Interview de Al-Kubaysi - Collectif Communiste Polex

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Interview de Al-Kubaysi - Collectif Communiste Polex
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Le Journal du Dimanche
Dimanche 15 janvier 2006
A Bagdad, prisonnier de la CIA
Abdul Jabbar
Al-Kubaysi,
63 ans,
dans son
appartemment
à Annemasse
(Haute-Savoie),
jeudi:
« La seule chose
que m’a apprise
ce séjour
en prison,
c’est la vraie
nature de la
démocratie
américaine. »
Photo Patrick
Othoniel/JDD
Ci-dessous lors
de sa libération,
il y a une quinzaine
de jours. Photo DR
Gilles Delafon
Détenu et mis au secret par
les Américains, le nationaliste irakien
Abdul Jabbar Al-Kubaysi raconte
les cellules de 170 cm, les interrogatoires
de la CIA et le désarroi de ses codétenus
tous anciens cadres du dictateur.
Un témoignage éclairant sur l’enlisement
de l’Irak, trois ans après la chute du régime
« ON A FAIT une grosse erreur en
venant en Irak, on ne gagnera jamais
cette guerre. Maintenant on est dans
le fossé et Bush n’en sait rien. Ce
qu’on veut, c’est laisser ce pays en de
bonnes mains et filer ! »
Ce jour-là, l’officier de la CIA se
confie à son prisonnier, entre deux interrogatoires. « Manipulation », pense aussitôt Abdul Jabbar Al-Kubaysi
menotté aux mains et aux pieds, il rétorque: « Trop tard, on ne vous laissera pas partir avec respect, vous avez
détruit l’Irak, on va vous virer comme au Vietnam et on vous poursuivra
à travers tout le Moyen-Orient. »
Relâché il y a quinze jours, grillant cigarette sur cigarette dans son trois-pièces d’Annemasse (Haute-Savoie), cet Irakien raconte ses quinze mois de détention.
De septembre 2004 à décembre 2005. Sa vérité. Celle
d’un éternel opposant, au visage buriné et fermé. D’un
nationaliste arabe déterminé, intransigeant et péremptoire. D’un militant rompu aux interrogatoires.
D’ailleurs,Abdul Jabbar ne se plaint pas et garde ses
diatribes pour son combat. Un dur. Amaigri de douze
kilos, à 63 ans, il compte déjà quinze années de prison à
son actif. Issu d’une des plus grandes familles sunnites,
originaire de Faloudja, le bastion de la guérilla, cet ingénieur baasiste opposé à Saddam Hussein est mis derrière les barreaux dès la fin des années 1960. Et torturé.
Deux de ses frères sont assassinés.
Exilé alors en Syrie, il s’y retrouve propulsé à la tête
du parti Baas rival, celui de Damas. Et se fait connaître
dans le monde arabe. Au bout de quelques années, décidément dérangeant, il est emprisonné par ses hôtes.
Exilé une nouvelle fois, il finit par atterrir en France en
1997. Réfugié politique à cinq kilomètres de la frontière
suisse.
Président de l’Alliance patriotique irakienne et rédacteur en chef du quotidien Nida al-Watan, il se bat
alors contre l’embargo imposé par l’ONU à l’Irak, et
refuse de rejoindre l’opposition à Saddam fédérée par
les américains. A la chute du dictateur en avril 2003, il
rentre au pays. Où très vite, il vitupère « l’occupant »
américain et appelle notamment à « faire sauter les pipelines ».
Dans la nuit du 3 au 4 septembre 2004, trois hélicoptères américains se stabilisent en vol stationnaire audessus de sa maison. Les portes, attaquées à la dynamite, volent en éclats. Une douzaine de Humvee et trois
chars bouclent le quartier. Recouvert d’une cagoule,
menotté aux mains et aux pieds, il est traîné dans un hélico par une trentaine de militaires des Forces spéciales.
Une heure de vol vers une base secrète américaine.
Là, on le jette dans une « boîte noire », une cellule en
béton de 170 cm de côté. Lui qui fait un mètre quatrevingts dort en chien de fusil, toujours entravé par une
chaîne. « Je ne savais ni où j’étais, ni si c’était le jour ou
la nuit. »
Les interrogatoires commencent. « Vingt heures par
jour, à raison de sessions de trois heures, entrecoupées
de pauses d’une demi-heure. » Pourquoi a-t-il été arrêté ? « Vous le saurez plus tard ! » En fait, seules ses déclarations seront retenues contre lui, celle d’un « dangereux politicien ».
