Le préjudice moral

Transcription

Le préjudice moral
Le préjudice moral
Cette note a pour objet de présenter quelques réflexions sur l’évolution actuelle du préjudice morale
des associations, notamment des associations en défense de l’environnement et les possibilités ainsi
offertes dans le cadre plus précis de la loi DALO.
I. Le préjudice moral
D’après la définition de Marty et Raynaud le préjudice moral est le dommage atteignant les intérêts
extra patrimoniaux et non économiques de la personne, en lésant ce qu’on appelle les droits de la
personnalité1.
Dans le cadre associatif, la reconnaissance du préjudice moral et, de manière encore plus précise des
associations de protection de l'environnement, requiert en toute hypothèse la démonstration d'un
intérêt à agir et la preuve d'un préjudice actuel et certain.
Il convient de se pencher sur les notions de préjudice et d’intérêt afin de mieux percevoir les
fondements du préjudice moral.
1. Définition du préjudice et notion d’intérêt
Le préjudice est défini par l’opinion dominante comme la lésion d’un intérêt quelconque2. Il convient
ainsi de cerner les contours de la notion d’intérêt qui sert à définir le préjudice.
A son apparition au XVIIIe siècle l’intérêt signifie « dommage, préjudice ou tort » et est lié à l’idée de
« ce qui importe ». Plus tard l’intérêt s’emploi également pour désigner la réparation. Aujourd’hui
l’intérêt est présent dans nombreuses disciplines et son étendue à diverses branches du droit rend
difficile toute tentative de définition unitaire. On retiendra ici que dans tous les cas le terme intérêt
fait référence à l’utilité, l’avantage, l’importance qu’ont les choses. Il désigne ce qui importe, ce qui
est bon, ce qui est opportun, avantageux, bénéfique. Un intérêt apparaît comme une utilité
matérielle ou morale, actuelle ou future, en général égoïste mais parfois altruiste d’une entité
porteuse d’intérêt.
2. Rapports entre l’intérêt et le préjudice
La notion de préjudice entretient un double rapport avec la notion d’intérêt : d’une part, d’un point
de vue processuel, toute action en réparation d’un préjudice suppose l’existence d’un intérêt à agir.
D’autre part, d’un point de vue substantiel, la qualification d’une situation dommageable en
préjudice suppose la lésion d’un intérêt. S’agissant plus spécialement de l’intérêt présent dans la
définition substantielle du préjudice, il s’entend de ce qui est utile, qui importe, qui procure un
avantage. L’intérêt confère sa dimension objective au préjudice. Cependant tout intérêt ne saurait
bénéficier de la protection de la responsabilité civile, il faut que le droit le juge digne de respect.
1
Marty et Renaud, Droit civil, les obligations, 1962 p. 360.
G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, J. Ghestin (dir.), LGDJ, 3 éd.,
2008, n° 256 s.
2
La question qu’il convient de se poser tout d’abord est celle de savoir si une personne morale peut
être victime d'un préjudice moral3. La doctrine a longtemps été partagée sur cette question, mais la
reconnaissance du préjudice moral des personnes morales par des décisions nombreuses et
anciennes a réduit la portée des voix hostiles à une telle reconnaissance.
Ce préjudice moral des personnes morales, discuté par certains auteurs, est cependant reconnu
aujourd'hui par la majorité, même s'il est souvent minimisé. Ainsi, l'ouvrage de Malaurie, Aynès et
Stoffel-Munck affirme d'abord que la notion de préjudice moral recouvre « toute forme d'atteinte à
la personnalité de la victime » et que, « sous cet angle, même les personnes morales peuvent subir
un préjudice moral », et, juste après, que, « de manière plus étroite, le préjudice moral peut aussi
être compris comme une atteinte aux sentiments », ce qui ne devrait concerner que les personnes
physiques. Mais si l'on souhaite reconnaître un préjudice moral aux personnes morales, il faut
justement ne plus parler de sentiments, puisque ces personnes juridiques non humaines n'en ont
pas... Il faut viser plus haut, si l'on veut, et évoquer le préjudice atteignant la personne morale dans
son être et non dans son avoir, dans son patrimoine. Le préjudice moral des personnes morales se
rencontrerait lorsqu'il est porté atteinte à ce qui fait leur spécificité, à leur image, à leur culture, à ce
qui les distingue des autres groupements.
