Genre et étapes du passage à la vie adulte en Suisse
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Genre et étapes du passage à la vie adulte en Suisse
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2004-1 pp. 81-96 Laurence THOMSIN Fonds National de la Recherche Scientifique Université de Liège au Sart-Tilman Département de Sciences Sociales Bâtiment B 33 - Boîte 12 B. 4000 LIEGE – Belgique [email protected] Jean-Marie LE GOFF Centre lémanique d’analyse des parcours et modes de vie Laboratoire de démographie économique et sociale Universités de Lausanne et de Genève Bâtiment Provence – Avenue de Provence 1015 Lausanne – Suisse Laboratoire de démographie et d’études familiales Université de Genève – Boulevard du Pont d’Arve Genève 4 – Suisse [email protected] Claudine SAUVAIN-DUGERDIL Laboratoire de démographie économique et sociale Université de Genève UNI MAIL 1211 Genève 4 – Suisse [email protected] www.unige.ch/ses/demog Genre et étapes du passage à la vie adulte en Suisse (…) les particularités de la Suisse ne peuvent être perçues dans la seule optique des grandes évolutions qui balaient le continent européen. Ces particularités ne prennent leur sens que dans la perspective d’une double dimension de survivance de traditions profondément ancrées dans les comportements et d’adoption de nouvelles habitudes (Sauvain-Dugerdil et al., 1998, p.408). 1. PASSAGE À LA VIE ADULTE : TRANSFORMATIONS ET SPÉCIFICITÉS DE GENRE Depuis les années 60, le calendrier et les modalités du passage à la vie adulte se sont profondément transformés dans nombre de pays occidentaux. Auparavant, cette transition s’étalait sur une période très courte de l’existence. Un ensemble d’événements quasi-simultanés marquait l’entrée dans l’âge adulte : fin de la période de formation, entrée dans la vie professionnelle, départ du foyer parental, mariage, début de la vie sexuelle et reproductive (Buchman et Vuille, 1985 ; Cavalli et Galland, 1993). Ces diffé- 82 rents seuils sont devenus aujourd’hui beaucoup plus tardifs (prolongation de la scolarité, accès au monde du travail retardé, apparition d’une période de mise en union avec recul de l’âge au mariage et à la naissance du premier enfant), et cette trajectoire-type propre aux années 50 devient très rare. Les différents seuils se désynchronisent (longue période de vie seul succédant à la décohabitation parentale), perdent leur caractère définitif (phénomènes de retours dans le foyer parental), changent de signification (le mariage cesse parfois d’être une étape qui précède la maternité et la mise en couple prend souvent la forme de cohabitation non maritale) (Buchman, 1989 ; Buchman et Vuille, 1985 ; Cavalli et Galland, 1993 ; Corijn et Klijzing, 2001). Ces évolutions se situent dans un contexte de transformation du parcours de vie et des modalités de la vie familiale. Le parcours de vie apparaît de plus en plus segmenté en phases se distinguant radicalement quant aux attitudes en relations avec la vie familiale (périodes centrées ou périodes orientées vers la famille). C’est ainsi que Cuyvers (2000) distingue, après la phase de dépendance que constitue l’enfance, une phase, Juniora qui commence vers 16 ans, durant laquelle le jeune reste dépendant économiquement des parents, mais jouit déjà au point de vue social et relationnel des prérogatives des adultes. Lui succède, durant une dizaine d’années, une nouvelle phase, Liberia, d’indépendance totale et d’égalité dans les relations de genre. Par ailleurs, par sa “privatisation” (Bassand et Kellerhals 1975 ; Roussel 1989), la famille contemporaine est de plus en plus relationnelle (de Singly, 1996). L’accroissement de la maîtrise du destin individuel fragilise les liens entre les membres de la famille, mais leur redonne aussi un nouveau sens dans le contexte d’importance donnée à l’espace privé (phénomène de cocooning) et d’allongement des périodes de vie. Les transformations du passage à la vie adulte apparaissent donc comme l’expression de nouvelles stratégies qui s’instaurent pour gérer l’ambivalence qui est au centre des relations intergénérationnelles et qui s’exprime au niveau interpersonnel, d’une part en termes de convergence et de divergence des comportements et attitudes des jeunes par rapport à celles des parents et, d’autre part par une polarité structurelle entre reproduction et innovation (Lüscher, 2000). On peut aussi penser que le mariage est au cœur de l’ambivalence, pouvant être perçu comme un possible enfermement dans des rôles déterminés à l’avance. Ces transformations ont eu lieu dans des conditions socio-économiques et politiques différentes. Des similarités dans le passage à l’âge adulte se manifestent entre pays mais des différences assez remarquables subsistent et pourraient refléter le maintien de traditions familiales très anciennes. Reher (1998) pose le postulat selon lequel on peut distinguer aujourd’hui les systèmes familiaux nordiques, aux liens faibles, des systèmes familiaux méridionaux, aux liens forts. En Europe du Nord et aux États-Unis, une tradition très ancienne de départ précoce du foyer parental répond à un objectif éducatif d’acquisition de l’autonomie. Ce n’est qu’après plusieurs années de vie indépendante que les jeunes fonderont leur propre famille, « coutume » qui remonterait à la tradition de placement des jeunes comme domestiques au Moyen-Âge. Dans les pays méditerranéens, l’influence du groupe familial prédomine dans la socialisation du jeune qui reçoit appui et protection jusqu’à ce qu’il fonde sa propre famille. La décohabitation parentale est particulièrement tardive et coïncide avec l’acquisition d’un travail stable et le mariage. La tendance générale de déclin de l’autorité parentale ne semble pas modifier ces comportements qui sont au contraire renforcés dans un contexte de difficultés économiques. C’est ainsi que l’on observe en Espagne une élévation strictement parallèle de l’âge du départ du foyer parental et du mariage (Reher, 1997) et qu’en Italie, près de la moitié des jeunes garçons de 29 ans et plus et d’un quart des jeunes filles vivent encore au domicile des parents (Billari, 2000). En Suisse, le calendrier