DE L`UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE

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DE L`UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE
DE L’UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE :
REPRÉSENTATIONS, DIFFUSIONS, MÉMOIRES
CINÉMATOGRAPHIQUES DU CHILI, 1970-2013
Journées d’étude
9-10 octobre 2013, INHA
Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne – HiCSA
Juliette Goursat, EHESS
Alejandra Carmona et les autres : des enfants de militants en quête de mémoire
Référence électronique : Juliette Goursat, « Alejandra Carmona et les autres : des enfants
de militants en quête de mémoire », in BARBAT, Victor et ROUDÉ, Catherine (dir), De
l’Unité populaire à la transition démocratique : représentations, diffusions, mémoires
cinématographiques du Chili, 1970-2013, actes des journées d’étude, Paris, 9-10 octobre
2013.
1
Le référendum du 5 octobre 1988, au terme duquel 55,99 % des Chiliens refusèrent
la reconduction de Pinochet au pouvoir, marqua la fin de la dictature militaire, mais non le
retour à une véritable démocratie. Il ouvrit une période que les politologues baptisèrent
« Transition » pour désigner « une alliance forcée entre le politique-institutionnel (la
redémocratisation) et le social-économique (le néolibéralisme)1 ». Pendant ces années, les
présidents – jusqu’en 2010, tous issus de la Concertación de Partidos por la Democracia –
furent déterminés à réconcilier les Chiliens que les années de dictature semblaient avoir
irréparablement divisés. Comme l’explique Peter Winn, entre « la gauche qui exigeait la
vérité et la justice et la droite qui avait pour volonté d’accepter la réconciliation à la
condition que ni l’une, ni l’autre n’aboutissent [...] la Concertación suivit la voie du
milieu : la vérité et la réconciliation2 ».
Confrontée à ces antagonismes, la « démocratie des accords » opta pour une
stratégie de « discours de réconciliation nationale » et, plus généralement, pour un
« modèle consensuel ». Afin de neutraliser les forces en dispute, elle mit en place un
dispositif – le consensus – qui signifia le passage à une politique conçue comme
« transaction » avec « ses techniques de négociation3 ». La promotion de la réconciliation
justifia que l’on exclue de la mémoire officielle tout ce qui pouvait introduire des
dissensions et réactiver les antagonismes passés : ainsi, « l’autoritarisme » remplaça « la
dictature militaire » dans les discours officiels ; le projet politique du gouvernement
Allende n’était jamais mentionné ; et les témoignages subjectifs étaient scrupuleusement
gardés hors du discours institutionnel. Parfois taxé de « démocratie sous surveillance », le
nouveau régime pâtit des structures institutionnelles et des mentalités engendrées par la
dictature. Surtout, il négligeait les conditions les plus fondamentales d’un retour à une
véritable démocratie : reconnaître de façon inconditionnelle les crimes perpétrés par la
dictature, punir les bourreaux, réhabiliter la mémoire des disparus et les discours subjectifs,
loin de la « citation institutionnelle ». Selon Nelly Richard, « la Transition s’est permis de
faire référence au passé, de l’évoquer et de le désigner, mais elle l’a fait passivement sans
vraiment l’interpeller ». Elle en a formé une image lisse et factice, qui puisse en résoudre
les contradictions, mais « a désactivé fortement le travail critique de la mémoire4 ». Pour le
sociologue Tomás Moulian, qui affirme la nécessité de réfléchir sur le passé, le
« consensus est le plus haut stade de l’oubli5 ».
Dans un contexte où les efforts du nouveau régime pour contenir la mémoire étaient
saillants, l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998 eut l’effet d’un détonateur. Elle « fit
1
Nelly Richard, Crítica de la memoria, Santiago de Chile, Ediciones Universidad Diego Portales, 2010,
p. 31.
2
Peter Winn, « El pasado está presente. Historia y memoria en el Chile contemporáneo », dans Anne PérotinDumon (éd.), Historizar el pasado vivo en América Latina, Santiago de Chile, Universidad Alberto Hurtado,
Centro Ética, 2007, p. 9.
3
Nelly Richard, « La transition politique au Chili : formalisme démocratique et déchirures de la mémoire »,
dans Alain Brossat et Jean-Louis Déotte (éd.), L’Epoque de la disparition. Politique et esthétique, Paris,
L’Harmattan, p. 175.
4
Ibidem, p. 181 et p. 176.
5
Tomás Moulian, Chile Actual. Anatomía de un mito, Santiago de Chile, LOM ediciones, 1997, p. 190.