3. Quelles personnes morales ?
Il ne nous semble pas que le visa des dispositions du code civil les plus fondamentales relatives à la
responsabilité civile délictuelle et à la responsabilité civile contractuelle permette de répondre à
cette question.
Toutes les personnes morales ont-elles vocation à demander réparation d'un préjudice moral, ou en
est-il de moins évoluées, de plus insensibles, et à ce titre non susceptibles de subir un préjudice
moral ? Une société ou une association peuvent être des entrepreneurs, comme le serait une
personne physique. L'association peut défendre une grande cause. Il est sans doute compréhensible
que l'une ou l'autre puisse subir un préjudice moral lorsque leurs intérêts d'entrepreneur ou la cause
défendue subissent une atteinte. Il faut peut-être considérer différemment d'autres personnes
morales, aux intérêts plus étroits, à la fonction plus sommaire et répétitive, plus limitée en somme. A
ce titre, un syndicat de copropriétaires d'immeuble, une masse d'obligataires, ne seraient pas
nécessairement des sujets aptes à connaître un préjudice moral.
4. Quels préjudices moraux ?
Tous les préjudices moraux ne sont pas réparables du chef d'une personne morale. La grande
diversité des préjudices moraux concevables ne rend pas l'exercice aisé, mais on peut au moins
s'accorder sur le fait qu'une personne morale n'a pas de sentiments, sauf à lui prêter ceux de ses
membres ou de ses dirigeants, pas plus qu'une personne morale n'a de corps qui puisse ressentir une
douleur, et qu'il faut par conséquent opérer une distinction parmi les différents préjudices moraux
pour en soustraire certains de la sphère d'activité des personnes morales.
Ainsi, l’atteinte à la réputation, à l'honneur, à la dénomination sociale, au respect de la vie privée, à
l'inviolabilité de la correspondance, seraient des préjudices réparables du chef tant des personnes
physiques que des personnes morales. En revanche, le préjudice de stress, d'anxiété, de déception
ou d'affection, le pretium doloris, le préjudice esthétique ou sexuel, ne seraient réparables que du
chef des personnes physiques.
Pourtant, on constate une évolution de la question au sein de la jurisprudence. Ce mouvement a
pour effet d’élargir considérablement l’appréciation du préjudice moral pour les associations,
notamment dans le cadre de la défense de l’environnement. Il est ainsi intéressant d’observer cette
évolution afin d’en tirer quelques enseignements qui pourraient s’appliquer au contentieux DALO.
3
B. Dondero, « La reconnaissance du préjudice moral des personnes morales », Dalloz 2012 p. 2285
II. Evolution de l’appréciation du préjudice moral en matière environnementale
La place du préjudice moral des associations dans le cadre environnemental pourrait s'étoffer sous
l'action d'un affinement des chefs de préjudices extrapatrimoniaux et d'une réparation possible
malgré l'absence d'atteinte à l'environnement4.
Dans ce contexte, on trouve dans la jurisprudence deux manières de caractériser la présomption de
préjudice moral : par l’atteinte aux intérêts collectifs et par l’atteinte à l’environnement.
Le préjudice moral de l'atteinte aux intérêts collectifs
On a constaté dans ce cas de figure que les juges n'hésitent pas à relever que «la seule atteinte
portée aux intérêts collectifs » suffit à « caractériser le préjudice moral indirect » 5 . Cette
jurisprudence enseigne que le préjudice moral est lié à l'appréciation des intérêts collectifs défendus
par une association.
Quels sont les chefs de préjudices consacrés ?
