Galván, le flamenco à vif
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Galván, le flamenco à vif
7 février 2013 Galván, le flamenco à vif Il s'assoit sur un bout de chaise, semble gêné de l'attention qu'on lui porte, se recroqueville en parlant. Régulièrement, il passe ses doigts avec délicatesse dans ses cheveux comme pour en vérifier l'épaisseur et l'ordonnancement. Réservé, il parle peu mais dit tout. Il bafouille parfois – souvenir d'un bégaiement - mais n'a pas la langue de bois Lorsqu'il vient saluer à la fin d'un spectacle, Israel Galván n'a rien de la star glorieuse qui cherche les applaudissements. Epaules tombantes, l'air affaissé après un combat épuisant, il se fond dans sa troupe, cherche un appui auprès de ses partenaires et disparaît le plus vite possible dans les coulisses. Ce grand timide est une bête de scène, un énorme danseur, un époustouflant chorégraphe et le chef de file de la nouvelle scène flamenca. Ceux qui viendront le voir au Théâtre de la Ville, à partir du 12 février, pourront le vérifier. D'autant que le spectacle qu'il donne est hors du commun. A l'affiche du Teatro Real, à Madrid, aux alentours de Noël, il a fait parler. Jamais le flamenco, danse populaire, n'avait été programmé dans ce haut lieu traditionnel de la capitale espagnole. Jamais non plus le flamenco ne s'était attaqué à un sujet comme celui qu'évoque Israel Galván dans Le Réel/Lo Real/The Real : le génocide des Gitans par les nazis pendant la seconde guerre mondiale. Un sujet délicat en période de fêtes, traité avec une hargne et une détermination qui filaient la chair de poule. TOUJOURS PARTANT POUR SE FLANQUER LA TROUILLE "C'est un sujet indansable évidemment, reconnaît Galván. Lorsque j'ai commencé à travailler sur le projet, je ne pensais pas y arriver. Je me suis entouré de musiciens et, pour la première fois, de danseuses comme Belén Maya et Isabel Bayón pour ne pas être seul dans une aventure pareille. Et, précisément, parce que danser l'Holocauste est impossible, il faut le faire. Pour ne jamais oublier." Israel Galván, 40 ans, est comme ça. Téméraire et toujours partant pour se flanquer la trouille, sinon à quoi bon ! En 2009, pour sa première programmation au Festival d'Avignon, le Sévillan chorégraphiait et dansait une prédiction tragique et folle, El Final de este estado de cosas, d'après l'Apocalypse de Jean. Une révélation au sens fort, au croisement d'une expérience esthétique et d'une confidence intime. La lecture de la Bible a bercé l'enfance de Galván au quotidien : ses parents - les danseurs José Galván et Eugenia de los Reyes - sont Témoins de Jéhovah. "Enfant, j'ai vécu dans l'amour et la rage de Dieu, confie-t-il simplement. La mort a toujours été très présente dans la famille et je vivais en permanence avec l'idée du Jugement dernier qui allait me tomber dessus. Je pensais que je n'allais pas vieillir. J'ai longtemps vécu avec cette peur. Encore récemment je ressentais la même angoisse pour mes deux enfants, mais ça va beaucoup mieux." La vie, la mort, le destin, la fatalité... Galván, qui n'est plus Témoin de Jéhovah, en aura-t-il jamais fini avec ses hantises ? L'épaule droite de travers à force de se tordre pendant les répétitions du Réel/Lo Real/The Real, il la hausse jusqu'à l'oreille façon Quasimodo et grimace. "La danse m'a sauvé, assène-t-il. Je suis toujours obsédé par la mort, mais j'ai la sensation de me vider de cette obsession à travers un spectacle. Cela me permet de vivre mieux, mais ça laisse des traces dans le corps." "LA RAGE DE L'HOMME" Il montre son épaule. S'il considère son spectacle sur l'Apocalypse comme un moyen de "suer par tous les pores" de sa peau "la fin du monde et de mettre en scène une forme de mort personnelle", il envisage Le Réel/Lo Real/The Real comme une suite. "Les persécutions des Gitans et le nazisme sont toujours régulièrement évoqués dans la religion des Témoins de Jéhovah, explique-t-il. Ce sont des sujets très vivants. Par ailleurs, ma grandmère maternelle était gitane. J'ai vécu toute mon enfance en écoutant parler de l'Holocauste. Si je n'ai plus la peur de Dieu