l`ensemble des textes gagnants - Services à la vie étudiante
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l`ensemble des textes gagnants - Services à la vie étudiante
Concours de rédaction «Mon regard sur les années 1960 dans mon pays» Semaine interculturelle à l’UQAM 2016 Bobate Asma Pays de provenance : Ile de la Réunion Langue maternelle : Français Mon regard sur les années 1960 de mon pays Saint-Benoît… Le nom de sa ville natale même sonnait aux oreilles de Bibi comme une douce ritournelle qui la rendait nostalgique de ce qu’elle appelait « les plus belles années de sa vie ». Elle ne se souvenait guère des nouvelles routes qui permettaient un réseau plus facile entre les villes, l’aéroport ou le volcan dont les coulées de lave débordant de son enclos fascinaient les touristes. Une grande première. Pourtant, les créoles au visage brûlé par le soleil utilisaient la route autant que les voitures pour guider leurs chariots à bœufs. Le bitume prenait alors la couleur rouge de la terre des champs de cannes à sucre, dont les feuilles vertes ondulaient sous une brise chaude. Bibi ne prêtait pas attention à ces charrettes qui passaient devant sa maison pour aller à l’usine sucrière. En ces jeudis calmes et chauds, elle aimait traîner dans la cour. C’était une grande place en terre, avec un poulailler au fond, un potager et de grands arbres dont les branches croulaient sous le poids des fruits exotiques gorgés de jus sucré. Bibi reconnaissait à sa mère ce don de pouvoir faire pousser n’importe quoi : en décembre, à l’apogée de l’été, il lui suffisait de tendre la main pour les cueillir les letchis rouges et les mangues josé. Le bassin à poisson, d’où l’eau s’écoulait en permanence, apportait une certaine fraîcheur à l’air lourd environnant de l’après-midi. Lorsqu’enfin le ciel bleu azur virait à l’orange, puis au rouge et enfin au mauve, l’église sonnait les six heures, et déjà les commerces fermaient. Les oiseaux piaillaient dans les branches des flamboyants, signe que l’azan ne tarderait pas à retentir dans la ville désormais silencieuse. Et lorsque le vent portait enfin la voix mélodieuse du muezzin au cœur de chaque case, les hommes « zarabs » marchaient vers la mosquée de la ville, vêtus de leurs bazous et de leur bonnet. Sur la route, on voyait parfois des restes de noix de coco et de mangues, vestige des offrandes des chars hindous passés plus tôt dans la journée. Personne ne se risquerait à les ramasser à part les éboueurs, de crainte de subir un mauvais sort. Après sa prière, Bibi se postait à sa fenêtre pour assister à la pittoresque routine des coqs : tous faisaient la queue pour monter dans le manguier et s’endormir, la tête sous l’aile, chacun sur sa branche. Les effluves du cari poulet embaumaient toute la maison et Bibi flottait dans ce moment de quiétude, loin des soucis du monde. Pourquoi parler de ce qu’il se passait hors de l’île, quand la ville d’à côté lui semblait déjà être l’autre bout du globe ? Et aujourd’hui, de nouvelles maisons, de nouvelles routes bétonnées, de nouvelles voitures éclatantes… une petite France ? Non. Parce que chaque jour, lorsque le clocher de l’église sonne, que le vent porte l’azan ou les odeurs encensées des temples, alors chacun comprend que même avec un monde qui se transforme à toute vitesse autour d’eux, la Réunion de Bibi reste figée et chérie dans chaque cœur, tel le plus inestimable des trésors. Vocabulaire : Azan : mot arabe désignant l’appel à la prière. Bazou : mot gujerati pour désigner une longue tunique blanche que revêtent les hommes, généralement pour se rendre à la mosquée. Ce vêtement est très populaire chez les indomusulmans. Cari : plat traditionnel de la cuisine réunionnaise, à base d’oignions, d’épices, de tomates et de viande (la viande varie en fonction des cultures et des religions). Case : terme désignant une maison traditionnelle créole. Aujourd’hui, ce terme réfère à la Réunion à « la maison », quelle que soit son architecture. Flamboyant : arbre tropical originaire de Madagascar, connu pour ses fleurs rouges. Letchi : fruit rond rouge enveloppé d’une enveloppe coriace et écailleuse. La chair est blanche et juteuse, avec une grosse graine au milieu. Mangue josé : variété de mangue de la Réunion Muezzin : membre de la mosquée chargé de donner l’appel à la prière Zarab : terme créole donné à la communauté musulmane de la Réunion, originaire d’inde, plus précisément de la province du Gujerat Leïla Cassar Pays de provenance : France Langue maternelle : français Concours « Mon regard sur les années 1960 dans mon pays» « Dans la joie ou la douleur/ Douce France / Cher pays de mon enfance/ Bercée de tendre insouciance/ Je t'ai gardée dans mon cœur… » chantait Charles Trenet