Utiliser l`écrit au service de l`oral

Transcription

Utiliser l`écrit au service de l`oral
Utiliser l’écrit au service de l’oral
Sylvain Detey (France)
Alors que la question de la phonétique, ou plus précisément de la prononciation,
en classe de FLE fait partie des thèmes récurrents du domaine, il est une question qui,
tout en étant fréquemment évoquée (Billières, 2005 ; Berri et Pagel, 2005), reste
actuellement relativement non traitée : il s’agit du rôle de l’écrit dans
l’enseignement/apprentissage de l’oral, et plus particulièrement de la prononciation, en
début dudit apprentissage (Detey, 2005).
La prononciation, l’oral et l’écrit
Deux constats de base doivent être rappelés concernant la prononciation en langue
étrangère (LE) : 1) son importance pour la communication orale ; 2) son lien étroit avec
l’apprentissage de la parole dans son ensemble (en particulier morphologique et
sémantique, mais aussi syntaxique). Il va de soi que ce dernier implique de très nombreux
facteurs (auditifs, visuels, socioculturels, linguistiques, contextuels et motivationnels,
entre autres). Il convient donc, lorsque l’on traite d’apprentissage de la prononciation, de
replacer celui-ci dans un contexte didactique plus général d’apprentissage de la langue, à
travers diverses tâches de perception, de compréhension et de production. Ceci étant, de
nombreux enseignants à travers le monde font des efforts particuliers pour aider les
apprenants à acquérir une prononciation « acceptable » en français, à l’aide de diverses
procédures de correction phonétique, comme celles issues de la méthode Verbo-Tonale
(V-T) (Intravaia, 2000), mais également par d’autres moyens (Silveira, 2000). Cependant,
les résultats obtenus ne sont pas toujours ceux escomptés, et l’on peut se demander
pourquoi, après avoir consacré de si nombreuses heures à la correction phonétique, les
apprenants présentent toujours des lacunes importantes.
Il faut alors s’interroger sur le rôle de l’écrit dans cet échec relatif. En effet, on
connaît bien les divergences existant entre le français oral et le français écrit, à divers
niveaux d’analyse, et l’on sait que l’orthographe peut influencer la prononciation, même
en langue maternelle (LM) (Chevrot et Malderez, 1999). Bien que la distinction entre
enseignement/apprentissage de l’oral d’une part, et de l’écrit d’autre part, puisse sembler
relativement « évidente », du moins « en théorie », la question des effets de l’utilisation
de l’écrit sur l’apprentissage de l’oral semble cependant généralement éludée. Celle-ci
avait pourtant été explicitement abordée par les concepteurs de la méthodologie
Structuro-Globale Audio-visuelle (SGAV) (Rivenc, 2003), qui avaient pu mettre en
œuvre l’idée de différer l’introduction de l’écrit en classe, en vue d’accorder la primauté
à l’oral, une primauté qui lui revient « naturellement » (Durand, 2000). Cette perspective
était déjà d’actualité dès le début du XXème siècle, puisque, dans le cadre de la
« méthodologie directe », les promoteurs de la « méthode orale » abondaient dans ce sens
(Puren, 1988).
1
Méthodologie, manuels et correction phonétique
D’un point de vue historique, mis à part dans certaines approches, le support écrit
a globalement toujours primé en didactique des langues, jusqu’à ce que, grâce aux
avancées techniques d’une part, et aux développements didactiques et linguistiques
d’autre part, il soit possible d’équilibrer l’utilisation du matériel écrit et oral. Dans la
méthodologie SGAV, par exemple, la place accordée à la correction de la prononciation
était considérable, en particulier à l’aide de la méthode V-T qui faisait partie intégrante
de la méthodologie mentionnée, celle-ci reposant fondamentalement sur l’image et le son,
et non sur l’écrit. Or, coupée de son corps méthodologique d’origine et malgré ses
qualités propres, il semble évident que les mérites de la V-T ne peuvent porter les mêmes
fruits, lorsque les supports de cours utilisés reposent essentiellement sur l’écrit, écrit dans
lequel la dimension prosodique de la parole, entre autres, est singulièrement réduite.
Avec l’abandon des méthodologies dites « constituées », et dans « l’éclectisme »
didactique qui semble régner aujourd’hui, force est de constater que le texte a repris une
place majeure dans les « méthodes » contemporaines, avec la parution chaque année de
nombreux manuels de FLE, qui plongent immédiatement les apprenants dans le texte,
quels que soient les documents sonores qui l’accompagnent. Le manuel est alors l’outil
privilégié de l’apprenant, celui qu’il emportera chez lui et avec lequel il étudiera une fois
sorti de la classe. Cela est particulièrement vrai en milieu non-francophone, dans lequel
l’accès aux ressources orales est généralement beaucoup plus restreint que celui aux
documents écrits. D’un point de vue « réaliste », il semble donc illusoire, en l’état actuel
des choses, pour des raisons éditoriales mais aussi de culture didactique, de vouloir
« éliminer l’écrit » : d’abord parce que les apprenants doivent aussi « apprendre l’écrit » ;
ensuite parce que cela constituerait une stratégie d’évitement qui pourrait engendrer des
problèmes ultérieurs ; enfin, parce que l’écrit joue un rôle essentiel dans l’apprentissage
de la LE. Cependant, il semble aujourd’hui nécessaire, plutôt que de le tenir pour acquis,
d’examiner précisément son rôle dans l’apprentissage de l’oral et de la langue dans son
ensemble.