maintenant, j'ai en revanche la rage de l'homme dans ce qu'il est capable de faire." Cette rage, doublée d'impuissance, fait exploser en dissonances éclatantes le spectacle Le Réel/Lo Real/The Real. "Je me suis beaucoup documenté sur les camps, raconte le chorégraphe. Plus j'avançais, plus j'étais fasciné et horrifié. Plus je réalisais aussi que non seulement c'était indansable mais que l'on devait faire très attention. Attention à résister à la fascination et au traitement spectaculaire. Impossible pour moi de jouer de quelque façon que ce soit avec un sujet pareil." Sur le plateau, éclaté en différents espaces, comme il aime à le faire treize musiciens, chanteurs et deux danseuses - une première dans son oeuvre d'interprète solitaire - soutiennent Galván, toujours épaulé par Pedro G. Romero à la direction artistique. Torse nu et cravate noire autour du cou, il cingle l'air avec deux longues tiges souples, saute, se cabre et se tord. Flamenco jusqu'aux mâchoires, il fait crépiter ses dents, son crâne et donne plus que jamais l'illusion de faire danser son squelette. Gestuelle hachée menu pour massacre jamais vu. Des rails se perdent, des corps se brisent. Des panneaux tombent, séparant définitivement les interprètes du public. "J'ai évoqué pour la première fois ce sujet en 2010 au moment où Nicolas Sarkozy s'en prenait aux Roms et aux gens du voyage, se souvient-il. Je ne voulais pas avoir l'air opportuniste. Mais le sujet ne me lâchait pas. Dans le contexte de crise actuelle, particulièrement en Espagne, il faut faire très attention à ce que l'on dit pour ne pas servir la cause des extrémismes." JOUER AVEC LES FANTÔMES Quoi qu'il danse, Galván ne joue pas. Sinon avec ses fantômes. Sa première apparition en France, en 2005, avec son solo La Edad de oro ("L'Age d'or"), décapait et ralentissait le flamenco en lui donnant du ventre et des hanches. Entre accents crépitants et suspensions du geste, un orientalisme très nouveau sur la scène flamenca. Galván évoquait alors comme source d'inspiration la danse féminine, en particulier celle de sa mère, et revendiquait le fait de "prendre toutes les libertés vis-à-vis de l'orthodoxie et de faire une synthèse de nombreuses disciplines dont le butô japonais". Dont acte dans El Final de este estado de cosas : sur un carré de sable, visage masqué, il livrait un solo somptueusement bizarre en short et pieds nus. Galván ose tout. Danser dans un cercueil, sur une planche mobile, enfermé dans un piano... Au fil d'une douzaine de spectacles, sur des thèmes aussi variés que la tauromachie ou La Métamorphose, de Franz Kafka, accompagné par des musiques allant du jazz au heavy metal, celui qui fut l'élève du fameux Mario Maya pendant dix ans a aiguisé un flamenco formidablement inventif, de plus en plus graphique, au diapason de sa silhouette de plus en plus mince. "Je pense que j'ai trouvé la bonne constitution, précise-t-il. Je me sens bien comme ça, même si certains me préféraient un peu plus gros. Mon corps est d'abord au service de ma danse. Une danse qui part toujours du ventre et possède un peu de bile, comme le transmettait Mario." Le flamenco, Israel Galván le charge de missions toutes plus lourdes les unes que les autres. Lorsqu'il a donné le coup de talon final dans un spectacle, il espère toujours sortir de scène "meilleur qu'il n'était en entrant". Il ajoute : "Lorsque je danse, je ressens un mélange d'humilité, de modestie et de rage. J'aime ne pas me reconnaître, devenir une autre personne sur scène, changer ma façon de penser, de voir. Trouver la paix aussi." LA DANSE COMME FORME DE VENGEANCE Paradoxalement, il confie que sa danse a également été une forme de vengeance. "Mes parents, danseurs orthodoxes, étaient horrifiés devant ce que je dansais à mes débuts, se souvient-il. Ils avaient honte de ce que je faisais. Mais il y a toujours eu des rebelles dans le flamenco, heureusement." Lorsqu'on sait qu'il y a seulement six ans, les voisins adressaient leurs condoléances à ses parents attristés, on imagine le parcours accompli par Galván en Espagne. En France, la reconnaissance a illico fait briller son nom. "A Paris surtout, et dans le Nord, je me suis senti très libre, tient à préciser le chorégraphe. En revanche, dans le Sud, c'était comme en Espagne au début. Impossible de danser dans le silence, tant les spectateurs chuchotaient et discutaient." Depuis, Galván a fait tourner toutes les têtes. Qui plus est avec des histoires indansables. "Indansables, mais dansées dans la joie. Il n'y a pas d'autre remède que de danser heureux." 