Tout d’abord le préjudice de jouissance et/ou d’usage
Le préjudice de jouissance s'entend d'une atteinte qui empêche d'user et de retirer certains fruits de
la nature. Il est en général invoqué par les associations assurant la gestion d'une activité exercée par
leurs membres et dépendante de la qualité de l'environnement, par exemple lorsqu'une pollution
empêche de jouir de l'espace qu'elles entendent préserver. C'est le cas des fédérations de pêche ou
de chasse qui agissent pour défendre les intérêts collectifs de leurs membres. Pour apprécier la
réalité du préjudice, le juge confronte l'importance de la pollution à l'objet même de l'association,
comme le montre un arrêt du 10 avril 1997 rendu par la Cour de cassation qui indemnise un
préjudice de jouissance «résultant pour les pêcheurs de la perte des poissons et écrevisses»6.
Cet arrêt rappelle qu'il ne faut pas confondre le préjudice de jouissance pour atteinte aux intérêts
collectifs des pêcheurs et le préjudice moral pour atteinte à des intérêts collectifs supérieurs
découlant de l'atteinte à l'environnement.
Egalement l'atteinte à la réputation ou à l'image invoquée par des personnes privées qui
démontrent que l'atteinte à la nature ternit l'image de leur activité, celle-ci étant en étroite relation
avec la qualité de la nature ayant été polluée7, mais aussi par des personnes morales de droit public
qui jouissent d'une réputation et image favorable quant à la qualité de leur environnement8.
Certains juges ne se réfèrent à aucune catégorie connue mais amorcent une explication des
conséquences morales elles-mêmes en raison de la dimension philosophique ou, au contraire,
concrète de l'atteinte à l'environnement. Ainsi, le préjudice moral s'infère d'une « atteinte aux traits
d'une personne morale qui participent de son essence et fondent ainsi son identité foncière, sa
personnalité au sens social du terme »9, autrement dit d'une atteinte à son « être » et non à son «
avoir »10.
S'agissant des associations de protection de l'environnement, il convient de déterminer ce qui
participe de son essence. D'emblée, celle-ci se reflète dans son objet social, à savoir la défense de
4
M. Boutonnet, L. Neyret, « Préjudice moral et atteintes à l'environnement », Dalloz 2010 p. 912
Nîmes 14 oct. 2008, Juris-Data, n° 007766
6
Crim. 10 avr. 1997, Dr. env., oct. 1997, n° 52, p. 4
7 TGI Nanterre 11 mai 2009
8
TGI Nanterre 11 mai 2009
9 P. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2009-10, n° 1605 s
10 P. Stoffel-Munck, « Le préjudice moral des personnes morales », Mélanges en l'honneur de P. le Tourneau,
Libre droit, Dalloz, p. 969, n° 18
5
l'environnement : ces associations « sont désintéressées» et « poursuivent un but d'intérêt général
de caractère écologique ». Leur essence est associée à leur identité. Plus profondément, ces
personnes morales trouvent leur raison d'être, non seulement dans des valeurs concernant le
respect de l'environnement, mais aussi dans la volonté de représenter ses valeurs par certaines
actions. Elles sont acteurs « d'adhésion » comme de «participation» à la préservation de
l'environnement. D'où le possible préjudice moral en cas d'atteinte à ce qu'une association de
protection de l'environnement « est » et « fait ».
Deux grands types de dommages moraux pourraient se dégager de la définition du préjudice moral
subi par les associations de protection de l'environnement et des premières manifestations
jurisprudentielles ouvrant droit à sa réparation et, ainsi, parfaire le principe de réparation intégrale :
les dommages résidant dans l'atteinte aux intérêts propres à l'association et ceux touchant aux
intérêts collectifs qu'elle défend.