« Que savez-vous de la guérilla ? » lui demande un
Américain. « Rien ! » Curieusement, on l’interroge
alors sur le rapt, survenu quelques semaines plus tôt,
des journalistes français Christian Chesnot et George
Malbrunot, pour lesquels il avait promis d’intercéder.
« Ils m’ont demandé si je travaillais pour les services de
renseignement français… et m’ont soumis des listes de
noms de Français et d’Irakiens vivant à Paris. Même
quand je les connaissais je répondais non ! »
« Vous êtes un menteur ! lui lance le chef des enquêteurs.
– Le plus grand menteur, c’est votre président. La
seule chose que vous pouvez me faire, c’est me tuer !
– Attention, on va utiliser d’autres méthodes avec
vous. »
Simple menace, Al-Kubaysi affirme n’avoir jamais
été torturé ou battu. Au bout de dix ou douze jours –
« je n’arrivais plus à savoir » –, retour dans l’hélico pour
une heure de trajet. A l’atterrissage, toujours enchaîné
et les yeux bandés, il comprend au bruit des avions qu’il
est à l’aéroport de Bagdad. Au célèbre Camp Cropper,
la prison américaine où sont incarcérés les ex-dignitaires du régime de Saddam.
« Un hôtel cinq étoiles après ma boîte noire », dit-il,
décrivant une chambre de 3 m par 2,5 m, un petit lit, des
couvertures, des bouteilles d’eau et le Coran. Nourri de
boulettes de riz et de maigres morceaux de poulet, dans
cette cellule à part et recouverte d’un épais coffrage en
bois, il reste à l’isolement de septembre 2004 à février 2005. « Les autres m’ont dit après que c’était l’endroit où Saddam avait été détenu avant d’être transféré
vers un lieu secret. »
A son poignet, un bracelet indique
son matricule : 200162 CI. Les interrogatoires reprennent, dans une petite caravane située à l’extérieur vers
laquelle on le traîne attaché et cagoulé. Signe révélateur de l’immense
machine administrative du renseignement américain, pas moins de
trois différents services le « cuisinent » six à huit heures par jour.
Avec, à chaque fois, face à lui, quatre
hommes : un enquêteur et trois preneurs de notes.
« Nous sommes de la CIA ! », affirme un jour le chef du premier groupe. Au cours des interrogatoires, tout
y passe : son passé, ses connexions
dans le monde arabe, les Palestiniens,
la guérilla irakienne… et jusqu’à l’ac-
tuel gouvernement mis en place à Bagdad. « Ce sont
des voleurs, des ignorants à votre solde », tempête
l’irascible Kubaysi.
Mais souvent, la discussion tourne au dialogue politique. « Ils m’ont demandé les raisons de l’insurrection.
Alors je leur ai expliqué la résistance :
– Vous venez nous dépouiller de notre identité arabe
et vous laissez des voyous piller et détruire notre pays.
– Mais pourquoi nous combattez-vous, alors qu’on
essaie de vous faire une vie meilleure ? Pourquoi vous
nous haïssez en tant qu’Américains ?
– Vous êtes des envahisseurs, si je vous laissais entrer
chez moi, ma femme cracherait par terre. Plus personne
ne vous respectera, jamais. »
Et quand son interlocuteur évoque la puissance des
Etats-Unis, le prisonnier se gausse : « Alors pourquoi
vous prenez l’hélico pour faire les dix kilomètres qui
nous sépare de la zone verte (le lieu où logent les Américains.)? » Bien qu’il s’en défende, une certaine complicité se noue parfois avec ses geôliers.Ainsi un jour, lorsqu’il assène à l’un d’eux : « Votre Congrès enquête actuellement sur des détournements en Irak portant sur
7 milliards de dollars », quelle n’est pas sa surprise de
s’entendre répondre : « Vos chiffres ne sont pas à jour
Kubaysi, l’enquête porte désormais sur 9 milliards de
dollars! »
Le 9 février 2005, fin de l’isolement. Il est transféré
vers le secteur 7. Un bâtiment où s’alignent 21 cellules
individuelles, occupées par d’anciens cadres du régime
de Saddam Hussein. Les soixante-cinq actuellement
en procès à Bagdad sont d’ailleurs tous détenus au
Camp Cropper. Lors des passages à
la douche, par groupe de sept, il croise ainsi Amer Rachid, l’ancien ministre du Pétrole, et Mohamed Mehdi Al-Saleh, ancien ministre du Commerce, atteint de cécité. « Eux
avaient plutôt le moral, mais les Tikritis (membres de la famille du dictateur) étaient déprimés et pestaient
contre Saddam. »
D’autant que pas moins de cinq
détenus sont morts de maladie lors
de son séjour. Parmi eux, Mohamed
Hamza Zoubeidi, un ex-Premier ministre, Adel al-Douri, un leader du
Baas, et cet avocat décédé dans la
cellule voisine de la sienne, un mois
avant sa libération.