2
voler en éclats la zone d’accumulation du non-dit » qui masquait la profonde division des
Chiliens entre partisans et pourfendeurs du général. Ce « spectaculaire "retour du
refoulé" 6 » qui fit sauter tout l’appareil rhétorique de la Transition trouva l’une de ses
manifestations les plus poussées dans le champ artistique, en particulier celui du
documentaire. Suite à l’affaire Pinochet, des cinéastes entreprirent de mettre au grand jour
les combats et les souffrances de ceux qui avaient été condamnés au silence.
Afin de témoigner sans ambages des atrocités de Pinochet, d’aucuns choisirent de
raconter les conséquences de la dictature sur leurs propres vies. En se prenant pour point de
référence, ils empruntèrent une voie que la Transition avait pris soin d’étouffer sous
prétexte de « consensus » : l’autobiographie. Parmi eux, figurent beaucoup de cinéastes qui
ont connu l’exil : certains sont de la première génération (Emilio Pacull : Héros fragiles,
2006 ; Carmen Castillo : Rue Santa Fe, 2007), d’autres des enfants de militants (Alejandra
Carmona, Germán Berger, Macarena Aguiló). C’est sur eux que nous nous proposons de
porter notre regard, en étudiant plus particulièrement l’un de leurs films : En Algún Lugar
del Cielo d’Alejandra Carmona (2003). Parce qu’il met en récit le travail de mémoire et
ouvre le passé à une pluralité d’interprétations, ce documentaire – comme les autres que
nous évoquerons – rompt avec l’image consensuelle et normative que la Transition s’est
acharnée à donner des années de la dictature.
1. Les débuts autobiographiques des cinéastes exilés : lier le « je » au travail de
mémoire
Comme les autres documentaires autobiographiques chiliens qui sont apparus dans
les années 2000, En Algún Lugar del Cielo a hérité, d’un point de vue formel, de la vague
autobiographique qui a traversé le cinéma depuis les années 1960 ainsi que du « mode
participatif » des documentaires qui commencèrent dans les années 1990 à s’intéresser au
travail de la mémoire chilienne.
Dès les années 1980, l’autobiographie est présente dans les films des réalisateurs en
exil depuis le coup d’État de Pinochet en 1973. Depuis le Canada, Marilú Mallet réalise
Journal inachevé (1982), qui retrace son quotidien marqué par les souffrances de l’exil et
communique son sentiment profond d’isolement. Mariée au réalisateur australien Michael
Rubbo, et mère d’un petit garçon qui ne parle pas espagnol, la réalisatrice tente de
reconstruire un « chez soi » dans sa propre maison, de créer un « intérieur » dans un foyer
que la présence de différentes langues et cultures menace de disloquer. Les nombreux
objets personnels qui tapissent les murs de son appartement sont filmés dans de longs
travellings qu’accompagne une voix narrative à la première personne. Ponctuellement des
souvenirs traumatiques de la dictature font irruption dans son quotidien, matérialisés par
6
Nelly Richard, « La transition politique au Chili… », art. cité, p. 177.
3
des bruits assourdissants, des archives du coup d’État et par des images d’hommes et de
femmes qui, les mains en l’air, attendent face à un mur.
Marqué par les idées féministes, Journal inachevé est une tentative de
réappropriation de la voix éminemment singulière d’une femme exilée que tout tente
d’étouffer : la dictature de son pays qui l’a contrainte à l’exil, la culture d’une société dont
elle se sent étrangère, l’impossibilité de parler sa propre langue avec les membres de sa
famille, et la domination symbolique, visible à travers les remarques de son époux, que les
hommes exercent sur les femmes. Mêlant fiction et documentaire, reconstitution et
improvisation, le film cultive une hybridité qui doit communiquer la subjectivité de la
réalisatrice. Cette tension formelle qui laisse le journal « inachevé » et exprime le péril
qu’encourt une identité qui doit se composer avec plusieurs langues, est discutée à la fin du
film. Lors d’une scène de ménage visiblement imprévue, Marilú Mallet s’interroge sur la
frontière entre fiction et documentaire et réclame face aux critiques de son compagnon la
légitimité de faire un film comme elle l’entend : « Toujours, toi tu penses que ta façon de
faire des films, c’est la façon de faire des films. Moi, je fais un film comme je veux. [...]
C’est ma vérité. C’est ma façon de faire le film... »
D’autres traces autobiographiques sont présentes dans le film de Raúl Ruiz, Lettre
d’un cinéaste ou le retour d’un amateur de bibliothèque (1983). Fin 1982, le réalisateur
chilien, exilé en France, retourne au Chili, pour la première fois depuis son départ en 1973.