12 février 2013 © Javier del Real. Israel Galván signe son Guernica Chamane contemporain, astre du flamenco, Israel Galván sidère. Dans Le Réel, il réveille l’histoire tragique des Tsiganes persécutés et exterminés par le régime nazi. Il est l’astre du flamenco. Dans la lignée des Vicente Escudero, Carmen Amaya, Antonio Farruco et Mario Maya (qui fut l’un de ses maîtres), il a su faire d’un art séculaire, dont les racines plongent si profond que l’origine s’en est perdue, un art du présent. Au plus vif de ses blessures, de ses soubresauts, de ses disjonctions électriques. Corps conducteur de fulgurances, Israel Galván sidère. Restent sans nom les énergies qu’il capte dans l’air sec du temps comme dans la braise de la mémoire, les forces invisibles et souterraines dont son mouvement est le sismographe. Baile jondo, comme on le dit du chant, quand il puise aux entrailles, et qu’il entaille l’obscur. Israel Galván est un chamane contemporain. Dans El final de este estado de cosas, il dansait l’Apocalypse. Rien de moins. Mais l’Apocalypse, ça reste abstrait. Israel Galván danse maintenant le Réel. Celui de l’Histoire. Pas n’importe quel Réel, pas n’importe quelle Histoire : la persécution et l’extermination des Gitans pendant la Seconde Guerre mondiale. Ligne souvent oubliée dans la comptabilité macabre de la barbarie nazie. Déportés, internés, des milliers d’entre eux furent tués dans les camps d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, de Chelmno, de Belzec, de Sobibor et de Treblinka. « Ce n’était pas une surprise : dans notre souvenir, on nous avait toujours arrêtés, en temps de paix ou en temps de guerre », raconte un survivant dans le film Canta Gitano (1981) de Tony Gatlif. « Il faut racheter la mort des gestes », écrivait Hervé Guibert. Pour Israel Galván, il s’agit d’éveiller le spectre de ces corps qui furent perdus à jamais, inexorablement. De retrouver la sève de ces « hommes des basses-terres », alors même qu’aujourd’hui encore la stigmatisation poursuit les populations Roms. Mais aussi bien, de questionner « l’attirance nazie, presque maladive, pour le monde sévillan de Carmen », avec illustration à la clé, le film Tiefland, de Leni Riefenstahl, tourné entre 1941 et 1944, où la cinéaste incarne elle-même une danseuse gitane. Le tout sans pathos, car Israel Galván veut aussi se souvenir que jusque dans les camps, « les gitans continuaient à plaisanter, à chanter, à faire l’amour. […] La “forme de vie” qu’incarnent les gitans continue à être une source vitale ; ils ont toujours la force de nous regarder face à face. » Comme il fallait s’y attendre, à la création en décembre à Madrid au majestueux Teatro Real (dirigé par Gérard Mortier), le spectacle a été vivement chahuté par une partie du public (pas vraiment issu de la foule des Indignados), et descendu par une bonne partie de la critique (restée hyper conservatrice). Pourtant, à moins d’avoir de la crasse dans les yeux, inutile de chercher midi à 14 h. L’horloge, d’ailleurs, marquerait plutôt las cinco de la tarde (Garcia Lorca). Et quelle que soit l’heure, il suffit de dire qu’avec Lo Real, Israel Galván signe son Guernica. Une œuvre parfaitement déstructurée, et qui pour autant ne lâche jamais son fil, même lorsque ce fil fend l’espace, en tirant les cordes d’un vieux piano déglingué, ou qu’il le barre, barbelé, image réminiscente des camps de la mort. Pour autant, dans cette mémoire tragique qu’exhume Israel Galván, nul pathos. Au contraire : de la gravité, oui, mais avec quel entrain ! Et de l’humour, mais quel humour subversif ! S’il ne fallait retenir qu’une séquence de ce prodigieux Lo Real, ce serait