REPUBLIQUE FRANCAISE

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Grosses délivrées
aux parties le :
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 5
ARRET DU 22 OCTOBRE 2015
(n°
, 10 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : 14/03665
Décision déférée à la Cour : Jugement du 04 Février 2014 - Tribunal de Commerce de
MARSEILLE - RG n° 2013F01275
APPELANTE
SARL ROCCA TRANSPORTS
ayant son siège social Z.I. de Baleone Afa
20167 MEZZAVIA
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
Représentée par Me Michel GUIZARD de la SELARL GUIZARD ET ASSOCIES, avocat
au barreau de PARIS, toque : L0020
Assistée de Me Yankel BENSOUSSAN, avocat au barreau de PARIS, toque : T06
INTIMEE
Société NATIONALE MARITIME CORSE MEDITERRANEE - SNCM
ayant son siège social 42 rue de Ruffi - Bâtiment G
13003 MARSEILLE
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
Représentée par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE
BENETREAU, avocats associés, avocat au barreau de PARIS, toque : K0111
Assistée de Me Xavier CACHARD, avocat au barreau de MARSEILLE
PARTIES INTERVENANTES :
SCP J.P. LOUIS ET A. LAGEAT, ès-qualités de mandataire judiciaire du
redressement judiciaire de la Société Nationale Maritime Corse Méditerranée
(SNCM), prise en la personne de Me Jean-Pierre LOUIS
ayant son siège social 30 Cours Lieutaud
13001 MARSEILLE 01
Représentée par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE
BENETREAU, avocats associés, à la Cour, toque : K0111
Assistée de Me Xavier CACHARD, avocat au barreau de MARSEILLE
SCP DOUHAIRE AVAZERI, ès-qualités de coadministrateur judiciaire du
redressement judiciaire de la Société Nationale Maritime Corse Méditerranée
(SNCM), prise en la personne de Me Emmanuel DOUHAIRE
ayant son siège social 3, Place Felix Baret
13286 MARSEILLE CEDEX 6
Représentée par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE
BENETREAU, avocats associés, à la Cour, toque : K0111
Assistée de Me Xavier CACHARD, avocat au barreau de MARSEILLE
SCP VALIOT - LE GUERNEVE - ABITBOL, ès-qualités de coadministrateur
judiciaire du redressement judiciaire de la Société Nationale Maritime Corse
Méditerranée (SNCM), prise en la personne de Me Frédéric ABITBOL
ayant son siège social 41 rue du Four
75006 PARIS
Représentée par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE
BENETREAU, avocats associés, à la Cour, toque : K0111
Assistée de Me Xavier CACHARD, avocat au barreau de MARSEILLE
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 16 Septembre 2015, en audience publique, devant la
Cour composée de :
Madame Colette PERRIN, Présidente de chambre, chargée du rapport
Monsieur Louis DABOSVILLE, Président de Chambre
Mme Isabelle ROHART-MESSAGER, Conseillère
qui en ont délibéré
Greffier, lors des débats : Monsieur Bruno REITZER
ARRÊT :
- contradictoire
- par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été
préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du
code de procédure civile.
- signé par Madame Colette PERRIN, Présidente et par Monsieur Bruno
REITZER, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
****
Faits et procédure
La société Rocca Transports (ci après Rocca) est une société de transport
spécialisée dans le transport des marchandises entre le continent français et la Corse et elle
est le premier opérateur spécialisé dans le transport de marchandises vers la Corse.
La société Rocca transports utilise majoritairement le transporteur maritime
SNCM à partir du port de Marseille.
La société SNCM a mis en oeuvre à partir de 2010 un système de remises et de
ristournes afin d'attirer à elle un volume de transports réalisés notamment à partir du port
de Toulon.
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La société Rocca qui n'a pas bénéficié de celles-ci considère que le système mis
en place par la SNCM à compter du 1er janvier 2010, est discriminatoire à plusieurs titres
et anticoncurrentiel car :
- il aboutirait à favoriser les transporteurs routiers s'engageant à augmenter le volume de
marchandises confié à la SNCM, en leur faisant bénéficier de ristournes sur la totalité dudit
volume (et non sur le delta), alors que d'autres transporteurs qui confieraient pourtant à la
SNCM un volume plus important n'en bénéficieraient pas, au seul motif qu'ils
n'augmenteraient pas leur volume de marchandises confié à la SNCM.