d’entrée dans l’âge adulte suit cette tendance générale d’allongement, le phénomène, comme nous le verrons, étant même particulièrement marqué. Ce pays se distingue en revanche par une trajectoire-type moins bousculée au regard du processus européen de désynchronisation des différentes dimensions qui forment cette période de l’existence. Cette série d’étapes 83 fondamentales reste balisée par des bornes bien distinctes aux séquences d’événements toujours ordonnées alors que celles observées dans d’autres pays européens apparaissent, en ces termes, de plus en plus floues. En guise d’hypothèses que nous étayerons dans la suite de notre propos, les résultats du recensement suisse de 1990 comme l’exploitation de l’enquête famille 1994/95 attestent d’une part, d’une plus grande stabilité temporelle du modèle suisse, en comparaison avec les pays qui lui sont limitrophes, d’autre part, de quelques particularités qui le distinguent quelque peu du modèle européen type1 (Sauvain-Dugerdil, 1998). On peut alors se demander à quel type de système familial tel que décrit par Reher (1998) se rattache la Suisse. Est-ce le système aux liens forts ou celui aux liens faibles ? En d’autres termes, l’acquisition de l’autonomie se fait-elle par la constitution de sa propre famille, comme dans le système méditerranéen, ou par l’indépendance de résidence qui caractérise le système nordique ? Au travers d’une analyse du calendrier du passage à la vie adulte, on s’interrogera donc sur l’importance relative de l’autonomie économique, l’indépendance résidentielle et la fondation d’une famille dans le passage à l’âge adulte. Enfin, il importera de considérer dans quelle mesure les étapes de l’acquisition de l’autonomie et les stratégies pour gérer l’ambivalence des relations inter-générationnelles diffèrent entre jeunes gens et jeunes filles. Par hypothèses, nous considérerons que la complexité des phases de la jeunesse ne peut se révéler que dans une perspective d’analyse du changement social en comparant les deux sexes. Des différences de genre marquent les étapes de passage à la vie adulte et perdurent dans l’ensemble des modèles européens. Pour les cohortes les plus anciennes, cette différence s’inscrivait dans le rôle social communément joué par chacun des deux sexes. Les femmes sont ainsi restées longtemps captives de la Normalbiographie féminine traditionnelle (Chisholm, 1993). Pour les cohortes les plus récentes, les différences s’inscrivent dans de nouveaux découpages temporels des stratégies professionnelles et familiales. Cette re-normalisation des phases de transition de la jeunesse, bien que consécutive à des changements dans les schémas de la vie familiale et dans les structures d’accès aux études et à l’emploi au cours des récentes décennies, masque toujours des inégalités structurées en terme de genre : « Les modèles collectifs des filles et des femmes restent nettement différents de ceux des garçons et des hommes. À cet égard, les sociétés européennes sont remarquablement similaires et ce depuis très longtemps » (Chisholm, 1993). Or force est de constater que si la littérature sur le passage à la vie adulte insiste sur ces transformations des trois ou quatre dernières décennies, celle-ci insiste peu sur les différences persistantes dans les modalités de ce passage selon le genre. Dans cet article, nous aurons ainsi à cœur d’insister sur les différences dans les modalités du passage à la vie adulte et de leur évolution selon le sexe. 2. LES ÉTAPES PRINCIPALES DU PASSAGE À L’AUTONOMIE La difficulté de décrire le parcours de vie d’une population jeune a toujours tenu, en grande partie, à la difficulté de trouver des catégories suffisamment robustes et stables pour décrire une période de la vie caractérisée par une forte mobilité, qu’elle soit affective, familiale ou professionnelle (Estrade & Zamora, 2000). Cette difficulté d’observa- 1 uniques et la stabilisation du nombre des grandes familles à un niveau très bas, une proportion particulièrement élevée de femmes sans enfant ; des interruptions de grossesses non légalisées mais à la fréquence apparemment faible, ainsi que des parcours professionnels féminins discontinus. Le comportement familial suisse des années 90 est toutefois à rapprocher de ceux de deux autres pays européens : l’Allemagne et les Pays-Bas. Comme ces deux pays, la Suisse se caractérise par très peu de naissances hors mariage, un âge à la première maternité et un âge moyen aux maternités très tardifs ; la dominance d’une descendance de deux enfants, peu d’enfants 84 tion et de mesure s’est de surcroît accrue par un processus de socialisation des jeunes devenu aujourd’hui une réalité difficile à saisir (Bozon et Villeneuve-Gokalp, 1994 ; de Singly, 1997). Le départ de chez les parents, le premier emploi, la mise en couple, le mariage, la naissance d’un enfant : telles sont souvent les principales étapes retenues pour la description d’un scénario classique d’entrée dans la vie adulte. Désormais ces événements se produisent en Europe plus tard qu’il y a 25 ans et certains d’entre eux se révèlent être devenus réversibles. L’indépendance s’acquiert de plus en plus tard, si l’on se réfère à l’âge auquel on a, à la fois, détenu un 1er emploi et occupé un 1er logement différent de celui des parents. La succession de ces événements n’est désormais régie par aucun ordre. Bon nombre de jeunes des nouvelles générations acquièrent ainsi une indépendance « en acte » (propre logement, vie en couple) sans attendre une indépendance économique. (…) Le cas inverse se rencontre également plus souvent qu’autrefois (Galland, 1995a). Les comportements professionnels et familiaux se transforment aussi. La transition du giron familial à l’autonomie adulte n’est plus aussi tranchée ni délimitée dans le temps que par le passé. Les jeunes connaissent des situations familiales et professionnelles qu’il est impossible de rattacher précisément à l’un ou l’autre des deux systèmes de droits. (Estrade & Zamora, 2000). Selon ces auteurs, la situation des jeunes bénéficie de façon directe ou indirecte de droits sociaux émanant des parents (lors du maintien du jeune à l’intérieur de