en 1963. Cette image d’Épinal de la « France éternelle », dont les « clochers et les maisons sages » nous paraissent familier, je l’ai écouté depuis le Québec, avec la nostalgie de la voyageuse, imaginant le calme quotidien de mon village en 1960. Il m’apparaît pourtant que la réalité de mon pays à cette époque est bien plus complexe et texturée que ces quelques notes qui induisent mes rêveries. Et pour cela, j’aimerai déplacer le curseur vers un territoire qui était la France sans l’être et qui a marqué mon histoire familiale. Au début des années 1960, Marcel, mon grand-père maternel, effectue son service militaire en Algérie. On lui avait promis une destination tranquille, où ne serait attendu de lui qu’un service de forme ; il se retrouve au sein d’une guerre civile qui déchire l’Algérie Française. Tout juste sorti de sa campagne, mon grand-père qui parle un patois encore entrecoupé de mots de breton se voit propulsé à la fois dans un univers radicalement différent et dans une violence inouïe qui le traumatisera à vie. Les autres soldats se moquent de lui ; c’est bien connu « les bretons n’ont même pas de parquet mais dorment sur un sol de terre battue et n’ont pas de toilettes dans leur maison ! » ce à quoi grand-père maternel me raconte avoir répondu, en haussant doucement les épaules « Oui… qu’est-ce que tu voulais que je leur réponde ? Oui. C’était comme ça ». Dans le même temps, Pierre, mon grand-père paternel, fils d’une enseignante alsacienne et d’un père militaire d’origine maltaise, a grandi en Algérie et n’a jamais connu d’autre terre ; la France n’est pour lui qu’une image abstraite. Il fait partie des milliers de « pieds noirs » qui possèdent les meilleures terres agricoles du pays et contre lesquels se révoltent les nationalistes algériens. Un jour d’été, une bombe est lancée sur une plage où il se baigne ; un ami à lui est égorgé alors qu’il se rendait au lycée ; les cours s’arrêtent pendant des mois à cause du danger trop grand. Adolescent en révolte, il observe avec colère les agissements de l’armée française, aussi terroristes que ceux de l’ALN. Mais lui comme sa famille, cependant, gardent chevillé au cœur le rêve de « l’Algérie Française », encore aujourd’hui dans leur bouche, un environnement cosmopolite et égalitaire que le conflit franco-algérien a détruit. Tous deux ont vécu cette guerre au plus intime ; incapables peut-être de relativiser leur position pour cela même, l’un défendant farouchement les agissements toujours justes de l’armée française, l’autre refusant de voir la position oppressive des pieds noirs en Algérie. Au début de l’été 1962, le conflit se termine. Marcel rentre soulagé en France où il prévoit de commencer une profession de chauffeur de car et de se marier ; de ces années étranges ne lui resteront, une cinquantaine d’années plus tard, qu’un défaut de surdité causé par les tirs d’obus et une peur féroce des « arabes qui coupaient les testicules des bons soldats français pour leur mettre dans la bouche ». Pierre, lui, fait partie des derniers français qui se résolvent à quitter l’Algérie, le cœur lourd, pour une Alsace à la mentalité bien différente où il ne se sentira jamais chez lui. Sur le bateau, il aperçoit pour la dernière fois la ville d’Alger : il sera le seul de la famille à refuser obstinément de retourner dans son pays natal, de peur que le choc nostalgique soit trop grand. Peut-être, longtemps avant de se rencontrer, se sont-ils croisés, mes deux grands-pères : deux français dont l’héritage culturel, la vision de la vie, l’entrée dans les années 1960 et la perception des évènements, n’aurait pu être plus différente. Gauberti Victoria Langue maternelle : -Français Langues parlées dans l’enfance : -Créole et français Enfant des années 1960 La Guadeloupe de mes aïeuls Entre la chaleur de l’exotisme et la froideur du racisme, le doux rythme du Ka endiablé et le silence assourdissant des ouragans, l’archipel Guadeloupéen est là, papillonnant d’histoire, une aille dans la mer des caraïbes, l’autre dans l’océan atlantique. Sur l’île de la Désirade, éloignée de tout, entourée de gros sacs de jute plein d’herbe pour les animaux, l’histoire commence ici. Avril 1961, alors que les femmes en France métropolitaine accouchent dans des maternités, ma mère commence sa vie entre roches, feuillages, brindilles et épines, enivrées par l’odeur des feuilles de bois d’Inde. C’est sur cette petite île de l’archipel guadeloupéen que ce petit bout de femme grandit. Reculée de tout avec la mer comme seule passion. Cette mer qui décide de tout, du jour, de la nuit, des repas du soir et de ceux du midi. Elle aimait se réveiller avec l’odeur du café que faisait griller sa mère au feu de bois, entre trois roches posées au sol, et le ciel comme toit. - « An ka sonjè », dit-elle avec nostalgie. Quand le soir arrivait, c’est au son du Ka et du Mazurka que la famille de sept dansait sur la véranda. Ces soirées de musique et de poésie, passées à lire Aimé Césaire et à essayer de déchiffrer ce qui pour elle n’était qu’un concept abstrait, la négritude. 