Compte-rendu de la formation sur Mon Oncle, Jacques Tati, 1958

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Compte-rendu de la formation sur Mon Oncle, Jacques Tati, 1958
Compte-rendu de la formation sur Mon Oncle, Jacques Tati, 1958
Intervention de Séverine Vermesch, cinéaste et ancienne enseignante à la Femis
Au Cinéma Le Bretagne à Quimper, le 28 septembre 2011
1. Eléments biographiques
A. Une histoire familiale importante
Jacques Tati, de son vrai nom Tatischeff, est le petit-fils d’un général russe. Son grand-père,
Dimitri Tatischeff, était comte et cousin du Tsar. Il est tombé amoureux d’une jeune femme
italienne. De cette relation hors mariage est né Emmanuel Tatischeff, le père de Jacques Tati.
La mère d’Emmanuel a élevé seule son enfant. Une tentative de réconciliation avec la famille
s’est mise en place en 1914 mais la révolution de 1917 a mis un terme à l’histoire familiale :
la fortune a été dilapidée dans la révolution.
Cet épisode familial a eu un impact dans le cinéma de Tati : la relation secrète, hors de l’ordre
vécue par son grand-père se retrouve dans les films du petit-fils qui parle souvent de ce qui est
hors de l’ordre et du grain de sable qu’a pu être son père.
Le père de Jacques Tati était un artiste : encadreur de tableaux, il a épousé la fille d’un grand
collectionneur. Tati parle donc dans ses films du monde de la bourgeoisie qu’il connaît pour
l’avoir fréquenté. Son éducation a été très stricte et il a vécu dans un carcan bourgeois (ce qui
nourrira ses films). Mais il porte un regard distancié sur ce monde avec l’élégance de
l’aristocrate qu’il aurait pu être si l’Histoire ne s’en était pas mêlée.
B. Du rôle de l’humour dans sa jeunesse
Dès sa plus jeune enfance, Tati fait rire les autres. A l’école, il est le cancre, le pitre. Et il
comprend très vite sa capacité à faire rire un public. Jacques Tati se plaisait à raconter cette
anecdote retranscrite dans le livre de Marc Dondey (Ramsay Cinema) qui lui est consacré :
« Tatischeff… Please open the door ! Tatischeff!
L’élève sursaute, brusquement interrompu dans sa rêverie. Son professeur d’anglais le
fixe d’un œil sévère. L’adolescent dégage péniblement les jambes de son pupitre et se dirige
sans hâte vers l’estrade. A quinze ans, il dépasse de deux têtes tous ses camarades, mais il a
appris à se servir de cette hauteur encombrante, et à la convertir en gestes souples et
tranquilles.
Autour de lui, la classe s’est animée. Quelque chose enfin, va faire repartir cette matinée
enlisée dans l’ennui. L’élève s’approche de la porte et se tourne vers son professeur.
- I – open – the –door, prononce t-il gravement, joignant le geste à la parole.
- Très bien. Maintenant, Tatischeff, pour vos petits camarades : close the door !
L’élève marque un temps. Dans l’entrabâillement de la porte, il aperçoit son manteau
accroché aux patères surchargées, le préau désert, la poussière qui s’agite dans les rayons
du soleil. Dans son dos, le frémissement de trente supplications muettes : la classe est avec
lui.
Un petit bond de côté. L’élève Tatischeff fait face à la classe, à son professeur qui
l’observe, le sourcil levé. Ses pieds, déjà, ont franchi le seuil. Il saisit posément le poignée
extérieure de la porte, tire à lui le battant, lance un impeccable I close the door à son
public ravi, et disparaît dans une explosion de rires ».