Influences du visuel sur l’auditif
Tout en constatant l’apparente contradiction entre d’une part la « prédominance
du manuel » et d’autre part l’enthousiasme suscité par les nouveaux outils « multimédia »,
il convient de rappeler que la première « multimodalité » (Nespoulous, 2000) est celle qui
combine le texte et le son, ce qui nous renvoie aux supports traditionnels de cours :
document écrit + document sonore (y compris la voix et l’écriture de l’enseignant). Afin
de mieux comprendre l’influence que peut avoir l’écrit sur l’oral, il semble alors utile de
faire appel aux sciences cognitives. Les travaux les plus récents dans le domaine
semblent confirmer nos considérations précédentes : 1) le traitement de l’oral et le
traitement de l’écrit ne peuvent être considérés comme équivalents ; 2) la perception
visuelle peut influencer la perception auditive ; 3) il existe des interactions entre
représentations orthographiques et phonético-phonologiques dans la perception, et ainsi
l’apprentissage, d’une langue. On sait, notamment, que l’apprentissage de la lecture et de
l’écriture en LM conditionne en partie ce que l’on appelle la « conscience phonologique »
des sujets. Il semblerait donc que l’influence du système d’écriture en LM soit double : à
2
la fois en termes de représentations (relations entre lettres et sons, ou plutôt entre
graphèmes et phonèmes) et en termes de processus (segmentation de la parole en unités
partiellement contraintes par le système d’écriture).
L’écrit n’est pas l’oral
Lorsque l’on examine les fonctions de l’écrit en classe de langue, on réalise que
celui-ci joue un rôle essentiel, celui de support mnésique : « les paroles s’envolent, les
écrits restent ». Ainsi, l’écrit permet de gérer la fugacité et la linéarité de la parole : grâce
au texte, il est en effet possible de « revenir en arrière » (ce qu’accomplit tout lecteur par
des « saccades régressives » oculaires) et de fixer son attention sur un point particulier du
discours écrit, notamment en vue d’exercer son activité métalinguistique. Cependant,
cette fonction essentielle se confond parfois avec une autre, celle de réification de la
parole : la parole semble alors « incarnée » par l’écrit, et les apprenants (certains plus que
d’autres) sont tentés de pallier l’insaisissabilité initiale de l’oral par une utilisation de sa
transcription (au mieux en français, au pire dans le système d’écriture de la LM), attitude
parfois cautionnée par certains enseignants. Or, comme nous l’avons indiqué, l’écrit n’est
pas l’oral, et l’apprentissage de l’un ne peut se réduire à celui de l’autre, en particulier en
français. Si l’influence de l’écrit sur la prononciation des apprenants de FLE est
particulièrement nette lorsque ceux-ci prononcent les « consonnes muettes », manient mal
les liaisons, enchaînements et « e caduques », ou encore assignent des patrons
prosodiques erronés à certains énoncés, on attribue généralement ces erreurs à une
mauvaise « capacité de lecture du français ». Ce faisant, on considère qu’il s’agit d’un
problème de lecture (donc du domaine de l’écrit) et non de prononciation (donc de celui
de l’oral). On oublie alors que cette activité de lecture peut avoir des effets non
négligeables sur le développement du système oral des apprenants.
Origines des « erreurs » de prononciation
Lorsque l’on s’interroge sur les « erreurs » de prononciation, il est d’usage de les
expliquer par des « interférences », perceptives ou autres, dues au système phonéticophonologique en LM. Cette perspective contrastiviste classique, tout en gardant de
nombreux mérites, est cependant réductrice, et d’autres facteurs ont depuis été pris en
considération (Eckman, 2004). Or, parmi ceux-ci, figure le système orthographique en
LM. Il est alors étonnant de constater la relative négligence en didactique de l’influence
potentielle du système d’écriture en LM sur la prononciation en LE, que ce soit en termes
de représentations (pour l’ensemble des apprenants qui, d’une manière ou d’une autre,
connaissent et utilisent l’alphabet latin) ou en termes de segmentation de la parole (pour
les apprenants dont le système d’écriture est non-alphabétique comme les Japonais ou les
Chinois par exemple). Il semble pourtant évident que la perception de la lettre « r » chez
des apprenants hispanophones, anglophones et japonophones, en particulier dans des
mots congénères comme « radio », ne conduira pas à l’activation du même phonème (ou
de la même syllabe), et que, à moins d’y porter une attention particulière, cette perception
entraînera automatiquement l’activation du phonème correspondant en LM, différent,
dans chaque cas mentionné, du phonème /r/ français, en particulier en termes de
réalisation phonétique. Cette association entre la lettre (ou plutôt le graphème) « r » en
3
français et le phonème correspondant en LM, renforcera donc l’identification erronée des
catégories /r/ en LM et /r/ en LE au profit du premier. On s’aperçoit alors que plusieurs
cas de figure peuvent se présenter, selon les combinaisons possibles entre phonèmes et
graphèmes entre la LM et la LE. L’utilisation massive de l’écrit en début d’apprentissage,
sans précautions particulières, risque donc d’entraîner des « interférences » que nous
qualifierons de « phonographémiques ».