22 août 1964, elle rencontre Cléo. Cléo est arrivée très tôt dans la saison, vicieusement, emportant avec elle les toits, les poules, les moutons et laissant sur sa peau les premiers frissons. 14 morts en tout ; Cléo était gourmande. Deux ans plus tard, 27 septembre 1966, un autre ouragan arrive. Ma mère tremble encore du fracas assourdissant des vagues sur la maison. Jamais plus elle ne verra la mer de la même façon. - « J’ai dévoré 25 personnes », signé Inez. Nous sommes le 26 mai 1967, les Guadeloupéens suffoquent dans un climat austère. Au départ, les salariés, tous antillais, demandaient 2,5 % d’augmentation face à un patronat entêté qui campe sur ses positions. La tension monte et la population enflammée ne contient plus sa colère. Pointe-à-Pitre alors sursaute sous les balles des CRS français... une grève qui tourne au cauchemar. 87 morts en trois jours d’émeute qui ébranlent les poitrines des survivants. C’est le plus gros massacre commis par des Français sur des Français, mais tout le monde le tait. Massacre oublié. Mais pas pour ma mère ; à travers ses yeux, l’histoire reste inoubliable et inconsolable. Alors qu’en mai 1968, le cri de la jeune France hexagonale retentit dans le monde entier, celui des Guadeloupéens restera désuet. À six ans à peine, l’enfant se questionne. Pourquoi n’avonsnous pas les mêmes droits que les Français blancs ? Pourquoi être noir et séparé par un océan fait de nous des victimes invisibles ? Je suis née femme, je suis née noire, je suis née sourde, aveugle et muette dans une société qui n’est pas prête à justifier qu’être une Française noire c’est une tare. Ma mère a grandi. À vingt ans, elle part pour la première fois vers le vieux continent. C’est à Paris qu’elle se rappellera avec peine et nostalgie des événements marquants de son enfance créole dans les années 1960. Accompagnée du recueil d’Aimé Césaire que jadis elle ne comprenait pas, un soir d’hiver, en pensant à son île, elle lira : « J’habite une blessure sacrée. J’habite des ancêtres imaginaires J’habite un vouloir obscur J’habite un long silence (...) J’habite de temps en temps une de mes plaies, je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets. » C’ est q uoi m o n p ays? E n t r e l’«Ost algie» 1 e t l’imp ac t d e la r é u nification Le p ays où je s uis n é e e n 1 9 8 8 n‘ exist e plus. J‘ai m o n a c t e d e n aiss a nc e e t u n c a r n e t d e v a c ci n a t ion r e m pli d e sy m b ol e s a n a c h ro niqu e s. M a citoye n n e t é a c h a n g é q u a n d j’avais d e ux a n s e t a ujou r d h ui, j‘ai le d roit d e vot e r po u r le p a rl e m e n t d e la Ré p u bliqu e féd é r ale d‘Alle m a g n e (R.F.A.). De q uoi vous p a rl e r ai-je? Est-c e q u e la n o tio n d e « mo n p ays» e s t a u t o m a t iq u e m e n t u n e q u e s t ion d e n a t ion alité, u n e q u e s tion d e lieu d e n aiss a n c e? Les a n n é e s soixa n t e s: la co n s t r uc tion d u m u r d e Berlin illus t r e le fro n t e n t r e les blocs q ui s e m a nife s t e a u s si d a n s pl u si e u r s évé n e m e n t s. La c ris e d e Cu b a m é n a c e le m o n d e d’ un e g u e r r e n uclé ai r e. E n favorisa n t le co m m u nis m e e n Chin e, la r évol u ti o n c ul t u r elle c o û t e la vie d e milliers d e s g e n s . Au Viêt-n a m la g u e r r e froide e s t d eve n u e u n e d e s g u e r r e s les plus c h a u d e s fais a n t d e no m b r e u s e s victim e s civiqu e s. La r e p r e s sion d e P rint e m p s d e P r a g u e e n 1 9 6 8 p a r l’Union s ovi é ti q u e m o n t r e la forc e d u bloc d e l’Est. E n fait, le m o n d e e s t bi p ol ai r e e t l’Alle m a g n e , divisé e e n d e ux r é p u bliqu e s co n s ti t u a n t e s, s e t ro uve a u c e n t r e d e la co nf ro n t a t ion d e s syst è m e s . M algr é t o u t e s c e s t u r b ule nc e s s u r la sc è n e politiqu e inte r n a t ion ale, les g e n s é co u t e n t les Be a t l es, e n Gr a n d e-Bret a g n e, a ux Ét a t s- U nis, e n Alle m a g n e d e l’Oue s t ainsi q u’ e n Alle m a g n e d e l’Est e t m ê m e a u s ein d e l’Union s ovi é ti q u e. La d é c e n nie s uiva n t les a n n é e s d e r e c o n s t r u c tio n d’ ap r è s g u e r r e co n n ait e r a u n e s so r civil. D e ux c ultu r e s différ e n t e s s e c o n s ti t u e n t s u r le t e r ri toire alle m a n d: c elle d e l’oue s t e t c elle d e l’est. Du p r e mie