Le préjudice moral
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Le préjudice moral
Le préjudice moral Cette note a pour objet de présenter quelques réflexions sur l’évolution actuelle du préjudice morale des associations, notamment des associations en défense de l’environnement et les possibilités ainsi offertes dans le cadre plus précis de la loi DALO. I. Le préjudice moral D’après la définition de Marty et Raynaud le préjudice moral est le dommage atteignant les intérêts extra patrimoniaux et non économiques de la personne, en lésant ce qu’on appelle les droits de la personnalité1. Dans le cadre associatif, la reconnaissance du préjudice moral et, de manière encore plus précise des associations de protection de l'environnement, requiert en toute hypothèse la démonstration d'un intérêt à agir et la preuve d'un préjudice actuel et certain. Il convient de se pencher sur les notions de préjudice et d’intérêt afin de mieux percevoir les fondements du préjudice moral. 1. Définition du préjudice et notion d’intérêt Le préjudice est défini par l’opinion dominante comme la lésion d’un intérêt quelconque2. Il convient ainsi de cerner les contours de la notion d’intérêt qui sert à définir le préjudice. A son apparition au XVIIIe siècle l’intérêt signifie « dommage, préjudice ou tort » et est lié à l’idée de « ce qui importe ». Plus tard l’intérêt s’emploi également pour désigner la réparation. Aujourd’hui l’intérêt est présent dans nombreuses disciplines et son étendue à diverses branches du droit rend difficile toute tentative de définition unitaire. On retiendra ici que dans tous les cas le terme intérêt fait référence à l’utilité, l’avantage, l’importance qu’ont les choses. Il désigne ce qui importe, ce qui est bon, ce qui est opportun, avantageux, bénéfique. Un intérêt apparaît comme une utilité matérielle ou morale, actuelle ou future, en général égoïste mais parfois altruiste d’une entité porteuse d’intérêt. 2. Rapports entre l’intérêt et le préjudice La notion de préjudice entretient un double rapport avec la notion d’intérêt : d’une part, d’un point de vue processuel, toute action en réparation d’un préjudice suppose l’existence d’un intérêt à agir. D’autre part, d’un point de vue substantiel, la qualification d’une situation dommageable en préjudice suppose la lésion d’un intérêt. S’agissant plus spécialement de l’intérêt présent dans la définition substantielle du préjudice, il s’entend de ce qui est utile, qui importe, qui procure un avantage. L’intérêt confère sa dimension objective au préjudice. Cependant tout intérêt ne saurait bénéficier de la protection de la responsabilité civile, il faut que le droit le juge digne de respect. 1 Marty et Renaud, Droit civil, les obligations, 1962 p. 360. G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, J. Ghestin (dir.), LGDJ, 3 éd., 2008, n° 256 s. 2 La question qu’il convient de se poser tout d’abord est celle de savoir si une personne morale peut être victime d'un préjudice moral3. La doctrine a longtemps été partagée sur cette question, mais la reconnaissance du préjudice moral des personnes morales par des décisions nombreuses et anciennes a réduit la portée des voix hostiles à une telle reconnaissance. Ce préjudice moral des personnes morales, discuté par certains auteurs, est cependant reconnu aujourd'hui par la majorité, même s'il est souvent minimisé. Ainsi, l'ouvrage de Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck affirme d'abord que la notion de préjudice moral recouvre « toute forme d'atteinte à la personnalité de la victime » et que, « sous cet angle, même les personnes morales peuvent subir un préjudice moral », et, juste après, que, « de manière plus étroite, le préjudice moral peut aussi être compris comme une atteinte aux sentiments », ce qui ne devrait concerner que les personnes physiques. Mais si l'on souhaite reconnaître un préjudice moral aux personnes morales, il faut justement ne plus parler de sentiments, puisque ces personnes juridiques non humaines n'en ont pas... Il faut viser plus haut, si l'on veut, et évoquer le préjudice atteignant la personne morale dans son être et non dans son avoir, dans son patrimoine. Le préjudice moral des personnes morales se rencontrerait lorsqu'il est porté atteinte à ce qui fait leur spécificité, à leur image, à leur culture, à ce qui les distingue des autres groupements. 