Atteinte aux intérêts propres Dans le premier cas, le préjudice moral pour atteinte aux intérêts
propres de l'association se déduirait des conséquences que l'atteinte à l'environnement entraîne sur
sa personne. Différents droits de la personnalité ont ici vocation à être protégés. Ainsi trouverait-on,
dans cette catégorie, l'atteinte à la réputation ou à l'image d'une association lorsque « sa
personnalité » est altérée « aux yeux du public ». C'est le cas de celle qui entend agir en faveur d'un
espace dégradé, le dommage écologique laissant penser que l'association exécute mal sa mission,
que son action est critiquable. L'image ou la réputation de l'association ne serait donc ternie qu'à
condition qu'elle se voit confier la gestion de l'environnement dégradé.
Pourrait s'ajouter un préjudice de jouissance propre à l'association si elle a vocation à user et profiter
de l'espace endommagé.
Atteinte aux intérêts collectifs Dans le second cas, la définition du préjudice moral invite à clarifier
les conséquences dommageables de l'atteinte aux intérêts collectifs défendus par l'association
demanderesse en distinguant les intérêts catégoriels des intérêts altruistes.
Intérêts catégoriels - Comme le rappelle la doctrine, les intérêts collectifs défendus par les
associations peuvent être catégoriels s'ils visent un groupe de personnes ayant un même intérêt11.
Une association peut ainsi agir pour défendre les intérêts de ses membres. Ainsi, est admis que,
lorsque l'atteinte à un élément naturel provoque un dommage pour des personnes ayant le droit
d'en user, l'association peut demander réparation du préjudice moral résidant dans l'impossibilité de
permettre cet usage. Demain, ce chef de préjudice pourrait s'ouvrir à une autre catégorie de
préjudice de jouissance. En effet, lorsqu'une association s'avère particulièrement impliquée dans la
gestion d'un intérêt collectif, il est envisageable de reconnaître un préjudice de jouissance en cas
d'atteinte aux intérêts plus largement collectifs, bien qu'encore catégoriels. On pense ici en
particulier aux intérêts des bénéficiaires de la législation DALO. Le préjudice résulterait de
l'impossibilité pour ces personnes de jouir du logement qui devrait leur être attribué.
Intérêts altruistes Enfin, au-delà des intérêts propres et catégoriels, les associations de protection
de l'environnement sont autorisées par le législateur à défendre des intérêts altruistes tournés vers
la cause environnementale, satisfaisant l'ensemble de la société12. Or, au regard des premières
jurisprudences et de la définition du préjudice moral, deux types de chefs de préjudice
extrapatrimonial pourraient être plus clairement dégagés lorsque l'atteinte à l'environnement lèse
ces intérêts altruistes : les préjudices inhérents à l'activité affichée par les statuts de l'association et
11
L. Boré, La défense des intérêts collectifs par les associations devant les juridictions administratives et
judiciaires, LGDJ, 1997, n° 99 s
12
G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, J. Ghestin (dir.), LGDJ, 3
éd., 2008, n° 256 s.
(ou) ceux résultant de l'atteinte à l'activité effectuée.
Activité affichée Dans le premier cas, le préjudice moral serait lié à ce qu' « est » la personne morale
juridiquement, indépendamment de ce qu'elle « fait ». Puisque la représentation des intérêts
environnementaux est de son essence, on en déduit que la dégradation de l'environnement atteint
son intégrité. L'atteinte à l'environnement touche directement à ce que l'association représente
symboliquement, ce pourquoi elle existe. On pressent ici qu'il s'agit d'une catégorie ouverte. Dans
tous les cas, la réalité du préjudice devrait être subordonnée à l'examen des statuts de l'association
et à l'importance de la pollution.
Activité effectuée Dans le second cas, le préjudice moral, en germe dans la jurisprudence, résulterait
de l'atteinte à l'activité qui est concrètement réalisée par la demanderesse. Puisqu'elle exerce des
actions en faveur de l'environnement, les dommages à l'environnement les perturbent. Le préjudice
moral résulterait alors d'une « perturbation des activités effectuées», conçu ici comme un pendant
du « trouble dans les conditions d'existence » subi par les personnes physiques. Plus précisément, au
regard des premières traces jurisprudentielles, ce préjudice pourrait à son tour être affiné. D'une
part, en ce que l'association a pu déjà oeuvrer par différentes actions en faveur des éléments
naturels atteints, il pourrait être reconnu un préjudice moral pour perturbation des activités passées.