- ce système aboutirait à léser les transporteurs routiers ayant déjà acquis une certaine taille
et pour lesquels il est plus difficile de connaître une augmentation du volume de
marchandises à transporter.
- ce système aboutirait surtout à désavantager les transporteurs routiers qui, connaissant
une croissance d'activité, décident d'avoir recours à Corsica Ferries, en les excluant du
système de ristournes, y compris pour le volume de marchandises confié à la SNCM.
- ce système aboutirait enfin à accorder une « prime » à l'exclusivité de 2%, discriminant
encore un peu plus les transporteurs routiers ayant recours aux services de la compagnie
concurrente de la SNCM.
Aucun compromis n'a pu être trouvé par la SNCM, la société Rocca Transports
n'a bénéficié au cours des années 2010, 2011 et 2012 d'aucune ristourne.
C'est dans ces conditions que la société Rocca Transports a fait assigner le 06
mars 2013 la société SNCM aux fins d'obtenir réparation de son préjudice.
Par jugement rendu le 04 février 2014, le tribunal de commerce de Marseille a :
- jugé que la SNCM a violé les termes de l'article L441-6 du code de commerce ;
- jugé que la SNCM n'est pas en état de position dominante ;
- dit que la société Rocca Transports ne se trouve pas en état de dépendance économique
vis à vis de la SNCM ;
- jugé que la Société Maritime Corse Méditerranée « SNCM » S.A. n'a pas pratiqué de
système de remise discriminatoire et/ou anticoncurrentiel ;
- débouté la société Rocca Transports S.A.R.L. de sa demande de production de tous
comptes clients et fournisseurs ;
- débouté la société Rocca Transports S.A.R.L. de toutes ses demandes d'indemnisation au
titre des contrats 2010, 2011 et 2012 ;
- débouté la société Rocca Transports S.A.R.L. de sa demande d'indemnisation au titre des
quatre marchés perdus ;
- débouté la société Rocca Transports S.A.R.L. de sa demande d'indemnisation au titre la
perte de chance ;
- débouté la société Rocca Transports S.A.R.L. de toutes ses demandes, fins et
conclusions ;
- débouté la société Maritime Corse Méditerranée « SNCM » S.A de sa demande
reconventionnelle en paiement de dommages et intérêts ;
- condamné la société Rocca Transports S.A.R.L. à payer à la Société Maritime Corse
Méditerranée « SNCM » S.A., la somme de 5 000 euros (cinq mille Euros) au titre des
dispositions de l'article 700 du CPC ;
- condamné la société Rocca Transports S.A.R.L. aux dépens toutes taxes comprises de la
présente instance ;
- débouté les parties de leurs autres et plus amples demandes ;
- rejeté pour le surplus, toutes autres demandes, fins et conclusions des parties contraires
aux dispositions du présent jugement.
Vu l'appel interjeté par la société Rocca Transports le 18 février 2014 contre
cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées par l'appelante le 20 mai 2015 par
lesquelles il est demandé à la cour de :
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- dire et juger la société Rocca Transports recevable et bien fondée en son appel ;
- dire et juger que la Société Nationale Corse Méditerranée est mal fondée en l'ensemble
de ses demandes, fins et prétentions ;
en conséquence,
- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille du 04 février 2014 dans toutes
ses dispositions, sauf en ce qu'il a jugé que la Société Nationale Corse Méditerranée avait
violé les termes de l'article L.441-6 du code de commerce, et l'a débouté de sa demande
reconventionnelle en paiement de dommages et intérêts ;
- débouter la Société Nationale Corse Méditerranée de l'ensemble de ses demandes, fins
et prétentions ;
et, statuant à nouveau,
- fixer la créance indemnitaire de la société Rocca Transports à la somme de 1,299,939
euros, sauf à parfaire, avec intérêt au taux légal à compter du 13 novembre 2012,
correspondant au préjudice subi à raison des agissements de la Société Nationale Corse
Méditerranée ;
- ordonner la capitalisation des intérêts ;
en tout état de cause,
- condamner la Société Nationale Corse Méditerranée à payer à la société Rocca Transports
la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du CPC ;
- condamner la Société Nationale Corse Méditerranée aux entiers dépens dont ceux d'appel
qui seront recouvrés dans les conditions prévues par l'article 699 du CPC.
