5 la piotte

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5 la piotte
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LA PIOTTE
Les chaussettes en accordéon, Marjolaine s’élance sur le bitume en sautillant. Sa jupe donne
une impression de voile qui suit les mouvements du vent. Son anorak ouvert ne retient rien du
froid ni de la bruine. Ses boucles rebondissent en désordre sur sa pâle frimousse.
Il pleuviote comme dirait Mémé !
Marjolaine n’a pas besoin de réfléchir à la direction à prendre. Ça n’est même pas une corvée,
tout juste une habitude. Elle y va parce que c’est dimanche. Et cette fois, elle y va seule.
La piotte. C’est comme qui dirait un mot de famille. Une occupation de famille, une habitude
de famille, une nécessité du manque.
Ça n'est pas vraiment un plaisir mais plutôt un défi, une fierté, un sentiment d’utilité dans sa
vie de petite fille.
Elle coince le filochon dans la ceinture de sa jupe, court et vient sauter au milieu des pigeons,
juste pour leur faire peur, juste pour les voir s’affoler sous le marronnier. Elle court encore
mais ce n’est pas pour aller plus vite car elle a tout son temps. De toute façon, c’est à la fin du
marché qu’elle fait les meilleures affaires.
La bruine descend du ciel comme un voile de mariée qui tournoie et se pose sur le monde.
Marjolaine aurait bien glissé sur la rampe de la montée des Carmélites. Elle aurait même eu le
temps de recommencer plusieurs fois. Mais elle sent déjà sous sa jupe la froidure s’infiltrer
indécente, lui faire frissonner les cuisses et le dos, pénétrer dans la raie des fesses où se glisse
un filet de culotte jusqu’à l’agacement. L’élastique est serré, presque épinglé à la peau de son
ventre.
Tout la gêne dans son accoutrement. Tout la blesse aussi. Elle tire sur ses vêtements, frotte ses
coudes sur la taille, remue les bras en tout sens, machinalement, inconsciemment et
inconsidérément. Elle a des ampoules aux talons, des boutons sur le corps jusqu’à celui-là sur
l’avant bras qui recommence à saigner.
Sa liberté l’excite. Elle écarte les bras et se laisse emporter par la descente comme une rivière
sauvage qui jaillit de la montagne et va s’abandonner au grand fleuve. De temps à autres, elle
tournoie sur elle-même car sa jupe se soulève et fait des vagues. Elle va vers son grand fleuve,
rejoindre la foule des ménagères, des forains qui hurlent. Marjolaine aime ces cris, ces
grincements de roulettes sous les caddies trop chargés, ces verdures qui débordent des étals et
embaument, ces piles colorées de pommes et d’oranges.
Elle se faufile, tire son filochon de sa ceinture. Il y a moins de vent ici, moins de pluie sous
les abris de toile. Elle fera au plus vite, au mieux, ne ramassera pas trop car la côte est rude. Il
faudra remonter chargée comme un bourricot. Elle se fond dans les clameurs de la foule, se
laisse étouffer par les derrières et les ventres, glisse ça et là une main dans une fourrure avec
ravissement. Elle ne voit que sacs et caddies regorgeant de nourriture. Des cannes et des
parapluies, des mains d’adultes qui retiennent des enfants par leurs capuches ou leurs bras.
Des morves qui pendent aux nez rougis, des yeux qui pleurent, des taloches qui se perdent,
des langues tirées émergeant des fourrures de manteaux, des grimaces qui la narguent et
l’insultent.
Elle ne garde l’œil ouvert que pour les dessous d’étals, observe, fouille les cageots et cartons
qui s’entassent. Ce qu’elle rapportera du marché fera la soupe de la semaine même si elle en a
un peu marre de la soupe. Rien que le souvenir des légumes pourris qui collent à ses mains la
dégoute, lui coupe le plaisir du repas, limite sa faim à l’indispensable.