Il s'agit ici de l'atteinte aux efforts déjà déployés. Par analogie avec des préjudices moraux bien
connus dans d'autres domaines, on pourrait même en déduire un préjudice pour cause de
«déception»13, de « frustration ou « perte de chance » de voir l'état de la nature «s'améliorer »14.
D'autre part, puisque l'association va devoir agir de nouveau en faveur de la défense de
l'environnement, la dégradation environnementale crée un préjudice moral pour perturbation des
activités futures. En effet, il est possible qu'elle doive redoubler d'efforts, déployer des actions plus
importantes que prévues, quitte à en délaisser d'autres pendant un certain temps. Se dégageraient
ici des chefs de préjudices résidant dans « l'intensification » de l'activité destinée à la remise en état
et dans la « réduction » des autres activités en cours ou à venir. Dans les deux cas, on n'oubliera pas
que « l'intensité de la lésion» dépendra de l'importance à la fois de l'activité sur le terrain et de la
dégradation environnementale.
III. L’élargissement de l’appréciation du préjudice moral
On remarque deux mouvements dans l’élargissement de l’appréciation du préjudice moral dans le
cadre des associations de défense de l’environnement. L’un a un caractère jurisprudentiel. L’autre se
situe encore au stade doctrinal.
-le déplacement opéré par la jurisprudence de l’intérêt particulier vers l’intérêt général
-l’objectivation de la condition de préjudice (théorie doctrinale)
1. Défense de l’intérêt particulier à l’intérêt général par les associations à travers le préjudice
moral
La notion de préjudice moral a connu un usage intense en matière d'environnement puisque c'est
sous son couvert qu'a été réparé dans un premier temps le préjudice écologique pur 15 . La
reconnaissance du préjudice écologique en tant que tel n'a pas pour autant jeté aux oubliettes le
préjudice moral puisque la notion a encore de multiples raisons d'être, même si son appréciation est
en voie d'affinement16. Ainsi en est-il de toutes les atteintes aux droits de la personnalité des
associations, comme leur réputation, leur nom, leur image de marque.
13
Civ. 3, 30 janv. 1991, n° 89-19817, non publié.
En responsabilité médicale, Civ. 1, 18 janv. 2005, n° 03-17906, Bull. civ. I, n° 29 ; D. 2005. AJ 524
15
L. Neyret, « Naufrage de l'Erika : vers un droit commun de la réparation des atteintes à l'environnement », D.
2008. 2681
16
M. Boutonnet et L. Neyret, « Préjudice moral et atteintes à l'environnement », D. 2010. 912
14
Certaines jurisprudences illustrent bien ce mouvement. Par exemple l’arrêt de la troisième chambre
civile de la Cour de cassation du 8 juin 201117 qui vient contribuer au débat par la reconnaissance
d'une nouvelle forme de préjudice moral subi par les associations. Il s’agit de celui résultant d'une
infraction environnementale qui a cessé par la remise en conformité de l'installation avec les
exigences de l'autorité administrative.
En l’espèce, la violation de la réglementation environnementale avait créé un risque de réalisation
d'un dommage à l'environnement, risque qui caractérisait l'atteinte portée aux intérêts de
l'association dont l'objet est spécifiquement la protection de l'environnement.
Il ne s'agit pas de réparer un dommage environnemental qui se serait effectivement réalisé mais le
risque de dommage qui a été créé par le non-respect de la réglementation. Le fait que le risque ait
cessé par la remise en conformité de l'installation ne fait pas disparaître l'atteinte portée à l'objet
social de l'association qui est justement de concourir au respect de l'environnement par l'ensemble
des acteurs. Certes, cette circonstance ne sera pas indifférente et devra être prise en considération
dans l'évaluation du préjudice mais elle ne fait pas disparaître pour autant l'atteinte portée à l'objet
social de l'association. L'action de l'association n'a pas alors pour objet de faire cesser l'illicite.