Vu les dernières conclusions déposées par la Société Nationale Maritime
Corse Méditerranée (SNCM) le 11 septembre 2014 par lesquelles il est demandé à la
cour de :
- déclarer irrecevable en application de l'article L.622-21 du code de commerce toute
demande de condamnation à l'encontre de la SNCM ;
- débouter la société Rocca Transports de toutes ses demandes, fins et conclusions à
l'encontre de la SNCM ;
- recevoir la SNCM en ses demandes reconventionnelles ;
- condamner la société Rocca Transports à payer à la SNCM :
* 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,
* 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du CPC,
- condamner la société Rocca Transports à payer à la SCP DOUHAIRE-AVAZERI 3 000
euros sur le fondement de l'article 700 du CPC ;
- condamner la société Rocca Transports à payer à la SCP VALIOT-LEGUERNEVEABITBOL 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du CPC ;
- condamner la société Rocca Transports à payer à la SCP JP LOUIS & A. LAGEAT 3 000
euros sur le fondement de l'article 700 du CPC ;
- condamner tout contestant aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP
GRAPPOTTE BENETREAU en application de l'article 699 du CPC.
La Cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions initiales des
parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de
l’article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la demande de la société SNCM tendant à l'irrecevabilité de la société Rocca
Considérant que la société SNCM fait valoir qu'elle a fait l'objet d'une procédure
de redressement judiciaire par jugement du tribunal de commerce de Marseille en date du
28 novembre 2014 ;
Considérant que la société Rocca a déclaré le 8 décembre 2014 sa créance, a attrait
en intervention forcée les organes de la procédure collective et demande à la Cour, par ses
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dernières conclusions, non pas de condamner la société SNCM à payer mais de fixer au
passif le montant de sa créance ; qu'en conséquence elle est parfaitement recevable en sa
demande.
Sur les pratiques illicites et anticoncurrentielles alléguées par la société Rocca à
l'encontre de la société SNCM
Sur les obligations de transparence
Considérant que la société SNCM soutient que la société SNCM a persisté dans
son refus de lui transmettre des informations sur les ristournes en cause en dépit de
nombreuses demandes ;
Considérant que l'article L441-6 du code de commerce dispose que « tout
prestataire de services ... est tenu de communiquer ses conditions de vente à tout acheteur
de produits ou tout demandeur de prestations de services qui en fait la demande pour son
activité professionnelle. Celles-ci comprennent les conditions de vente, le barème des prix
unitaires, les réductions de prix, les conditions de règlement » ;
Considérant que la société SNCM affirme avoir transmis le contrat prévoyant
l'octroi de remises le 21 août 2009 à la société Rocca et que, par ailleurs les conditions de
remise qui étaient les mêmes pour tous les transporteurs étaient disponibles sur son site ;
qu'elle fait valoir que pour l'année 2012 il n'y a plus eu de politique commerciale de
remises ;
Considérant que la société Rocca ne démontre pas qu'elle n'aurait pas été
destinataire des barèmes des ristournes pratiquées puisqu'elle affirme avoir contesté cette
pratique.
