« Le politique doit respecter l`indépendance des juges et les juges

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« Le politique doit respecter l`indépendance des juges et les juges
Ac tu a l it é
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MAGISTRATS
« Le politique doit respecter
l’indépendance des juges et les juges
respecter la fonction politique »
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Entretien avec Bertrand Mathieu, professeur à l’école de droit de la Sorbonne
(Paris 1), vice-président de l’association internationale de droit constitutionnel,
ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature
Bertrand Mathieu
Dans leur ouvrage Un président ne devrait pas dire ça (Stock, oct. 2016), les journalistes Gérard Davet et Fabrice
Lhomme rapportent les propos suivants du président de la République sur la justice : « Cette institution,
qui est une institution de lâcheté… Parce que c’est quand même ça, tous ces procureurs, tous ces hauts
magistrats, on se planque, on joue les vertueux… On n’aime pas le politique…» Des paroles qui ont déclenché
une polémique révélatrice de la tension qui existe entre la justice et les autres pouvoirs constitutionnels.
Bertrand Mathieu a analysé dans son dernier livre (Justice et politique : la déchirure ?, LGDJ Lextenso éditions,
juin 2015) les raisons de ce phénomène et nous livre les clefs pour comprendre.
Gazette du Palais : À l’occasion de la polémique
soulevée par les propos prêtés à François Hollande
sur les juges, on a rappelé que le président de la
République était le garant de l’indépendance des
juges. D’où vient cette mission et que recouvre-telle ?
Bertrand Mathieu : C’est une survivance de la
tradition monarchique selon laquelle la justice émane
du roi et est déléguée par lui. Plus récemment,
l’article 5 de la Constitution fait du président de la
République le gardien des institutions, ce qui fera dire
au général de Gaulle que tous les pouvoirs émanent du
président y compris la justice. Cela n’a plus beaucoup
de sens aujourd’hui dès lors que le président exerce
véritablement le pouvoir gouvernemental et n’est
donc plus au-dessus mais au cœur de la séparation des
pouvoirs.
Gaz. Pal. : Dans votre livre paru l’an dernier, vous
expliquez que le pouvoir judiciaire a pris l’ascendant
sur les deux autres et que là réside la source des
tensions. Les propos du chef de l’État ne reflètent-ils
pas précisément cette tension ?
B. M. : Cette tension remonte à la fin de l’Ancien
Régime, elle affectait déjà les rapports entre le roi et les
Parlements. Elle tient à de multiples causes. D’abord, le
pouvoir politique a tendance à considérer que la justice
est le bras armé de son action. Ensuite, les politiques ont
beaucoup de mal à admettre qu’ils sont des justiciables
même s’ils ne le sont pas tout à fait comme les autres.
En outre, ils ont du mal à considérer que le droit est le
cadre dans lequel ils doivent inscrire leur action. Tout
ceci sur fond de crise de la démocratie représentative :
le pouvoir échappe pour partie aux élus pour diverses
raisons, liées notamment aux contraintes économiques
et européennes, et justement au pouvoir des juges,
ce qui conduit les politiques à adopter une attitude
défensive. En face, on constate que le pouvoir du juge
s’est considérablement développé notamment en raison
des droits fondamentaux. Le juge est devenu le juge de
l’intérêt général et donc de la décision politique. On a
vu des juges considérer qu’ils ne devaient pas appliquer
la loi. Par exemple, sur la PMA post mortem, le juge
administratif a dit : les textes l’interdisent mais dans ce
cas précis, je l’autorise. De juge de l’application de la loi,
le juge devient juge de la loi. Enfin, un dernier élément
doit être pris en considération, c’est la pénalisation de la
vie politique. Quand le juge saisit l’agenda d’un ancien
président ou renvoie une ancienne ministre devant la
Cour de justice pour négligence, il s’immisce dans le
processus politique. La justice prend l’ascendant sur
l’exécutif et le législatif. En revanche, elle ne dispose
pas des moyens financiers nécessaires à la réalisation de
sa mission. Tout cela contribue à expliquer les tensions
dans ce qui prend des allures de « tectonique des
plaques ». Le Premier président de la Cour de cassation
Bertrand Louvel a posé une bonne question sur fond
d’état d’urgence : pourquoi le politique ne fait-il plus
confiance au juge judiciaire ? Il y a évidemment de
nombreuses (mauvaises) raisons à ce phénomène, on
peut y ajouter celle-ci : comment le politique peut-il
faire confiance à un juge qui condamne la législation
qu’il est censé appliquer ?
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Gaz. Pal. : Mais alors que faire ? Faut-il brider la
justice ou bien êtes-vous favorable à un CSM qui
gérerait le budget de l’institution, les nominations,
la discipline, la formation et ferait de la justice un
pouvoir autonome ?
B. M. : La réaction des hauts magistrats aux propos du
chef de l’État est à la fois légitime émotionnellement
et habile politiquement car elle permet de saisir
l’occasion de reposer la question du positionnement
institutionnel de la justice que vous évoquez. Le
pouvoir politique a pour mission de déterminer
l’intérêt général dans le respect de la Constitution et
des conventions internationales. Le judiciaire, quant
à lui, veille à ce que le politique respecte la liberté
individuelle, il a également pour mission – et c’est tout
aussi essentiel – de veiller au respect des textes décidés
par le politique. On a donc tort d’opposer les pouvoirs,
en réalité, ils doivent collaborer. Conséquence ? Le
politique doit respecter l’indépendance des juges et
les juges respecter la fonction politique. Mais cela ne
mène pas nécessairement à l’autonomie de la justice.
Le pouvoir judiciaire ne peut pas fixer lui-même son
budget car, pour citer Montesquieu, un pouvoir sans
contrôle est dangereux. Et s’il devait en rendre compte
devant le Parlement, alors il deviendrait un pouvoir
politique, ce qu’il n’est pas. L’autonomie conduirait
également, en l’état, à l’autogestion syndicale de la
magistrature, ce qui n’est pas souhaitable.
du CSM qui, sauf pour les postes de chefs de cour et de
juridiction, n’a qu’un rôle trop limité. Cela implique
notamment l’avis conforme pour la nomination des
magistrats du parquet, mais aussi la mise en place d’une
cogestion de la magistrature avec la Chancellerie. Le
CSM devrait être également consulté sur l’affectation
des crédits et pouvoir donner des avis sur tout ce qui
concerne l’institution judiciaire.
“ Si les juges continuent
de se politiser et les politiques
de décrédibiliser la justice, on va
affaiblir le système
”
Gaz. Pal. : La question récurrente dans ce genre de
débats est celle de la légitimité du juge. Quelle est
votre analyse ?
B. M. : La légitimité du juge réside dans son
impartialité. Elle est issue de la double reconnaissance
constitutionnelle de sa mission et du fait qu’il est un
tiers impartial. Cela implique qu’il ne peut pas prendre
de positions politiques concernant notamment la loi
qu’il est en charge d’appliquer. Si les juges continuent
de se politiser et les politiques de décrédibiliser la
justice, on va affaiblir le système et donc les garanties
que le juge judiciaire offre aux citoyens.
Propos recueillis par Olivia Dufour
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Gaz. Pal. : Ce qui ne veut pas dire qu’il faille laisser
les choses en l’état…
B. M. : En effet. Tout le monde est d’accord pour
considérer qu’il faut renforcer le pouvoir de nomination
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