Les dessous du «made in France»

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Rebonds
Economiques
Les dessous du «made in France»
Par Philippe MARTIN
QUOTIDIEN : lundi 5 février 2007
Philippe Martin est professeur à l'Université Paris-I Panthéon Sorbonne
Après qu'Aubade, l'entreprise de lingerie qui possède un site de production en Poitou-Charentes, a annoncé qu'elle
délocalisait une partie de sa production en Tunisie, Ségolène Royal a jugé «scandaleux» que les produits de l'entreprise
demeurent estampillés «made in France». Elle a aussi souhaité «empêcher par la loi les délocalisations de marques». Le
«scandale» dénoncé par Ségolène Royal est symptomatique d'une tendance nouvelle de la mondialisation où la réalité du
«made in France» (apposé à un produit si au moins 45 % de la valeur ajoutée est effectuée dans l'Hexagone) devient de
plus en plus difficile à saisir. Il témoigne aussi d'une réaction politique qui se calque sur un mode en partie dépassé de la
mondialisation.
Dans ce dernier, un bien, de sa conception jusqu'à sa production en passant par la comptabilité, est entièrement produit
dans un pays. Les pays se spécialisent sur certains produits finis, les exportent et importent d'autres produits finis pour
lesquels ils ne sont pas compétitifs. Pour reprendre la terminologie de Richard Baldwin (Institut des hautes études
internationales de Genève), cette mondialisation induite par la baisse des coûts de transport et des tarifs a permis la
dissociation entre production et consommation.
On assiste aujourd'hui à une seconde dissociation qui concerne le processus de production lui-même. La chaîne des
valeurs ajoutées peut en effet être découpée en différentes tâches dans un processus de fragmentation toujours plus
fin. Le fait qu'il soit de plus en plus facile de délocaliser certaines tâches fait dire à Gene Grossman et Esteban
Rossi-Hansberg (université de Princeton) que le commerce international devient un commerce de tâches plutôt que de
biens. Plus que la libéralisation commerciale, c'est la baisse des coûts de communication au niveau international qui
rend délocalisables des tâches qui ne l'étaient pas auparavant, et le protectionnisme tarifaire ne pourrait revenir sur
cette nouvelle forme de la mondialisation.
Ces travaux remettent aussi en cause la vision traditionnelle du lien entre commerce international et inégalités. Quand
le commerce se concentre sur des biens finis, les perdants dans les pays industrialisés sont les non-qualifiés qui
travaillent surtout dans des secteurs peu compétitifs et qui entrent en concurrence avec les non-qualifiés (beaucoup
plus nombreux) de la Chine ou de l'Inde, par exemple. Les gagnants sont les qualifiés, dont la demande augmente, parce
que les biens exportés par les pays industrialisés exigent leurs qualifications. Mais la possibilité de fragmenter le
processus de production dans différents pays rend caduc ce schéma traditionnel. Les gagnants et les perdants de cette
nouvelle mondialisation ne sont plus si facilement identifiables. En particulier, certains travailleurs qualifiés des
secteurs les plus compétitifs, parce que leurs tâches sont désormais délocalisables, peuvent devenir des perdants. On
pense aux programmateurs informatiques ou aux comptables. Hewlett-Packard a aussi donné récemment l'exemple de
délocalisations concernant des salariés très qualifiés. De l'autre côté, certains travailleurs non qualifiés peuvent gagner
dans ce scénario parce que leurs tâches ne sont pas délocalisables. La distinction pertinente est donc moins entre
qualifiés et non-qualifiés mais entre tâches pouvant ou ne pouvant pas être délocalisées.
La délocalisation de certaines parties de la production, en rendant plus compétitif le produit fini, peut aussi aider
d'autres non-qualifiés. Ainsi, Aubade promet de multiplier l'ouverture de boutiques qui embaucheront des salariés peu
qualifiés mais dont les tâches sont par nature non délocalisables. Il devient donc plus difficile de prédire qui seront les
perdants et les gagnants, car la distinction ne se fait plus au niveau des industries, des entreprises ou des qualifications,
mais au niveau des individus. La réponse traditionnelle à la mondialisation a été d'insister sur la qualification des
salariés et de diriger les jeunes sur certains métiers «d'avenir» dans des secteurs compétitifs. Le rapport récent du
Centre d'analyse stratégique (rattaché au Premier ministre) sur «les métiers en 2015» représente à cet égard un
exercice assez futile, qui entretient la confusion entre délocalisation et faible qualification.
Les propositions de Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy sur un droit individuel de formation tout au long de la vie
répondent mieux au défi de cette nouvelle mondialisation qui rend difficile de prévoir les qualifications d'avenir. Le rôle
de l'Etat-providence doit être aussi repensé mais non diminué, tout au contraire. Protéger et aider des secteurs ou
même des professions entières va devenir inopérant : ce sont les individus qu'il faut protéger. L'incertitude accrue du
fait de ces nouvelles formes de concurrence (qui se retrouvent aussi dans les nouvelles organisations des entreprises)
requiert que l'on facilite les transitions dans le parcours professionnel. L'idée de droits attachés à la personne et
transférables d'un emploi à l'autre fait son chemin. Ségolène Royal le propose. Il s'agit maintenant de préciser et de
chiffrer le contenu de ces droits.
05/02/2007 09:37
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