la sphère familiale) ou de droits sociaux essentiellement individuels liés au travail du jeune ou assurés au niveau de sa jeune famille. Cet allongement et cette diversification, maintes fois soulignés, des scénarios du passage à l’indépendance, nous ont conduits à élargir autant que possible la sélection des bornes suisses de passage à l’âge adulte afin de nous donner les moyens d’observer finement ce modèle. Outre les bornes traditionnelles révélatrices des mécanismes recherchés telles que « 1ère décohabitation paren2 Cf. le point suivant de cet article. tale » - « 1er emploi » - « 1ère mise en couple » - « date au 1er mariage » et « 1ère naissance », nous avons introduit, dans la mesure où l’enquête suisse sur la famille 2 disposait des questions adéquates, des étapes supplémentaires du passage à la vie adulte dans la définition desquelles interviennent la notion de stabilité et la notion de distance physique. La notion de stabilité, mesurée par des durées, nous a paru pertinente pour isoler le phénomène d’allerretour des jeunes d’événements considérés comme une véritable prise d’autonomie. En effet, un certain nombre de transitions ne sont souvent que temporaires. Songeons, dès la première difficulté sentimentale ou économique rencontrée, au retour du jeune sous le toit parental (Lesthaeghe et Moors, 1994 ; Villeneuve-Gokalp, 1997). Songeons aussi aux transferts familiaux dans les revenus des jeunes et à l’aide familiale lors de l’acquisition d’un premier logement, souvent lors de la période d’études mais aussi en raison de l’étroitesse des liens entretenus entre les jeunes et leurs familles, lors d’une période qui lui est aussi ultérieure (Attias-Donfut, 1995 ; Galland, 1997 ; Paugam et Zoyem, 1997). Pour prendre en compte l’événement considéré dans sa dimension de stabilité, nous avons ainsi créé la borne « 1er emploi stable » (emploi sans interruption au moins jusqu’à son 19ème mois) afin d’éliminer dans la définition de cet événement toute possibilité d’un retour du jeune dans sa famille suite à une période de difficulté d’insertion sur le marché de l’emploi. De même, nous avons aussi créé la borne « 1ère installation résidentielle durable » (installation continue depuis au moins 5 ans dans un même logement) pour dissocier cet âge de celui du départ du foyer parental pour raison d’études. La notion d’éloignement du réseau familial a également retenu notre attention pour introduire un gradient dans l’acquisition de l’autonomie. Nous avons dès lors créé la borne « 1er déménagement » induisant un changement de commune différente de celle de la période d’enfance considérée à sa 15ème année et dont la date de migration est concomitante ou postérieure à l’âge au 85 1er départ parental. Nous introduisons par ce changement communal du lieu de la résidence l’idée que le jeune est davantage confronté à lui-même dans son quotidien ; plus proche en quelque sorte de son futur statut d’adulte. Nous avons construit ces bornes en vue d’un rapprochement avec d’autres étapes devenues aujourd’hui indi- catives du processus observé et par ailleurs déjà présentes dans certaines enquêtes européennes ; il s’agit notamment de l’idée d’indépendance résidentielle définie selon Galland (2000a) par l’accès à un 1er logement autonome, c’est-à-dire non payé par les parents ou mis à disposition par la famille3. 3. L’ENQUÊTE SUISSE SUR LA FAMILLE L’enquête suisse sur la famille constitue le volet suisse des enquêtes sur la fécondité et la famille (Fertility and Family Surveys (FFS)) lancées, au début des années 90 dans 22 pays d’Europe par la Commission Économique pour l’Europe des Nations Unies (Gabadinho, 1998 ; Gabadinho et Wanner, 1998). Cette enquête permet d’envisager pour la première fois le passage à la vie adulte en Suisse de manière longitudinale. Elle aborde sous une dimension biographique les parcours de vie de près de 6000 individus en matière de parentalité, de conjugalité, de formation et d’activité professionnelle, ainsi que de mobilité géographique. Elle s’est déroulée entre octobre 1994 et mai 1995 sous l’égide de l’Office fédéral de la statistique (OFS). L’échantillon représentatif concerne précisément 3881 femmes et 2083 hommes nés entre 1945 et 1974. Ces hommes et ces femmes se distinguent en six cohortes de populations qui, en 1994/95, sont âgées de 20-24 ans (G1), de 25-29 ans (G2), de 30-34 ans (G3), de 35-39 ans (G4), de 40-44 ans (G5) et de 45-49 ans (G6). Malheureusement, ces six générations n’ont pas pu être systématiquement prises en compte dans nos analyses. L’étude du passage à la vie adulte implique qu’un certain nombre d’étapes du parcours de vie aient eu lieu avant le moment de l’enquête ce qui est loin d’être le cas de la majorité des personnes appartenant aux cohortes les plus jeunes. Ainsi dans le cas de la cohorte G4, l’information sur la première naissance n’est pas complète. Pour cette raison, nous nous sommes limités à l’observation des cohortes les plus âgées, en général, de la cohorte G6 (née en 1945-49, et âgée de 45-49 ans au moment de l’enquête) à la génération G3 (née en 1960-64, et âgée de 30-34 ans au moment de l’enquête), intégrant parfois la génération G2 (née en 1965-1969) selon le type d’événement considéré. Pour les mêmes raisons, nous nous sommes seulement attachés au premier événement marquant une nouvelle étape (« 1er emploi », « 1er emploi stable », « 1ère union », etc.). Les comportements biographiques de ces cohortes sont à replacer dans les contextes conjoncturels et structurels dans lesquels les jeunes auront vécu leur existence entre leur 20ème et leur 30ème anniversaire. Selon les cohortes, ces contextes seront ceux des années 60, 70 et 80. Or, il semble que c’est dans le courant de la décennie 90, soit plus tardivement que dans d’autres pays de l’Union européenne, que des changements comportementaux significatifs de types familiaux ont été décelés en Suisse. Il s’agit, notamment, de la part croissante des hommes célibataires dans la population jeune, l’ouverture du nombre de formes familiales, la progression d’un affaiblissement du taux de natalité, etc. Malgré sa taille, notre échantillon présente donc ses limites. Il nous impose d’être en déphasage avec des observations transversales actualisées par d’autres sources de données, tels les recensements 1990 et 2000. 