Texte E. Brami- Shwarz Bart - Maison des écrivains et de la littérature

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Texte E. Brami- Shwarz Bart - Maison des écrivains et de la littérature
Elisabeth Brami
26, rue Gay-Lussac
75005 PARIS
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ECRANS de FUMEE
ou
Les origines d’un chef-d’œuvre
« Il est bon assurément que le monde ne connaisse que
le chef-d’œuvre et non ses origines, non les conditions
de sa genèse ; souvent la connaissance des sources où
l’artiste a puisé l’inspiration, pourrait déconcerter et
détourner son public et annuler ainsi les effets de la
perfection. »
Thomas Mann
La Mort à Venise
Le « chef-d’œuvre » dont il va être question, vous le connaissez
que vous l’ayez lu ou pas. Il s’agit du prix Goncourt mémorable
de 1959 : « Le dernier des Justes ».
Bien sûr, pour reprendre les termes de Thomas Mann à qui j’ai
emprunté l’exergue, loin de moi l’idée de vous en « détourner » :
ce serait absurde ; encore moins de l’ « annuler » : c’est
impossible. Quant aux « conditions de sa genèse » que je vais
évoquer ici pour vous et pour la première fois, nombre des
protagonistes sont morts à présent, comme André Schwartz-Bart
lui-même, son auteur.
Ces faits, qui ont traversé les vingt premières années de ma vie
remontent à un demi-siècle, il y a donc prescription. Une enfance
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sans télévision néanmoins balayée par deux tempêtes cathodiques
d’une rare violence.
— Si jamais je le rencontre, je lui casse la gueule !
Mon père est au téléphone. C’est l’hiver 59, quelque chose de
grave vient d’arriver.
Avec mes parents, nous venons de quitter les deux chambres de
bonne du 6e étage, 22 rue Léopold Bellan, au cœur des Halles,
pour un pauvre pavillon frappé d’insalubrité à Créteil, banlieue
maraîchère et déserte.
Mes douze ans sont déracinés. Je suis une enfant recluse, prise
entre un père artiste peintre fauché qui remonte sa bicoque de
béton et ses manches, et une mère réchappée de justesse de la
tuberculose et du sanatorium.
Jusque-là, depuis six ans, je vivais au milieu d’un maelström de
grandes personnes non-conformistes, tapageuses, passionnées.
J’avais l’habitude d’assister à leurs fêtes, à leurs pugilats, à leurs
procès d’intention, et aux discussions politiques, littéraires,
cinématographiques toujours enflammées. Car toute opinion, tout
sentiment, toute parole étaient exacerbés, poussés à outrance
jusqu’à la caricature, au risque de la mauvaise foi. Tout prenait
des proportions planétaires et devenait question de vie ou de
mort. L’espoir succédait au désespoir, les réconciliations
s’arrachaient à grand-peine et les susceptibilités saignaient
longtemps.
Dans ce monde de mon enfance, tout était follement judéo-slave,
follement vivant : on était aux lendemains de la Shoah.
Ce cercle informel et hybride est constitué de jeunes intellectuels
juifs : rescapés, enfants cachés, artistes tâtonnants, poètes
visionnaires, orphelins mal guéris, résistants discrets, ou
clochard- philosophe. Et ces jeunes adultes pour lesquels mes
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parents font figure d’aînés se retrouvent à l’improviste assis
chaque soir au bord de mon lit pliant, faute de chaises. La
cuisine-salon-salle-de-bain de 10 m2 sans eau ni WC est
accueillante, chauffée au pétrole. Le téléphone n’existe qu’au
Brazza, le bistrot du coin. On vient manger la soupe légendaire
bricolée par Rena avec les restes du marché Montorgueil. On
vient découvrir et commenter la dernière toile encore humide de
Proweller, alias Tolek.
En ce temps-là, les nuits sont blanches. Ensemble, on refait le
monde, on l’analyse, on le réinvente, on le réécrit. On chante, on
milite, on se bat pour des utopies, une culture universelle, une
éthique. Tout prend valeur métaphysique. Au milieu de la nuit,
on descendra à tâtons les escaliers, briquet à la main : la
minuterie est chiche, elle s’éteint à dix heures. Parfois au matin,
pour aller à l’école, je dois enjamber une forme humaine, momie
enroulée dans une couverture kaki : Pierre ou Paul a dormi sur
place et dort encore, couché en diagonale sur le lino.
