, un exercice de pouvoir,
une idée centralisatrice. Même dans
l’empire le plus centralisé de la planète
pendant des millénaires, et je veux parler de la Chine, on n’a pu définir un
concept de type « plat national ». On y
trouve comme en France et ailleurs, une
grande variété de cuisines régionales, à
forte connotation culturelle. Mais d’un
plat qui représenterait à lui seul l’essence même d’une nation et de son pouvoir :
point.
Par contre, il s’est développé en France, une tradition culinaire directement
liée à la royauté, à la cour, une fois le
nomadisme royal terminé et l’installation
du pouvoir central dans un lieu géographique précis, représentant majestueusement la puissance, le bon goût, le génie
artistique, l’essence de la civilisation des
bonnes manières. Dès le XVIIe siècle, nous
ne sommes pas encore dans l’idée de
Nation, mais de Royaume, se développe
une Nouvelle Cuisine, avec ses cuisiniers
James Ensor, La Mangeuse d’huîtres, Belgique, 1882, Anvers, Koninkijk Museum
voor Shone Kunsten.
C’est au cours des vingt dernières années du XXe siècle qu’Ostende gagna une
réputation de ville gastronomique grâce à ses huîtres.
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artistes que sont Pierre de Lune, La
Varenne et d’autres. Cette cuisine
devient la Cuisine Classique française,
qui exercera une action hégémonique sur
toute l’Europe pendant des siècles, et
l’on pourrait encore dire que cet état de
choses continue toujours. Cette Grande
Cuisine, codifiée plus tard par des
vedettes comme Escoffier, est une manifestation identitaire de l’aristocratie,
puis du pouvoir politique. Que l’on songe
au rôle fort important joué par un cuisinier pâtissier comme Carême dans les
chassés croisés politiques du XIXe siècle.
Nous avons là une cuisine qui caractérise la France, mais quelle France ? Celle
du pouvoir, d’une élite. Dans ce sens la
cuisine française fut éminemment politique. En même temps, les régions continuent de développer et de s’identifier à
leurs cuisines, leurs produits, leurs goûts
propres. Voire à les utiliser pour revendiquer contre le pouvoir central. La révolution n’y changera rien. Les identités
régionales perdurent et se manifestent
encore de nos jours.
La révolution, avec les cocardes, drapeaux, scolarisation, enseignement du
français, n’a pas inventé un plat national.
Elle s’est contentée de reprendre la cuisine du pouvoir, modifiée lentement par
la bourgeoisie. Jusqu’à ce que réapparaisse le régionalisme, la valorisation
des plats authentiquement locaux. Pensons au rôle, pas toujours très net, que
joua sous le nom de plume de Pampille,
l’épouse de Léon Daudet, pour la réhabilitation des cuisines régionales dans un
courant xénophobe et ultra-nationaliste
français.
Et le plat national ?
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Nous pouvons donc parler d’une cuisine nationale, et en France d’une cuisine qui a dominé le monde occidental
dans l’expression du « bon goût », mais
de plat national ? point.
Et pourtant : qui a inventé l’idée banale de steak-frites pour représenter la
richesse et l’identité de la cuisine française ? D’où est sortie cette image ? Un
mystère à résoudre en tout cas. Pour certains, c’est Henri IV et sa poule au
pot qui ont inauguré en France le plat
national. Ce ne l’était certes pas à son
époque, et pas davantage aujourd’hui.
Toutes les cuisines du monde ont un plat
de « bouilli », aux appellations plus ou
moins évocatrices (olla podrida, puchero,
pot au feu, boiled dinner et j’en passe).
Nous nous trouvons devant une situation où il semblerait que parfois on ait
besoin, avec le drapeau, l’hymne national
et la langue, d’un plat qui rassemble
toutes les différences régionales. Pour
nous ou vis-à-vis des autres ? Un des
exercices les plus agréables de l’activité
touristique est la recherche et la trouvaille du « plat typique » qui constitue
une expérience gastronomique mémorable, en bon ou en mauvais, et qui arrive à caractériser l’ensemble des techniques et préférences culinaires d’un
pays.
La question peut se poser alors, que la
création ou plutôt l’attribution d’un plat
dit national est un fait du regard des
étrangers, un peu comme une image
miroir de l’identité. Pour les Français, le
plat national des autres n’est pas une
énigme, nous avons une foule de
réponses sur ce sujet. Les Anglais ? ils
mangent du gigot bouilli avec une sauce
à la menthe, tous les petits Français vous
le diront, Astérix oblige ; les Belges ? des
frites et des moules bien sûr, les Allemands ? la choucroute ; les Italiens ? les
spaghettis bolognaises et les pizza ; les
espagnols ? la paella ; les Japonais du
poisson cru et les Chinois du riz avec des
plats en sauce aigre-douce (dans une
mauvaise interprétation de la cuisine
cantonaise).
Mais alors, les voisins belges nous
diront que le waterzoi pour les Flamands
et les carbonades pour les Wallons sont
des plats plus représentatifs… une
nation ? non, deux univers culturels et linguistiques.
Les Anglais, seraient bien en mal de
définir un plat national, il y a trois
grandes régions avec des cuisines qui
leur sont propres, à moins que tout le
monde ne se sente uni autour de la dinde
de Noël et du pouding, ce que nieront les
nationalistes écossais, gallois ou irlandais.
