LA PIOTTE Kboch blog

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LA PIOTTE
Les chaussettes en accordéon, ses frêles jambes sautillent et s’élancent sur le bitume. Sa jupe
donne une impression de voile qui suit les mouvements du vent. Son anorak ouvert ne retient
rien du froid ni de la bruine. Des boucles rebondissent en désordre sur sa pâle frimousse. Il
pleuviote comme dirait Mémé !
Marjolaine ne pense pas, n’a pas besoin de réfléchir à la direction à prendre. Ca n’est même
pas une corvée, tout juste une habitude. Elle y va parce que c’est dimanche.
La piotte. C’est comme qui dirait un mot de famille. Une occupation de famille, une habitude
de famille… Une nécessité du manque. Un plaisir de l’exception qu’on s’octroie les fins de
semaines. Et qui sait ce qu’elle en rapportera Marjolaine ? Le meilleur… Elle l’espère.
La piotte ! Du moment qu’en famille on se comprend. Et du moment qu’elle aime !
Parce que Marjolaine aime les dimanches de piotte. Non pas par plaisir, mais la piotte est un
défi qu’elle se jette, une fierté, un sentiment d’utilité dans sa vie de petite fille.
Elle coince le filochon dans la ceinture de sa jupe, court et vient sauter au milieu des pigeons,
juste pour leur faire peur, juste pour les voir s’affoler sous le marronnier. Elle court encore
mais ce n’est pas pour aller plus vite car elle a tout son temps. De toute façon, c’est à la fin du
marché qu’elle fait les meilleures affaires.
La bruine descend du ciel comme un voile de mariée qui tournoie et se pose sur le monde.
Marjolaine aurait bien glissé sur la rampe de la montée des Carmélites. Elle aurait même eu le
temps de recommencer plusieurs fois. Mais elle sent déjà sous sa jupe la froidure s’infiltrer
indécente, lui faire frissonner les cuisses et le dos, pénétrer dans la raie des fesses où se glisse
un filet de culotte jusqu’à l’agacement. Mais l’élastique de sa culotte tiendra, accroché qu’il
est à la chair de sa taille, presque épinglé à la peau de son ventre. Aujourd’hui, il tiendra, elle
le sent. Tout la gêne dans son accoutrement. Tout la blesse aussi. Elle tire sur ses vêtements,
frotte ses coudes sur la taille, remue les bras en tout sens, machinalement, inconsciemment et
inconsidérément. Elle a des ampoules aux talons, des boutons sur le corps jusqu’à celui-là sur
l’avant bras qui recommence à saigner. Le mal être s’installe en elle insidieusement, provoque
un tic bizarre d’agitation et d’énervement. Elle sait qu’un jour elle sera grande et pourra
choisir. Et elle choisira autre chose bien sûr. Elle voudrait être une grande dame mais ne sait
pas encore laquelle. Enfin, elle verra bien. Cette idée la rassure. Les grandes dames n’ont pas
de boutons sur le corps et choisissent des chaussures qui leur vont, ni trop grandes pour mettre
un coton au bout, ni trop petites pour marcher sur les talonnettes. Leurs pieds ne grandissent
plus.
Sa liberté l’excite. Elle écarte les bras et se laisse emporter par la descente, se laisse couler
comme une rivière sauvage qui jaillit de la montagne et va s’abandonner au grand fleuve. De
temps à autres, elle tournoie sur elle-même car sa jupe se soulève et fait des vagues. Elle va
vers son grand fleuve, rejoindre la foule des ménagères, des forains qui hurlent. Marjolaine
aime ces cris, ces grincements de roulettes sous les caddies trop chargés, ces verdures qui
débordent des étals et embaument, ces piles colorées de pommes et d’oranges. Elle se faufile,
tire son filochon de sa ceinture. Il y a moins de vent ici, moins de pluie sous les abris de toile.
Elle fera au plus vite, au mieux, ne ramassera pas trop car la côte est rude. Il faudra remonter
chargée comme un bourricot. Elle se fond dans les clameurs de la foule, se laisse étouffer par
les derrières et les ventres, glisse ça et là une main dans une fourrure avec ravissement.
Elle ne voit que sacs et caddies regorgeant de nourriture. Des cannes et des parapluies, des
mains d’adultes qui retiennent des enfants par leurs capuches ou leurs bras. Des morves qui
pendent aux nez rougis, des yeux qui pleurent, des taloches qui se perdent, des langues tirées
émergeant des fourrures de manteaux, des grimaces qui la narguent et l’insultent.
Elle les voit, les entend, tente de les ignorer, ne garde l’œil ouvert que pour les dessous
d’étals, observe, fouille les cageots et cartons qui s’entassent. Ce qu’elle rapportera du marché
fera la soupe de la semaine. Pourtant, des soupes de la piotte, elle en a un peu marre. C’est
toujours la même chose et rien que le souvenir des légumes pourris qui collent à ses mains la
dégoutte, lui coupe le plaisir du repas, limite sa faim à l’indispensable.