Il ne s'agit pas non plus de réparer un dommage environnemental qui se serait effectivement réalisé
mais le risque de dommage qui a été créé par le non-respect de la réglementation. Le fait que le
risque ait cessé par la remise en conformité de l'installation ne fait pas disparaître l'atteinte portée à
l'objet social de l'association qui est justement de concourir au respect de l'environnement par
l'ensemble des acteurs.
Comme toute matière défendant un intérêt altruiste, le droit de l'environnement a beaucoup à
attendre de l'action des associations de protection qui seront souvent plus diligentes que le parquet
à venir requérir l'application des règles contraignantes de la matière. Admettre la réparation du
préjudice moral qu'elles ont subi du fait de la violation des législations environnementales permet
aux associations « de jouer le rôle d'aiguillons pour le respect du droit de l'environnement »
Ces derniers développements marquent l'émergence des associations de protection de
l'environnement en tant que « ministère public à objet privé ».
Il existe un courant jurisprudentiel qui permet d’affirmer que les frontières entre les intérêts
collectifs des associations et l’intérêt général s’estompent. Les lignes de démarcation deviennent
d'autant plus floues lorsque l'intérêt collectif défendu par l'association s'apparente à l'intérêt
général, comme c'est le cas en matière de droit de l'environnement. Une partie de la doctrine
souligne ainsi le caractère politique que prend l’appréciation du préjudice moral au regard des règles
de la responsabilité civile, compte tenu de l’importance de la législation environnementale18. Cette
apppréciation pourrait sans doute s’étendre à d’autres domaines de la vie sociale revêtant un
caractère d’intérêt général comme le droit au logement digne et pour tous. La frontière entre droit
fondamental et intérêt général devient également floue. Ce flou permettra d’y glisser le DALO dans
cette catégorie d’intérêts.
Il est surprenant d'identifier un préjudice moral dans la violation de la réglementation
environnementale, alors même que celle-ci a cessé et qu'aucun dommage environnemental ne s'est
réalisé. Qu'elle est alors l'étoffe, la consistance d'un tel préjudice ?
Spécialité de l'objet social, fondement de l'intérêt à agir
17
n° 10-15.500, D. 2011. 1691, obs. G. Forest
B. Parance, « Action en justice des associations de protection de l'environnement, infraction environnementale
et préjudice moral », Dalloz 2011 p. 263.
18
De nombreuses décisions ont admis depuis les années 1970 que, hors habilitation législative, les
associations avaient intérêt à agir en justice au nom des intérêts collectifs qu'elles défendent dès lors
que ceux-ci entrent dans leur objet social. C'est la spécificité de l'objet social qui caractérise alors le
préjudice personnel et direct de l'association qui fonde l'intérêt à agir. Cette solution a été admise à
l'origine dans des hypothèses particulières19.
Cette jurisprudence unifie la question de la recevabilité de l'action à celle de la preuve du préjudice
puisque c'est justement la preuve du bien fondé de l'action, c'est-à-dire la preuve de l'atteinte aux
intérêts collectifs entrant dans l'objet social de l'association, qui la rendra recevable. Une telle
jurisprudence fait preuve d'audace, prenant son autonomie des habilitations légales et appréciant
par elle-même ce qui relève du préjudice personnel des associations. Par une sorte de translation, le
préjudice collectif prend un caractère personnel en raison de l'objet lui-même collectif de
l'association. Mais par la même occasion, le caractère personnel du préjudice est en réalité un intérêt
général violé, celui de la défense de l’environnement.
On pourrait extrapoler ces conclusions au cadre DALO dans la mesure où le droit au logement
opposable peut être considérée comme une question d’intérêt général. Il serait ainsi intéressant de
poursuivre la réflexion dans ce sens.