Il parcourt Santiago à la rencontre de ses amis et traverse les faubourgs jusqu’à sa maison
d’enfance. Le film est ouvertement une fiction en ce qu’il s’inscrit dans une sorte de
« réalisme magique » (le réalisateur est en quête d’un livre manquant, duquel dépend la
récupération des couleurs de sa patrie), mais la forme choisie (la lettre tournée en Super-8)
et la voix narrative à la première personne lui confèrent une dimension sinon
autobiographique, du moins personnelle :
Narrateur (voix off) : A vrai dire, il ne manquait qu’une seule chose, mais cette chose-là
m’était absolument indispensable pour faire toute la lumière sur la nuit du 10 au
11 septembre 1973 [nuit du coup d’État]. De cette nuit-là, je l’avoue, j’avais tout oublié,
mais j’y tenais aux souvenirs absents. Je décidais donc de plonger dans ma mémoire
profonde, moyennant une sieste éclair.
La quête qui vise à la récupération des souvenirs est une structure narrative qui
deviendra par la suite récurrente dans les documentaires personnels. Par exemple, dans La
Quemadura (La Brûlure, 2009), le jeune réalisateur René Ballesteros suit une trame
narrative sensiblement similaire : accompagné de sa sœur, il se met à la recherche des livres
disparus (libros desaparecidos) qu’il associe à ses souvenirs d’enfance et à sa mère,
Margarita, partie lorsqu’il était tout jeune et laissant derrière elle une collection de
minilibros, seules traces d’un passé familial. Ces livres, vendus à bas prix, étaient publiés
par Quimantú, une maison d’édition créée sous le gouvernement d’Allende et qui fut
détruite par la dictature. Le livre rose dont la sœur du réalisateur dit aimer la couleur entre
étrangement en résonnance avec le livre retrouvé de Raúl Ruiz.
4
Dans les années 1990, les réalisateurs chiliens développent des documentaires que
l’on peut qualifier à la suite de Bill Nichols de « participatifs7 » (participatory). En exil
depuis l’assassinat de son compagnon par la police de Pinochet, Carmen Castillo tourne La
Flaca Alejandra (1994), un film qui s’ancre sur son expérience personnelle et son passé de
militante. La mort de Miguel Enriquez, dirigeant du Mouvement de la gauche
révolutionnaire (MIR 8), l’incite à nouer un dialogue avec Marcia Merino, une ancienne
miriste qui, sous la torture, collabora avec la Direction nationale du renseignement (DINA9)
et dénonça la plupart de ses anciens camarades. Dans Chili, la mémoire obstinée (1996),
Patricio Guzmán revient au pays vingt-trois ans après le putsch militaire. Pour raviver les
mémoires, il diffuse son film La Bataille du Chili (1975/1977/1979) dont les projections
étaient interdites à l’époque de Pinochet. Il rencontre la jeunesse, retrouve ses anciens
compagnons qui ont survécu aux violences du régime et fixe les deux versants de la
mémoire d’un peuple difficilement réconciliable. La « voix-je » (rendant manifeste la
participation de l’auteur), le dispositif réflexif qui encourage une réflexion sur la mémoire
(Chili, la mémoire obstinée) et la présence du réalisateur à l’écran (La Flaca Alejandra)
seront des caractéristiques fortes des documentaires autobiographiques.
2. L’expérience d’Alejandra Carmona : En Algún Lugar del Cielo
En Algún Lugar del Cielo [Quelque part dans le ciel] fait partie de ces
documentaires autobiographiques chiliens qui ont émergé à la suite de l’affaire Pinochet
comme une réaction aux années de la Transition, où « le biographique et le subjectif – en
tant que matériaux vivants d’une expérience historique brisée par la violence – sont
demeurés sans supports documentaires, sans mise en récit qui, pour fragmentaires qu’ils
soient, auraient pu s’intercaler dans une narration publique de la mémoire10 ».
Inspirée par La Flaca Alejandra et Chili, la mémoire obstinée, Alejandra Carmona
tente de « reconstruire les fragments de son histoire » et de comprendre les circonstances de
la mort de son père, Augusto Carmona, journaliste et militant miriste abattu sous la
dictature. Dans En Algún Lugar del Cielo, elle décrit comment l’arrivée de Pinochet au
pouvoir a ébranlé sa vie et celle de sa famille, et retrace les années d’errance qui ont suivi
le coup d’Etat : l’exil avec sa mère en RDA, la mort de son père à Santiago le
7 décembre 1977 (elle avait douze ans), le retour au Chili en 1979, et la dislocation de sa
famille. Discriminée au Chili pour avoir vécu dans un pays communiste, sa mère se résolut
7
Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington, Indiana University Press, 2001. Si l’on reprend la
typologie de Bill Nichols, La Flaca Alejandra et Chili, la mémoire obstinée s’inscriraient dans le mode des
documentaires « participatifs » (participatory mode) et « réflexifs » (reflexive mode) pour le second alors que
Journal inachevé ferait partie des documentaires « performatifs » (performative mode). Pour Bill Nichols, les
documentaires « participatifs » insistent sur l’interaction entre le cinéaste et les personnages filmés, et
utilisent des archives dans la trame de l’histoire. Les documentaires « performatifs » mettent l’accent sur
l’aspect expressif et subjectif du discours du réalisateur.