Elle connaît les meilleurs coins, les plus beaux étals et les forains les plus sympathiques. Il en
est qu’il faut éviter à tout prix, qui crient, la rabrouent, la traitent de tous les noms… Elle
regarde les hommes, se méfie d’eux. Ils ont parfois la main leste, la passent vite fait sous sa
jupe. Ça lui est arrivé bien sûr. Elle se sauve. Souvent on la reconnaît aimablement, alors c’est
d’abord vers ces forains-là qu’elle va. Il faut dire que depuis qu’elle peut aller toute seule à la
piotte, elle n’en rate aucune. Son filochon grossit. Si elle en met trop, il va traîner par terre.
Elle fait bonne pêche aujourd’hui. Ce serait dommage de laisser tant de marchandise aux
éboueurs. Elle se courbe, se plie, regarde ici d’un œil en coin, et là, quelques pommes de terre
un peu germées. Elle ramasse. Elle amasse. Elle traîne son filet jusqu’au pont, le pose
délicatement et se repose. En bas, la Saône tourbillonne, fait tournoyer son écume autour des
pylônes. La pluie a fait place à une humidité ambiante, un air glacé sous un duvet gris souris.
Il ne fait pas bon dans ce courant d’air. Sa jupe se soulève. Son anorak s’ouvre comme une
bouche pour mieux aspirer le vent. Elle est un peu essoufflée.
C’est SON pont, celui qui mène à St Paul, là où son père tient ses quartiers. Deux jours déjà
qu’il n’est pas rentré et quand il ne rentre pas, sa mère s’énerve parce qu’elle prépare à
manger pour rien. Marjolaine irait bien le chercher de temps à autre, comme ça, l’air de rien.
Accepterait-il seulement de la suivre jusqu’à la maison ? L’aiderait-il à porter son filochon ?
Il en est des enfants qui sautillent dans le pas de leur père. Pourquoi le sien la fuit-elle à ce
point ?
Maintenant, elle le sait, son sac est trop lourd. Elle le soulève, regarde autour d’elle les gens
qui passent, indifférents. Sa vie de petite fille s’étiole au gré des hivers et des étés sans joie.
Son corps « tout menu » comme dit sa mère se gonfle de larmes. Sa seule fierté est contenue
dans ce filochon percé. Elle a tout son temps bien sûr. En arrivant à la maison elle retrouvera
son livre de bibliothèque qu’elle a déjà lu trois fois : Martine à la campagne. Et puis, quand
elle sera grande… Mais pour l’instant elle souffle, s’essouffle, entreprend l’ascension jusqu’à
la Croix Rousse, s’arrête au bas des escaliers et commence à parler à la rampe métallique.
Peut-être reprend-elle le dialogue de Martine avec sa Tante Lucie ?
Tous les hommes qu’elle croise ont quelque chose de son père, une allure fière, des mains
calleuses, des talons de chaussures qui claquent, un pantalon prince de galle du dimanche, un
chapeau tyrolien. Et aujourd’hui, c’est dimanche. La rue Pierre Blanc est tranquille sauf «Aux
trois canards ». Une buée grise tourbillonne à l’intérieur. Un murmure étouffé se glisse au
dehors. Marjolaine pose son filochon sur le trottoir, s’approche et colle son nez contre la vitre.
Son père est là, tout près, inaccessible. Jeannette lui fait signe. Elle pousse la porte et ce père
tant attendu l’accueille d’une plaisanterie délicate qui amuse la galerie. Doit-elle se blottir
dans les bras vigoureux qui la soulèvent, respirer cette odeur de vin aigre et de transpiration ?
Dehors, sur le trottoir, son filochon s’est ouvert et les fruits et légumes ont roulé dans la
descente. Elle devra courir après et tout recommencer. Mais son père va l’attendre au pied de
l’immeuble pendant qu’elle ramassera la piotte du jour. C’est lui qui portera le filochon
jusqu’en haut. Si tout va bien, il lui donnera aussi la main pour l’aider à monter les quatre
étages. C’est un très beau dimanche.

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