r côt é, la t él év sio n s’inst alle co m m e m é di a d e m a s s e d a n s les s al o n s c r é a n t u n e c ult u r e pop ulair e. Les cou r a n t s a r t i s tiqu e s co m m e FLUXUS font p a r t i e d e l’ava n t-g a r d e int e r n a t ion al ( neo) e t la voitu r e a c c e s sible à tou_ t e_ s p ro m e t la libe r t é e t t é m oign e d e la p ros p é ri t é. De l’aut r e côt é, la Ré p u bliqu e d é m oc r a t iq u e alle m a n d e (R.D.A.) s’occ u p e e n cor e d e l’inst a u r a t ion d u socialis m e r é el. Les bie ns d e co n s o m m a t ion so n t ins pir és p a r l’Union s ovi é ti q u e e n t e r m e s d e d e sign. Le r é alis m e s o ci ali s t e p r é do min e l’art plas tiqu e e t la lit é r a t u r e. « Appr e n d r e d e l’Union s ovi é ti q u e, c’ est a p p r e n d r e la victoire!». Pa r c o n t r e, il y a a u s si d e s p oi n t s co m m u n s . À l’est ainsi q u’ à l’oues t , u n e g r a n d e vag u e d’im migr a t ion e n richit les d e ux Alle m a g n e s é c o n o miq u e m e n t e t a u s si c ul t u r elle m e n t . Ce s o n t p a r t i c uli è r e m e n t les co m m u n a u t é s t u r q u e s d a n s la R.F.A. q ui font av a nc e r c e t t e s o ci é t é m ul ti c ul t u r elle, m ê m e si c ela a m m è n e pl u si e u r s d éfis. E n m ê m e t e m p s , les Ét a t s- frè r e s socialist es co m m e le Viêt-n a m ou Cub a e n v oi e n t d e s t r av ailleu r s _eus e im mig r é_ e po u r s o u t e nir la R.D.A. D a n s les d e ux é t a t s s e for m e n t d e s m o uve m e n t s r ev e n dica tifs. Il ya l’opposition ext r a p a rl e m e n t air e q ui s e jèt e d a n s les p rot e s t a tions d e la g é n é r a t ion d e m ai 6 8 . À c e t t e é po q u e, d e l’aut r e côt é d u rid e a u d e fer, u n e o p p o si tio n co n t r e le syst è m e socialist e s e c r é e, c e q ui con d uir a p e u à p e u à la r év ol u tio n p a cifiqu e d e 1 9 8 9 , c ul min a n t à la r é u nification u n a n plus t a r d. À la c h u t e d u m u r d e Berlin, j’ai u n a n. M a m e m oir e vivant e n e co n n aî t q u e l’Alle m a g n e r é u nifiée q u’on a p p elle e n cor e a uj o u r d’ hui la Ré p u bliqu e féd é r ale 1 Co m m e « Ost e n » sig nifie «l’est» e n Alle m a n d le n é ologis m e « Ost algie» a é t e inve n t é po u r la no s t algie d e la Ré p u bliq u e Dé moc r a ti q u e d’Alle m a g n e d’Alle m a g n e. Tout d e m ê m e , il y a c e r t ains a s p e c t s d e m o n ide n ti t é q ui so n t d û s à l’exist a nc e d e la R.D.A. M a m é r e, n é e e n 1 9 6 4 , a p a s s é la m oitié d e s a vie d a n s c e p ays, ce q ui a influe nc é m a s oci alis a ti o n av e c c e r ti t u d e. L’a g e n c e m e n t d e m e s é coles p rove n aie n t d e la R.D.A. ainsi q u e la con n ai s s s a nc e d e m e s p rofs. Apr és to u t , à l’endo d e m o n p r e mie r violonc elle, il y a v ai t u n e p e t i t e é t iq u e t t e:«Volks eige n t u m », p ro p rié t é d u p e u ple. Mo n p ays, c’ est plus u n e p r oj e c tio n d e valeu r s q u’ un t e r ri toire ou u n e n a t ion. Éc ri t p a r Tanja H öh n e Tom Houguenague Pays de provenance : France Langue maternelle : français. Concours écriture UQAM Tu ferais mieux de nager ou tu couleras comme une pierre. Réveil d'acier, d'après soirée. Il est 10 heures, un 33 tour de Dylan résonne dans la pièce, je suis vide. « You'd better swimming or you will sink like a stone » semble t-il me répéter à l'oreille. En face de moi, les jambes d'une rousse endormie me laisse pantois et rêveur. Nous avons passé la soirée à rire et débattre alors que les acides montaient. J'aime sa fragilité, elle me donne l'impression d’être increvable. Dans le fond, on sait tous les deux que je suis aussi apeuré qu'elle. Le monde a tout à nous offrir et tout à nous prendre. Cuba, l’Algérie et toutes ces merdes, ça paraît lointain, ça paraît irréel mais putain c'est sacrément angoissant. Les grands penseurs nous rappellent que le monde est changeant, qu'on en est acteur. On boit des canettes, on baise, on lit et on espère. On espère qu'ils ont raison. On espère exister, on voudrait agir. On voudrait nager, toucher du doigt le grand monde. On escompte effleurer les grandes vallées comme London et Kerouac. On se flatte en citant Camus ou Hegel. On imagine la politique comme Marx. Dans la rue, les jeunes s'excitent, ils ramassent des pavés, peignent leur révoltes dans des affiches indignées. Le monde est effervescent, il est pluriel. Et nous, on se targue de l'améliorer. J'aimerai savoir si c'est vrai. J'aimerai que nos enfants se rappellent de nous comme les catalyseurs d'un monde nouveau. Je ne suis pas idéaliste. Je sais que les imperfections de ce monde sont nécessaires. Je sais apprécier