Recours au préjudice moral dans le cadre précis du DALO
Mme Merloz rapporteur public, dans ses conclusions dans l’affaire n° 11PA04843 du CCA 3ème
chambre 20 septembre 2012 souligne la pertinence d’un recours au préjudice moral au renfort
d’une demande d'indemnisation du préjudice subi pour un montant de 15 000 €.
Cette possibilité a été utilisée pour saisir le tribunal administratif de Paris d'un recours en
responsabilité de l'Etat. Le tribunal a fait droit aux prétentions des requérants par deux jugements du
12 juillet 2011 et du 20 octobre 2011.
Le choix de la responsabilité pour faute du fait des carences de l'Etat semble pertinent pour le
rapporteur.
S'agissant du fond de ces affaires, la première question à examiner est celle du fondement sur lequel
la responsabilité de l'Etat peut être engagée. D’après le rapporteur alors que le Conseil d'Etat dans
son rapport public de 2009 n'avait pas exclu que soit mise en cause la responsabilité sans faute de
l'Etat, les premiers juges ont opté pour une responsabilité pour faute, mettant l'accent sur la carence
de l'Etat à procéder au relogement des intéressés. De l’avis du rapporteur, cette solution ne pourra
qu'être confirmée.
Les premiers juges ont en effet relevé que les dispositions de la loi du 5 mars 2007, éclairées par les
travaux parlementaires qui ont précédé leur adoption, font peser sur l'Etat, désigné comme garant
du droit au logement opposable, une obligation de résultat et non une simple obligation de moyens.
Comme l'a relevé le rapporteur public, « en créant le DALO, le législateur a bien mis en place une
base suffisante en droit interne pour que les personnes remplissant les conditions qu'il pose, tout
particulièrement celles qui ont été reconnues prioritaires par la commission de médiation, puissent
nourrir l'espérance légitime de se voir proposer un logement... La loi dit clairement que le préfet est
tenu de leur faire une telle proposition, qui plus est dans un délai déterminé. Les bénéficiaires d'une
décision de la commission de médiation disposent donc bien d'un acte juridique leur donnant une
forme de créance sur l'Etat, exigible dans ce délai ». Dans ces conditions, l'Etat ne peut s'exonérer de
sa responsabilité en évoquant, comme il l'a fait, les efforts réalisés pour accroître l'offre de
logements ou l'insuffisance de ses moyens et son impossibilité matérielle à honorer ses obligations.
19
Crim. 14 janv. 1971, Bull. crim. n° 14, recevabilité de l'action d'une association à la mémoire des victimes de
la déportation qui subit un préjudice direct et personnel du fait de l'apologie des crimes de guerre, et a un intérêt
à agir en raison de la spécificité de son but et de l'objet de sa mission
Seul un cas de force majeure ou un comportement propre à l'intéressé - circonstances qui ne sont
pas invoquées en l'espèce - serait de nature à l'exonérer totalement ou partiellement.
Ce régime est très protecteur du droit des justiciables qui, comme dans les hypothèses de
présomption de faute, doivent seulement établir que l'administration n'a pas été en mesure
d'atteindre le résultat ou le but qui lui est assigné par la loi. La carence de l'Etat à prendre les
mesures qui s'imposent suffit alors à révéler l'existence d'une faute susceptible d'engager sa
responsabilité.
Mais c’est la délicate réparation des préjudices subis qui doit retenir ici toute l’attention. Il s’agit
d’une recherche d'un juste équilibre. Les intéressés ont subi un réel préjudice alors que leur a été
reconnu un droit au logement opposable. Le juge administratif, s'il est conscient des difficultés de
l'administration, est le dernier recours du justiciable pour inciter l'Etat à prendre les mesures
indispensables au respect de ses obligations. A la portée dissuasive des condamnations indemnitaires
s'ajoute donc une vertu pédagogique.
L'indemnisation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence semble ainsi
pertinente pour le rapporteur.