Pendant six ans, j’observe « la famille des amis » comme je
l’appelle, ses accents, ses personnalités, ses parcours singuliers.
Véritable foyer pour chacun, après ceux partis en fumée. Et la
fumée ne manque pas 22 rue Léopold Bellan. Il n’y a pas la
télévision, mais c’est devant un épais écran de fumée —
Gauloises, Gitanes— que mes yeux se ferment chaque soir, après
que mon père, grimpé sur une chaise, a emmailloté le plafonnier
du rituel foulard rouge de ma mère. Tournée contre le mur, je
m’endors rassurée dans le brouhaha des adultes, sans jamais
manquer ni d’images, ni de son.
(Ne croyez pas que je m’égare.
Non, je ne suis pas hors sujet, en tout cas, pas encore !)
— Si jamais je le rencontre, je lui casse la gueule !
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Mon père continue à fulminer au rez-de-chaussée du pavillon. De
ma chambre en soupente, je perçois avec certitude une blessure
secrète derrière la colère volcanique.
Qui donc vient de porter ce coup à mon père ? Quel traître ?
Quel salaud? Quel ignoble pourri ?
Puis, c’est ma mère qui plaide en vain, à grands roulements
folkloriques et tonitruants de R polono-russes .
— C’est le Prrrrix, la célébrrrité… Pourrr ça, Andrrré a
disparrru…ça lui fait peurrr, la télé… »
Il s’agit d’André. André Schwartz-Bart. Lui qui depuis son
Goncourt n’a plus donné de nouvelles, lui qui est parti sans
laisser d’adresse, lui qui a rompu les ponts avec « ceux d’avant »,
ceux de Léopold Bellan dont il faisait partie. Ceux qui ont assisté,
aidé et soutenu son écriture.
André, celui auquel la gloire vient d’échoir le premier — n’est-ce
pas le signe annonciateur de la réussite du groupe ? —, André
qui, loin de partager la joie de sa publication, puis de son
Goncourt, a préféré disparaître, abandonner derrière lui ses
compagnons de route en se dédouanant de loin de quelques
exemplaires dédicacés, et de promesses. André dont quelqu’un
vient d’assister à l’interview par Pierre Dumayet sur 5 Colonnes
à la Une ( suprême consécration !), et a constaté, stupéfait, que
notre héros s’est conformé en tout point à la pire vision
bourgeoise de l’artiste en ouvrier-écrivain, dans un tableau
biographique certes efficace, mais qui tient plus du sociétal
anecdotique que du littéraire. En plus, et c’est rédhibitoire,
l’auteur du « plus gros Goncourt de tous les temps » n’a pas
soufflé mot des « copains d’avant ».
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Peu virent les deux premiers passages télé d’André, avant et
après le Prix, mais la nouvelle de ses prestations se répandit
comme une traînée de poudre.
Depuis la parution du roman, chacun avait d’abord ressenti
comme une fierté personnelle l’éclatante réussite de l’un des
siens. Dans ce milieu traumatisé par la guerre, elle avait peut-être
un goût de réparation collective, voire de revanche. Il m’en reste
pour preuve le numéro de Paris-Match que ma mère s’empressa
d’acheter, pour l’occasion, en novembre 59, et qu’elle conserva
pieusement toute sa vie. J’en ai hérité.
Une grande espérance avait soufflé, et personne ne doutait
qu’André, l’heureux élu, saurait le moment venu, tel Moïse, faire
s’entrouvir les portes de la Terre Promise médiatique aux autres
talents du groupe. Il n’en manquait pas.
Mais, au fil des jours et au vu de la disparition du héros, on
déchanta. J’entendis parler d’une furonculose psychosomatique,
de sa timidité (toute à son honneur), de phobie des caméras et
d’une cache hypothétique en Belgique.
On avait attendu en vain le retour du Goncourt dont la fuite
excitait les journalistes.