3. Quelles personnes morales ? Il ne nous semble pas que le visa des dispositions du code civil les plus fondamentales relatives à la responsabilité civile délictuelle et à la responsabilité civile contractuelle permette de répondre à cette question. Toutes les personnes morales ont-elles vocation à demander réparation d'un préjudice moral, ou en est-il de moins évoluées, de plus insensibles, et à ce titre non susceptibles de subir un préjudice moral ? Une société ou une association peuvent être des entrepreneurs, comme le serait une personne physique. L'association peut défendre une grande cause. Il est sans doute compréhensible que l'une ou l'autre puisse subir un préjudice moral lorsque leurs intérêts d'entrepreneur ou la cause défendue subissent une atteinte. Il faut peut-être considérer différemment d'autres personnes morales, aux intérêts plus étroits, à la fonction plus sommaire et répétitive, plus limitée en somme. A ce titre, un syndicat de copropriétaires d'immeuble, une masse d'obligataires, ne seraient pas nécessairement des sujets aptes à connaître un préjudice moral. 4. Quels préjudices moraux ? Tous les préjudices moraux ne sont pas réparables du chef d'une personne morale. La grande diversité des préjudices moraux concevables ne rend pas l'exercice aisé, mais on peut au moins s'accorder sur le fait qu'une personne morale n'a pas de sentiments, sauf à lui prêter ceux de ses membres ou de ses dirigeants, pas plus qu'une personne morale n'a de corps qui puisse ressentir une douleur, et qu'il faut par conséquent opérer une distinction parmi les différents préjudices moraux pour en soustraire certains de la sphère d'activité des personnes morales. Ainsi, l’atteinte à la réputation, à l'honneur, à la dénomination sociale, au respect de la vie privée, à l'inviolabilité de la correspondance, seraient des préjudices réparables du chef tant des personnes physiques que des personnes morales. En revanche, le préjudice de stress, d'anxiété, de déception ou d'affection, le pretium doloris, le préjudice esthétique ou sexuel, ne seraient réparables que du chef des personnes physiques. Pourtant, on constate une évolution de la question au sein de la jurisprudence. Ce mouvement a pour effet d’élargir considérablement l’appréciation du préjudice moral pour les associations, notamment dans le cadre de la défense de l’environnement. Il est ainsi intéressant d’observer cette évolution afin d’en tirer quelques enseignements qui pourraient s’appliquer au contentieux DALO. 3 B. Dondero, « La reconnaissance du préjudice moral des personnes morales », Dalloz 2012 p. 2285 II. Evolution de l’appréciation du préjudice moral en matière environnementale La place du préjudice moral des associations dans le cadre environnemental pourrait s'étoffer sous l'action d'un affinement des chefs de préjudices extrapatrimoniaux et d'une réparation possible malgré l'absence d'atteinte à l'environnement4. Dans ce contexte, on trouve dans la jurisprudence deux manières de caractériser la présomption de préjudice moral : par l’atteinte aux intérêts collectifs et par l’atteinte à l’environnement. Le préjudice moral de l'atteinte aux intérêts collectifs On a constaté dans ce cas de figure que les juges n'hésitent pas à relever que «la seule atteinte portée aux intérêts collectifs » suffit à « caractériser le préjudice moral indirect » 5 . Cette jurisprudence enseigne que le préjudice moral est lié à l'appréciation des intérêts collectifs défendus par une association. Quels sont les chefs de préjudices consacrés ? Tout d’abord le préjudice de jouissance et/ou d’usage Le préjudice de jouissance s'entend d'une atteinte qui empêche d'user et de retirer certains fruits de la nature. Il est en général invoqué par les associations assurant la gestion d'une activité exercée par leurs membres et dépendante de la qualité de l'environnement, par exemple lorsqu'une pollution empêche de jouir de l'espace qu'elles entendent préserver. C'est le cas des fédérations de pêche ou de chasse qui agissent pour défendre les intérêts collectifs de leurs membres. Pour apprécier la réalité du préjudice, le juge confronte l'importance de la pollution à l'objet même de l'association, comme le montre un arrêt du 10 avril 1997 rendu par la Cour de cassation qui indemnise un préjudice de jouissance «résultant pour les pêcheurs de la perte des poissons et écrevisses»6. Cet arrêt rappelle qu'il ne faut pas confondre le préjudice de jouissance pour atteinte aux intérêts collectifs des pêcheurs et le préjudice moral pour atteinte à des intérêts collectifs supérieurs découlant de l'atteinte à l'environnement. Egalement l'atteinte à la réputation ou à l'image invoquée par des personnes privées qui démontrent que l'atteinte à la nature ternit l'image de leur activité, celle-ci étant en