3 migration durable » avec changement du zonage spatial de référence en rapport à celui de son enfance, e.g. migration durable de type rural vers urbain et viceversa). Bien entendu, d’autres étapes pourraient encore être introduites et cela en termes de durée (stabilité de l’emploi et de la résidence, définie selon d’autres durées) et d’éloignement des réseaux sociaux d’origine (« 1ère 86 Figure 1. Les âges médians. Effectif total et par sexe. 31 ans 4. LES RÉSULTATS La figure 1 résume les modalités du passage à l’âge adulte en Suisse pour les cohortes G6 et G3. Sur cette figure, sont représentés les âges médians d’accès aux différentes étapes professionnelles, résidentielles et familiales pour l’ensemble des jeunes en distinguant les jeunes gens des jeunes femmes. Cette représentation graphique conserve ici un caractère essentiellement descriptif, car on ne préjuge en rien des liens de causalité entre étapes qui pourraient résulter de décisions prises simultanément (Herpin et Verger, 1997). Le tableau 1 fournit le calendrier précis de ces principales étapes (âges médians et quartiles), cohorte par cohorte, de G6 à G1, pour autant que l’événement ait pu déjà être vécu. 4.1. Un calendrier scindé en deux groupes d’étapes La comparaison des calendriers, tant en termes de cohorte que de genre, permet de mettre en évidence deux sous-ensembles d’étapes dans le passage à l’âge adulte. Ainsi, en prenant pour référence les âges médians de l’effectif total de la cohorte G6, nous distinguons : • le départ du foyer parental, précédé du 1er emploi (non stable), auquel succède un emploi stable, puis seulement le 1er déménagement avec changement de commune ; • la 1ère mise en couple, à laquelle succèdent relativement rapidement la 1ère installation résidentielle de type durable et, en relative concomitance, le 1er mariage suivi assez tardivement de la 1ère maternité. Cette distinction entre deux sous-ensembles d’événements, valable en Suisse pour l’ensemble des cohortes considérées ici, ne se rencontre pas de manière aussi marquée dans les autres modèles européens. Elle nous paraît donc dessiner un modèle suisse, ceci d’autant plus que cette césure contribue à distancier nettement la succession de certaines étapes entre elles. C’est ainsi que l’écart médian entre le 1er départ du foyer parental et la 1ère mise en couple est de plus de 3,5 ans en Suisse, alors qu’il est d’environ deux ans en France4. Cette entrée dans l’âge adulte en « deux temps », en deux séries d’étapes successives bien distinctes, résulte d’un certain nombre de spécificités communes à l’ensemble des générations considérées ici. La Suisse se caractérise par 4 interrogées en 1994/95). Pour des générations comparables (26-29 ans en France, interrogées en 1997, et 25-29 ans en Suisse, 87 une précocité du départ du foyer parental5, doublée d’une précocité du premier emploi6. Cette entrée précoce sur le marché du travail est à considérer à la lumière du système de formation qui, comme en Allemagne, s’appuie sur l’apprentissage. Même si la poursuite d’études dans une haute école ou dans une université devient de plus en plus fréquente, l’apprentissage et les écoles profes- sionnelles restent les filières de formation de loin les plus fréquentées par les jeunes gens et les jeunes femmes. La conséquence est un accès précoce au marché du travail. La Suisse se caractérise aussi par une stabilisation professionnelle rapide7, une grande participation des jeunes femmes au marché de l’emploi et un âge au mariage largement antérieur à l’âge à la 1ère maternité. Tableau 1. Âges médians et quartiles des principales étapes d’entrée dans la vie adulte. Étapes franchies pour la première fois Hommes et femmes nés entre … 1970-1974 1965-1969 1960-1964 1955-1959 1950-1954 1945-1949 19,22 - 18,75 20,67 23 18,08 20,42 23 17,92 20,31 22,58 16,92 20,17 22,25 16,08 19,92 22,67 18,83 19,92 - 18,58 19,75 20,92 18,58 19,58 20,67 18,17 19,50 20,58 17,92 19,42 20,58 17,67 19,25 20,50 19,75 - 19,42 20,83 23,58 19,33 20,75 23,17 19,04 20,67 22,83 19,08 20,42 23,08 19 20,42 22,92 - 19,83 22 ,58 - 19,33 22,08 26,79 19,08 21,75 26,65 18 21,33 25,67 17,71 21,33 25,58 - 21,67 24,62 - 21,58 24,17 28,25 21,50 23,92 27,50 21,83 24,12 27,25 22,17 24,31 27,67 Décohabitation parentale 1er quartile médiane 3e quartile Accès à un emploi 1er quartile médiane 3e quartile Accès à un emploi stable1 1er quartile médiane 3e quartile Déménagement par changement de commune2 1er quartile médiane 3e quartile Entrée en union 1er quartile médiane 3e quartile 5 Les relevés statistiques des ménages en Suisse entre 1960 et 1980 attestent pour cette période d’une augmentation de la décohabitation des jeunes et de leur caractère plus précoce (Blanc, 1985). Les générations suisses arrivées sur le marché du travail entre 1955 et 1975 ont un comportement similaire à celui observé dans d’autres États européens au cours desquels ce départ précoce était favorisé par la prospérité économique des Trente Glorieuses (Courgeau, 2000). 6 Étape franchie par 50% des jeunes avant l’âge de 20 ans. 7 50% avant l’âge de 21 ans. 88 Installation résidentielle durable3 1er quartile médiane 3e quartile - 22,58 - 22,34 25,58 - 21,50 24,98 29,33 20,83 24,17 28,83 21,17 24,42 29,16 - 25 - 24,83 28,33 - 23,89 27.75 33.94 22 ,92 26,50 33,25 22,50 25 29.58 - - 26,58 - 25,79 29,83 - 25,50 29,66 38,19 24,16 27,68 35,27 1970-1974 1965-1969 1960-1964 1955-1959 1950-1954 1945-1949 - 19,43 21,92 24,36 19,79 21,92 24,90 19,58 21,63 23,83 19,59 21,22 23,81 17,29 20,67 23,42 19,08 - 19,08 20,02 20,92 18 ,92 19,75 20,75 18,58 19,83 21 18,83 19,92 21,08 18,69 19,75 21 19,75 - 19,75 20,92 23,92 19,42 20,75 23,08 19,25 20,96 23,18 19,33 20,50 23,33 19,33 20,75 22,75 - 20,83 23,59 - 21,08 24 29,83 20,88 23,42 29,40 20,33 23,13 29,83 19,94 22,68 28,15 - 22,50 - 22,69 25,67 29,81 22,67 25,17 29,01 22,80 24,93 28,73 23,33 25,26 28,75 - 24,93 - 23,67 28,25 - 22,71 26,16 31,33 21,31 25,03 30,75 21,92 25,07 31,53 Première noce 1er quartile médiane 3e quartile