le froid, la douleur comme des symptômes de vie. J'imagine que la misère et la guerre sont les stigmates d'un monde vivace. Je veux simplement qu'ils observent nos années comme des années de lutte et d'espoir. Je veux qu'ils se désespèrent de nos combats et de nos modes de vie mais je veux qu'ils s'en inspirent. Je veux qu'ils puissent profiter et aimer le monde comme je le fais. Je veux qu'ils goûtent la vie, qu'ils caressent la chair. Je souhaite qu'ils puissent, comme moi, se réveiller auprès d'une rousse et observer ses poils hérisser aux contactes de ma peau, qu'ils prennent le temps d'écouter la pluie et le vent, de humer le rance comme le sucré. J'aimerai qu'ils dégustent les peines et les supplices. Boiteux, fébrile, je les verrai ! Le regard réprobateur mais complice, j'apprécierai leurs erreurs, je reconnaîtrai leur fougue dans les moments de doute et de détresse, un sourire en coin de bouche. La fille ouvrent les yeux. Baby, Let Me Follow You Down de Dylan nous enivre. Chacune des cellules de sa peau me rappellent à la réalité. Son haleine est chaude. Ses seins sont lourds, je les empoigne. J'oublie ces considérations alors que qu'elle caresse mes lobes. Instants fugaces. intemporels ? LIU, Yuxi Pays de provenance : République populaire de Chine Langue maternelle : chinois Regards croisés : la Chine des années 1960 vue autrement Qu’est-ce la réalité chinoise ? Est-elle accessible ? Voilà deux questions qui me sont venues à l’esprit un samedi matin, lors de la lecture d’un bouquin que m’avait offert une amie québécoise. Si les études de la Chine populaire des années 1960 effectuées par des observateurs occidentaux s’avèrent plus ou moins subjectives et biaisées en raison de l’engagement politique, des limites de connaissance (imposées notamment par l’inaccessibilité des informations et des sources de première main) et des contraintes humaines, celles émanant des spécialistes chinois, qui constituent d’ailleurs les sources sur lesquelles se base l’enseignement de l’histoire du pays, sont-elles plus objectives et proches de la réalité chinoise, s’il en existe vraiment ? Cette interrogation a été suscitée par ma lecture et également par un certain nombre de discussions enrichissantes avec mes amis occidentaux. Je me rends compte, à la lumière de celles-ci, qu’il existe toute une dynamique entre la vraie histoire (souvent sanglante), ses perceptions sous la plume des Occidentaux, ses interprétations par l’autorité chinoise dans les publications circulant au sein de la société et également dans les manuels scolaires qui sont chargés de la responsabilité de la transmission des savoirs d’une génération à l’autre, et des tentatives de révision réalisées par les « courageux », qui connaîtront une certaine marginalisation dans leurs carrières, leurs voix étant dissimulée. Historienne en formation, je suis en quête d’une vérité historique autant objective que possible, sans s’impliquer émotionnellement dans cette démarche. Mission impossible. Fille unique née à la fin des années 1980, j'ai été élevée dans une région agricole dans le nord de la Chine où sont bien conservées les valeurs traditionnelles de la culture. La Chine des années 1960 dont j’ai entendu parler par mes parents, nés juste avant la Révolution tranquille, est représentée par des mouvements incessants, bien évidemment, mais aussi par des souvenirs mélancoliques de leur enfance. Mon papa se rappelle souvent de son petit village qui, étant en pleine industrialisation à l’époque, a été démoli au début du II millénaire avec la détérioration du marché sidérurgique. « Quand j’étais petit, j’avais l’habitude de me lever tôt le matin pour aller au bord d’un ruisseau. C’était une de mes activités préférées d’entendre chanter les oiseaux et l’eau qui ruisselait sur de gros galets et de petits cailloux… » Émue de cette scène, je crois avoir mieux compris la diversification des perceptions de mon pays, chez les Occidentaux comme les Chinois, et l’impossibilité de les fusionner à une seule image. Chacun sa façon d’interpréter une certaine période de l’histoire qu’il a connue de loin ou de près. Les opinions ne se font rarement partager car elles semblent être déterminées par des éléments fort variés et des facteurs personnels. Mais où sont les neiges d’autan ? Il a allumé une cigarette, se laissant envahi par la nostalgie et des souvenirs. A-t-il pensé à mes grands-parents qui nous avaient quittés il y a quelques années ? Ne voulant pas interrompre ses réflexions, j’ai ouvert un livre et me suis replongée dans l’histoire de mon pays, une histoire plus académique mais qui n’est pas, à mon avis, plus « vraie » que celle que venait de me raconter l’homme en face de moi… (529 mots) Biographie