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Francis Eustache
L’omniprésence de la mémoire
Depuis la parution de l’ouvrage Les chemins de la mémoire (F. Eustache et B.
Desgranges, 2010 Éd. Le pommier/ Inserm), de nouveaux domaines sont apparus ou ont connu
des développements majeurs. Ils concernent l’évolution des sciences et ses applications,
notamment leurs aspects cliniques et leur retentissement dans la vie sociale. Ces différents
domaines font, pour certains d’entre eux, l’objet de recherches intenses. D’autres constituent
des changements majeurs dans nos pratiques sociales et nos habitudes de vie.
1) La mémoire tout au long de la vie
La mise en place des différents systèmes de mémoire chez l’enfant en lien avec les
connaissances nouvelles sur la maturation cérébrale est de mieux en mieux connue. Ces travaux
permettent de comprendre l’amnésie infantile, processus physiologique intrigant mais normal.
Les travaux récents concernant l’amnésie développementale (le syndrome amnésique chez
l’enfant) apportent aussi un éclairage nouveau sur l’organisation progressive des différents
systèmes de mémoire chez l’enfant et leurs liens avec la formation de l’identité.
D’autres études portent sur les modifications de la mémoire tout au long de la vie et sur les
facteurs qui permettent d’optimiser son fonctionnement, notamment au cours de l’avancée
en âge (concept de vieillissement réussi). Ainsi, les travaux portant sur le concept de réserve
cognitive (le potentiel que l’on crée tout au long de la vie) seront particulièrement développés.
Les processus du vieillissement physiologique (normal) sont fondamentalement différents de
ceux qui surviennent au cours des maladies dégénératives, comme la maladie d’Alzheimer.
2) La diversité des troubles de la mémoire
De multiples situations conduisent à des troubles de la mémoire et leur importance
est majeure dans nos sociétés modernes. Les troubles de la mémoire sont aussi observés dans
de nombreuses pathologies neurodégénératives et neuropsychiatriques, dans les séquelles de
traumatismes crâniens et dans de multiples situations (pathologies organiques non cérébrales
comme la survenue d’un cancer ou d’une autre maladie grave). Ainsi, les troubles de la mémoire
sont aujourd’hui explorés dans des situations cliniques où les lésions du cerveau ne sont pas
avérées. Les résultats obtenus avec de nouveaux moyens d’exploration du cerveau suggèrent
que la frontière entre amnésies organiques et amnésies fonctionnelles n’est pas aussi nette
qu’on avait pu le penser dans le passé. Cet état de fait oblige à reconsidérer la place des troubles
de la mémoire qui deviennent, de par leur ampleur, un véritable problème de société.
3) La maladie d’Alzheimer : aspects scientifiques et enjeux de société
La maladie d’Alzheimer fait l’objet d’un effort de recherche sans précédent et plusieurs
programmes actuels constituent un tournant dans l’histoire de cette maladie. Un premier
exemple a trait au concept de réserve cognitive, qui peut avoir comme conséquence de retarder
la survenue des symptômes d’une maladie dégénérative. Le deuxième exemple porte sur les
sujets apparentés de patients atteints d’une forme génétique de la maladie d’Alzheimer et qui
participent à des protocoles de recherche, sans connaitre leur statut génétique, pour faire
progresser les connaissances sur la maladie. Le troisième exemple porte sur des patients qui ont
une forme avérée de la maladie (au stade sévère de l’évolution). Malgré l’intensité des déficits
cognitifs, ces patients conservent un sentiment d’identité. Ces exemples permettent d’aborder
différents problèmes éthiques auxquels nous confronte cette maladie.
4) L’imagerie cérébrale chez le sujet sain
Les techniques d’imagerie cérébrale ont profondément changé nos connaissances du
fonctionnement de la mémoire. La découverte la plus inattendue, qui date maintenant d’une
vingtaine d’années, est la spécialisation hémisphérique pour les processus d’encodage et de
récupération en mémoire épisodique, celle-ci n’ayant pas été pressentie à partir des études
comportementales. Plus récemment, le paradigme de « subsequent memory » a permis de
préciser les conditions requises, lors de l’encodage, pour que la mémorisation d’un événement
donne lieu à un « vrai » souvenir. Un autre aspect intéressant est le jeu complexe d’activations et
de désactivations lié à des tâches de mémoire explicite et de mémoire implicite. Un autre thème
nouveau, où les travaux d’imagerie cérébrale apportent des résultats inédits, est la diversité des
mécanismes de consolidation en mémoire (qui montre le changement de statut du souvenir au
cours du temps), dont l’étude est rendue possible grâce à des mesures répétées sur des durées
longues (plusieurs semaines ou plusieurs mois).