Correction phonétique et correction phonographémique
On ne peut donc tenir pour acquise chez les apprenants la capacité de « lecture »
(en tant qu’activité d’association d’une forme écrite à une forme orale) en français, sous
prétexte que ceux-ci « savent lire » en LM, notamment lorsque leur système
orthographique repose sur l’alphabet latin. Etant donné l’importance du support écrit dans
la plupart des classes de FLE actuelles, le travail de correction phonétique devrait donc,
en début d’apprentissage au moins, être étroitement couplé à un travail de « correction
phonographémique », sans quoi le premier pourrait souffrir de l’exposition, non guidée, à
l’écrit. Ce travail de correction phonographémique viserait donc non seulement
l’apprentissage de la lecture et de la production sous dictée (dont les objectifs seraient
différents de la « dictée » scolaire traditionnelle), mais devrait également compléter les
procédures de correction phonétique existantes, car l’on ne peut enseigner des
correspondances entre phonèmes et graphèmes lorsque ces phonèmes sont eux-mêmes en
cours d’apprentissage. C’est donc bien de complémentarité et de cohérence qu’il s’agit,
l’apprentissage des systèmes phonético-phonologiques et phonographémiques du français
devant être effectués simultanément, avec pour objectif l’apprentissage de l’oral.
Apprendre l’écrit pour ne pas « mal apprendre » l’oral
Ce n’est donc pas tant à un « rejet » de l’écrit que l’on doit aboutir, mais plutôt à
une attention plus importante accordée à l’apprentissage des correspondances entre oral
et écrit en français, à plusieurs niveaux d’analyse (phonème, syllabe, unité lexicale, etc.).
Cela conduit à remettre en question le format de certains produits didactiques
actuellement disponibles sur le marché, dans lesquels l’agencement de l’écrit et de l’oral
semble insuffisamment prendre en compte les acquis récents de la recherche en
didactique et en psycholinguistique notamment. Si l’on peut regretter que la formation en
phonétique corrective des enseignants de FLE, quelle qu’elle soit, puisse encore
aujourd’hui être insuffisante, il semble important de souligner que, pour des publics
lettrés, en particulier en milieu non-francophone, l’enseignement de l’oral doit prendre
davantage en compte le facteur orthographique, ainsi que les différences de traitement
entre l’écrit et l’oral. Un tel travail constituerait donc un préalable à toute utilisation de
l’écrit dans l’enseignement/apprentissage de l’oral.
Sylvain Detey, Université de Toulouse II (France)
4
À lire
• BERRI, A. et PAGEL, D. (2005) : « La phonétique dans la classe de FLE », Le
français dans le monde, n°339.
• BILLIERES, M. (2005) : « Codage phonologique et boucle articulatoire en mémoire
de travail : un support pour la facilitation de l’accès à l’oral et à la lecture pour des
publics débutants en français langue étrangère », CORELA, Numéro spécial : Colloque
AFLS.
• CHEVROT, J.-P. et MALDEREZ, I. (1999) : « L’effet Buben : de la linguistique
diachronique à l’approche cognitive (et retour) », Langue Française, n°124.
• DETEY, S. (2005) : Interphonologie et représentations orthographiques. Du rôle de
l’écrit dans l’enseignement/apprentissage du français oral chez des étudiants japonais,
Thèse de doctorat, Université de Toulouse II.
• DURAND, J. (2000) : « Oral, écrit et faculté de langage », in Guillot, M.-N. et
Kenning, M.-M. (éd.), Changing Landscapes in Language and Language Pedagogy,
Londres, AFLS/CILT.
• ECKMAN, F. R. (2004) : « From phonemic differences to constraint rankings : research on
second language phonology », Studies in Second Language Acquisition, Vol. 26, n°4.
• INTRAVAIA, P. (2000) : Formation des professeurs de langue en phonétique
corrective : le système verbo-tonal, Paris, Didier-Erudition, Mons, CIPA.
• NESPOULOUS, J.-L. (2000) : « Multimodalité et cognition : est-ce que le pluriel
l’emporte toujours sur le singulier ? », in Koulayan, N. et Borrell, A. (éd.), C.I.S.L.
n°15, Université de Toulouse-Le Mirail.
• PUREN, C. (1988) : Histoire des méthodologies, Paris, Nathan.
• RIVENC, P. (éd.) (2003) : Apprentissage d’une langue étrangère/seconde. Vol. 3 : La
méthodologie, Bruxelles, De Boeck.
• SILVEIRA, R. (2002) : « Pronunciation instruction. Classroom practice and empirical
research », Linguagem & Ensino, Vol. 5, n° 1.
5