Les troubles dans les conditions d'existence sont sans conteste établis, souligne Mme Merloz
puisque, en l’espèce, les requérants attendent et espèrent obtenir leur relogement depuis quatre ans
me
et continuent, malgré une décision de justice en leur faveur, à vivre dans un logement inadapté. M
Kebdani, la requérante, vit avec son compagnon et ses deux enfants dans un logement de 24 m² et
que la commission de médiation l'a désignée comme prioritaire en raison de la sur-occupation du
logement et de la présence d'enfants mineurs. M. Bel Hyad, l’autre requérant, vit pour sa part avec
son épouse et trois de leurs enfants dans un logement de 28 m² dont la commission de médiation a
reconnu, outre la sur-occupation en présence d'enfants mineurs, le caractère impropre à l'habitation.
Ainsi, le rapporteur est d'avis d'admettre également l'existence d'un préjudice moral. La frustration
de ne pas obtenir l'exécution d'une décision de justice et la souffrance due à la dénégation d'un droit
opposable constituent bien, selon le rapporteur, un préjudice distinct des conséquences de l'inaction
de l'Etat sur les conditions de vie des intéressés.
La Cour n’a pas suivi les conclusions de Mme Merloz et a décidé que M. C ne justifie pas d'un
préjudice distinct de celui résultant du retard dans le paiement de l'indemnité principale, déjà réparé
par le versement des intérêts moratoires compris dans ladite indemnité. Les conclusions si elles ont
été rejetées, il n’en demeure pas moins qu’elles sont le signe incontestable d’une ouverture du
champ du préjudice moral dans le cadre DALO. La voie reste ainsi ouverte à d’autres contentieux
pouvant se fonder sur ce préjudice.
2. L’objectivation de la condition de préjudice
Il s’agit, pour conclure cette note, de présenter une proposition doctrinale en faveur d’une nouvelle
catégorie juridique : « les centres d’intérêts ». Cette nouvelle catégorie a été proposée par G. Farjat.
Elle serait intermédiaire entre les personnes et les biens. Il s’agit d’une notion de fait produisant des
effets de droit à géométrie variable, dépourvue de la personnalité juridique et donc du droit d’agir
mais qui détermine un point d’imputation du droit. Les centres d’intérêts constituent des sujets du
droit mais pas des sujets de droits, et ont dès lors besoin d’un tuteur pour assurer leur protection.
L’objectif d’une telle proposition est d’assurer « un meilleur fonctionnement du système juridique »
sans pour autant malmener la notion de personne juridique. La protection de ces centres d’intérêts
permettrait de reconnaître de nouvelles solidarités et étendre le domaine de la responsabilité aux
nouveaux lieux de pouvoirs.
Dans le prolongement de cette proposition doctrinale, la notion de victime pourrait se détacher de la
seule qualification de personne et s’étendre aux centres d’intérêts en général.
Ainsi dans la proposition précitée, il est question d’un régime de responsabilité civile sans victime. Il
s’agirait d’une notion de dommage sans victime.
Transposée à la question du droit au logement, la proposition de responsabilité sans victime pourrait
trouver une place si on considère que la violation du droit au logement constitue un dommage en luimême. L’objectivation de la notion de dommage (on passerait d’une responsabilité fondée sur un
dommage à une personne à une responsabilité basée sur la violation d’un droit : « le droit au
logement »), faciliterait les actions en responsabilité. La violation du droit au logement pourrait, du
coup, se transformer en préjudice moral pour les associations qui défendent le droit au logement.
Si on reconnaît la responsabilité civile pour préjudice causé sur le fondement de la violation du droit
au logement, les personne investies de la qualité d’agir en défense de ces droits seraient des
« victimes institutionnelles » comme les associations, les particuliers ou autres personnes de droit
moral.
Il s’agirait ainsi d’opérer un élargissement du fondement de la responsabilité civile en cas d’atteinte
au droit au logement, étendue à l’ensemble des associations.
Marta Torre-Schaub
Chargée de Recherches 1 au CNRS, HDR
UMR 8533 IDHE, associée au SERDEAUT, Université Paris 1