Suite aux deux émissions de Dumayet, le bruit d’un silence
coupable se propagea comme un feu de brousse. Le faux-frère
avait failli à la cause, étouffé de ses mains une vérité historique,
enseveli sous une chape de silence tous ceux qui avaient participé
à la longue élaboration de son roman depuis sa conception. A ce
désaveu public, à cette insulte, à cette gifle, pire, ce coup de
poignard, chacun réagit selon son tempérament plus ou moins
sanguin et son registre dramatique personnel. On accusa André
des pires forfaits : l’oubli, le mépris, la trahison. Quelque chose
qui aurait dû être dit ne l’avait pas été ; c’est du moins, ce que
j’en comprenais.
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Il me fallut attendre le siècle suivant pour avoir l’occasion,
largement adulte à mon tour, de visionner les deux émissions du
scandale. Ce fut, rue de Verneuil, à la Maison des écrivains, lors
d’un hommage à Pierre Dumayet pour « Lire, c’est vivre ». Je
découvris avec stupeur, les non-dits résonnants en creux dans les
réponses de l’interviewé, face aux questions subtiles de
l’interviewer. Je compris l’évidence de leur impact, quarante ans
plus tôt.
— Et vous avez pensé que vous ne pouviez pas isoler les
persécutions, qu’il fallait remonter dix siècles en arrière… avance
Pierre Dumayet.
Réponse précautionneuse de l’écrivain derrière ses volutes en
noir et blanc : (en ce temps-là, pas d’écrivain sans cigarette.
Ecrire, parler culture et fumer sont synonymes et la tabagie
assure leur photogénie aux émissions littéraires. Elle accompagne
les lents silences méditatifs alors autorisés, une latence inspirée
ponctuée de plans rapprochés sur les doigts fébriles de l’écrivain
fumeur.
— Au début, non. D’abord, j’ai essayé de trouver des causes
sociologiques et contemporaines, comprendre l’origine du
nazisme. Puis, petit à petit, progressivement, j’ai été en
quelque sorte tiré vers le passé, obligé de voir que ce qui
s’est passé maintenant trouve sa source dans les temps très
lointains et même au début de nos temps historiques.
Tout est contenu et tu dans ce : « petit à petit, progressivement
tiré vers le passé, obligé ». Comment André a introduit la
légende des Justes dans son roman en lui apportant sa dimension
talmudique déterminante, c’est bien là l’ombilic du secret, l’un
des faits à l’origine de son chef-d'œuvre.
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Mais cela reste noyé dans le portrait populiste, voire misérabiliste
que la télévision a choisi de faire de ce petit juif d’après guerre,
ouvrier parvenu comme à regret au sommet de la gloire littéraire,
accablé par le poids de son soudain succès et de sa promotion
sociale. La camera zoome sur ses fiches de paie, interroge ses
divers patrons paternalistes et tourne un documentaire sur ses
lieux de travail. C’est un portrait touchant, romanesque, très
Zola, et ô combien vendeur.
André, par la plus grande ironie du sort, vient d’endosser les
oripeaux des personnages pathétiques de ses premiers écrits
engagés : des amorces de roman que le cercle des juifs non
disparus avait vivement désapprouvées, déconseillés à l’auteur
débutant. Le mot de « pompier » prononcé sur le ton de la
condamnation, avait accroché mon oreille d’enfant, du temps où,
les fesses au bord de mon lit, André venait soumettre ses
dernières pages à la critique, glaner quelques conseils.
D’incendie, il n’y avait pas, mais le feu couvait.
Sept années passèrent. La colère s’apaisa et personne ne cassa la
gueule à ce lâcheur qui, disait-on, avait trouvé refuge à Lausanne,
vivait avec Simone et venait d’embrasser la cause d’une autre
culture, antillaise cette fois, celle de sa femme avec laquelle il
cosignait son deuxième roman.
1967 est l’année du troisième acte télévisuel orchestré par l’autre
Pierre éminent : Pierre Desgraupes, dans une mise en scène tout
aussi populiste et lacrymale que les précédentes : travelling
émouvant sur le HLM du Léman, et les boites aux lettres
dépareillées, musique de velours et voix assortie :
« L’ancien petit ouvrier juif avait disparu. On se demandait ce
qu’il avait fui. »
Et c’est le flash-back sur la pauvreté passée du Goncourt 59, sa
richesse subite et subie, son déclassement mal assumé, et surtout,
un retour du journaliste, enquêteur fin limier, sur les raisons de la
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fuite, et, plus surprenant, sur la genèse du Dernier des Justes.
Comme s’il flairait qu’il restait à dire.