Naissance du premier enfant 1er quartile médiane 3e quartile Hommes nés entre … Décohabitation parentale 1er quartile médiane 3e quartile Accès à un emploi 1er quartile médiane 3e quartile Accès à un emploi stable1 1er quartile médiane 3e quartile Déménagement par changement de commune2 1er quartile médiane 3e quartile Entrée en union 1er quartile médiane 3e quartile Installation résidentielle durable3 1er quartile médiane 3e quartile 89 Première noce 1er quartile médiane 3e quartile - - 26,08 29,95 - 26,01 29 35 24,58 27,67 34,75 23,75 26,25 32,17 - - 27,89 - 27,66 31,26 - 26,83 30,41 - 25,66 30,11 38,.87 1970-1974 1965-1969 1960-1964 1955-1959 1950-1954 1945-1949 18,54 - 18,17 19,83 21,59 16,90 19,25 21,17 16,50 19,08 20,67 16,08 19 20,83 15,83 19,08 21,25 18,33 19,75 - 18,33 19,42 20,83 18,17 19,33 20,58 17,75 19,03 20,25 17,33 18,92 20,08 17 18,50 19,90 19,75 - 19,25 20,83 23,39 19,33 20,92 23,33 18,92 20,50 22,58 18,75 20,39 22,74 18,08 20,08 23,23 19,24 - 19,08 21,08 - 17,83 20,25 24 17,58 20,08 23,33 16,75 19,75 22,75 16,67 19,83 23,62 - 20,83 23,25 - 20,67 23 26,47 20,67 22,58 25,81 20,83 22,75 25,99 21,07 22,92 25,92 - 21,70 - 21,08 24,42 - 20,72 23,83 27,89 20,58 23,36 27,33 20,42 23,30 27,08 - 24 - 23,84 27,06 - 22,58 25,54 31,62 22,08 24,67 30,67 21,25 23,46 26,98 Naissance du premier enfant 1er quartile médiane 3e quartile Femmes nées entre … Décohabitation parentale 1er quartile médiane 3e quartile Accès à un emploi 1er quartile médiane 3e quartile Accès à un emploi stable1 1er quartile médiane 3e quartile Déménagement par changement de commune2 1er quartile médiane 3e quartile Entrée en union 1er quartile médiane 3e quartile Installation résidentielle durable3 1er quartile médiane 3e quartile Première noce 1er quartile médiane 3e quartile 90 Naissance du premier enfant 1er quartile médiane 3e quartile - - 25,33 29,08 - 24,50 28,33 - 23,94 28,13 35,75 22,55 26,01 31,98 1 Emploi continu jusqu’à son 19ème mois au moins Premier déménagement par changement de la commune de résidence en concomitance au départ du foyer parental ou postérieurement à celui-ci 3 Installation continue depuis au moins 5 ans dans un même logement 2 Source : L’enquête suisse sur la famille 1994/95, OFS. 4.2. UN CALENDRIER MARQUÉ PAR UN EFFET DE GENRE L’examen séparé des parcours des hommes et des femmes met en évidence deux types de stratégies de passage à l’âge adulte en Suisse. Les femmes de la génération la plus ancienne (G6) quittent généralement le foyer parental, indépendamment d’une stabilisation dans l’emploi. Elles sortent également rapidement du périmètre géographique de leur réseau de parentèle comme l’illustre l’antériorité du déménagement dans une autre commune sur l’acquisition du 1er emploi stable. En se précipitant dans cette quête d’indépendance et en se soustrayant aussitôt du giron familial, la jeune femme suisse cumule potentiellement une double pénalité lors de son passage dans l’âge adulte : celle d’une précarité économique et celle d’un affaiblissement des apports d’une entraide familiale de proximité. Cette recherche précoce d’autonomie économique et résidentielle n’est pas associée à une mise en couple rapide ; en d’autres termes, les jeunes femmes des générations 1945-49, partaient de la maison parentale et de leur commune d’origine non pas pour suivre un époux potentiel, mais pour vivre une période d’autonomie qui durait trois années. En revanche, une fois en ménage avec un partenaire, elles apparaissent vouloir concrétiser très rapidement une forme de stabilisation familiale et résidentielle comme en atteste la succession rapprochée de la mise en couple, de l’installation résidentielle durable et du mariage, la constitution de leur descendance n’intervenant toutefois qu’ultérieurement. Les hommes de G6, quant à eux, ont adopté une toute autre stratégie que nous nommerons « de plus haute sécurité » dans le cas du premier sous-groupe d’événements. Ainsi, ils ne quittent le foyer parental qu’après la stabilisation de leur 1er emploi et se maintiennent alors encore longuement dans une proximité géographique avec leur réseau d’enfance8. Pour ce qui concerne le second sous-groupe d’étapes, on retrouve cette même stratégie sécuritaire dans l’antériorité de la résidence stable sur le mariage, mais, surtout, les hommes se singularisent cette fois par un caractère que nous désignerons comme plus « attentiste ». En effet, on observe des écarts plus importants que chez les femmes entre les événements qui constituent les différentes formes d’engagement familial. 8 sion de la filière éducative de type apprentissage. Cette formation pouvant être partiellement considérée comme une première forme d’emploi, la notion de fin des études comporte un certain flou. Le premier emploi est donc celui qui suit la fin des études ou la fin de l’apprentissage. Je suggère de remplacer cette note par un mot expliquant que nous préférons parler de la borne emploi car nous nous situons ici dans une optique d’acquisition de l’autonomie, plutôt que de niveau de compétence (fin des études) Les jeunes hommes quittent effectivement tardivement la commune résidentielle de leurs parents. En France on note que les jeunes vivent plus souvent dans des logements payés par les parents ou mis à leur disposition par la famille. Ceci pourrait expliquer l’écart constant de G6 à G3 entre l’événement 1er départ parental et celui de 1er déménagement par changement de commune. 