8
Le MIR était un parti d’extrême gauche, proche de l’Unité populaire, et dont les membres furent très
sévèrement réprimés sous Pinochet.
9
La DINA était la police politique chilienne sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet.
10
Nelly Richard, « La transition politique au Chili… », art. cité, p. 178.
5
à rejoindre Berlin et se trouva une fois de plus prise dans les retournements de l’Histoire
lors de la réunification en 1990. Alejandra Carmona partit vivre à Barcelone, à Francfort,
puis à Berlin, avant de décider de rentrer au Chili. La cinéaste construit son récit de vie en
articulant son histoire personnelle aux grands événements qui ont marqué la fin du
e
XX siècle ; les passages entre la micro et la macrohistoire se traduisent visuellement par un
« jeu d’échelles 11 » mêlant l’utilisation d’archives collectives (de la répression, de
manifestations anti-Pinochet, qui réactivent un passé traumatique) et de documents
personnels (photographies, films amateurs tournés en Super-8, lettres de son père,
dessins...).
En Algún Lugar del Cielo comporte une critique implicite mais très forte contre la
Transition et ses ambitions à contenir la mémoire plutôt qu’à la libérer. Le film expose une
mémoire singulière en acte, qui continue de s’interroger intensément sur le passé, de se
débattre avec lui et d’en chercher une image. Alejandra Carmona rend visibles l’actualité
des souvenirs et le travail de la mémoire en recourant à des formes énonciatives et
narratives spécifiques. Sa présence physique (l’exposition de son corps) a une fonction
importante qui est d’authentifier son témoignage, de « certifier » son récit. Comme l’écrit le
sociologue Renaud Dulong, « le témoin fait plus que raconter, il désigne la trace qu’il est,
et donne à voir, mieux que n’importe quel autre vestige, la permanence du passé » et de ses
stigmates 12 . Pour exprimer la vivacité de ses souvenirs, la réalisatrice nous entraine à
l’intérieur de sa mémoire en reconstituant des images mentales (un procédé que l’on
retrouve dans Rue Santa Fe). Son film s’ouvre sur le souvenir du retour de l’école juste
avant l’annonce de la mort de son père. Tel un point névralgique, cette image – mnēmē13 –
revient au cours du film. Mais en décidant de retourner à Santiago, Alejandra Carmona
engage sa mémoire dans une autre direction : « Tout a commencé dans ce lieu il y a trente
ans, dit-elle en voix off. Maintenant, je reviens pour tenter de reconstruire les morceaux
fragmentés de cette histoire ; c’est comme déchiffrer une énigme. Tout ce que j’ai, ce sont
des questions et la mémoire de la souffrance. » Le retour à Santiago est le point de départ
de l’anamnēsis ; il scelle le début d’un processus réflexif à travers lequel le passé va
s’ouvrir à de nouvelles interprétations. Le souvenir n’est plus envisagé comme une
affection, mais comme « objet d’une quête ordinairement dénommée rappel,
recollection 14 ». Le travail de mémoire doit réinsuffler du mouvement dans les images
lancinantes du passé, figées par la douleur et l’exil.
A Santiago, Alejandra Carmona s’entretient avec les amis de son père pour « savoir
comment il était vraiment ». Elle découvre son côté malicieux, enjoué et « sa nature
innocente ». Surtout elle entreprend d’élucider les circonstances de son assassinat et de
retracer les derniers moments de sa vie en faisant appel aux témoins. Accompagnée de
11
Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles : la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1996.
Renaud Dulong, Le Témoin oculaire : les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Editions de
l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1998, p. 196.
13
Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2010. Paul Ricœur définit mnēmē comme « la
survenance actuelle d’un souvenir » (p. 32) ou le « souvenir comme apparaissant, passivement à la limite, au
point qu’est caractérisée comme affection – pathos – sa venue à l’esprit » (p. 4).
14
Ibid.
12
6
María Angélica Alvarez, une ancienne militante miriste qui l’a bien connu, elle reparcourt
les lieux qu’il a traversés et se rend devant la maison de la rue Barcelona où il fut assassiné
pour se recueillir. En spatialisant le travail du souvenir, en révélant les itinéraires
personnels de sa mémoire, Alejandra Carmona rend visibles les lieux qui font sens pour
elle, des lieux insoupçonnables (les maisons, les carrefours et les rues de Santiago) et
pourtant témoins muets des atrocités de la dictature.