ainsi, dans un savoureux retournement du cabaret allemand, Belén Maya dansant successivement Mussolini, Heil Hitler ! et les Phalanges franquistes. Sincèrement, il faut le voir pour le croire ! Jean-Marc Adolphe 09 février 2013 Le réel / Lo real / The real - Israel Galván Entre tradition flamenca et inventions de son cru, le danseur Israel Galván célèbre les Gitans, leur résistance et leur martyre. Et s'impose par la fulgurance de son art. Est-ce vraiment du flamenco ? Les aficionados peuvent en discuter des heures avant de trancher : Israel Galván, emmené par son père José dans les tablaos de Séville dès l'âge de 5 ans, a certes le sang toujours bouillant malgré la quarantaine. Mais, depuis 1998 et sa première création en dehors du chemin traditionnel, il se cherche un autre destin. « Quand je rejoins la tradition, c'est ma part gitane qui parle (celle de sa mère, Eugenia de los Reyes). Quand je fais des choses bizarres, c'est moi », raconte avec simplicité celui qui, dans son spectacle le plus connu en France — La Edad de oro (« L'Age d'or », 2005) —, rendait hommage aux grands Antonio Farruco, Vicente Escudero et Carmen Amaya. Et, à travers eux, à la génération de ses parents... « Je prends à chaque maître ancien de petits gestes. Ma danse est un mélange de tous ces parfums-là. » Le langage des bras et des jambes, la vélocité et le rythme, la dentelle des doigts, Galván possède cela comme une langue maternelle. Le prologue de son dernier spectacle, Le Réel /Lo Real / The Real, le confirme ; mais révèle aussi un artiste unique, forgeant en solitaire son monde. Fulgurance. Le mot s'impose face à cette silhouette s'inscrivant de profil, bassin en avant et buste rejeté à l'inverse, sur la scène volontairement sombre du célèbre Teatro Real de Madrid, où l'oeuvre fut créée, en décembre dernier. Rien à voir avec le halo qui s'accroche habituellement aux prodiges du genre. On l'aperçoit seul et il habite pourtant tout le théâtre, découpant l'air de signes aiguisés, torse nu et pâle. Ses bottes à talons s'unissent à ses jambes galbées et gainées de noir, tout comme le sabot d'un cheval concentre le mouvement entier. Galván frappe le sol de coups que l'oeil distingue à peine ; seule l'oreille les reconstitue... a posteriori. Il joue aussi de ses bretelles comme de sangles sonnant sur ses épaules, finit par s'arc-bouter à un piano déglingué posé sur la tranche, le fait grincer. Tout lui est bon pour danser. On pourrait en rester là et connaître toute la saveur de son art. Mais la suite révèle encore une autre histoire, d'abord insoupçonnable : la jeune femme recourbée sur elle-même, qui dansait tout à l'heure à petits pas chaussés de sabots, s'encastre soudain dans les cordes du vieux piano, telle une barrière infranchissable. Image évocatrice des corps laissés à l'abandon sur les barbelés des camps nazis. Nous y voilà. « Le réel », selon Galván, c'est la mort. Qui le hante : Arena, en 2004, traitait de la mort tauromachique, quand El Final de este estado de cosas, redux (2007) s'inspirait de l'Apocalypse de saint Jean. « J'ai toujours été marqué par la tragédie de l'Holocauste. L'histoire s'est transmise au-delà des frontières dans toute la culture gitane, même si ce sont les Tsiganes de l'Est et pas les Espagnols qui en ont été les principales victimes, déportées elles aussi à Auschwitz ou Treblinka. » Projetés sur des caissons, surgissent alors des extraits de Canta gitano (1981), de Tony Gatlif sur la déportation des Tsiganes. Une oeuvre pas du tout réaliste où, dans de la fausse neige, un danseur flamenco en chemise rouge soyeuse finit par être repéré par les SS. Dans ce rôle, Mario Maya crève l'écran. Il était le maître de Galván, mais surtout le père de Belén, la fameuse frondeuse flamenca qui vient justement de danser en sabots devant nous... Sur le même thème du Gitan résistant à l'anéantissement, Galván file lui aussi sa métaphore. Au lointain, derrière la ligne de front des musiciens séparant la scène en deux plans, il apparaît sur un carré de tôle bruissante. Une sorte de fil du rasoir inventé pour évoquer le tranchant de la