9 Pour la Suisse, nous préférons parler de la borne 1er emploi comme première étape du passage à l’âge adulte, plutôt que de fin d’études en raison de la forte diffu- 4.3.Un calendrier étiré et de plus en plus tardif Le processus de transition vers l’âge adulte apparaît particulièrement long en Suisse. En guise de comparaison, la durée médiane entre la première de ces étapes (la fin des études 9) et la dernière (la naissance du pre- 91 Tableau 2 : Nombre d’années entre le premier emploi et la naissance du premier enfant. Nés entre 1945-1949 Nés entre 1955-1959 (G6) (G4) Écarts Hommes et femmes 8,22 8,35 +0,13 Hommes 9,36 9,14 -0,22 Femmes 7,66 7,94 +0,28 Source : L’enquête suisse sur la famille 1994/95, OFS. Note : Durées calculées à partir des données individuelles. mier enfant) était évaluée au sein d’une cohorte de jeunes Français nés entre 1963 et 1966 à plus de 8 ans pour les garçons et à près de 6 ans pour les filles (Galland, 1995b), soit respectivement environ un an de moins pour les garçons et deux ans pour les filles. La durée médiane totale semble même légèrement augmenter entre les cohortes G6 et G410. Cet accroissement global cache toutefois des tendances inverses selon le sexe : étirement chez les femmes et compression chez les hommes pour lesquels cette durée médiane (calculée sur base de durées individuelles) reste néanmoins plus longue (tableau 2). Surtout, la comparaison de la trajectoiretype entre les cohortes G6 et G3 montre une nette tendance au retard dans le franchissement des différents seuils de passage à la vie adulte. À titre d’exemple, la moitié des jeunes nés entre 1945 et 1949 s’est mariée avant l’âge de 25 ans, alors que cette proportion n’est atteinte qu’après 28 ans dans le cas des jeunes nés entre 1960 et 1964. De multiples hypothèses sont aujourd’hui avancées dans la littérature européenne pour expliquer cette tendance au retard dans le franchissement des différents seuils de passage à la vie adulte et son importance variable selon les étapes considérées. Citons, en particulier, l’effet de : • la prolongation de l’aide des parents à leurs enfants adultes, aide qui profite surtout aux garçons (Paugam et Zoyem, 1997 ; Crenner, 1999) ; • l’accroissement de la double carrière dans les jeunes ménages qui rend plus conflic- tuelle la répartition entre les sexes des activités professionnelles, ménagères et éducatives ; • l’aspiration des femmes à davantage d’égalité avec les hommes (Préel et Le Bras, 1995) ; • un recul sensible de la propension au mariage ; • la progression des unions consensuelles avec substitution de ces nouvelles formes d’union aux anciennes ; • la démocratisation de l’enseignement (Blossfeld, 1995) ; • la crise économique et le chômage ; • la volonté de repousser les limites d’entrée dans l’âge des responsabilités (Cavalli, 1993) et l’expression d’un nouveau style de vie (Roussel & Girard, 1982), etc. La plupart de ces thèses sont valables pour la Suisse qui se distingue pourtant par une crise économique aux effets moindres en particulier sur le chômage des jeunes. La Suisse est aussi caractérisée par la solidité de l’institution du mariage qui reste le cadre habituel de la venue du premier enfant, la cohabitation non formalisée étant cependant devenue la forme la plus courante de mise en couple. En se concentrant sur le report des différents événements qui marquent les étapes de la socialisation du jeune, les divers modèles explicatifs négligent le rôle pivot que jouent la constitution du couple et, en Suisse du moins, la stabilité de son calendrier. En G3, comme en G6, à 24 ans, la moitié des jeunes vivent en couple, étape qui ne représente plus le premier pas de la constitution de la famille, mais marque une étape intermédiai- 10 entre générations, des premières naissances. Ce calcul ne peut pas être mené ici sur les cohortes postérieures à G4 en raison du report, considérable 92 re dans l’acquisition de l’autonomie. Les Suisses expérimenteraient ainsi une forme « d’indépendance partielle » pour reprendre une expression de Galland (1997) au long d’un processus double de relâchement de la relation avec les parents et de construction du lien conjugal. Le premier degré de l’indépendance est à considérer en termes de relations parents-enfant, en raison des possibilités d’autonomie économique et résidentielle précoces, alors que le second degré se situe en termes de nouveaux rapports entre jeunes adultes. Cette recherche d’indépendance s’exprime en Suisse à la connexion de l’insertion professionnelle et de la constitution du couple, plutôt qu’à l’articulation entre la formation et la carrière professionnelle comme c’est le cas en France. Le modèle traditionnel qui faisait se succéder dans un ordre rigide fin d’études/ apprentissage, accès à un emploi stable et décohabitation parentale, puis mise en couple tardive accompagnée du mariage, n’a plus réellement cours. De nouvelles formes de cohabitation sont apparues au-delà d’une période de célibat qui a toujours été longue en Suisse. La cohabitation non maritale concerne de plus en plus de jeunes garçons et de filles de moins de 30 ans qui, depuis le courant des années 80, éprouvent sous cette configuration familiale leurs débuts de vie en couple (OFS, 1994 ; Höpflinger F., ErniSchneuwly D., 1989). Avec la libéralisation des mœurs et l’accès aux méthodes contraceptives modernes, la sexualité et la première expérience de vie de couple se sont peu à peu dissociées de la nuptialité, sans pour autant remettre en cause une certaine stabilité de vie de couple. Le mariage ne constitue plus l’unique élément fondateur des couples. Alors que pour les générations les plus anciennes, le mariage marquait généralement le début de la vie de couple, la cohabitation hors mariage est progressivement devenue la norme en matière de première forme d’union (Gabadinho, 1998 ; Charton, 1999). D’autres auteurs ont également souligné le fait que les jeunes souhaitent vivre aujourd’hui cette étape dans une plus grande « spontanéité » ou « authenticité ». Ce souhait reflèterait l’importance qu’ils accor- dent dès à présent à l’aménagement sensé de leur vie privée (Lüscher et al., 1996). 