étroite relation avec la qualité de la nature ayant été polluée7, mais aussi par des personnes morales de droit public qui jouissent d'une réputation et image favorable quant à la qualité de leur environnement8. Certains juges ne se réfèrent à aucune catégorie connue mais amorcent une explication des conséquences morales elles-mêmes en raison de la dimension philosophique ou, au contraire, concrète de l'atteinte à l'environnement. Ainsi, le préjudice moral s'infère d'une « atteinte aux traits d'une personne morale qui participent de son essence et fondent ainsi son identité foncière, sa personnalité au sens social du terme »9, autrement dit d'une atteinte à son « être » et non à son « avoir »10. S'agissant des associations de protection de l'environnement, il convient de déterminer ce qui participe de son essence. D'emblée, celle-ci se reflète dans son objet social, à savoir la défense de 4 M. Boutonnet, L. Neyret, « Préjudice moral et atteintes à l'environnement », Dalloz 2010 p. 912 Nîmes 14 oct. 2008, Juris-Data, n° 007766 6 Crim. 10 avr. 1997, Dr. env., oct. 1997, n° 52, p. 4 7 TGI Nanterre 11 mai 2009 8 TGI Nanterre 11 mai 2009 9 P. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2009-10, n° 1605 s 10 P. Stoffel-Munck, « Le préjudice moral des personnes morales », Mélanges en l'honneur de P. le Tourneau, Libre droit, Dalloz, p. 969, n° 18 5 l'environnement : ces associations « sont désintéressées» et « poursuivent un but d'intérêt général de caractère écologique ». Leur essence est associée à leur identité. Plus profondément, ces personnes morales trouvent leur raison d'être, non seulement dans des valeurs concernant le respect de l'environnement, mais aussi dans la volonté de représenter ses valeurs par certaines actions. Elles sont acteurs « d'adhésion » comme de «participation» à la préservation de l'environnement. D'où le possible préjudice moral en cas d'atteinte à ce qu'une association de protection de l'environnement « est » et « fait ». Deux grands types de dommages moraux pourraient se dégager de la définition du préjudice moral subi par les associations de protection de l'environnement et des premières manifestations jurisprudentielles ouvrant droit à sa réparation et, ainsi, parfaire le principe de réparation intégrale : les dommages résidant dans l'atteinte aux intérêts propres à l'association et ceux touchant aux intérêts collectifs qu'elle défend. Atteinte aux intérêts propres Dans le premier cas, le préjudice moral pour atteinte aux intérêts propres de l'association se déduirait des conséquences que l'atteinte à l'environnement entraîne sur sa personne. Différents droits de la personnalité ont ici vocation à être protégés. Ainsi trouverait-on, dans cette catégorie, l'atteinte à la réputation ou à l'image d'une association lorsque « sa personnalité » est altérée « aux yeux du public ». C'est le cas de celle qui entend agir en faveur d'un espace dégradé, le dommage écologique laissant penser que l'association exécute mal sa mission, que son action est critiquable. L'image ou la réputation de l'association ne serait donc ternie qu'à condition qu'elle se voit confier la gestion de l'environnement dégradé. Pourrait s'ajouter un préjudice de jouissance propre à l'association si elle a vocation à user et profiter de l'espace endommagé. Atteinte aux intérêts collectifs Dans le second cas, la définition du préjudice moral invite à clarifier les conséquences dommageables de l'atteinte aux intérêts collectifs défendus par l'association demanderesse en distinguant les intérêts catégoriels des intérêts altruistes. Intérêts catégoriels - Comme le rappelle la doctrine, les intérêts collectifs défendus par les associations peuvent être catégoriels s'ils visent un groupe de personnes ayant un même intérêt11. Une association peut ainsi agir pour défendre les intérêts de ses membres. Ainsi, est admis que, lorsque l'atteinte à un élément naturel provoque un dommage pour des personnes ayant le droit d'en user, l'association peut demander réparation du préjudice moral résidant dans l'impossibilité de permettre cet usage. Demain, ce chef de préjudice pourrait s'ouvrir à une autre catégorie de préjudice de jouissance. En effet, lorsqu'une association s'avère particulièrement impliquée dans la gestion d'un intérêt collectif, il est envisageable de reconnaître un préjudice de jouissance en cas d'atteinte aux intérêts plus largement collectifs, bien qu'encore catégoriels. On pense ici en particulier aux intérêts des bénéficiaires de la législation DALO. Le préjudice résulterait de l'impossibilité pour ces personnes