Pour l’heure, c’est excitant de fouiller, de trouver, de ramasser et de remplir le filochon qui
sera trop lourd de toute façon.
Elle connaît les meilleurs coins, les plus beaux étals et les forains les plus sympathiques. Il en
est de ceux-là qu’il faut éviter à tout prix, qui crient, la rabrouent, la traitent de tous les
noms… Elle regarde les hommes, se méfie d’eux. Ils ont parfois la main leste, la passent vite
fait sous sa jupe avec une pomme en remerciement. Ca lui est arrivé bien sûr. Elle se sauve.
Souvent on la reconnaît aimablement, alors c’est d’abord vers ces forains-là qu’elle va. Il faut
dire que depuis qu’elle peut aller toute seule à la piotte, elle n’en rate aucune. Ses copines
d’écoles vont à la messe et c’est bien pire. Pourtant, aller à la messe n’a rien de honteux. Cela
ne la fait nullement rire. Par contre, si elle parlait de la piotte, ce serait comme trahir un secret
de famille et elle en aurait honte.
Son filochon grossit. Si elle en met trop, il va traîner par terre. Il va peser trop lourd. Elle fait
bonne pêche aujourd’hui : des pommes. Ce serait dommage de laisser tant de marchandise
aux éboueurs. Si seulement elle avait un truc à roulettes comme les dames. Bien que, avec
tous ces escaliers, ce serait aussi difficile.
Marjolaine, se courbe, se plie, regarde ici d’un œil en coin, et là, quelques pommes de terre un
peu germées. Elle ramasse. Elle amasse. Elle traîne son filet jusqu’au pont, le pose
délicatement et se repose. En bas, la Saône tourbillonne, fait tournoyer son écume autour des
pylônes. La pluie a fait place à une humidité ambiante, un air glacé sous un duvet gris. Il ne
fait pas bon dans ce courant d’air. Sa jupe se soulève. Son anorak s’ouvre comme une bouche
pour mieux aspirer le vent. Elle est un peu essoufflée. C’est parce qu’elle court toujours. Elle
ne sait pas prendre son temps pour faire les choses. Mais pour l’heure, elle s’arrête tout de
même sur le pont. C’est SON pont, celui qui mène à St Paul, là où son père tient ses quartiers.
Deux jours déjà qu’il n’est pas rentré et quand il ne rentre pas, sa mère s’énerve parce qu’elle
prépare à manger pour rien. Marjolaine irait bien le chercher de temps à autres, comme ça,
l’air de rien. Accepterait-il seulement de la suivre jusqu’à la maison ? L’aiderait-il à porter
son filochon ? Il en est des enfants qui sautillent dans le pas de leur père. Pourquoi le sien la
fuit-elle à ce point ?
Maintenant, elle le sait, son sac est trop lourd. Elle le soulève, regarde autour d’elle les gens
qui passent, indifférents. Point de père à l’horizon, point de mère non plus. Sa vie de petite
fille s’étiole au gré des hivers et des étés sans joie. Son corps « tout menu » comme dit sa
mère se gonfle de larmes. Sa seule fierté est contenue dans ce filochon percé. Elle a tout son
temps bien sûr. En arrivant à la maison elle retrouvera son livre de bibliothèque qu’elle a déjà
lu trois fois : Martine à la campagne. Et puis, quand elle sera grande… Mais pour l’instant elle
souffle, s’essouffle, entreprend l’ascension jusqu’à la Croix Rousse, s’arrête au bas des
escaliers et commence à parler à la rampe métallique. Peut-être reprend-elle le dialogue de
Martine avec sa Tante Lucie ?
Tous les hommes qu’elle croise ont quelque chose de son père, une allure fière, des mains
calleuses, des talons de chaussures qui claquent, un pantalon prince de galle du dimanche. Et
aujourd’hui, c’est dimanche. Les rues sont désertes. La rue Pierre Blanc aussi, sauf au café.
Une buée grise tourbillonne à l’intérieur des « Trois canards ». Un murmure étouffé s’élève et
retombe. Marjolaine pose son filochon sur le trottoir, s’approche et colle son nez contre la
vitre. Son père est là, tout près, inaccessible. Marinette lui fait signe. Elle pousse la porte et ce
père tant attendu l’accueil d’une plaisanterie délicate qui amuse la galerie. Doit-elle se blottir
dans les bras vigoureux qui la soulèvent, respirer cette odeur de vin aigre et de transpiration ?
Pour l’heure, elle ne doute plus : son père l’aime assurément. Même si, dehors, sur le trottoir,
son filochon s’est ouvert et les fruits et légumes ont roulé dans la descente. Elle devra courir
après et tout recommencer. Mais son père va l’attendre au pied de l’immeuble pendant qu’elle
ramassera la piotte du jour. C’est lui qui portera le filochon jusqu’en haut. Si tout va bien, il
lui donnera aussi la main pour l’aider à monter les quatre étages. C’est un très beau dimanche.

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