11 passage à la vie adulte. Cela est possible car la cohorte concernée est suffisamment âgée pour avoir vécu ces premières étapes du 4.4. Un calendrier marqué par l’évolution des stratégies sexuées Le retard de franchissement des différents seuils de passage à la vie adulte n’est pas homogène. Il se caractérise, nous l’avons vu, par des évolutions différentes selon les événements considérés. Ces transformations de calendrier sont aussi marquées par des différences entre garçons et filles qui vont dans le sens d’une certaine convergence de leurs stratégies respectives d’entrée dans l’âge adulte. Chez les garçons, ce retard s’accompagne d’une diffusion du caractère « attentiste » au sein de la première série d’étapes. D’une part, leur cohabitation parentale se prolonge quand bien même ils ont acquis un statut d’autonomie économique et, d’autre part, ils quittent plus tardivement la commune de leur enfance. Cet ajournement sensible du départ parental rapproche en terme comportemental les garçons suisses des autres Européens, à l’exception toutefois de ceux issus des sociétés méditerranéennes qui se distinguent par une décohabitation extrêmement tardive, (âge médian 7 ans plus tard en Italie qu’en Suisse) (Billari, 2000). Quant aux filles, en raison d’une décohabitation toujours aussi précoce qui devient, dans la cohorte G3, même antérieure au premier emploi et une mise à distance familiale bien avant l’acquisition d’un emploi stable, elles semblent encore accentuer leur double pénalité potentielle (précarité économique et précocité de l’isolement familial). Des comportements différents semblent toutefois se dessiner dans les cohortes plus récentes. Par le report du départ du foyer parental qui devient postérieur au premier emploi et du 1er changement de résidence communal qui se situe alors après le premier emploi stable, les filles de G211 (Tableau 1), adoptent un profil différent de leurs aînées. Leurs comportements se rapprochent alors du modèle « de plus haute sécurité » prisé par les garçons. Nous insistons ici sur cette dernière observation en ce sens qu’elle indiquerait en Suisse, mais cela est le cas dans d’autres pays européens, la suppression partielle de 93 pénalités soulignées antérieurement qui caractérisaient jusque là le statut des jeunes femmes. Le prolongement des cursus de formation et le recours accru aux possibilités offertes en matière de formation, du moins pour un plus grand nombre d’entre elles, les incitent à se maintenir au cours de cette période de la jeunesse plus durablement dans le giron familial, la conséquence étant un accès à l’emploi retardé qui pourrait indiquer un moindre risque de précarisation. En ce qui concerne les étapes de la constitution de la famille, l’évolution générationnelle est marquée, pour les femmes, par une disjonction de leurs étapes résidentielle et familiale : chez les plus jeunes la 1ère installation durable précède longuement le mariage. Cette désynchronisation innovante dans le parcours des jeunes femmes rapproche les comportements féminins des comportements masculins. Pour les filles, comme pour les garçons, l’étape de 1ère mise en couple est désormais complètement séparée du mariage et les intervalles entre la 1ère résidence stable, le mariage et la 1ère naissance se sont considérablement allongés. Néanmoins, ces étapes qui engagent les jeunes à des responsabilités importantes, restent beaucoup plus précoces chez les filles que chez les garçons. À 24 ans déjà, la moitié des jeunes femmes ont une résidence stable, alors que ce n’est le cas que 4 ans plus tard chez les garçons. Cette longue période d’union consensuelle est certainement le trait le plus marquant des nouvelles habitudes comportementales des jeunes en Suisses. La mise en couple devient un événement pivot, une borne de passage à part entière, qui constitue la première étape de la constitution du couple et de la famille. L’entrée dans la vie familiale, et les prises de responsabilité qu’elle implique, n’est alors plus une transition brutale, mais un processus qui, pour les jeunes filles s’étire sur six années. L’union libre sans enfant ne constitue pas un substitut du mariage, mais un préalable au mariage12, première étape de la constitution de la famille leur permettant de s’engager pleinement dans une activité professionnelle. Ces nouvelles formes d’unions permettent ainsi aux femmes de postposer sereinement l’entrée plus formelle dans la vie familiale et ne pas les remettre en question. La fécondité en Suisse reste donc inscrite dans le contexte social du mariage (Conseil de l’Europe, 1998) et la première maternité reste une bifurcation dans le parcours de vie qui implique généralement un retrait du marché du travail. Ces jeunes femmes semblent ainsi aménager leur transition dans l’âge adulte en sectionnant le processus de formation de la famille en des périodes-temps durant lesquelles elles se consacrent pleinement à l’un ou l’autre de leurs domaines de vie. 5. UN MODÈLE GLOBAL SUISSE D’ENTRÉE DANS LA VIE ADULTE OU DEUX MODÈLES SEXUÉS ? Entrer dans l’âge adulte consiste à franchir un certain nombre d’étapes par lesquelles les individus acquièrent de nouveaux statuts. Le passage à l’âge adulte connaît dans toute l’Europe un retard notoire et un étirement marqué. Cependant, les modalités de cette transition diffèrent entre les pays selon des spécificités qui leurs sont propres et que l’on a souvent mis en relation avec la conjoncture économique. L’analyse du passage à la vie adulte en Suisse semble introduire une autre dimen12 sion explicative. Ce pays n’a, en effet, pas été pareillement atteint par les inflexions qui ont marqué l’Europe au cours de ces trois dernières décennies. Ainsi expliquer l’ajournement sensible et récent de la décohabitation de la cohorte masculine née dans la première moitié de la décennie 60 par la montée d’un chômage de masse ou d’une forte précarité des jeunes est hors de propos. Les jeunes Suisses que nous avons observés se sont épanouis dans un contexte économique favorable comme le rappelle leur grande Le premier partenaire n’est toutefois pas forcément le futur mari. 94 précocité d’accès à l’emploi. L’autonomie tardive ne s’explique donc pas simplement par des retournements conjoncturels. Les Suisses n’ont pas été a priori contraints d’ajourner leur départ de chez les parents. De même c’est dans un contexte de prospérité, dans lequel l’accès au mariage n’est pas restreint par des contraintes économiques, que ces mêmes jeunes gens retardent leurs noces. Ce calendrier tardif semble, par conséquent, davantage correspondre à un choix délibéré des jeunes qu’à un phénomène subi. Au-delà des effets de la conjoncture économique et en rappelant qu’il s’agit de reports concernant la plupart des grandes étapes d’entrée dans la vie adulte, nous rejoignons l’idée de Galland (2000b) qui affirme que « l’allongement des transitions