de jouir du logement qui devrait leur être attribué. Intérêts altruistes Enfin, au-delà des intérêts propres et catégoriels, les associations de protection de l'environnement sont autorisées par le législateur à défendre des intérêts altruistes tournés vers la cause environnementale, satisfaisant l'ensemble de la société12. Or, au regard des premières jurisprudences et de la définition du préjudice moral, deux types de chefs de préjudice extrapatrimonial pourraient être plus clairement dégagés lorsque l'atteinte à l'environnement lèse ces intérêts altruistes : les préjudices inhérents à l'activité affichée par les statuts de l'association et 11 L. Boré, La défense des intérêts collectifs par les associations devant les juridictions administratives et judiciaires, LGDJ, 1997, n° 99 s 12 G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, J. Ghestin (dir.), LGDJ, 3 éd., 2008, n° 256 s. (ou) ceux résultant de l'atteinte à l'activité effectuée. Activité affichée Dans le premier cas, le préjudice moral serait lié à ce qu' « est » la personne morale juridiquement, indépendamment de ce qu'elle « fait ». Puisque la représentation des intérêts environnementaux est de son essence, on en déduit que la dégradation de l'environnement atteint son intégrité. L'atteinte à l'environnement touche directement à ce que l'association représente symboliquement, ce pourquoi elle existe. On pressent ici qu'il s'agit d'une catégorie ouverte. Dans tous les cas, la réalité du préjudice devrait être subordonnée à l'examen des statuts de l'association et à l'importance de la pollution. Activité effectuée Dans le second cas, le préjudice moral, en germe dans la jurisprudence, résulterait de l'atteinte à l'activité qui est concrètement réalisée par la demanderesse. Puisqu'elle exerce des actions en faveur de l'environnement, les dommages à l'environnement les perturbent. Le préjudice moral résulterait alors d'une « perturbation des activités effectuées», conçu ici comme un pendant du « trouble dans les conditions d'existence » subi par les personnes physiques. Plus précisément, au regard des premières traces jurisprudentielles, ce préjudice pourrait à son tour être affiné. D'une part, en ce que l'association a pu déjà oeuvrer par différentes actions en faveur des éléments naturels atteints, il pourrait être reconnu un préjudice moral pour perturbation des activités passées. Il s'agit ici de l'atteinte aux efforts déjà déployés. Par analogie avec des préjudices moraux bien connus dans d'autres domaines, on pourrait même en déduire un préjudice pour cause de «déception»13, de « frustration ou « perte de chance » de voir l'état de la nature «s'améliorer »14. D'autre part, puisque l'association va devoir agir de nouveau en faveur de la défense de l'environnement, la dégradation environnementale crée un préjudice moral pour perturbation des activités futures. En effet, il est possible qu'elle doive redoubler d'efforts, déployer des actions plus importantes que prévues, quitte à en délaisser d'autres pendant un certain temps. Se dégageraient ici des chefs de préjudices résidant dans « l'intensification » de l'activité destinée à la remise en état et dans la « réduction » des autres activités en cours ou à venir. Dans les deux cas, on n'oubliera pas que « l'intensité de la lésion» dépendra de l'importance à la fois de l'activité sur le terrain et de la dégradation environnementale. III. L’élargissement de l’appréciation du préjudice moral On remarque deux mouvements dans l’élargissement de l’appréciation du préjudice moral dans le cadre des associations de défense de l’environnement. L’un a un caractère jurisprudentiel. L’autre se situe encore au stade doctrinal. -le déplacement opéré par la jurisprudence de l’intérêt particulier vers l’intérêt général -l’objectivation de la condition de préjudice (théorie doctrinale) 1. Défense de l’intérêt particulier à l’intérêt général par les associations à travers le préjudice moral La notion de préjudice moral a connu un usage intense en matière d'environnement puisque c'est sous son couvert qu'a été réparé dans un premier temps le préjudice écologique pur 15 . La reconnaissance du préjudice écologique en tant que tel n'a pas pour autant jeté aux oubliettes le préjudice moral puisque la notion a encore de multiples raisons d'être, même si son appréciation est en voie d'affinement16. Ainsi en est-il de toutes les atteintes aux droits de la personnalité des associations, comme leur réputation, leur nom, leur image de marque. 