Sur la position dominante de la société SNCM
Considérant que la société Rocca soutient que la société SNCM détient une position
dominante sur le marché des transports de marchandises vers la Corse alors que la société
SNCM affirme que tel n'est plus le cas car il existe deux autres compagnies et que leurs
prestations sont parfaitement substituables ;
Considérant l'article L420-2 dispose :
« Est prohibée dans les conditions prévues à l'article L420-2 l'exploitation
abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises dune position dominante sur le
marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment
consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de ventes discriminatoires... » ;
Considérant que, si selon décision du Conseil de la Concurrence confirmée par la
Cour d'appel il a été jugé que la SNCM occupait une position dominante, il y a lieu
d'examiner sa situation dans le cas d'espèce c'est à dire lors de la mise en place de la
politique de remises incriminée, étant observé que la SNCM affirme que sa position a
évolué et qu'elle n'occupe plus une position dominante ;
Considérant que trois compagnies maritimes desservent la Corse, d'une part, la
société Corsica, au départ du port de Toulon, d'autre part la CMN et la SNCM au départ
du port de Marseille ;
Considérant que la SNCM a produit une Communication provenant des Institutions
et Organes de l'Union Européenne publiée le 24 février 2009 au terme de laquelle la
Commission considère que « les parts de marché modeste sont généralement un bon
indicateur de l'absence d'un fort pouvoir du marché. Elle sait d'expérience que si la part
de marché de l'entreprise représente moins de 40% du marché en cause il est peu probable
qu'elle s'y trouve en position dominante ; Il peut toutefois y avoir des cas au-dessous de
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ce seuil dans lesquels les concurrents ne sont pas en mesure de brider efficacement le
comportement d'une entreprise en position dominante notamment lorsqu'ils sont
confrontés à de fortes limitations de capacité » ;
Considérant qu'il est produit un rapport parlementaire sur la desserte maritime de
la Corse du 19 mai 2010 qui a procédé à une étude portant d'une part sur le transport
passager, d'autre part sur le transport fret ; qu'il relève une croissance de 4,6% au cours des
dix dernières années du transport fret lequel s'effectuait alors principalement du port de
Marseille, secondairement de Toulon, Nice ayant une activité marginale ; qu'il relève qu'en
10 ans la compagnie Corsica a capté plus de 20% des trafics fret avec encore une bonne
marge de progression de sorte que « Marseille qui, en 2002, gérait 94% des trafics sur la
Corse, ne représente plus aujourd'hui que 78%du marché, ce qui traduit une érosion des
parts de marché de la SNCM (de 49% en 2002 à 42%en 2010) et de la CMN de 45% en
2002 à 36% en 2010) » ; que le rapport explique cette évolution par le développement de
la compagnie Corsica Ferries et l'augmentation du nombre de départs sur Toulon mais
aussi par « d'autres paramètres tels que les conditions d'accès au port de Toulon, le coût
du passage portuaire (plus élevé à Marseille qu'à Toulon), les soutes (en relation avec la
distance des deux ports avec la Corse) » ;
Considérant que la SNCM produit des statistiques et données fournies par
l'Observatoire Regional des Transports de la Corse et un tableau établi partir à de celles-ci,
relatif à l'évolution des parts de marché de chacune des trois compagnies ; qu'il en résulte
que, si les parts de marché fret de la SNCM étaient supérieures à 40% jusqu'en 2009,
celles-ci ont diminué en 2010 et 2011, passant alors à 37,4% en 2010 et à 34, 8% en 2011
alors que celles de la CMN ont été pour ces deux années de 35,2% et de 38,2% et celles
de Corsica Ferries de 24,8% et de 26,1% ; que l'évolution à la hausse a surtout été nette
pour la société Corsica Ferries puisque sa part de marché qui se situait entre 14,7%, à
compter de 2009, a dépassé 20% alors que la part de CMN qui, comme celle de SNCM
dépassait 40% en 2004 a baissé, quoique dans une moindre mesure que celle de la SNCM.;
que par ailleurs la société SNCM a dû faire face à des grèves d'une ampleur exceptionnelle
au cours de l'exercice 2011 soit 47 jours consécutifs ce qui explique aussi la réduction de
sa part de marché ; que, si ces éléments démontrent que l'érosion des parts de la SNCM et
de la CNM s'est poursuivie, la part de marché de la SNCM se situant encore à 34,7% en
2010, celle-ci n'exclut pas une position dominante de la société SNCM sur le port de
Marseille ;
Considérant que les chiffres avancés distinguent en effet les ports de départ,
Toulon et Marseille, mettant en évidence la concurrence qui s'est développée entre ceux-ci
au travers notamment des compagnies Corsica Ferries et SNCM, chacune intervenant au
départ de l'un des deux ports, quand bien même la Commission parlementaire a conclu
qu'il y aurait lieu d'étudier à plus long terme l’intérêt économique et la faisabilité de
