Le reportage Les Latino-Américains de Genève

Transcription

Le reportage Les Latino-Américains de Genève
Le reportage
Danses latinos
Les amoureux du tango
se réunissent les mercredis
soir au bar-café Calle Luna.
Le mardi, c’est salsa.
Les Latino-Américains de Genève
«La Suisse est une cage dorée»
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Photos: Niels Ackermann/Rezo
Ils sont indissociables de la vie festive. Pourtant, les danses et
les chansons qui rythment les fêtes genevoises dissimulent mal
les frustrations, les galères et la peur que connaissent beaucoup
de Latinos, dont ceux qu’on appelle les «sans-papiers». Témoignages.
Cinq sans-papiers,
une pièce
Après s’être fait expulser
de son appartement, Rocio,
Equatorienne de 48 ans, partage
avec Rodney et Dayana, deux
de ses quatre enfants (petite
photo), une pièce de 12 m2 chez
une amie. Pour ces sans-papiers,
la fête fait place au travail
clandestin.
Grillade
dominicale
Les dimanches ensoleillés
sont pour Angelina, 38 ans,
nounou sans papiers
de Bolivie, l’occasion de
retrouver ses compatriotes
autour d’un barbecue.
Ambiance samba
Le 12 juillet dernier, lors
de la Lake Parade, les
danseuses brésiliennes aux
couleurs bigarrées ont fait
sensation sur les quais de
Genève.
«Pour beaucoup, la femme latino est facile, le type un fêtard»Guillermo Arbelaez, huit ans en Suisse, permis B
Texte: Quan Ly
Photos: Niels Ackermann/Rezo
L
e tango, c’est beaucoup d’émotion; ça
vous prend l’âme»,
explique Victor, avec
son doux accent uruguayen. Comme la dizaine de
couples présents, l’Anglais Glyn
et la Franco-Russe Ioulia ne font
plus qu’un dans leur exécution des
«
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pas de danse, fluides et sensuels,
effleurant tout juste le parquet. La
musique de valse croisée des
années 30 de Francisco Canaro,
les ventilateurs du plafond qui
fendent l’air et la lumière tamisée
confèrent indubitablement au barcafé Calle Luna une atmosphère
chaleureuse et intimiste. «La
culture latino? C’est la joie de
vivre!» résume, les yeux pétillants,
la Suissesse Laure.
L’image d’Epinal qui colle aux
Latino-Américains se résume souvent à deux mots: danse et musique. Dans la ville du bout du lac,
une manifestation festive sans eux
serait inconcevable. Pour la Lake
Parade et les Fêtes de Genève,
difficile d’ignorer les stands latinos.
Avec l’incontournable caïpirinha
pour se désaltérer, les viandes qui
dégagent leurs parfums d’épices et
de citron vert pour se rassasier, et
la salsa pour rythmer l’été genevois.
Au Paléo Festival de Nyon, le Brésil,
qui représente la plus grande communauté latino de Genève, avec
2507 ressortissants, a été l’invité
d’honneur du Village du monde.
Mais une telle tonalité positive
ne saurait faire oublier que toute
médaille a son revers. Les stéréotypes empruntent des raccourcis
aussi commodes que tenaces:
«Pour beaucoup, les femmes lati-
nos sont des femmes faciles, alors
que le type est forcément un prof
de salsa qui passe son temps à
faire la fête», résume le Colombien Guillermo Arbelaez, 46 ans,
responsable de l’association Depapaya.org, avant d’ajouter en soupirant: «C’est mieux en tout cas
qu’aux Etats-Unis où la réputation
est pire encore.»
En 2007, l’Office cantonal de la
statistique dénombrait 8864 res-
sortissants latino-américains à
Genève. Tous en situation régulière, occupant pour certains des
postes dans les multinationales,
les organisations internationales
ou les missions diplomatiques.
Immigration économique
Ils sont la partie émergente de
l’iceberg. Car une catégorie reste
peu visible: les sans-papiers qui,
depuis le milieu des années 90,
immigrent en Suisse, «un pays
riche et tranquille», pour des raisons économiques. En 2004, une
commission d’experts mandatée
par le Conseil d’Etat mentionnait
que près de 80% des sans-papiers
à Genève provenaient des pays
latino-américains. Pour ceux-là, la
musique est tout autre.
«Nous revendiquons le côté festif, reconnaît Christina, ancienne
sans-papiers, mariée à un Suisse.
Mais si nous avons quitté notre
pays, c’est avant tout pour trouver
un travail nous permettant d’aider
économiquement nos familles
restées au pays.» Ses amies du
groupe latino-américain de la
paroisse du Sacré-Cœur acquiescent. Elles viennent du Pérou, du
Honduras, du Salvador, de Bolivie.
Deux sont en situation régulière,
cinq sont des sans-papiers: «Chez
moi, mon salaire ne suffisait que
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Soutien spirituel
Produits du pays
Tous les dimanches,
la communauté catholique
de langue espagnole remplit
la paroisse du Sacré-Cœur,
près de Plainpalais.
Aux Acacias, le magasin Bodega
Latina est connu pour proposer
des produits latino-américains,
comme le fameux thé argentin,
le maté, que cette cliente
s’apprête à acheter.
pour vingt jours», témoigne
Cely. «Le plus dur lorsqu’on part,
c’est de laisser nos enfants, renchérit Marisol. On ne sait pas
vraiment ce qu’ils deviennent.»