Depuis cet épisode, Tati comprend que le rire est un moyen de se faire aimer des autres et de
s’échapper. Il comprend également que l’humour repose sur son propre corps en prenant
conscience de l’inadéquation de sa grande taille dans un monde trop petit pour lui. Et c’est ce
qu’il ne cessera d’exploiter dans ses films. De plus, dans l’acte de placer son corps dans
l’espace, Tati dit quelque chose (on peut parler ici de position politique) : comment troubler
l’ordre établi sans faire la révolution.
Tati était un sportif : il mimera les parties de rugby après les matchs jusqu’à en faire le sujet
de ses spectacles de cabaret où il jouera tous les protagonistes : les spectateurs, le gardien…
C. Filmographie
En tant que réalisateur :
●1938 : Retour à la terre (court-métrage, film perdu) : il prépare ici le personnage du facteur
●1947 : L’Ecole des facteurs (court métrage) : ultime brouillon de Jour de fête.
●1949 : Jour de fête : les distributeurs ne le trouveront pas drôle, mais le film trouvera
finalement son public. Il a alors l’idée de travailler le personnage de Hulot.
●1953 : Les Vacances de Monsieur Hulot
●1958 : Mon Oncle
●1967 : Playtime
●1971 : Trafic
●1974 : Parade
●1978 : Forza Bastia (court métrage, inachevé).
En tant qu’acteur :
●1932 : Oscar, champion de tennis de Jack Forrester (court métrage + scénariste)
●1934 : On demande une brute de Charles Barrois (court métrage + scénariste)
●1935 : Gai dimanche de Jacques Berr (court métrage + scénariste)
●1936 : Soigne ton gauche de René Clément (court métrage + scénariste)
●1945 : Sylvie et le fantôme de Claude Autant-Lara
●1946 : Le Diable au corps de Claude Autant-Lara
●1947 : L’Ecole des facteurs
●1949 : Jour de fête
●1953 : Les Vacances de Monsieur Hulot
●1958 : Mon Oncle
●1967 : Cours du soir de Nicolas Ribowski (court métrage + scénariste)
●1967 : Playtime
●1970 : Domicile conjugal de François Truffaut (apparition furtive de Monsieur Hulot)
●1971 : Trafic
●1972 : Obraz uz obraz (série de la Télévision yougoslave)
●1974 : Parade
●1978 : Forza Bastia 78, co-réalisateur de ce documentaire avec Sophie Tatischeff
2. Le personnage de Hulot
Tati s’est inspiré d’un architecte qu’il a connu, personnage rêveur et lunaire. Hulot, selon Tati
est « un personnage d’une indépendance complète, d’un désintéressement absolu, et dont
l’étourderie, qui est son principal défaut, en fait, à notre époque, fonctionnelle, un inadapté ».
Hulot n’est pas un révolté. Il ne dérange pas l’ordre volontairement, c’est dans sa nature. La
preuve en est : alors qu’il se rend chez les Arpel, Hulot remet une brique en place. Ce geste à
priori anodin est révélateur du caractère du personnage.
Hulot ainsi que les autres personnages sont le fruit d’une longue phase d’observation. Depuis
son enfance, le réalisateur observe les gens et les imite, c’est sa passion. Tati prenait son
temps pour penser les films afin de donner du sens à tout ce qu’il représentait.
3. La filiation Tati au cinéma
A. L’Arrangement, Elia Kazan (séquence d’ouverture)
Le film de Kazan et celui de Tati montrent les mêmes critères de richesse : les robots
ménagers, la fontaine, les voitures, les portes qui s’ouvrent toutes seules… Dans le même
temps, on fait entendre le compte à rebours d’un départ de fusée, et on montre la réussite
sociale d’un homme, d’un pays. Le tout est envahi par la bande-son qui diffuse sans
discontinuer un message publicitaire. Le film de Kazan dénonce cette publicité alors que Tati
dénonce l’industrialisation et le capitalisme qui engendrent l’absence de communication
(autre point commun entre les deux films à propos du couple).