Cette interview-là, est vue en direct par plusieurs « anciens », à
présent installés, et devenus propriétaires d’un « poste ». C’est le
cas de mes parents devant leur Téléavia, en mon absence. Une
phrase va suffire pour causer l’ultime déflagration. Une phrase
qui restera indélébile, inoubliable et que j’entendrai circuler,
scandaliser, meurtrir bon nombre de protagonistes des années
durant, avant de la prendre à mon tour de plein fouet.
( ON PASSE LA SÉQUENCE 3 : CINQ COLONNES A LA
UNE : UN GONCOURT AVAIT DISPARU, 03/02/67)
Si vous avez pour le moins reçu l’onde de choc de la petite
phrase meurtrière, mis vos considérations cartésiennes de côté,
évité la psychanalyse de bazar et les étiquettes faciles de juifs
paranos, névrosés, frustrés, vous comprenez l’ampleur des dégâts
auprès de ceux qui en firent les frais.
C’est vrai. À cet instant, André a raison :
« Tout devient irréversible ».
Car il s’agit véritablement d’une atteinte irréversible, d’une
douleur, d’une humiliation, d’un profond sentiment d’abandon
ressentis par des jeunes gens plus si jeunes, et jamais remis de
leurs deuils et du désastre de la guerre. Des idéalistes survivants,
qui, en plaçant leur foi dans la culture, la mutualisation de leurs
forces intellectuelles, avaient cru construire une communauté
spirituelle, une famille d’élection capable de résister à toute
épreuve.
Face à l’objectivité du reportage tant attendu et des propos tenus,
les illusions de leur jeunesse restèrent une seconde suspendue aux
lèvres de Pierre Desgraupes:
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— André Schwartz-Bart, qu’avez-vous fui en quittant Paris ? »
et à la réponse les fit chanceler :
— Je n’ai pas l’impression d’avoir fui Paris, d’avoir fui
quiconque »
Un espoir infime résista encore quelques secondes chez les
« quiconque » qui retenaient leur souffle devant le petit écran,
puis illusions et espoir volèrent en éclat, achevant les ravages de
l’implosion de 1959 :
— Comment viviez-vous au moment où vous écriviez le Dernier
des Justes ?
— J’avais toujours vécu avec de petites gens. »
L’expression secoua définitivement le cercle resté vivace mais à
présent dispersé.
Et, les promesses non tenues,
les engagements piétinés
la déception d’amitié, et les rendez-vous ratés
L’amertume et les anciens procès,
tout reflua face à l’offense manifeste de cette ingratitude.
« Les petites gens » visées hurlèrent leur indignation.
Ni petites, ni « grandes gens », ces intellectuels de gauche prirent
cette désignation non comme un affront social, mais comme une
grave insulte à la vérité, et à leur personne.
A présent, jeune fille, je vis à nouveau le cercle s’embraser, le
téléphone sonner, mon père se déchaîner et tous de faire chorus.
Les R de ma mère tonitruèrent, chacun y alla de ses
récriminations et de ses menaces. Mais une fois le rideau tombé
sur ce dernier acte télévisé, il ne resta, peu à peu, que rancœur,
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l’évidence que rien ne saurait plus jamais être réparé et que, de la
vérité « des origines du chef-d’œuvre » un jour, tout serait oublié.
Cependant, je suis là, aujourd’hui, et Alzheimer ne m’ayant pas
encore attaquée, je peux témoigner de ce que j’ai vu et entendu.
Beaucoup ne sont plus, mais certains sont présents. Et c’est pour
les absents, trop vite partis, que j’ai choisi de traiter ce sujet à la
croisée du littéraire et du télévisuel, car il a contribué à me
fonder. Ce n’est pas un hasard si mon premier roman inachevé
date de 57. J’ai onze ans.
À l’époque, ce qui deviendra « Le Dernier des Justes », continue
à prendre forme au bout de mon lit, dans la fumée opaque. Vers
minuit, lorsque les cendriers débordent, mon père roule de
superbes cigarettes avec les vieux mégots. Les « petites gens » :
médecins, professeurs, poètes, psychologues, peintre, musiciens,
ingénieurs, cinéaste, ou éternels étudiants, se relaient à
l’improviste chez Tolek et Rena. On rallonge la soupe, et la
bouilloire fait samovar. Bientôt ma mère crachera du sang et
partira à l’hôpital Laënnec pour un an.