mort. Sa rapidité est « galvánisée » (jeu de mot facile...) par le métal qu'il martèle. Des poutrelles traînées et frottées sur le sol figurent ensuite les rails des convois de la mort. Juché sur ceux-ci, dans un écartèlement intenable des jambes, il avance à pas microscopiques et tressautés dans un zapateado (percussion des pieds) tragique. Belén Maya le rejoint, et il faut profiter de cette image rare : tous deux progressent sur ce « chemin de fer » en direction de la salle, pieds nus, presque recroquevillés l'un dans l'autre pour protéger leur dernière énergie. Leur danse semble s'appuyer sur un souffle raréfié, mais elle est bien vivante. Et minimale : un flamenco du dernier carré... Moins réussie est l'évocation d'un étrange paradoxe : la fascination exercée par la culture flamenca sur le régime nazi. Galván cite directement Tiefland (1943), le film de la cinéaste officielle Leni Riefenstahl, où celle-ci se pare des atours de la Gitane pour danser. Une imitation de mauvais goût ici composée par la danseuse Isabel Bayón, coiffée du haut-de-forme de L'Ange bleu... Petite faiblesse d'un spectacle total et sidérant qui voulait sans doute embrasser trop de choses. On la pardonne sans hésiter. — Emmanuelle Bouchez | 2h15 | Chorégraphie et scénario musical : Israel Galván | Mise en scène : Pedro G. Romero et Txiki Berraondo | Du 12 au 20 février, Théâtre de la Ville, Paris 4e, tél. : 01 42 74 22 77. | Le 28 juin au festival Montpellier Danse, tél. : 0 800 600 740. Complices de Galván Une ligne de vie zèbre heureusement la scène de cour à jardin. Celle des musiciens complices d'Israel Galván, alignés telle une chaîne humaine serrée au coude à coude. Il y a là David Lagos et son cante jondo (chant profond) ; l'irrésistible « Bobote » -- ses belles bretelles, marcel sur le bidon -- qui fait rythme de tout ; « Chicuelo », le guitariste électrisant... Mais aussi Eloisa Cantón, la violoniste, ou Juan M. Jiménez Alba, le saxophoniste, proches de la musique contemporaine. Plusieurs générations « boeuffent » ensemble, se tiennent chaud et nous réconfortent. Emmanuelle Bouchez - Telerama n° 3291 13 février 2013 Israel Galvan: "danser l'impossible", le génocide des gitans Le sévillan Israel Galvan danse du 12 au 20 février au Théâtre de la Ville à Paris "l'impossible à danser": le génocide tzigane par les nazis, avec son nouveau spectacle Le Réel, Lo Real, The Real. Oubliez le flamenco traditionnel, les froufrous et les "olé": le flamenco de Galvan est rude, sans concession. C'est torse nu, où se dessinent les côtes, qu'il danse sur le plateau presque vide. Un piano désaccordé, dont sortiront plus tard les barbelés des camps de concentration, des rails grinçants: le décor est planté. Le spectateur retient son souffle: on souffre avec lui. Lorsqu'une danseuse fait irruption, c'est en rom qu'elle est habillée, comme en signe de solidarité avec les persécutions d'aujourd'hui. Silhouette longiligne vêtue d'un survêtement noir, c'est un homme très doux, aux antipodes du danseur à vif, qui s'exprime en interview, attentif aux questions, hésitant à accrocher des mots sur les mouvements du corps. Tombé tout petit dans le flamenco -ses parents sont danseurs et son père maître d'une école de flamenco à Séville- il trace vite son propre chemin, au risque de choquer les puristes. "Ils ont leur place, c'est important de maintenir la tradition", dit-il, "mais le flamenco est en constante évolution et je me sens très libre". Libre de choisir un thème brûlant comme le génocide des gitans, et d'y introduire "aussi de la joie", parce qu'il convient de célébrer leur survie aussi bien que leur souffrance. Le génocide était présent dès son enfance, "on en parlait beaucoup à la maison pour des raisons religieuses", dit-il. Ses parents appartiennent aux Témoins de Jéhovah, persécutés et déportés par les nazis en raison de leurs liens internationaux et de leur opposition au pouvoir et à la guerre. Sa mère est tzigane: le génocide fait doublement partie de l'histoire familiale. Mais Israel Galvan s'est aussi nourri de documentaires, de livres, de chansons ("Hitler in my