B. The Party, Blake Edwards
La gestuelle de Peter Sellers rappelle celle de Tati et on note une similitude dans la façon de
déplacer le corps. Edwards développe une critique acerbe et drôle du monde d’Hollywood
quand Tati fait de même au sujet de la bourgeoisie. Les deux films sont fondés sur le
dérèglement du quotidien à des fins comiques.
C. D’autres films
Le début de Crash, Cronenberg : voitures qui vont dans la même direction, image de
l’organisation parfaite de la société.
Le début du Huitième jour, Jaco Van Dormael: vie parfaitement réglée de Daniel Auteuil.
L’Illusionniste, Sylvain Chomet : film d’animation crée sur un scénario inachevé de Tati dont
les droits ont été cédés à Sylvain Chomet.
Des réalisateurs comme David Lynch disent leur passion pour Tati : le réalisateur américain
avoue que son travail sur le son est inspiré de Tati.
Certains réalisateurs ont reconnu le talent de Tati sur le tard. Truffaut a par exemple fait
figurer Hulot dans Domicile Conjugal. Le rêve de Tati était d’ailleurs de pouvoir faire vivre
son personnage dans les films des autres.
Le travail de Jérome Deschamps (neveu de Tati et distributeur de ses films) est nettement
influencé par Tati : cf les séquences des Deschiens.
4. Mon oncle : pistes d’étude
A. Le générique
La distribution du film apparaît sur les panneaux d’un chantier dont on entend le bruit
assourdissant. Là se pose le sujet du film : le dilemme entre le monde ancien et le monde
nouveau. On remarque le nom de Pierre Etaix, grand comique, qui a dessiné la maison des
Arpel.
Le titre du film apparaît comme une inscription sur un mur. Viennent alors les chiens errants
(qui ouvrent et ferment le film) : le monde de Mon oncle appartient aux chiens errants et aux
enfants, qui symbolisent la liberté. Parmi les chiens, on remarque celui des Arpel qui se
singularise par son costume. L’image insistante des ordures signale que le bonheur s’y trouve.
Cette idée sera ensuite reprise avec le personnage du balayeur qui parle tout le temps au lieu
de balayer les ordures : là où il y a les ordures, il y a la vie (à la différence des Arpel chez qui
tout est aseptisé et où l’on ne communique pas).
B. La maison des Arpel
Elle est scénographique. Sa façade est surmontée de deux hublots (cf Hulot), personnifiant les
yeux qui veillent sur Hulot.
La maison a été pensée avec le poisson : symbole de la modernité, de la représentation de la
bourgeoisie, du ridicule. Son jet d’eau est l’expression de la fierté. Mais c’est ce poisson qui
véhiculera l’image du dérèglement de l’ordre bourgeois en crachant de la boue.
La maison est un lieu clinique, froid dans lequel l’amour n’a plus de place. Lorsque l’enfant
appelle sa mère, il se retrouve nez à nez avec un aspirateur. Les objets prennent la place de
l’amour (M. et Mme Arpel s’offrent une voiture et une porte automatique pour leur
anniversaire de mariage).
C. La fragmentation des corps
Le personnage de Hulot est souvent vu en morceaux chez les Arpel (à travers la barrière par
exemple). Les deux scènes qui le montrent montant et descendant n’offrent qu’une vision
parcellaire de son corps.
D. Le son, le dialogue
On n’entend que des bribes de mots, de phrases qui ne sont que des stéréotypes de
conversation. L’important n’est pas le sens de la parole mais l’usage de la parole (parallèle
possible avec une séquence des Deschiens).
E. La fin porteuse d’espoir
Le père a appris à faire des bêtises, même involontairement, et surtout, il en rit. Cet épisode
répond au procédé du planting and pay off (préparation et paiement) : pendant le film, le
spectateur a vu le neveu prendre la main de son oncle à plusieurs reprises. Ce geste répété
trouvera sa réponse dans la dernière scène lorsque le fils prendra la main de son père.

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