Brève Vigie, 15 mars 2006 Industrie électronique : la

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Brève Vigie, 15 mars 2006 Industrie électronique : la
Brève Vigie, 15 mars 2006
Industrie électronique : la difficile mais nécessaire mue du modèle japonais en Asie orientale
À la fin des années 1990, les entreprises électroniques japonaises apparaissent dépassées par
leurs rivales américaines plus compétitives et capables d’innover. L’épuisement d’un modèle,
celui du « vol d’oies sauvages » — qui avait organisé l’essor des réseaux de production
japonais en Asie orientale — signifie-t-il pour autant que l’industrie électronique en Asie
orientale soit en voie d’« américanisation » ? On assiste plutôt à une refonte progressive de
l’organisation des réseaux de production japonais, avec des ajustements parfois difficiles,
mais qui sont en train d’engendrer un nouveau modèle, ouvert aux influences des autres pays
asiatiques, et transgressant la dichotomie « américanisation »/ « japonisation ».
Les années 1990 ont constitué pour l’industrie électronique japonaise une « décennie perdue »
au cours de laquelle les entreprises de l’archipel ont vu leurs positions s’effriter sur les
marchés mondiaux, au profit de leurs concurrentes américaines, qui ont renforcé leur
leadership sur le secteur des semi-conducteurs ainsi que dans l’informatique, avec de
nouveaux logiciels ou en créant des marchés de services innovants. En dépit de ces revers, les
entreprises japonaises ne sont pas prêtes d’abandonner la partie en Asie orientale. Selon D.
Ernst, économiste et spécialiste des technologies de l’information à l’East-West Center
[www.eastwestcenter.org] d’Honolulu, au cours de ces dernières années, elles ont cherché des
voies nouvelles pour étendre et moderniser leurs réseaux régionaux de distribution, de
production et de recherche et développement (R&D). Pour l’industrie électronique japonaise,
l’enjeu est d’importance car les entreprises dépendent aujourd’hui de manière critique de la
région, non seulement en tant que base de production globale, mais également en tant que
marché majeur et de plus en plus sophistiqué pour les produits, les services et la technologie.
Autre facteur important : la région est dorénavant en mesure de fournir au Japon des
« travailleurs de la connaissance » à bas salaires.
Ce n’est qu’à partir de 1995 que les entreprises japonaises, confrontées au ralentissement de
l’activité dans l’industrie électronique, qui intensifie la compétition et réduit les profits,
prennent enfin conscience que les vieilles stratégies ne fonctionnent plus. Il s’agit désormais
d’optimiser le partage entre production domestique et délocalisée, et de réduire la dépendance
aux liens traditionnels de type keiretsu (1) entre les différentes entreprises japonaises. Autres
bifurcations : le passage d’une logique d’expansion des parts de marché à une logique de la
profitabilité, ainsi que le renforcement d’une spécialisation verticale, à travers l’outsourcing
des activités annexes.
Pour D. Ernst, la mise en œuvre de ces différents changements se heurte néanmoins à
plusieurs contraintes.
— Autrefois magnifié, le modèle japonais de réseaux de production fermés et centrés sur
l’archipel représente désormais un handicap parce que les entreprises japonaises en Asie sont
inhibées par un système de gestion centralisé qui les incite à minimiser les risques. Pour la
même raison, elles tendent à demeurer captives de ces réseaux pour la fourniture de biens
d’équipement et de composants.
— Les tentatives pour faire basculer le centre de gravité des réseaux de production japonais
en Asie orientale de l’ASEAN (2) vers la Chine sont freinées par l’aversion pour le risque et
les incertitudes des chefs d’entreprise japonais.
— Les entreprises américaines et leurs réseaux de production en Asie ont réorienté leur
stratégie de vente, délaissant les États-Unis pour les marchés à haute croissance de l’Asie
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orientale. Les entreprises japonaises ont suivi un cheminement inverse, avec une stratégie de
vente qui a d’abord visé les marchés locaux, puis les pays tiers de réexportation et enfin
l’archipel (3). Conséquence : une stratégie marketing japonaise affaiblie sur l’Asie orientale,
du fait qu’elle n’a pas su cerner les besoins spécifiques de ces marchés.
— Le plus gros handicap des entreprises japonaises réside dans leur capacité très limitée à
savoir exploiter la créativité et l’expérience de la main-d’œuvre, des ingénieurs et des
gestionnaires étrangers. À l’inverse des entreprises européennes et américaines qui, en Chine,
ont énormément investi dans la formation et la promotion de personnels chinois, les
entreprises japonaises préfèrent avoir recours à des nationaux, experts de la Chine. La
réticence japonaise à promouvoir des dirigeants locaux aux plus hauts postes se conjugue avec
la prime à l’ancienneté pour expliquer la difficulté des entreprises japonaises à recruter et à
conserver des gestionnaires et des ingénieurs de qualité dans leurs filiales asiatiques. Selon D.
Ernst, les entreprises japonaises ont saisi la nécessité d’adopter une autre approche dans leur
gestion des ressources humaines, et elles sont désormais désireuses d’exploiter l’énorme
réservoir de gestionnaires et d’ingénieurs à bas salaires en Asie orientale.
La capacité d’aller au-delà du modèle national et d’hybrider un type d’organisation sera la
clef de l’avenir de l’industrie électronique japonaise, conclut D. Ernst. « La dichotomie
"américanisation" / "japonisation", qui a pu autrefois être la norme, est insuffisante pour
vraiment rendre compte de ce qui est en train de se passer en Asie orientale. En un sens, à plus
long terme, l’"asianisation" des réseaux de production pourrait être en train de supplanter le
conflit "américanisation" / "japonisation" ».
(1) Les keiretsu sont des conglomérats d’entreprises liées par un système de participations
croisées et soudées autour d’une institution financière ou d’un fabricant et de sa chaîne de
production. Sur les origines de ce modèle organisationnel, voir Éric MILLIOT. « Les
implications concurrentielles des réseaux hybrides d’entreprises : le cas des keiretsu
japonais ». in Annales des Mines. Paris : École des Mines, décembre 1999, disponible sur :
www.annales.org/gc/1999/gc12-99/34-44.pdf
(2) L’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) regroupe 10 pays d’Asie du Sud-Est :
Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Brunei, Viêt-Nam, Birmanie, Laos et
Cambodge.
(3) En 2002, le METI (Ministry of Economy, Trade and Industry), cité par D. Ernst, indiquait
que plus de 60 % des importations du Japon dans le secteur électronique provenaient de ses
filiales en Asie.
Yann Vinh, Futuribles International
Sources : KATZENSTEIN Peter J. et SHIRAISHI Takashi (ed.). Beyond Japan: The
Dynamics of East Asian Regionalism. Ithaca (États-Unis) : Cornell University Press, 2006,
325 p. ; ERNST Dieter. « Searching for a New Role in East Asian Regionalization: Japanese
Production Networks in the Electronics Industry ». East-West Center Working Papers, n° 68,
mars 2004, disponible sur le site de l’East-West Center : www.EastWestCenter.org
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