Bien que le travail de mémoire soit douloureux et implique d’affronter sa
souffrance, Alejandra Carmona en souligne les effets bénéfiques :
Voix off : À mesure que j’affronte mon passé et extrais la mémoire de mon pays [...] la
volonté de vivre ma propre vie se fait plus forte. [...] De la douleur rejaillit la mémoire de
leur énergie [de la génération de son père] lorsque la création d’un nouveau monde semblait
encore possible. Je sais que nous devons tout inventer de nouveau. Je commence à marcher
depuis ce que j’aime le plus et ce que j’ai de plus fragile, ma fille, attentive à l’odeur de la
terre mouillée, [...] à ne faire de mal à personne, et à faire prévaloir l’amour.
La réparation ou « réconciliation 15 » du sujet avec son passé ne peut pas être
imposée du dehors, simplement décrétée par une institution ; elle n’est possible qu’au
terme d’un processus long et complexe au cours duquel le sujet doit pouvoir librement
affronter son passé. Elle passe en outre par des échanges solidaires, des interactions entre
les mémoires singulières. Le travail du souvenir dont la réalisatrice témoigne et fait
l’expérience sur un plan individuel a donc des implications politiques : il indique
implicitement la voie à suivre et démontre à la Transition qu’en jugulant la mémoire, elle
bloque aussi toute possibilité de réconciliation à un niveau national.
En Algún Lugar del Cielo revalorise enfin les autres mémoires individuelles et
démontre leur légitimité à exister dans la mémoire collective. Alejandra Carmona s’attache
à repérer et à souligner les points de jonction entre les histoires personnelles. Après s’être
concentrée sur le vécu d’Alejandra Carmona, la narration se dilate : le « je » cède peu à peu
devant le « nous ». Ses amis et son frère prennent la parole et retracent des histoires de
violence et d’exil qui s’apparentent à la sienne. La réalisatrice explicite ces similitudes en
disant par exemple de son amie Paula que « l’histoire [les] a marquées de manière
similaire », ou encore : « Ma vie et celle de beaucoup de mes amis n’ont été qu’une série
d’allers et retours. Il y a beaucoup d’histoires qui commencèrent sans cesse. Trouveronsnous un jour une sérénité ? » « Comment rassembler toutes nos histoires ? », finit-elle par
se demander, comme pour appeler les cinéastes à témoigner et à réunir des témoignages :
c’est seulement en s’y mettant ensemble qu’ils pourront reconstruire une juste mémoire
collective et entreprendre un travail historiographique. L’inclusion d’autres récits de vie
marque une volonté, commune aux documentaires autobiographiques cités, de donner une
portée générale à une histoire personnelle. C’est ce que révèle encore l’inscription finale du
15
Comme le souligne Paul Ricœur, Freud parle de « Vershönung », de réconciliation du sujet avec le matériel
réprimé (ibid., p. 85).
7
film : « À toutes les mères, à tous les pères et aux enfants qui vécurent [ou vivent] cette
histoire16. »
3. Alejandra Carmona, Germán Berger, Macarena Aguiló : faire l’exercice de
la mémoire
En montrant qu’il était possible de raconter une expérience qui semblait alors
« inénarrable », « insubstituable » et « incommunicable17 », Alejandra Carmona a donné à
certains cinéastes, et en particulier aux femmes qui étaient liées au MIR, comme Carmen
Castillo, le courage de se lancer dans des entreprises similaires. Si l’on met En Algún Lugar
del Cielo en perspective avec d’autres documentaires autobiographiques réalisés par des
enfants de militants, Mi Vida con Carlos [traduit en français par Caravane de la mort] de
Germán Berger-Hertz (2009) et El Edificio de los Chilenos de Macarena Aguiló (2010),
l’on s’aperçoit qu’en dépit de leurs singularités narratives et esthétiques, ces films
présentent des caractéristiques communes quant au travail de mémoire.
Alejandra Carmona, Germán Berger et Macarena Aguiló sont tous âgés d’une
trentaine d’années lorsqu’ils s’attellent à la réalisation de leurs projets. Le père d’Alejandra
Carmona et les parents de Macarena Aguiló militaient au MIR ; Carlos, le père de Germán
Berger, était membre du Parti communiste et dirigeait la station de radio El Loa. Parce que
ces cinéastes étaient très jeunes lorsque Pinochet s’empara du pouvoir, ils portent un regard
sur le passé qui n’est pas politique (comme celui de la première génération) mais chargé
d’affects et d’émotions. Le choix d’une démarche autobiographique est sans doute le signe
qu’ils ne se reconnaissent ni dans la mémoire « transitoire » et officielle de la Transition, ni
dans la mémoire militante et parfois idéologique de leurs aînés. Victimes de la dictature, ils
doivent se frayer leurs propres trajets narratifs, pour espérer redonner un sens et une
cohérence à leurs vécus et parvenir à un « rapport véridique avec [leurs] passé[s]18 . »
Dans le sillon tracé par Alejandra Carmona, Germán Berger entreprend de récupérer
la mémoire de son père, Carlos Berger, assassiné par la caravane de la mort lorsqu’il avait
un an. Le cinéaste n’a presque jamais parlé de Carlos avec les membres de sa famille. Le
corps n’a pas été retrouvé, ce qui a bloqué le travail du souvenir attaché au travail de deuil.