heart" du groupe Antony and the Johnsons) pour sa création. Comme toujours, le spectacle répond à une "nécessité", dit-il. Avec une douzaine de créations en 15 ans, Israel Galvan s'est taillé la réputation d'un danseur profondément novateur dans le milieu très codé du flamenco. Salué à Paris et en Europe du Nord depuis longtemps, il a vu son travail reconnu pour la première fois en décembre par le Teatro Real de Madrid, qui a produit Le Réel. Ce "danseur des solitudes", selon le titre d'un livre que lui a consacré le philosophe et historien de l'art français Georges Didi Huberman (2006), s'est entouré pour la première fois pour Le Réel de deux danseuses virtuoses, Belén Maya et Isabel Bayon. Une dizaine de chanteurs et musiciens font plus qu'accompagner, véritable épine dorsale du spectacle. Parmi ses projets, un duo avec le danseur britannique d'origine bangladaise Akram Khan, dont la danse s'inspire du kathak, un art traditionnel indien proche du flamenco. Israel Galvan voudrait aussi "explorer sa part féminine". "Dans le flamenco, l'homme doit danser «macho» et la femme, de manière féminine" observe-t-il. Lui aimerait "changer un peu". "J'ai toujours dansé en homme, c'est un peu fatiguant", lance-t-il en souriant. Une transgression fidèle à son parcours, mais qu'il explique sans agressivité. La violence, la mort, omniprésentes dans ses spectacles, il les garde pour la scène. A la ville, c'est un homme timide, qui parle de ses enfants, dont une petite fille, qui danse déjà "le ballet". 16 février 2013 « Le Réel » d'Israel Galvàn : la virtuosité douloureuse © Javier del Real/Teatro Real Dans tout son spectacle appelé « Le Réel », Israel Galvàn flirte avec l’impossible, l’indicible… l’infacile. Quand il apparaît sur scène parisienne du Théâtre de la Ville, dans le noir, c’est pieds nus, lui dont on attend les tremblements imperceptibles scandés par le fer de ses bottes Eh bien non… Il ne nous fera pas ce plaisir-là… Pas tout de suite du moins. D’abord il nous montrera la douleur, celle de son peuple au moment de la Seconde Guerre Mondiale… Quand les Nazis ont raflé les Roms et autres nomades d’Europe Centrale comme les Juifs pour une solution finale qui a fait moins de bruit, mais a été tout aussi redoutable. Ce sont les chants et la musique de ses partenaires qui disent l’incrédulité gitane et l’acharnement allemand… Et c’est le corps mince et noueux, aux muscles si dessinés de Galvàn qui suggère la torture infligée… Un corps tordu, blessé, déformé, presque mutilé à force d’être persécuté. La guitare, le violon et le saxo qui se partagent la musique sont parfois sur la pente dissonante : le doute n’est pas permis ! Il est question de rails, de trains, de 2ème ou 3ème classe, de wagons à bestiaux et, sur une tôle perforée qui lui tient lieu de parquet (le tablao), Galvàn DEVIENT ce train avec l’immense talent de percussion qui mobilise ses talons (le taconeo), ses mains et tout son corps, comme une caisse de résonance funeste aux incroyables nuances. « La Mort est un maître venu d’Allemagne » Israel Galvàn tire décidément le flamenco vers la danse contemporaine la plus radicale… à des années-lumière du folklore qui l’ensevelit trop souvent !... Point de volants et d’accroche-cœurs suggestifs… Ce flamenco-là peut se danser en survêtement sous robe de nylon cheap, sabots de bois et fichu, comme l’une des deux danseuses qui partagent la scène avec lui le prouve magistralement ! La technique époustouflante des trois danseurs est au service du message : elle fait « griller » une gitane sur la clôture électrifiée du camp d’extermination, tremblement létal. La seconde danseuse aura droit à quelques déhanchements chaloupés dans un intermède titré « Carmen », oh !... Pas pour séduire à peu de frais, mais sans doute pour figurer la vitalité indéracinable du peuple gitan, sa capacité de rébellion, son pied de nez à la mort infligée. Certains spectateurs ont regretté l’excès de pathos… Auraient-ils préféré plus de joliesse ?... Elle aurait sans doute été hors sujet : 600 000 Gitans ont été éliminés dans les camps allemands. Par Isabelle Baechler