Pour les Anglais nous sommes non
point des consommateurs de steak frites,
mais des mangeurs de grenouilles et
d’escargots. Pour les Américains que
nous imaginons ne consommer que des
hamburgers frites, le plat national français pourrait bien être la quiche, qu’ils
ignorent être lorraine.
Le problème se complique lorsque
nous abordons le Maghreb : le couscous
est le plat national. Quoi, de trois pays
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
distincts ? de préparation fort différente
chaque fois, sans compter que le couscous se retrouve en Sicile et en Egypte…
Nous retombons dans le régional, le culturel et le technique. Il ne s’agit plus
exactement d’un plat, mais d’un procédé
culinaire à base de céréales.
Autrement dit, la constitution d’un
plat national serait une idée, une représentation de ce que consomment les
autres, par opposition à nous. Nous nous
sentons unis dans une même cuisine,
face à ce que mangent les barbares, les
étrangers, qui ne se nourrissent pas
comme nous, leur alimentation illustrée
par un plat que nous pensons caractéristique. L’identité culinaire se fait par l’exclusion en quelque sorte.
Or c’est bien ainsi qu’apparaissent
nos idées sur le plat national, c’est toujours celui des autres, et quand il faut
définir le nôtre cela devient impossible. Nous sommes obligés de retrouver
les régions, les noyaux culturels forts,
enracinés dans un milieu, où l’on a
développé des produits et des techniques ancestrales.
Le plat national
est aussi un plat
de migrants
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C’est en quittant sa culture que l’on
comprend l’importance de sa cuisine.
Les goûts qui rassurent, qui sécurisent,
les substances, les techniques familières, qui font du bien à l’âme sont
essentiels au bien-être, au bonheur. Les
anciens esclaves noirs d’Amérique ont
un beau mot pour cela : « soul food », ou
nourriture de l’âme. C’est pourquoi sans
doute, l’identité culinaire perdure tant
chez les migrants. Et c’est alors que
naît le plat emblématique, autour
duquel on se retrouve en groupe, renforçant les liens de cohésion, rassurant,
sécurisant. C’est la quête impossible
d’enfants émancipés, adultes, expatriés,
qui recherchent et réclament sans
jamais vraiment l’obtenir, ce plat si
délectable que seule leur mère savait si
bien préparer. Le couscous en est un
excellent exemple pour les habitants du
Maghreb, y compris pour les anciens
colons. A l’étranger il sera plat national
algérien, tunisien, marocain, même si
dans ces pays, la population est loin d’y
songer comme à un plat représentant
leur pays !
Les Argentins émigrés vous diront
que l’asado avec sa sauce, le chimichurri, est le plat nostalgique, qui les unit
dans le souvenir des pampas et des montagnes. En Argentine on ne songerait
pas à en parler comme d’un plat national
et on proposerait bien d’autres alternatives comme le puchero ou les empanadas. Autrement dit, le plat emblématique n’en est pas pour autant un plat
national. Il est utilisé par des groupes
émigrés qui y retrouvent sécurité, bienêtre, dans un souvenir idéal et idyllique
d’un pays et d’une enfance qui ont perdu
leur réalité. Cela perdure tant qu’ils se
trouvent en situation d’exclusion ou
encore en processus d’intégration.
On pourra par contre parler de cuisines nationales, dans des cas particuliers, comme celui de la France. Une cuisine née d’un pouvoir politique,
représentant une culture qui se veut
nationale et uniforme, tout en sachant
que dans ce même pays, les identités culinaires régionales perdurent, et sont
revendiquées comme ancestrales et traditionnelles. Elles ont le vent en poupe et
ont de beaux jours devant elles, sachant
bien sûr, qu’il s’agit davantage d’une
représentation que d’une réalité : les
recettes du terroir, comme tout autre
acte culinaire, se sont transformées et
continuent à se transformer au fil du
temps, et cependant elles ne perdent rien
de leur effet identitaire, elle offrent
même aux plus imaginatifs, des racines
« virtuelles » dans un terroir imaginaire…
Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ?
Notes
■
1. A. Hubert « Destins transculturels »
Mille et Une Bouches, Autrement,
n° 154 mars 1995, p 114-119.
2. M. Sahlins « Au cœur des sociétés :
raison pratique et raison culturelle »,
Gallimard, 1980.
3. A. Hubert et G. de Thé « Modes de
Vie et Cancers » Robert Laffont,
Paris, 1991.
4. P. Bourdieu « La Distinction »
Editions de Minuit, Paris, 1979.
5. M. Kendall « Louis XI » Fayard,
Paris, 1971.
6. F. Braudel « L’identité de la
France » Flammarion, Paris, 1986.
7. E. LE Roy, La culture otage du développement, L’Harmattan « La culture commune comme réponse à la
crise de l’Etat et des économies en
Afrique », 1994, pp. 103-104.
Publications
de l’auteur
■
• Modes de Vie et Cancers, Robert Lafont,
Paris 1990.
• Le manger Juste, J.-C. Lattès, Paris
1991.
• L’Héritage de la cuisine française, avec
les Sœurs Scotto, Hachette, Paris
1991.
• Pourquoi les Eskimo n’ont pas de cholestérol, First, Paris, 1995
• L’ABCdaire du gourmet, Flammarion
1997.
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