Doctorante en histoire de nationalité chinoise, je m’inscris à l’UQM depuis le mois de septembre 2015, après avoir étudié et travaillé en France pendant deux ans et demi. De nombreux voyages et vécus dans divers pays ainsi que des rencontres avec des personnes venant de différents horizons ont cultivé chez moi un grand intérêt pour des échanges interculturels, et en particulier pour la manière dont les Occidentaux perçoivent la Chine populaire, d'où vient l'idée de mener une recherche pour aider à mieux comprendre les images de la Chine perçues par la société québécoise dans les années 1960, 1970 et au cours de la première moitié de la décennie suivante. Ce travail s’inscrit dans le cadre d’un programme de cotutelle établie entre l’UQAM et l’Université d’Angers (France). Ainsi, je m’inscris, depuis septembre 2014, au sein des deux universités, et séjourne, en alternance, au Québec, en France, et également en Chine (afin d’assumer ma responsabilité auprès de mes parents à qui leur fille unique manque énormément1). Ils n’expriment que rarement leurs émotions, ce qui démontre une philosophie traditionnelle chinoise selon laquelle les sentiments les plus sincères doivent passer sous silence pour que la personne aimée ne se sente pas obligée de répondre à certaines attentes. 1 Dalla Niakhaté, franco- sénégalaise, langue maternelle : français « Papy, raconte-moi le Sénégal des années 1960. Ton Sénégal. » Papy ou le médecin-colonel Bakhoum. Du bana bana tentant désespérément de vendre ses wax à l’angle de la rue Carnot à l’Amiral du camp militaire de Dakar, sa figure bienveillante et paternelle n’est inconnue de personne. Je voulais que cet homme d’exception que j’aime autant que j’admire nous raconte son histoire et celle de son pays durant ces années charnières. Voici donc le récit de cette période tel que livré par Papy. Alors que des milliers de kilomètres nous séparent, je peux imaginer et même sentir son regard se perdre dans les méandres de souvenirs enfouis: « Des couleurs, ma fille. Voilà ce que m’évoque cette époque. Celles de l’indépendance tout d’abord, celles de la liberté tant espérée, du lion rouge de la Teranga s’élançant fièrement indomptable et magnifique. Nous sommes libérés des fers d’une domination française de plus de trois siècles. Tu ne saisiras jamais la force de cet instant, ma fille. Pluie de démonstrations de joie dans les rues du quartier du Plateau de Dakar, précieux vestige de l’ère coloniale, mon cœur vibre au son des calebasses et des balafons. Le brouhaha sourd et pénétrant de l’Avenue Pompidou annonce les premières heures d’une nouvelle ère pleine d’espoirs. Le pays est confié à Léopold Sédar Senghor. Chaque Sénégalais, ou presque, nourrit en lui l’intime conviction que Monsieur Senghor sera à la hauteur. Monsieur Senghor n’était pas qu’un illustre poète à nos yeux. Il avait cette chose en lui qui galvanisait les foules et nous faisait croire que rien n’était impossible. Il avait saisi toute la complexité de la pensée sénégalaise vis-à-vis de cette indépendance toute fraîchement acquise. Nous étions indépendants, plus aucune forme d’ingérence ne pouvait plus être acceptée mais nous ne voulions pas couper tout lien avec cette France que nous portions dans notre cœur comme une sœur. Elle avait été insensible à notre sort à bien des égards et avait même causé nombre de nos maux mais elle restait une sœur tout de même, que nous aimions. Senghor incarnait ce paradoxe à la perfection, il nous saisissait: il était fervent défenseur de la négritude le lundi mais œuvrait corps et âme le mardi pour la célébration de l’héritage culturel colonial. Les années 1960, ma fille, m’évoquent également les couleurs de mes premières amours. Oui, les couleurs avec lesquelles se fardait délicieusement ta grand-mère Mame Bineta. Les couleurs de son caractère surtout ! Ah! On ne badinait pas avec l’amour mais surtout pas avec Mame Bineta. Elle était exceptionnelle, son caractère bien trempé détonnait dans cette société où la femme sénégalaise se devait de vivre pour servir son mari. Elle n’avait pas attendu le mouvement d’émancipation de la femme pour vivre sa vie comme elle l’entendait. Elle s’habillait souvent à l’occidentale avec des jeans évasés, portait l’afro, écoutait du Boney M et n’avait pas la langue dans sa poche. Ma foi, je l’ai tout de suite aimée. C’était cela mes années 1960, ma fille, des couleurs. » MERCI SALAZAR 26 October 2016 Gil Quadros Flores Portugal Langue maternelle: Portugaise Concours «Mon regard sur les années 1960 dans mon pays») Un vendredi, en sortant de l'école, deux jeunes garçons, donnaient un pamphlet à ma mère. Ils lui ont dit de le garder dans sa poche, de ne le montrer à personne, et de le lire qu’une fois