13 Civ. 3, 30 janv. 1991, n° 89-19817, non publié. En responsabilité médicale, Civ. 1, 18 janv. 2005, n° 03-17906, Bull. civ. I, n° 29 ; D. 2005. AJ 524 15 L. Neyret, « Naufrage de l'Erika : vers un droit commun de la réparation des atteintes à l'environnement », D. 2008. 2681 16 M. Boutonnet et L. Neyret, « Préjudice moral et atteintes à l'environnement », D. 2010. 912 14 Certaines jurisprudences illustrent bien ce mouvement. Par exemple l’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 8 juin 201117 qui vient contribuer au débat par la reconnaissance d'une nouvelle forme de préjudice moral subi par les associations. Il s’agit de celui résultant d'une infraction environnementale qui a cessé par la remise en conformité de l'installation avec les exigences de l'autorité administrative. En l’espèce, la violation de la réglementation environnementale avait créé un risque de réalisation d'un dommage à l'environnement, risque qui caractérisait l'atteinte portée aux intérêts de l'association dont l'objet est spécifiquement la protection de l'environnement. Il ne s'agit pas de réparer un dommage environnemental qui se serait effectivement réalisé mais le risque de dommage qui a été créé par le non-respect de la réglementation. Le fait que le risque ait cessé par la remise en conformité de l'installation ne fait pas disparaître l'atteinte portée à l'objet social de l'association qui est justement de concourir au respect de l'environnement par l'ensemble des acteurs. Certes, cette circonstance ne sera pas indifférente et devra être prise en considération dans l'évaluation du préjudice mais elle ne fait pas disparaître pour autant l'atteinte portée à l'objet social de l'association. L'action de l'association n'a pas alors pour objet de faire cesser l'illicite. Il ne s'agit pas non plus de réparer un dommage environnemental qui se serait effectivement réalisé mais le risque de dommage qui a été créé par le non-respect de la réglementation. Le fait que le risque ait cessé par la remise en conformité de l'installation ne fait pas disparaître l'atteinte portée à l'objet social de l'association qui est justement de concourir au respect de l'environnement par l'ensemble des acteurs. Comme toute matière défendant un intérêt altruiste, le droit de l'environnement a beaucoup à attendre de l'action des associations de protection qui seront souvent plus diligentes que le parquet à venir requérir l'application des règles contraignantes de la matière. Admettre la réparation du préjudice moral qu'elles ont subi du fait de la violation des législations environnementales permet aux associations « de jouer le rôle d'aiguillons pour le respect du droit de l'environnement » Ces derniers développements marquent l'émergence des associations de protection de l'environnement en tant que « ministère public à objet privé ». Il existe un courant jurisprudentiel qui permet d’affirmer que les frontières entre les intérêts collectifs des associations et l’intérêt général s’estompent. Les lignes de démarcation deviennent d'autant plus floues lorsque l'intérêt collectif défendu par l'association s'apparente à l'intérêt général, comme c'est le cas en matière de droit de l'environnement. Une partie de la doctrine souligne ainsi le caractère politique que prend l’appréciation du préjudice moral au regard des règles de la responsabilité civile, compte tenu de l’importance de la législation environnementale18. Cette apppréciation pourrait sans doute s’étendre à d’autres domaines de la vie sociale revêtant un caractère d’intérêt général comme le droit au logement digne et pour tous. La frontière entre droit fondamental et intérêt général devient également floue. Ce flou permettra d’y glisser le DALO dans cette catégorie d’intérêts. Il est surprenant d'identifier un préjudice moral dans la violation de la réglementation environnementale, alors même que celle-ci a cessé et qu'aucun dommage environnemental ne s'est réalisé. Qu'elle est alors l'étoffe, la consistance d'un tel préjudice ? Spécialité de l'objet social, fondement de l'intérêt à agir 17 n° 10-15.500, D. 2011. 1691, obs. G. Forest B. Parance, « Action en justice des associations de protection de l'environnement, infraction environnementale et préjudice moral », Dalloz 2011 p. 263. 