Lors des promenades à l’extérieur,
« Vous êtes
un menteur »,
lance le chef
des enquêteurs.
« Le plus grand
menteur, c’est
Bush ! La seule
chose que vous
pouvez faire,
c’est me tuer. »
Kubaysi aperçoit, à un jet de pierre,
Tarek Aziz, l’ancien ministre des Affaires étrangères ou Barzan, le demifrère de Saddam, et d’autres. Les informations sont rares : un journal
toutes les trois semaines, un exemplaire vieux de sept jours dont certaines pages ont été arrachées.Aussi,
l’arrivée surprise, un jour, de dixneuf jeunes résistants islamistes,
aperçus à travers les trappes des cellules, déclenche de bruyants « Allah
Akbar ! » (Dieu est grand).
Au cours des rares visites des délégués de la Croix-Rouge, Kubaysi
proteste : « Vous ne faites que servir
de maquillage aux Américains. Quittez l’Irak ! » Les rares lettres qu’il reçoit sont partiellement censurées, et les dessins de ses
deux jeunes enfants biffés : « Ils croyaient que c’était
des codes secrets. » Côté contacts, il n’a eu qu’une fois
sa famille au téléphone, le 15 juin, et une visite de son
frère, le 25.
Restent alors ses dernières conversations avec la
CIA, édifiantes tant elles témoignent de l’enlisement
américain. Sans détour, l’officier lui confie que le résultat des élections irakiennes n’est pas bon : « Les Iraniens ou les pro-Iraniens, car il ne disait jamais les
chiites, ont gagné. Le pays va vers la guerre civile. »
Au même moment, les Américains réalisent que Kubaysi a du soutien à l’extérieur, celui du chef radical
chiite Moqtada Sadr, mais aussi du syndicat des avocats
irakiens, et même du Parlement européen qui, tous, demandent sa libération. C’est le moment où la CIA tente
alors de rallier des leaders sunnites pour faire contrepoids aux chiites. Et éviter une mainmise de l’Iran sur le
pays.
« Vous êtes connu dans le monde arabe, vous êtes
propre, on a besoin de gens comme vous à qui laisser le
gouvernement. On est dans les tranchées ici, il faut un
changement.
– Mais qui vous êtes? Jamais je n’entrerai dans un jeu
politique dont vous avez fixé les règles !
– On sait que vous ne nous aimez pas, mais on doit remettre le pouvoir à des gens honnêtes. Vous allez être
bientôt libéré, alors, si vous coopérez, vous êtes le
meilleur candidat pour devenir Premier ministre. Je
vais voir mon chef le 5 janvier à Washington, ça ne dépend que de vous.
– Je le connais votre cinéma… On ne m’achète pas! »
Dans les jours qui suivent, son quotidien alimentaire
s’améliore. Il reprend du poids.Vient l’heure de la libération. Un colonel lui tend un document à signer portant plusieurs engagements, notamment de ne pas aider
la résistance ou de ne pas parler aux médias. « Remettez-moi en prison pour dix ans, je ne signerai jamais
ça ! » Finalement, l’officier se contentera d’un paraphe
au bas d’un : « L’intéressé a pris connaissance des engagements. »
Quelques minutes plus tard, son frère le récupère à
un carrefour. Et, à la maison, fait tuer vingt moutons
pour son retour. Se reposant aujourd’hui à Annemasse, Abdul Jabbar Al-Kubaysi conclut : « La seule chose
que m’a apprise ce séjour en prison, c’est la vraie nature de la démocratie américaine. » Il jure alors vouloir
repartir à Bagdad. « Pour écrire et parler, ce que j’ai
toujours fait, à 63 ans je ne vais quand même pas combattre. »