L`orgasme bourgeois - jacques mattei, le blog
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L`orgasme bourgeois - jacques mattei, le blog
Russie : L’orgasme bourgeois… J’ai toujours été passionné par la Russie, depuis l’enfance. Ça m’évoque des souvenirs, un père communiste qui ne se privait pas de présenter à ses enfants, ce monde et le monde en général, à sa façon, avec ses propres vérités, ses propres interprétations et aussi ses propres limites, celles qu’impliquent de fait l’allégeance à la voix de son maître, à la vérité-Pravda, à la vérité à sens unique de l’Humanité, l’organe de presse du parti communiste français. C’était l’époque où tout était plus simple, du moins en Occident, il y avait les bons, les défenseurs du petit peuple et de l’autre les méchants, les ogres capitalistes, ou vice versa, les communistes mangeurs d’enfants opposés aux ardents défenseurs du monde libre et de la démocratie. En fait, en ce temps-là, la vérité n’était qu’une question de point de vue et l’autoritarisme dictatorial de Staline et de ses successeurs ou les atrocités « napalmées » des ricains n’étaient que des reflets abstraits dans le miroir aux alouettes de cette confrontation des deux blocs. Mon père étant né du bon coté du rideau de fer, il pouvait tranquillement se permettre d’encenser le « régime rouge » car il n’en subissait pas les désagréments, il n’en percevait que les grands 1 et nobles idéaux, avec en prime les chants, vibrants, des chœurs de l’Armée Rouge. En Europe, c’est encore l’Occident, la Russie ce n’est pas encore tout à fait l’Occident, ça le deviendra très vite mais ça ne l’est pas encore tout à fait. La Russie représente pour nous occidentaux, encore un peu de ce qu’était l’U.R.S.S., c'est-à-dire, l’autre côté du rideau de fer, le communisme dictatorial, le rationnement, les files d’attente et les pénuries, le collectivisme, la grisaille, le manque de liberté individuelle et l’absence de liberté d’expression, le journalisme d’Etat et aussi le K.G.B et ses espions qui venaient du froid, froid comme la guerre froide. Voilà l’image que nous avions de l’U.R.S.S nous autres occidentaux, image vraisemblablement assez proche de la réalité. Ce que nous évoque encore la période de la guerre froide, c’est la peur du conflit atomique mais en même temps l’espoir, illusoire en fin de compte, d’un monde meilleur, d’un monde fraternel et plus équitable, d’un monde où les sans-grades auraient eu la parole, d’un monde où l’homme ne serait plus un loup pour l’homme, d’un monde où la dictature du prolétariat ne serait pas un passage obligé. La Russie a pourtant énormément changé, de l’ombre à la lumière, de la privation à l’abondance, du manque à une certaine forme d’opulence même si seuls des privilégiés, classes moyennes en tête, en profitent. Pourquoi les populations n’en retirent-elles pas plus d’avantages sociaux, ou de progrès dans les domaines de la santé et de l’éducation ? Désormais, le problème de fond est ce besoin qu’ont les moscovites de jouer aux bourgeois, ils ne sont pas encore totalement « Bobos » mais ça ne saurait tarder. Comme nos bourgeois occidentaux, eux aussi, imitent leurs milliardaires avec une nuance d’importance c’est que les milliardaires russes ne sont jamais des modèles de bienséance, de savoir-vivre et d’éducation, ce sont des plus-que-parfaits de nouveaux riches, les nôtres, en comparaison, ressemblent à la noblesse d’ancien 2 régime. Mes amies russes m’accusent d’être méchant en disant cela, je le concède et c’est d’une certaine manière ma marque de fabrique. Méchant, injuste souvent, parfois cruel et toujours irascible pour les choses qui me touchent mais le devenir de la Russie ne me touche pas assez pour que j’en devienne irascible. Il est toutefois dommage que l’économie de marché dans sa forme la plus méprisable ait si facilement gagné dans un pays où l’on aurait pu espérer autre chose. C’est ainsi, cela m’attriste un peu mais franchement j’ai d’autres chat à fouetter, pas plus, ni moins importants mais plus proches de mes préoccupations présentes. Je l’ai dit, pour moi, la Russie a une saveur particulière et je continue à penser que les signaux naturels, inconscients et involontaires qu’elle envoie au reste du monde confortent les tenants de l’excès, confortent les sociétés de consommation dans le bien fondé de leurs