18 De nombreuses décisions ont admis depuis les années 1970 que, hors habilitation législative, les associations avaient intérêt à agir en justice au nom des intérêts collectifs qu'elles défendent dès lors que ceux-ci entrent dans leur objet social. C'est la spécificité de l'objet social qui caractérise alors le préjudice personnel et direct de l'association qui fonde l'intérêt à agir. Cette solution a été admise à l'origine dans des hypothèses particulières19. Cette jurisprudence unifie la question de la recevabilité de l'action à celle de la preuve du préjudice puisque c'est justement la preuve du bien fondé de l'action, c'est-à-dire la preuve de l'atteinte aux intérêts collectifs entrant dans l'objet social de l'association, qui la rendra recevable. Une telle jurisprudence fait preuve d'audace, prenant son autonomie des habilitations légales et appréciant par elle-même ce qui relève du préjudice personnel des associations. Par une sorte de translation, le préjudice collectif prend un caractère personnel en raison de l'objet lui-même collectif de l'association. Mais par la même occasion, le caractère personnel du préjudice est en réalité un intérêt général violé, celui de la défense de l’environnement. On pourrait extrapoler ces conclusions au cadre DALO dans la mesure où le droit au logement opposable peut être considérée comme une question d’intérêt général. Il serait ainsi intéressant de poursuivre la réflexion dans ce sens. Recours au préjudice moral dans le cadre précis du DALO Mme Merloz rapporteur public, dans ses conclusions dans l’affaire n° 11PA04843 du CCA 3ème chambre 20 septembre 2012 souligne la pertinence d’un recours au préjudice moral au renfort d’une demande d'indemnisation du préjudice subi pour un montant de 15 000 €. Cette possibilité a été utilisée pour saisir le tribunal administratif de Paris d'un recours en responsabilité de l'Etat. Le tribunal a fait droit aux prétentions des requérants par deux jugements du 12 juillet 2011 et du 20 octobre 2011. Le choix de la responsabilité pour faute du fait des carences de l'Etat semble pertinent pour le rapporteur. S'agissant du fond de ces affaires, la première question à examiner est celle du fondement sur lequel la responsabilité de l'Etat peut être engagée. D’après le rapporteur alors que le Conseil d'Etat dans son rapport public de 2009 n'avait pas exclu que soit mise en cause la responsabilité sans faute de l'Etat, les premiers juges ont opté pour une responsabilité pour faute, mettant l'accent sur la carence de l'Etat à procéder au relogement des intéressés. De l’avis du rapporteur, cette solution ne pourra qu'être confirmée. Les premiers juges ont en effet relevé que les dispositions de la loi du 5 mars 2007, éclairées par les travaux parlementaires qui ont précédé leur adoption, font peser sur l'Etat, désigné comme garant du droit au logement opposable, une obligation de résultat et non une simple obligation de moyens. Comme l'a relevé le rapporteur public, « en créant le DALO, le législateur a bien mis en place une base suffisante en droit interne pour que les personnes remplissant les conditions qu'il pose, tout particulièrement celles qui ont été reconnues prioritaires par la commission de médiation, puissent nourrir l'espérance légitime de se voir proposer un logement... La loi dit clairement que le préfet est tenu de leur faire une telle proposition, qui plus est dans un délai déterminé. Les bénéficiaires d'une décision de la commission de médiation disposent donc bien d'un acte juridique leur donnant une forme de créance sur l'Etat, exigible dans ce délai ». Dans ces conditions, l'Etat ne peut s'exonérer de sa responsabilité en évoquant, comme il l'a fait, les efforts réalisés pour accroître l'offre de logements ou l'insuffisance de ses moyens et son impossibilité matérielle à honorer ses obligations. 19 Crim. 14 janv. 1971, Bull. crim. n° 14, recevabilité de l'action d'une association à la mémoire des victimes de la déportation qui subit un préjudice direct et personnel du fait de l'apologie des crimes de guerre, et a un intérêt à agir en raison de la spécificité de son but et de l'objet de sa mission Seul un cas de force majeure ou un comportement propre à l'intéressé - circonstances qui ne sont pas invoquées en l'espèce - serait de nature à l'exonérer totalement ou partiellement. Ce régime est très protecteur du droit des justiciables qui, comme dans les hypothèses de présomption de faute, doivent seulement établir que l'administration n'a pas été en mesure d'atteindre le résultat ou le but qui lui est assigné par la loi. La carence de l'Etat à prendre les mesures qui s'imposent suffit alors à révéler l'existence d'une faute susceptible d'engager sa responsabilité. Mais c’est la délicate réparation des préjudices subis qui doit retenir ici toute l’attention. Il s’agit d’une recherche d'un juste équilibre. Les intéressés ont subi un réel préjudice alors que leur a été reconnu un droit au logement opposable. Le