5) L’imagerie en pathologie
Les techniques d’imagerie cérébrale permettent de mieux connaître les mécanismes
à l’origine de différentes pathologies et de suivre l’évolution de celles-ci. Les techniques
d’imagerie cérébrale structurale et fonctionnelle ont d’abord permis une cartographie de
l’atrophie et des modifications du métabolisme glucidique. Elles ont ensuite contribué à la
compréhension des mécanismes de déconnection et de compensation qui forgent l’expression
clinique des maladies de la mémoire. Des exemples sont développés dans le syndrome de
Korsakoff et dans différentes maladies neurodégénératives. Dans la maladie d’Alzheimer, les
techniques d’imagerie moléculaire permettent une description des stades précoces de la
maladie et ouvrent des perspectives thérapeutiques totalement nouvelles.
6) Mesures, rééducation et prises en charge de la mémoire
Des méthodes visent à mesurer les différentes composantes de la mémoire. Certaines
peuvent être considérées comme des « tâches de laboratoire » alors que d’autres se rapprochent
davantage des situations de la vie courante. Les techniques de « réalité virtuelle » sont un moyen
d’évaluer la mémoire de façon précise et contrôlée, tout en simulant des situations de la vie
quotidienne. La neuropsychologie développe aussi des techniques de rééducation et de prises
en charge des troubles de la mémoire : certaines ont cours dans les centres de rééducation
spécialisés alors que d’autres ont pris leur place dans différentes structures de la société. Il
est important de conserver une position critique sur certaines d’entre elles (ateliers mémoire,
stimulation cognitive, programmes informatisés…) Le message principal est de bien mettre en
adéquation le contexte clinique (ou social) de l’intervention et ses objectifs.
7) Mémoire et émotions
La mémoire et les émotions entretiennent des relations parfois ambivalentes ou
paradoxales. De façon générale, l’émotion favorise la mémorisation. Toutefois, dans un certain
nombre de situations, notamment des situations extrêmes, l’émotion perturbe la mémoire et
conduit à des amnésies ou à des distorsions de la mémoire. L’état de stress post-traumatique
est un exemple extrême d’une distorsion de la mémoire à laquelle peut conduire le vécu d’un
événement particulièrement intense sur le plan émotionnel.
8) Mémoire du passé et du futur, théorie de l’esprit (cognition sociale) et identité
La mémoire n’est pas une fonction isolée du reste du fonctionnement mental. Les
liens, par exemple entre mémoire épisodique et projection dans le futur, ont été soulignés
récemment dans la pathologie et à partir de travaux d’imagerie cérébrale. La notion de « voyage
mental » (dans le temps ou vers l’autre) montre des relations possibles avec des mécanismes en
jeu dans la cognition sociale. Un autre lien étroit et bijectif unit le fonctionnement de la mémoire
(au sens large) et la formation et l’évolution de l’identité au cours de la vie. Sur ces terrains, la
philosophie côtoie la neuropsychologie pour comprendre les mécanismes de l’identité et leurs
modifications dans les maladies de la mémoire.
11) Mémoire et sommeil
Le fonctionnement de la mémoire est intimement lié à celui du sommeil et on connait
de mieux en mieux les mécanismes qui les unissent. Ces nouvelles connaissances pourraient
déboucher sur de nouvelles thérapeutiques des troubles de la mémoire ou à une optimisation de
son fonctionnement, par exemple au cours du vieillissement. Les techniques de synchronisation
des ondes lentes au cours du sommeil sont particulièrement prometteuses à cet égard.
12) Mémoire et société
La mémoire, dans son fonctionnement comme dans ses dysfonctionnements, est
omniprésente dans notre société moderne : il s’agit d’un véritable monde de la mémoire,
nouveau et en évolution rapide. Les travaux réalisés chez l’enfant peuvent apporter des
informations utiles dans différentes situations éducatives. Certaines sont inédites comme
l’utilisation intense du multimédia et d’Internet. L’ampleur des pathologies de la mémoire, liée
en partie au vieillissement de la population et son corolaire, l’incidence accrue des pathologies
dégénératives, mais aussi la prise de conscience que ces troubles de la mémoire surviennent
dans des contextes variés, constituent d’autres dimensions du monde de la mémoire. Cette
prise de conscience, qui doit être relayée par les pouvoirs publics, est un moteur pour des
changements dans nos comportements journaliers et leur intégration dans nos pratiques
sociales.