peut (…) (aussi) se lire (…) comme le résultat d’une transformation culturelle des mécanismes d’entrée dans la vie adulte propres à cet âge de la vie ». Dans le contexte économique, politique et social de la Suisse, les jeunes ont donc adopté des attitudes novatrices reposant sur une forme de bien-être, constituant un syncrétisme entre des valeurs traditionnelles spécifiques à la Suisse et des pratiques se rapprochant d’autres modèles européens. Ainsi observe-t-on que, malgré une refonte du concept de première union, l’institution du mariage comme fondement de la famille ne semble pas remise en cause. La cohabitation pré-nuptiale est devenue une des étapes de transition de la jeunesse qui permet de répondre à de nouvelles exigences personnelles mais contribuerait plutôt à consolider l’assise du mariage comme étape importante de l’entrée dans l’âge adulte. L’accès relativement précoce à l’autonomie économique et résidentielle, ainsi que la diffusion de la cohabitation prénuptiale semblent inscrire le modèle suisse de passage à la vie adulte à la croisée de deux autres modèles européens, tels que définis par Galland (1993) : • le modèle nordiste, qui peut être caractérisé comme la prolongation de la vie extrafamiliale : on quitte ses parents sans fonder immédiatement une nouvelle famille ; • le modèle britannique marqué par la précocité de l’entrée dans la vie professionnelle et par la prolongation de la vie en couple sans enfant. Une lecture en terme de genre apporte cependant l’idée d’une plus grande complexité des caractéristiques de l’allongement de la jeunesse et remet en cause l’expression synthétisée d’un modèle global qui ne distingue pas les jeunes gens des jeunes filles. En Suisse, avec un départ du foyer parental qui reste relativement précoce, les jeunes filles se rapprochent plus d’un lien familial faible, à l’opposé des jeunes garçons qui cohabitent de plus en plus longtemps avec les parents (plus de deux ans de différence des valeurs médianes de l’âge à la décohabitation). Notre analyse souligne aussi que le passage à la vie adulte des filles et des garçons n’est pas à concevoir en termes événementiels simples, mais que l’acquisition de l’autonomie économique, de l’indépendance résidentielle et la constitution du couple représentent trois processus interdépendants, ponctués chacun par une succession d’étapes, constituant des degrés dans le processus d’acquisition d’autonomie. L’examen de ces enchaînements renforce particulièrement cette idée d’un passage à la vie adulte « sexué ». Pour les garçons, l’entrée dans l’âge adulte s’étire et cette période de transition se termine de plus en plus tard, mais elle reste ancrée dans une première borne qui ne bouge pas. Celle-ci, l’insertion et la stabilisation professionnelle, acquiert une antériorité de plus en plus marquée sur les autres processus et prend ainsi une valeur de premier seuil d’autonomie. Chez les filles en revanche, reflet de l’allongement des études, la première borne est un peu plus tardive dans les générations plus récentes et le processus d’insertion puis de stabilisation professionnelle est étroitement imbriqué avec les étapes d’indépendance résidentielle qui les précèdent de peu : les filles partent pour trouver un travail. L’acquisition de l’indépendance résidentielle – ponctuée ici par trois étapes (Départ du domicile parental – Premier changement de commune – Premier déménagement durable) est marqué par des différences de genre qui s’amplifient auprès des cohortes les plus récentes (figures 2-3) : le report de l’éloignement puis de la stabilisation résidentielle étant nettement plus marqué chez les garçons que chez les filles. Notons encore que l’on ne retrouve pas chez les garçons le phénomène de désynchronisation marquée entre la stabilité résidentielle 95 et le mariage qui caractérise les générations féminines plus récentes. Ces résultats demanderaient, bien entendu, à être affinés, en vue de mieux comprendre les mécanismes en jeu dans le maintien, voire l’accentuation des différences dans les modalités du passage à l’âge adulte entre les jeunes gens et les jeunes femmes. S’agit-il de mécanismes « psychologiques » ou de « développement », tels qu’ils pourraient être exprimés, par exemple, dans l’image d’une maturité plus précoce des jeunes femmes, d’une moins grande autonomie ménagère des garçons ? Et dans ce cas, il faudrait s’interroger sur les raisons de ces différences. Ou doit-on invoquer des mécanismes sociaux et institutionnels, par exemple, des différences de marché de l’emploi pour les filles et pour les garçons, se traduisant par une mobilité géographique plus importante pour les premières. Considérer le passage à la vie adulte en Suisse dans une perspective de genre nous a permis ici de montrer que nous n’avons pas affaire à un modèle, mais à deux modèles de comportements qui reflètent la signification différente que prend l’entrée dans la vie adulte pour les garçons et les filles. L’arrivée du premier enfant, borne ultime de la transition vers l’âge adulte, représente une bifurcation des trajectoires des femmes et des hommes. Rejoignant la thèse de Préel et Le Bras, notre analyse confirme que, durant la jeunesse, les inégalités de genre deviennent de moins en moins importantes et que c’est à l’arrivée de l’enfant que les rôles et les tâches divergent. Cette évolution des valeurs de la jeunesse s’accompagne, pour les jeunes filles, d’une valorisation accrue de l’autonomie. Par conséquent, les parcours féminins seraient plutôt à interpréter en termes de volonté de vivre cette indépendance que de faiblesse du lien avec la famille d’origine. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ATTIAS-DONFUT C. (1995), Les solidarités entre générations : vieillesse, familles, État, Paris, Nathan. BASSAND M., KELLERHALS J. (1975), Familles Urbaines et fécondité, Genève, Georg. BILLARI F. (2000), L’analisi delle biografie e la transizione allo stato adulto. Aspetti metodologici e applicazioni ai dati della Seconda Indagine sulla Fecondita in Italia, Padova, Cleup Editore. BLANC O. (1985), Les ménages en Suisse. 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