Macarena Aguiló, quant à elle, témoigne d’une autre conséquence de la dictature : après
qu’elle fut enlevée et prise en otage par la DINA, ses parents l’envoyèrent en Europe où
elle vécut dans un espace de vie communautaire sous la responsabilité de vingt adultes et
avec une soixantaine d’autres enfants de militants miristes. Le projet Hogares (« Foyers de
vie »), « un projet utopique pour créer les individualités d’un socialisme nouveau 19 », est né
pour les enfants dont les parents, exilés en Europe, retournaient au Chili en toute légalité ou
clandestinement pour se battre contre le régime de Pinochet.
16
A todas las madres, padres e hijos que vivimos esta historia.
Paul Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », dans Souffrances, Paris, Autrement, no 142,
février 1994.
18
Paul Ricœur, La Mémoire…, op cit., p. 86.
19
Notes de la réalisatrice dans le dossier de production.
17
8
Un point commun à ces documentaires concerne la place des enfants des cinéastes,
présents dans les trois films, soit au début, soit à la fin, comme si la maternité ou la
paternité avaient rendu urgent et impérieux le besoin de transmission. Alejandra Carmona
achève En Algún Lugar del Cielo avec un dialogue entre elle et sa fille, Sofia, qui croit
qu’Augusto habite dans le ciel de Berlin avec sa grand-mère (toujours en vie). Le titre du
film est inspiré de cette discussion révélatrice de la spontanéité créatrice et du regard
poétique de l’enfant, capable de faire cœxister dans un même lieu les vivants et les morts.
De même, Mi Vida con Carlos se termine avec un dialogue entre le réalisateur et sa fille qui
confirme la transmission de la mémoire du père disparu, et El Edificio de los Chilenos
s’ouvre sur le mot « maman », prononcé par la fille de la réalisatrice qui l’appelle alors que
cette dernière regarde des images diffusées à la télévision dans lesquelles elle témoigne de
son enlèvement et de sa séquestration lorsqu’elle avait quatre ans.
Une autre caractéristique qui réunit ces films est la mise en avant du travail de
mémoire, de ses difficultés (à cause de la souffrance qu’il engendre) et de ses effets
bénéfiques – un cheminement profondément réflexif auquel le spectateur peut assister
grâce au récit autobiographique. Par exemple, Germán Berger sollicite la mémoire de sa
mère et de ses oncles : il leur propose d’aller dans le désert d’Atacama, là où Carlos fut
assassiné, et de se dire tout ce qu’ils auraient dû confier après sa mort. Pour libérer la
mémoire, il faut libérer la parole. Le cinéaste décide de briser le silence du désert en lisant
face à la caméra une lettre qu’il a écrite à son père :
Cher papa, [...] Nous ignorons où est ton corps, mais nous sommes ici pour commencer à
nous réapproprier ton souvenir, ta vie, ton sourire, ta tendresse. Nous nous souvenons de toi
et ta présence renaît parmi nous. Aujourd’hui, nous sommes ici pour faire un travail de
mémoire. [...] Ils [Eduardo, Ricardo et Carmen, les oncles et la mère du cinéaste] ouvrent
leurs mémoires et je remplis ma page blanche. Et je commence enfin à avoir une vie avec
Carlos.
Cette scène est emblématique de la valeur « performative20 » de la parole et de la caméra
dans le « faire mémoire ». Le visage crispé par le chagrin, Germán Berger a les yeux rivés
sur son texte, mais au moment où il prononce les mots « travail de mémoire », il regarde
très furtivement la caméra comme pour montrer qu’il reconnait que c’est elle qui, en fixant
ses paroles, leur confère le statut de témoignage. La fin de la lecture est marquée par un
relâchement qui affecte le corps et le visage du cinéaste et qu’accusent l’éloignement de la
caméra et la reprise de la musique.
Macarena Aguiló, quant à elle, retrace son expérience d’une vie en communauté
loin de ses parents en l’articulant à l’histoire collective du projet « Hogares ». En
rassemblant les témoignages de ses anciens camarades et des parents militants, elle révèle
la diversité des réactions face à cette même expérience. La réalisatrice s’attache à
communiquer l’ambivalence de ses émotions par rapport à ce qu’elle a vécu. Elle lit les
longues lettres que ses parents lui écrivaient pour expliquer leur absence et leur
engagement révolutionnaire ainsi que des passages de son journal intime. Au terme de son
20
John L. Austin, Quand dire, c’est faire (How to do Things with Words), Paris, Seuil, 1970.