méthodes, la fin justifie les moyens, tous les moyens même les moins recommandables pour peu que les marchands du temple respectent toujours la devise : l’argent n’a pas d’odeur. La Russie d’aujourd’hui, c’est le communisme vaincu par l’orgasme bourgeois, le désir qui détruit le devoir, le plaisir qui en efface jusqu’au souvenir, c’est vers Sodome et Gomorrhe que l’on se dirige et les élites de ce pays ne s’en rendent pas compte ou ne veulent pas s’en rendre compte... Mon amie Natasha a, comme de nombreux russes bourgeois, honte de ses désirs matérialistes, elle est censée se battre pour un monde meilleur car elle est engagée en politique, dans un parti qui prône le mieux vivre pour les plus faibles. Elle se bat pour les droits des femmes aussi. Des combats honorables, qui portent en eux une certaine grandeur. Elle est de plus un brillant professeur, une femme moderne, active, décidée, charismatique, un exemple, en quelques sorte mais 3 elle est aussi la complice d’un système dans lequel tout est fauxsemblant et imposture. Les combats que l’on mène et leur noble caractère ne sont que le moyen de se garantir ou au moins de conforter une position enviable dans cette société de l’apparence. Natasha se laisse emporter par ses envies de shopping, de bijoux, de voyages à tout prix, oubliant de se comporter en mère. Le goût du luxe est en elle et tout ce qui contrarie ce gout du luxe prend à ses yeux l’image de l’avarice. « C’est la raison qui tente de conserver le contrôle sur les sens, Natasha, ce n’est pas l’avarice, c’est la tentative de résister aux sirènes de la société de consommation, c’est la sagesse de ne pas courir après tout ce qui brille, c’est la force de privilégier nos enfants au détriment de tout le reste » Elle comprend et reste silencieuse quand je lui dis cela mais elle n’en tient aucun compte. Ce droit d’être superficiel, les bourgeois russes se l’approprient en réparation de ce que leur a fait subir le communisme. La chute de l’Union Soviétique et de son système autoritaire et castrateur ne pouvait se faire que par l’évolution des mentalités, par la mise sur un piédestal des castes d’artistes et d’intellectuels qui en réalité n’aspiraient qu’à une seule forme de liberté, la liberté de tout faire et surtout de faire n’importe quoi. « Je veux voyager, croquer la vie à pleines dents, dévorer le monde et les plaisirs du monde, c’est ça la fin du communisme, c’est ce à quoi nous avons droit. » Ces classes bourgeoises, stimulées par l’exemple des excès des riches oligarques ne se rêvent que dans l’imitation de la vie superficielle et insouciante de nos champions de la Jet set. 4 « Rêver à un monde meilleur, on a déjà donné, pendant près d’un siècle, ça suffit, maintenant c’est à notre tour de vivre comme nous le souhaitons ». Hélas, le bien-être n’est pas seulement question de volonté ou de désirs et la démocratie est bien incapable de nous en garantir ne fut-ce que l’illusion, sinon par le biais du surendettement. Bien évidement, la liberté quelle qu’elle soit vaut toujours mieux que la dictature rouge, et d’ailleurs, je ne suis pas certain qu’autre chose que cette vulgaire gabegie ait pu être possible. Natasha, cette femme intelligente, ne pourra jamais se libérer de ses désirs et moi je ne pourrais jamais vivre en quiétude dans ce mode de vie. Je suis mentalement et par caractère quasi monastique, je suis déjà rentré dans une phase de ma vie où seuls les plaisirs simples ont de l’importance. Avoir une belle voiture puissante ne m’importe plus, passer quelque jours de vacances à Porto Cervo en Sardaigne, sur le lac de Come ou encore faire une croisière de luxe en Asie, non seulement, ne m’attirent pas mais me donnent la nausée, je devrais priver Natasha de cela pour bien vivre avec elle, je devrais l’obliger à emmener avec nous la plus jeune de ses filles à chaque fois que nous partons en vacances, elle n’aurait pas le repos qu’elle revendique. Je décris Natasha avec tous les défauts mais on peut l’aimer, car ces défauts ce ne sont pas les siens, ce sont ceux de son monde, de sa culture, la frivolité légendaire des Russes, hommes et femmes, la superficialité face au désir matériel, la relation détachée avec les enfants, ce n’est pas Natasha, ou pas seulement elle, mais c’est la Russie d’aujourd’hui, la Russie postsoviétique, inéluctablement. 5