juge administratif, s'il est conscient des difficultés de l'administration, est le dernier recours du justiciable pour inciter l'Etat à prendre les mesures indispensables au respect de ses obligations. A la portée dissuasive des condamnations indemnitaires s'ajoute donc une vertu pédagogique. L'indemnisation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence semble ainsi pertinente pour le rapporteur. Les troubles dans les conditions d'existence sont sans conteste établis, souligne Mme Merloz puisque, en l’espèce, les requérants attendent et espèrent obtenir leur relogement depuis quatre ans me et continuent, malgré une décision de justice en leur faveur, à vivre dans un logement inadapté. M Kebdani, la requérante, vit avec son compagnon et ses deux enfants dans un logement de 24 m² et que la commission de médiation l'a désignée comme prioritaire en raison de la sur-occupation du logement et de la présence d'enfants mineurs. M. Bel Hyad, l’autre requérant, vit pour sa part avec son épouse et trois de leurs enfants dans un logement de 28 m² dont la commission de médiation a reconnu, outre la sur-occupation en présence d'enfants mineurs, le caractère impropre à l'habitation. Ainsi, le rapporteur est d'avis d'admettre également l'existence d'un préjudice moral. La frustration de ne pas obtenir l'exécution d'une décision de justice et la souffrance due à la dénégation d'un droit opposable constituent bien, selon le rapporteur, un préjudice distinct des conséquences de l'inaction de l'Etat sur les conditions de vie des intéressés. La Cour n’a pas suivi les conclusions de Mme Merloz et a décidé que M. C ne justifie pas d'un préjudice distinct de celui résultant du retard dans le paiement de l'indemnité principale, déjà réparé par le versement des intérêts moratoires compris dans ladite indemnité. Les conclusions si elles ont été rejetées, il n’en demeure pas moins qu’elles sont le signe incontestable d’une ouverture du champ du préjudice moral dans le cadre DALO. La voie reste ainsi ouverte à d’autres contentieux pouvant se fonder sur ce préjudice. 2. L’objectivation de la condition de préjudice Il s’agit, pour conclure cette note, de présenter une proposition doctrinale en faveur d’une nouvelle catégorie juridique : « les centres d’intérêts ». Cette nouvelle catégorie a été proposée par G. Farjat. Elle serait intermédiaire entre les personnes et les biens. Il s’agit d’une notion de fait produisant des effets de droit à géométrie variable, dépourvue de la personnalité juridique et donc du droit d’agir mais qui détermine un point d’imputation du droit. Les centres d’intérêts constituent des sujets du droit mais pas des sujets de droits, et ont dès lors besoin d’un tuteur pour assurer leur protection. L’objectif d’une telle proposition est d’assurer « un meilleur fonctionnement du système juridique » sans pour autant malmener la notion de personne juridique. La protection de ces centres d’intérêts permettrait de reconnaître de nouvelles solidarités et étendre le domaine de la responsabilité aux nouveaux lieux de pouvoirs. Dans le prolongement de cette proposition doctrinale, la notion de victime pourrait se détacher de la seule qualification de personne et s’étendre aux centres d’intérêts en général. Ainsi dans la proposition précitée, il est question d’un régime de responsabilité civile sans victime. Il s’agirait d’une notion de dommage sans victime. Transposée à la question du droit au logement, la proposition de responsabilité sans victime pourrait trouver une place si on considère que la violation du droit au logement constitue un dommage en luimême. L’objectivation de la notion de dommage (on passerait d’une responsabilité fondée sur un dommage à une personne à une responsabilité basée sur la violation d’un droit : « le droit au logement »), faciliterait les actions en responsabilité. La violation du droit au logement pourrait, du coup, se transformer en préjudice moral pour les associations qui défendent le droit au logement. Si on reconnaît la responsabilité civile pour préjudice causé sur le fondement de la violation du droit au logement, les personne investies de la qualité d’agir en défense de ces droits seraient des « victimes institutionnelles » comme les associations, les particuliers ou autres personnes de droit moral. Il s’agirait ainsi d’opérer un élargissement du fondement de la responsabilité civile en cas d’atteinte au droit au logement, étendue à l’ensemble des associations. Marta Torre-Schaub Chargée de Recherches 1 au CNRS, HDR UMR 8533 IDHE, associée au SERDEAUT, Université Paris 1