regrouper dans une même délégation de service publique des deux ports au regard de la
position de la Commission Européenne ;
Considérant que, s'agissant des offres des deux compagnies concurrentes, la CMN
et Corsica Ferries, il y a lieu d'observer que :
- la CMN fait des liaisons trois fois par semaine entre Marseille et Propriano et un
jour sur deux avec les ports de Bastia et d'Ajaccio, de sorte qu'un jour sur deux la SNCM
bénéficie d'une exclusivité sur ces deux ports au départ de Marseille, au surplus la CMN
ne dessert pas les ports de Porto Vecchio et Ile Rousse ;
- la société Corsica Ferries n'offre des liaisons maritimes quotidiennes pendant
toute l'année que sur la ligne Toulon Bastia, des liaisons quotidiennes Toulon Ajaccio
pendant la seule période estivale soit d'avril à septembre et trois rotations le reste de
l'année, des transports occasionnels sur la ligne Toulon Ile Rousse et elle a des capacités
limités en raison de ses types de navires, ferries et cargos mixtes transportant passagers et
marchandises ; elle ne dessert que deux ports et au surplus son offre sur Ajaccio n'est pas
quotidienne tout au long de l'année, sa disponibilité pour le transport de marchandises
dépendant de l'espace garage réservé aux voitures des passagers ;
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Considérant au surplus que les dessertes à l'arrivée concernent différents ports ; que
la topographie montagneuse de la Corse rend les distances à parcourir d'une ville à l'autre
parfois difficiles de sorte que le port d'arrivée est un élément essentiel pour les
transporteurs routier et qu'il ne peut y avoir substitution de l'un à l'autre ;
Considérant que la société Rocca fait également valoir la spécificité du port de
Marseille qui seul était en mesure d'offrir une prestation portant à la fois sur du fret tracté
ou inerte ce qui n'est pas contesté ;
Considérant que la SNCM a bénéficié d'une délégation de service public
régulièrement renouvelé ; que s'agissant du renouvellement, le Conseil de la Concurrence,
par une décision du 27 février 2009 confirmée par un arrêt définitif de la Cour d'appel de
Paris du 9 mars 2010 a retenu que « s'agissant de la situation de la SNCM sur le marché
retenu par le Conseil de la Concurrence c'est à dire celui du renouvellement de la
délégation de service public pour le transport maritime entre Marseille et les ports de
Corse..., la SNCM qui assurait déjà cette délégation de service public presque seule (la
CNM avec ses trois navires ne lui apportait qu'un complément) ne subissait pas de réelle
pression concurrentielle et était devenue un opérateur incontournable pour la desserte de
la Corse » ;
Considérant en conséquence que les offres de la société Corsica pas plus que celles
de la société CNM quand bien même cette dernière opère au départ de Marseille ne
constituent des alternatives à celles complètes de la société SNCM qui occupe encore une
position dominante sur le marché des liaisons maritimes ente Marseille et la Corse ; qu'il
y a lieu d'infirmer le jugement entrepris sur ce point.
Sur la dépendance économique de la société Rocca
Considérant que la SNCM soutient qu'il n'a existé aucune dépendance économique
car le coût financier du transport maritime n'aurait été que de 7,56% du chiffre d'affaires
total de la société Rocca ;
Considérant que la société Rocca conteste ce chiffre et fait valoir qu'il y a lieu de
prendre en compte la part de la SNCM dans son budget maritime globale et non le chiffre
d'affaires global qu'elle a réalisé ; qu'elle avance les chiffres suivants :
en 2008 :
-
CA 36 735K€
Budget maritime : 10 019K€ soit 27% dont SNCM 4 365K€ soit 44%
en 2009 :
CA 37 039K€
Budget maritime : 11 703K€ soit 32% dont SNCM 4 564K€ soit 39%
en 2010 :
CA 38 279K€
Budget maritime : 11 185K€ soit 29% dont SNCM 2 599K€soit 23%
en 2011 :
CA 39 371K€
Budget maritime : 13 935K€soit 33% dont SNCM 3 307K€ soit 25%
en 2012 :
CA 38 032K€
Budget maritime : 13 842K€ soit 36% dont SNCM 4 190K€ soit 30%
soit sur 5 ans une moyenne de 31,8%, détail chiffré sur lequel la SNCM n'apporte aucune
observation pertinente pour le remettre en cause ;
Considérant que sur cette même période le volume moyen des marchandises
confiées à la SNCM par rapport au volume confié aux autres transporteurs maritimes
s'établit aussi à 31,8 % ;
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Considérant que l'état de dépendance économique se définit « comme la situation
d'une entreprise qui ne dispose pas de la possibilité de substituer à son fournisseur ou à
ses fournisseurs un ou plusieurs autres fournisseurs répondant à une demande
d'approvisionnement dans des conditions techniques et économiques comparables » ;
Considérant que les pouvoirs publics ont en raison même des difficultés de desserte
quotidienne de la Corse alloué le 7 juin 2007 une délégation de service public à la SNCM
et à la CNM qui devaient assurer des obligations de régularité et de volume dans le
transport des marchandises, la SNCM bénéficiant à ce titre dune subvention annuelle de