rentrée à la maison. Je n’avais aucune idée, chère maman, l'angoisse que ce pamphlet allait créer. Mais ce vendredi, irrévérencieuse et rebelle, ma mère a immédiatement mis le pamphlet dans sa poche, sous peine d'être vue. Une fois arrivée à la maison, ma mère l’a caché et a oublié la brochure révolutionnaire. Quelques années plus tard, dans les années soixante, un vent de panique soufflait sur la maison de ma mère. “ C’est la fin!” , on entendait crier dans la maison. “On va tous être déportés !” criaient les servantes pendant qu’elles pleuraient compulsivement. Ma grand-mère avait trouvé derrière une brique amovible, un pamphlet communiste. À l'époque, la simple articulation du mot provoquait la terreur. En imaginant déjà le pire, mon grand-père expliquait que, dans cette maison, cette propagande du “diable” était interdite. En sanglots, ma mère expliquait qu'elle ne savait pas quel était ce papier et qu’elle n’était pas liée à des mouvements communistes. La brochure fut brûlée par mon grand-père qui ensuite a obligé tout le monde a juré sur son âme qu’ils n’avaient rien vu et n’étaient au courant de rien. Des histoires semblables, il y en a des centaines enterrées dans la peur et l'oppression établies par le premier et seul régime fasciste au Portugal. A côté de Franco (en Espagne) et Mussolini (en Italie), Salazar a introduit un régime fasciste au Portugal qui a transformé le pays pour toujours. Dans le régime “Salazariste”, la police politique (PIDE) persécutait, déportait, torturait et assassinait tous ceux qui s’opposaient publiquement (ou en privé) au régime. Il régnait également un climat de peur et chaos au sein des intellectuels. Débattre des idées était dangereux. Toute approche (même sans substance) aux idéaux maoïstes ou marxistes-lénistes pouvait conduire à des interrogations et tout ce qui s’en suivait. Pendant ces années difficiles, Salazar transmettait au peuple portugais des valeurs nationalistes et luttait pour l’isolement du Portugal, ralentissant celui-ci par rapport à ses homologues européens. Les “médias” étaient utilisés comme un moyen de propagande des valeurs Salazaristes : Dieu, la Patrie et la Famille. L’ascension et la mort de Kennedy, les batailles politiques et idéologiques du Vietnam, l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, les hippies, la révolution du Pop ou Mai 68 sont arrivés au Portugal par des échos censurés et déformés qui étaient compris uniquement par de minuscules élites culturelles. Coca-Cola n’est arrivé au Portugal qu’une fois le régime tombé. Pour la sphère artistique portugaise, la liberté d'expression était presque inexistante et les artistes étaient constamment censurés et opprimés. Presque tous les grands noms sont partis vers Paris ou Londres. Et malgré cela combien de livres, films, peintures non pas été écrits, peints et filmés. Personnellement, je pense qu'il n'y a rien de plus triste que l'oppression artistique. L'art coexiste avec l'esprit libre et les idéaux avant- gardistes. Dans les années 60, au Portugal, ceux-ci sont morts asphyxiés par mains sanglantes de Salazar. 521 mots Quiniou Jean-François Nouvelle-Calédonie Langue parlées pendant l’enfance : Français (à la maison et en tribu), xârâcùù (en tribu). Remarque : j’ai délibérément utilisé le terme « nùnù » qui veut dire grand-père en xârâcùù car je n’utilise quasiment pas le terme grand-père dans la vie courante, je souhaite rester authentique. Ce texte est écrit à la manière d’un slam, forme d’écriture que j’affectionne particulièrement. Il s’agit d’une discussion entre le père de ma maman, nùnù Neimbo, et moi. Elle a déjà eu lieu et je retranscris ici, par écrit, ce qui m’a marqué et touché. KANAK - Dis-moi… dis-moi… dis-moi nùnù… raconte-moi… comment c’était en ce temps-là? - Petit Kanak dans sa vallée, une histoire qui remonte à… l’éternité. Du bord de mer jusqu’aux montagnes, le souffle des ancêtres pour préserver nos âmes. J’ai toujours été curieux. J’ai toujours écouté mes vieux. Moi j’rêvais juste d’hisser la grande voile, Alors je suis parti… tisser… ma toile. J’avais 19 ans, toutes mes dents. J’ai quitté ma tribu, j’ai quitté mon champ. Je voulais découvrir les gens, le monde, le temps; Cet étranger venu… de l’occident. Pour avancer et me guider, Juste mon courage et mes deux pieds. De jour, de nuit, sur les sentiers, sur ces vieilles routes pas goudronnées - C’était mieux que maintenant, Nouméa? La Baie des Citrons, le Ouen Toro et l’Anse Vata? - La ville, ses vices, ses lumières, son béton, ses odeurs, sa… surenchère. Deux couleurs un seul peuple qu’ils disaient... je le voulais, j’y croyais, je l’incarnais. Mais ce n’est pas… ce que… j’y ai trouvé. C’était différent… de la maison… c’était différent… de