En attendant, les index jaunis des adultes me fascinent, ainsi que
les commentaires véhéments et les envolées lyriques à propos de
tout film, événement, article de presse ; de même pour le roman
dont André montre les avancées, lecture à l’appui. De mon lit, je
perçois parfois que les critiques lui pèsent, que la suffisance des
plus diplômés l’indispose. Je ne me souviens pas de l’avoir
jamais entendu élever la voix. Pourtant, chacun selon ses moyens
s’est mis à faire jouer ses relations afin d’aider l’apprenti écrivain
et lui garantir le minimum de soutien matériel.
Dans le groupe, il y a un pilier : celui dont l’apport va être
décisif, celui qui va permettre à l’œuvre de devenir chef-d’œuvre.
C’est Abrasza Zemsz, un personnage haut en couleurs et hors du
commun qui mériterait à lui seul un roman. En un mot un
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authentique « schnorerr » du shtetle, un intellectuel brillant, exfils de famille sans famille, sans profession, sans foyer, sans
argent. Résistant farouche et amateur d’art éclairé, il fréquente
d’autres cercles parisiens prestigieux avec lesquels il entretient
des relations toujours passionnelles, cela va de Francis Picabia et
de Janine, sa fille, aux ethnologues du Musée de l’Homme, en
passant par les sommités du Collège de France.
C’est lui, Abrasza, de son vrai prénom Abraham(comme
Schwartz-Bart du reste), qui, féru de références juives, religieuses
ou non, persuadera un soir André de doubler son Ernie Levy
d’une dimension talmudique en lui fournissant la légende des
Lamed Vav ( je l’entends encore prononcer : « Lamed
vouf » avec l’accent ashkénaze).
Que dire de plus ?
Les années passèrent encore. La douleur et les rancoeurs
s’apaisèrent, les uns puis les autres moururent et Abrasza, malade
et miséreux, un jour, mit fin à sa vie solitaire d’éminence grise et
d’accoucheur de talents et décida de rejoindre le cercle du haut,
celui des morts, en s’envolant par la fenêtre de sa chambre, rue
des Feuillantines.
André était allé depuis longtemps s’installer dans les îles. Mes
parents reçurent de lui, l’été 69 ou 70, un signe cocasse : une
bouteille de liqueur de bananes qui provoqua interrogations et
nostalgie. Lors de ses passages à Paris, seul le hasard désormais
faisait naître des rencontres. On l’avait, paraît-il, croisé dans le
XIIIe…
C’est en 2004 ou 5, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme,
que je le vis pour la dernière fois. Une journée d’hommage lui fut
consacrée. Là encore, la télé frappa. Après moult déclarations,
éloges, analyses, souvenirs et congratulations, eut lieu, en
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présence du fidèle Pierre Dumayet, l’inévitable projection
d’archives de l’INA avec extraits d’interviews dont celle,
historique, des « petites gens ».
De ma place obscure, je revécus une fois de plus le choc des mots
et des images lors du visionnage de « la phrase », et j’attendis en
vain que le nom de A.Z. fût prononcé, —j’étais venue pour
cela—ou que vînt, de la bouche d’André, un correctif, une
allusion aux pseudo « petites gens », dont j’avais repéré la
présence d’un représentant au premier rang dans la salle : ancien
professeur d’université, shakespearien notoire, ami des temps
d’avant de Léopold Bellan. Malheureusement, une fois clôturée
la dernière table ronde, je constatai que la chape de silence s’était
à nouveau refermée et lorsque je montai sur l’estrade pour
prendre la file des groupies émues et dire ma désillusion à André,
je n’entendis de sa part que :
« Ce n’était pas facile, ce n’est pas le lieu. »
Eh bien, pour moi non plus ce ne fut pas facile d’écrire ce texte,
mais j’ai choisi mon lieu. Parce qu’un jour,tout est trop tard.
Parce que lorsque personne ne prononce plus les noms des morts,
ils sont vraiment morts, et que l’acte d’écrire, de filmer, de créer
s’oppose à la mort. Parce que les chefs-d'œuvre n’en restent pas
moins de parfaits chefs-d'œuvre malgré les humains imparfaits
qui les ont produits. Comme la rose née de l’innocence du
fumier.

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