9
film, il apparaît que Macarena Aguiló n’a pas supprimé la douleur d’une enfance marquée
par l’absence de ses parents mais en réunissant les paroles, les photos et les lettres, elle a pu
combler le vide, peut-être plus intolérable que l’abandon lui-même, qu’avait laissé
l’absence de mise en récit. Des lettres de ses parents qu’elle a reçues pendant ces années,
elle fait un livre, dont elle donne une copie à sa mère. Bien que le passé ne puisse être
refait, il est possible de lui en donner un sens pourvu qu’on le considère. C’est ce que
suggère la dernière phrase de son film : « Le vide est un chemin qui se remplit seulement
en le parcourant. »
Les interrogations que Macarena Aguiló soulève sur les aspects privés et
controversés de la vie des résistants (faire passer leur engagement révolutionnaire avant
tout, quitte à abandonner momentanément leurs enfants) nuancent la représentation
héroïque de la lutte antidictatoriale. Les sacrifices de l’engagement apparaissent d’autant
plus problématiques que la révolution n’a jamais pu être menée à son terme et que le pays
pour lequel les miristes se sont battus a peu à voir avec le Chili actuel. De même, le travail
de mémoire d’Alejandra Carmona est indissociable d’un doute quasi hyperbolique qui
guide sa recherche sur le passé et l’amène à s’interroger sur le sens de l’engagement de son
père : « Ce sacrifice valait-il la peine ? se demande-t-elle. Est-ce que ça valait la peine de
mourir ou de s’exiler pour des idées dont personne ou presque ne se souvient ? » (Cette
question des sacrifices est un leitmotiv de Rue Santa Fe de Carmen Castillo.) Comme
Macarena Aguiló, la réalisatrice questionne les anciens militants miristes et amis
d’Augusto sur le sens de leurs actions et de leurs vies engagées. Elle déplace ainsi le point
de vue traditionnel sur la dictature et échappe aux dangers signalés par Elizabeth Lira, qui
craint que les Chiliens ne deviennent « piégés par le devoir de commémorer une tragédie,
au risque d’oublier le sens des vies de ceux qui sont morts dans ces circonstances21 ».
A travers leurs films, Alejandra Carmona, Germán Berger et Macarena Aguiló
témoignent d’une progression dans le processus de réparation qu’ils ont engagé avec leurs
passés et d’une capacité à tirer de l’Histoire des enseignements moraux. En défendant
l’imagination, le poétique et des valeurs telles que la fraternité, l’amour, et la fidélité dans
la parole donnée à l’autre, ils rompent implicitement avec les valeurs marchandes du
néolibéralisme et essaient de réinsuffler du rêve dans un pays divisé. Alejandra Carmona,
qui tente de « tout réinventer de nouveau », se demande : « Lorsque je me rapproche de
l’histoire de mon pays, je réalise le traumatisme qu’il y a eu ici. Santiago m’apparaît
comme une ville de survivants. Retrouverons-nous un jour cette vie entière que nous avons
menée ? » Germán Berger s’est « entouré de personnes très nobles » et se « débarrasse »
peu à peu « de la rage causée par la perte » de son père. Et Macarena Aguiló déclare à la fin
de son film : « Pendant longtemps, l’amour le plus fort que je ressentis fut lié à ces lettres, à
cet immense invitation à l’engagement, abandonné en cours de route, qui m’a donné peutêtre ce que je peux donner aujourd’hui. »
21
Elizabeth Lira, « Chile: Dilemmas of Memory », dans Francesca Lessa et Vincent Druliolle (éd.), The
Memory of State Terrorism in the Southern Cone: Argentina, Chile and Uruguay, US, Palgrave Macmillan,
2011, p. 126.
10
Dans un article paru en 2000, Nelly Richard se demandait : « Où devons-nous aller
chercher ce travail critique d’un exercice de la mémoire 22 ? » Il me semble que les
documentaires autobiographiques que nous avons mentionnés offrent une réponse à
l’inquiétude de l’historienne en ce qu’ils interrogent activement le passé, cherchent une
représentation à ce qui n’a pas été dit, en révèlent les plaies encore ouvertes, sans pour
autant « monumentaliser » la mémoire. En acceptant de réévaluer le passé, ces cinéastes
contournent les écueils d’une glorification de la lutte antidictatoriale, d’un culte nostalgique
du passé auxquels n’avait pas échappé l’art militant de la gauche tout en refusant de se
cantonner au seul rôle de « victimes » de la dictature.