Leur compatriote Teresa pense à
ses douze enfants restés en Bolivie. Elle ne les a pas vus depuis
quatre ans.
Comme cette dernière, Rocio
Del Pilar Gallegos Naranjo, 48 ans,
n’a pas remis les pieds en Equateur
depuis dix ans. Figure connue des
collectifs de sans-papiers, elle
n’ose pas quitter la Suisse par
crainte de ne pas pouvoir y revenir:
«Pour nous, les sans-papiers, la
Suisse est devenue une cage
dorée.» Et la présence de ses quatre enfants auprès d’elle la console
à peine: «En tant que mère, je suis
très frustrée de voir qu’ils ont dû
interrompre leurs études à 18 ans,
et qu’ils sont comme moi: des
sans-papiers, obligés de travailler
au noir.»
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Les jobs proposés sont plus nombreux dans l’économie domestique,
branche typiquement féminine,
que dans les secteurs de la restauration, de l’hôtellerie et du bâtiment, où le travail clandestin est
de surcroît plus surveillé. Rien
d’étonnant à ce que les femmes
représentent 60% de l’immigration
latino-américaine en Suisse.
Conditions difficiles
Pour trouver un travail, le procédé
est immuable: les petites annonces du GHI ou des magasins
Migros et Coop. Et, bien sûr, le
bouche à oreille, notamment lors
des barbecues du dimanche au
sein des communautés. Ou à la
Bodega Latina, une des premières
adresses connues des Latinos qui
débarquent à Genève: un point de
rencontre et d’échanges qui fournit les denrées de base, des produits artisanaux, des DVD ou des
habits en provenance d’Amérique
latine, et d’où on peut envoyer de
l’argent au pays.
«Sans statut légal, maîtrisant
mal le français, on n’a pas le choix:
il faut prendre le premier travail
qui vient», explique Teresa: femme
de ménage, employée de maison,
garde d’enfants, de personnes
âgées, voire d’animaux domestiques. Même son de cloche pour
celles qui ont pourtant des atouts.
Avec dix ans d’expérience dans
différentes agences publicitaires
internationales en tant que gra-
«Ici, on vit comme
des souris»
Marisol, quatre ans à Genève, sans-papiers
phiste au Salvador, Karla Gonzalez
de la Iglesia, mariée à un Espagnol
et détentrice d’un permis de séjour,
ne se voit pas proposer autre chose
que des postes de nettoyage ou de
caissière. «C’est comme si on
n’avait pas eu de vie avant de venir
en Suisse, constate d’un air dépité
cette femme de 37 ans, mère d’une
petite fille de 15 mois. Ici, les
compteurs sont remis à zéro.»
Les témoignages sur les conditions de travail dans l’économie
domestique abondent dans le
même sens: heures supplémentaires non payées, quand ce n’est
pas carrément le salaire du mois,
brimades, tentatives d’abus sexuel
de la part de vieux messieurs. «J’ai
une amie du Honduras, ancienne
employée de maison, qui récupérait dans la cuisine de ses patrons
la croûte de la pizza pour la manger en cachette le soir», rapporte
l’une des membres du groupe
catholique.
De ces témoignages sombres,
les Suisses et les Nordiques s’en
tirent avec une meilleure image
que certains patrons latinos, issus
de pays où la société est très hiérarchisée. «Chez nous, un proverbe dit: «Il n’y a pas de cale qui
serre plus que celle qui vient du
même bois», avoue Guillermo
Arbelaez. Et la concurrence étant
rude pour trouver du travail, la
règle est souvent celle du chacun
pour soi.
«Tout ça pour un salaire mensuel
de 1500 francs environ», déclare le
professeur Claudio Bolzman, qui
a codirigé l’ouvrage La Suisse au
rythme latino. Avec le prix élevé des
appartements, les femmes se mettent à cinq ou six pour sous-louer
à une compatriote une chambre à
300 francs de loyer par personne,
souvent dans les quartiers des
Acacias, de la Jonction ou de
Plainpalais. «Ici, on vit comme des
souris», déplore Marisol.
Cely, cinq ans à Genève, sans-papiers
Photos: Niels Ackermann/Rezo
«En Bolivie, mon salaire ne suffisait que po ur vingt jours»
Espoir de travail Karla, 37 ans, vit avec son mari Victor,
31 ans, et son bébé Léa à Bellevue, dans un appartement avec vue sur
le Salève. Elle rêve qu’on lui propose un travail de graphiste, et non
plus de nettoyeuse ou de caissière.
Des souris en cage, avec la menace
d’expulsion qui plane sur elles
comme une épée de Damoclès. Le
danger est cependant relativisé:
«Les Suisses ont trop besoin de
nous; ils n’accepteraient jamais de
travailler dans nos conditions.»
Pour celles qui vont parfois
visiter leurs proches, le retour est
difficile. «Chez nous, on nous
prend pour des riches et on nous
ressort toujours cette expression:
«L’argent, tu le trouves par terre.»
On n’a plus de racines», soupire
la Péruvienne Carmen, qui a
obtenu un permis C après treize
ans en Suisse.
Pour supporter cette «vie de
frustration», beaucoup cherchent
une planche de salut dans l’Eglise.
Souvent dans le bénévolat et la vie
associative. Parfois dans des activités festives: «Pour oublier nos
soucis du quotidien, pour tenir le
coup.» Et conserver la joie de vivre.
Q. L. J
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