40 millions d'euros ; que par une décision du 2 mai 2013, la Commission Européenne a
conclu que les compensations accordées à la SNCM depuis 2007 pour le service dit de
« base » à savoir celui qui permet d'assurer quotidiennement la desserte maritime entre
Marseille et la Corse pour les marchandises étaient pleinement justifiées dès lors que ce
service de base remédiait à une véritable carence du marché ; qu'elle a ainsi relevé que « En
particulier, concernant la période sur laquelle cette carence est observée, la Commission
considère que la constatation, sur chaque ligne en cause, d'une carence de l'initiative
privée au regard d'un besoin de transport bien identifié pendant les seules périodes
creuses de l'année suffit à justifier l'inclusion dans le champ du service public du service
de base pour l'année pour l'ensemble des lignes » ; qu'il résulte de cette décision la
constatation, qu'au moins au cours des périodes creuses de l'année, il n'existait aucun
service substituable de sorte que, pour l'assurer, la SNCM était fondée à bénéficier d'aides ;
qu'ainsi il est fait la démonstration qu'elle seule assurait ledit service et que les
transporteurs comme la société Rocca ne pouvait recourir à aucun autre prestataire ; que
la société SNCM a d'ailleurs bénéficié de renouvellements de sa délégation de service
public, le dernier à compter du 24 septembre 2013 pour une durée de 10 ans ;
Considérant qu'il résulte de ces éléments que, quand bien même la société SNCM
a vu ses parts de marché diminuer au cours des années 2010 et 2011, elle a, du fait de
contraintes techniques et géographiques, conservé une position dominante sur le transport
de marchandises au départ de Marseille à destination de la Corse et que la société Rocca
était en situation de dépendance économique ; qu'il y a lieu d'infirmer le jugement entrepris
en ce qu'il a dit que la société Rocca n'était pas dans une situation de dépendance
économique.
Sur l'abus allégué de position dominante et de dépendance économique
Considérant que la société Rocca fait valoir que le système de ristournes mis en
place par la SNCM est constitutif d'un abus en ce qu'il est incohérent et discriminatoire,
créant une distorsion de concurrence ;
Considérant que, si la société Rocca, comme les autres transporteurs, a été invitée
à adhérer au système mis en place ce qu'elle ne conteste pas et qu'elle l'a refusé, cette
circonstance est sans conséquence puisqu'en toute hypothèse elle en était exclue ;
Considérant qu'elle fait grief à la SNCM d'avoir permis à des opérateurs qui lui ont
confié des volumes de marchandises identiques, voire inférieurs à ceux confiés par elle
de bénéficier de ristournes ;
Considérant que les dispositions du 1 de l'article L442-6-1-1°7 du code de
commerce qui sanctionnait la faute civile de discrimination a été abrogée par la loi du 4
août 2008 relative à la modernisation de l'économie de sorte que ces pratiques ne sont
répréhensibles que si elles constituent un abus de droit ;
Considérant que les ristournes en cause ont eu pour conséquence de :
- favoriser les transporteurs s'engageant à augmenter leur volume, la SNCM
leur faisant alors bénéficier de ristournes sur l'ensemble du volume alors même que des
transporteurs confiant un volume plus important en étaient exclus ;
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- léser les transporteurs ayant déjà acquis une certaine taille et étant déjà en
relations avec la SNCM ;
Considérant que la SNCM a ainsi mis en place un système anticoncurrentiel,
abusant de sa position dominante et de la dépendance économique de la société Rocca ;
Sur le préjudice de la société Rocca
Considérant que la société Rocca fait état d'un préjudice pour avoir été privée de
ristournes au titre des années 2010,2011 et 2012 qu'elle chiffre à la somme de
1 009 7007,00€ sauf à parfaire comme correspondant à 10% du chiffre d'affaires réalisé
outre un préjudice concurrentiel de 237 790€ résultant de la perte de quatre clients et un
préjudice résultant de la perte de chance de se développer ;
Considérant que la société Rocca ne peut se prévaloir d'un préjudice résultant d'une
ristourne dont elle ne conteste pas que celle-ci ne lui était pas applicable ; que son
préjudice résulte du fait qu'elle a été privée d'un avantage concurrentiel en ce que d'autres
transporteurs avec lesquels elle se trouve en concurrence en ont bénéficié et ont pu la
répercuter sur leur prix, devenant alors plus attactifs ;
Considérant toutefois qu'elle allègue avoir perdu dans ces conditions quatre clients :
- le client Weldom avec lequel elle était en affaires depuis 2003, faisant état
d'une perte partielle ou totale des opérations de transports à destination des magasins
Weldom au profit de la société SMIRT ;
- le client TNT Express, son client depuis 1998 au profit de la société TTC ;
- le client Leclerc de l'Ile Rousse, son client depuis 2008 au profit de la
société Seb ;
- le client Corseprim, son client depuis 2007 au profit de la société Setec.