nos façons. De faire les choses, du respect et des gestes, que chaque jour… tu poses. De l’hospitalité, cette marque de notre humilité, de notre huma…nité. Beaucoup, beaucoup d’efforts, à raisons et souvent à tort. D’accord ou pas d’accord, il m’a fallu être bien fort. Chercher un petit boulot, sans diplôme, je peux te dire, « c’était chaud ». Le roi Nickel a eu vite fait de venir là…ver nos cerveaux. - Mais n’as-tu pas pu étudier ? N’as-tu pas eu la chance d’être lettré? - Aller à l’école… c’était comme de mettre une camisole. Les prêtres aimaient faire de la discipline ou bien nous faire réciter leurs matines. « Dieu vous sauveras si vous suivez ses pas », voilà l’topo, que du blabla. On sortait juste du désespoir, de la misère… de ce Code noir : De l’indigène pas citoyen, un va-nu-pieds, un bon à rien. 15 ans, même pas une génération! Comment faire de nous une nation… Réfléchie?... Épanouie?... Plus facile d’être… abrutie Par l’alcool et le droit, leur système et ses lois. Hélas! Ces choses ne nous appartenaient pas, Mais ils en parlaient comme si… cela venait de soi. Parce qu’un Kanak en ville c’est folklorique, ça attire le regard, c’est bien comique. Mais peux-tu vraiment accepter de ne pas être considéré? Dans ton pays, dans ton logis, dans ta case, dans ta patrie? Le déni n’est pas une solution, ni même une bonne situation. Et malgré toutes ces désillusions, je gardais espoir, qu’avec le temps, Les gens voudraient bien se comprendre, car nous avions tout à apprendre. Nous avions encore tout à faire, de ce caillou, de cette terre. Et toutes nos différences feraient notre richesse, Le poteau central de ce peuple qui ne cesse De grandir, d’avancer. … Je pense que l’on y est arrivé tout doucement. Demain tu nous quittes, tu t’en vas pour 3 ans, Pour le Québec, ce pays blanc. Prends les bonnes choses, laisses les mauvaises. Et n’oublie jamais… tu es KANAK Zerbib Anna Pays de provenance : France Langue maternelle : français Si je ferme les yeux je te vois. Dans les années soixante tu te réveilles tu comprends tu te lèves tu détaches ton soutien-gorge, tu remarques les croissants de lune roses que ça te faisait sous les seins, tu sors de ta nuit, tu abats des arbres centenaires tu as de la terre de la colère sous les ongles, tu as l’enfance dans les paumes tu applaudis, tu travailles à l’usine parmi les hommes sans avoir à demander à Papi, tu es fière, tu es enceinte, on ne peut pas te virer, «Moulinex libère la femme», tu mixes tu mixes, tu fais des purées des soupes tu en mets partout, tu t’en fiches, tu es libre, tu portes un monokini sur la plage sous les pavés, il fait bon, tu es «BB» à une initiale près, tu mets ta minijupe pour aller chercher tes enfants à l’école, tu as le même âge que moi et des enfants qui jouent dans tes jambes, les mêmes jambes que moi, est-ce que c’est vrai tout ça, Mamie ? Qui étais-tu, alors ? Si tu me parles j’ouvre les yeux. Tu dis : en 1960 je n’étais pas là, en 1960 c’est encore la petite maison de Rabat, pour la dernière fois. J’ai dixhuit ans, les cheveux aux fesses, des oranges dans les mains et dans la bouche mais il faut partir, on n’a plus le droit. Je suis seule dans l’avion je suis seule à Paris dans la ville, je suis une souris. Je «reviens», j’arrive. Tu rencontres Papi à un bal du quatorze juillet, un musicien de l’armée de l’air qui se fait crier «veinard !» quand il te porte dans la rue jusqu’à la petite chambre de l’hôtel Maxime. Tu arrêtes de travailler à la réception d’Electrolyse Frantz : tu as eu maman. Tu la baignes dans le bidet, tu fais la vaisselle dans le lavabo. Soixante-huit tu t’en souviens, tu crois, Papi jouait aux boules dans la cité au lieu d’aller travailler, les militaires c’était mal vu. Tu hésites : c’était la libération de la femme hein, c’est ça chéri ? Papi confirme, tu continues : ils voulaient révolutionner tout un tas de trucs, moi je trouvais que c’était bien c’est sûr, j’étais d’accord avec les idées, je crois que c’était pour l’avortement tout ça. Toi, le samedi tu aimes remplir avec Papi le charriot au Carrefour de Sainte-Geneviève, aller au stock américain acheter des gâteaux à moitié prix, faire de la Mousseline déshydratée. Toi, la journée tu fabriques à la maison des fusibles comme on enfile des perles sur un fil, ça brûle le bout des doigts mais tu as du talent, 20 000 par semaine, attend. Tu portes une coupe à la garçonne et une jupe taille haute, tu écoutes les Negro Spirituals sur ton tourne-disque payé en douze mois pendant que tu fais ton ménage, tu regardes par la fenêtre pousser tes trois enfants sur la pelouse de votre pavillon blanc. Soixante-huit, tu dis avec un petit sourire dans la voix : j’avais vingt-six ans, c’était trop tard pour moi, tu vois ?