Considérant toutefois que, si la société Rocca affirme avoir perdu ces clients en
raison de tarifs plus intéressants pratiqués par des transporteurs concurrents qui ont
bénéficié des ristournes, elle n'apporte aucun élément concernant les tarifs qui ont été
pratiqués par ceux-ci et qui auraient déterminé le choix de ces clients ; qu'en conséquence
elle ne démontre pas que ces transporteurs ont pratiqué auprès des clients qui étaient les
siens des conditions tarifaires plus intéressantes ;
Considérant néanmoins que la société Rocca a été désavantagée sur le plan
concurrentiel en ayant des coûts supérieurs et qu'elle a ainsi perdu une chance de conquérir
de nouveaux clients ; qu'il y a lieu de réformer le jugement entrepris et de fixer son
préjudice à la somme de 50 000€.
Sur la demande de communication de pièces
Considérant que la société Rocca soutient que la SNCM a continué d'accorder des
ristournes en 2012 et demande à la Cour d'ordonner la communication des comptes clients
de cinq entreprises ;
Considérant que, d'une part que la SNCM affirme avoir abandonné sa pratique des
ristournes en 2012, d'autre part que, comme il a été v précédemment la société Rocca ne
rapporte pas la preuve qui lui incombe d'un préjudice concurrentiel directement lié à cette
pratique qui aurait perduré au delà de 2011 ; qu'il y a lieu de confirmer le jugement
entrepris en ce qu'il l'a débouté de sa demande.
Sur la demande reconventionnelle
Considérant que, si la SNCM soutient que la procédure engagée l'a été de façon
abusive, la Cour ayant fait droit partiellement à la demande de la société Rocca, il y a lieu
de la débouter de sa demande de dommages et intérêts ;
Cour d’Appel de Paris
Pôle 5 - Chambre 5
ARRET DU 22 OCTOBRE 2015
RG n° 14/03665- 9ème page
Sur l'article 700 du code de procédure civile
Considérant que la société Rocca a dû engager des frais non compris dans les
dépens qu'il serait inéquitable de laisser en totalité à sa charge, qu'il y a lieu de faire
application des dispositions de l'article 700 dans la mesure qui sera précisée au dispositif.
PAR CES MOTIFS
LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
INFIRME le jugement entrepris.
DECLARE recevable la société Rocca Transports.
DIT que la SNCM était en état de position dominante.
DIT que la société Rocca Transports se trouvait en état de dépendance économique
vis à vis de la SNCM.
DIT que la Société Maritime Corse Méditerranée « SNCM » S.A. a pratiqué un
système de remise discriminatoire et anticoncurrentiel.
FIXE la créance indemnitaire de la société Rocca à la somme de 50 000€ avec
intérêts au taux légal à compter du 13 novembre 2012.
ORDONNE la capitalisation des intérêts conformément aux dispositions de
l'article 1154 du code civil.
REJETTE toute autre demande, fin ou conclusion plus ample ou contraire.
CONDAMNE la société Nationale Maritime Corse prise en la personne de ses
représentants à la procédure collective à payer à la société Rocca la somme de 8 000€ au
titre de l'article 700 du code de procédure civile.
CONDAMNE la société Nationale Maritime Corse prise en la personne de ses
représentants à la procédure collective aux dépens qui seront recouvrés conformément aux
dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Le Greffier
La Présidente
B.REITZER
C.PERRIN
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Pôle 5 - Chambre 5
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RG n° 14/03665- 10ème page