Parce qu’ils sortent d’une confrontation idéologique conduisant à un excès ou à une
répression de la mémoire, Alejandra Carmona, Germán Berger et Macarena Aguiló sont les
exemples vivants que seule une juste mémoire peut permettre une « réconciliation ». Dès
lors, les témoignages présents dans leurs films possèdent une forte réflexivité politique : ils
révèlent les « erreurs de la Concertación et de sa stratégie de limiter la vérité et la justice,
face aux tensions entre les associations des droits de l’hommes et les menaces des forces
armées 23 ». Comme le dit l’avocate Carmen Hertz dans Mi Vida con Carlos : « Notre
société doit impérativement prendre conscience de son passé si elle veut le surmonter, et
non plus l’enterrer comme elle l’a fait jusqu’à présent. »
22
Nelly Richard, « La transition politique au Chili… », art. cité, p. 181.
Ana Ros, The Post-Dictatorship Generation in Argentina, Chile, and Uruguay, États-Unis, Palgrave
Macmillan, 2012, p. 118.
23
11
ANNEXE :
Voir le Chili invisible
Entretien avec Carmen Castillo, 15 octobre 2012
Juliette Goursat : Comment le projet de Rue Santa Fe a-t-il commencé ?
Carmen Castillo : C’est la rencontre avec Manuel Díaz – mon voisin qui m’a sauvé la vie –
qui a déclenché l’écriture du film. Je l’ai vécue en 2002. Avant de rencontrer Manuel, je
n’avais pas l’intention de faire un film. J’étais venue au Chili filmer mon père pour un
documentaire qui s’appelle Le Chili de mon père. Alors que je faisais ce film, Silvia, que
l’on voit dans Rue Santa Fe, et son fils Pedro m’ont dit : « Il faut que tu viennes parce que
les gens se souviennent. » Ce sont toujours les jeunes, comme Pedro, qui m’entraînent vers
la mémoire. J’étais déjà venue dans la rue Santa Fe, mais je n’étais jamais restée, je n’avais
jamais frappé aux portes, ni parlé aux voisins, jusqu’à ce jour, où Silvia et son fils Pedro
m’entrainent. J’ai demandé à l’équipe de Chiliens avec qui je faisais l’autre film de venir
avec moi et de filmer avec une certaine distance et beaucoup de délicatesse, tout ce qui se
passait. On peut dire, avec mon regard d’aujourd’hui, que j’avais l’intention de faire
quelque chose, mais je ne savais pas quoi. C’est le troisième ou quatrième jour de ces
visites que s’est produite cette rencontre avec Manuel. Elle a eu lieu exactement comme
elle est filmée : elle n’est pas mise en scène du tout ; elle est le rêve du cinéma
documentaire : quelque chose qui se passe devant la caméra. À partir de cette rencontre, il a
fallu cinq ans de travail, entre les difficultés d’obtenir les financements et l’utilisation de
tous les moyens du bord.
J. G. : Vous montrez dans Rue Santa Fe que c’est à partir de la rencontre avec
Manuel que vous commencez à réécrire votre mémoire.
C. C. : Oui, exactement. La rencontre avec lui explique tout. Elle explique que je fasse ce
film, pas pour parler de la mort, mais des gestes de bien. J’avais réalisé un film sur la
torture, qui s’appelle La Flaca Alejandra, et dans lequel j’avais fait le tour de la question
de la machine à tuer, à travers le vécu d’une femme [Marcia Merino] qui était militante du
MIR, qui a trahi et collaboré avec la dictature. Mais je continuais à être obsédée par cette
question de l’appareil, de la mécanique de la mort. Finalement c’est Manuel qui a renversé
ma tête. Il est devenu pour moi le véritable héros du Chili, parce qu’il est allé chercher sous
les balles, sous le feu, le corps d’une femme, sa voisine qu’il connait à peine, et il considère
ça normal. Il ne revendique pas son action, comme tous les véritables héros. Je me suis dit :
« Il faut que je raconte cette histoire, que ça prenne une forme romantique, populaire, que
tout le monde puisse se poser la question : "A quoi ça sert les vies engagées ? Pourquoi on
vit ? Pourquoi on meurt ?" » Si toute ma mémoire a été habitée, occupée pendant presque
trente ans par le mal, la torture, la disparition, la barbarie, je me suis intéressée à ce
12
moment-là et à partir de là, aux gestes de résistance : qu’est-ce qui fait qu’on a lutté malgré
tout ? Est-ce que c’était inutile ou pas ? Je me suis tournée vers la lumière, qui peut être
aussi dans l’horreur. Dans Rue Santa Fe, je m’intéresse au moteur de la résistance, et non
plus à l’ennemi, la machine à tuer qui est la dictature. Je traite aussi de la torture en
conséquence mais je ne m’y attarde pas.
J. G. : Vous êtes présente à l’écran dans La Flaca Alejandra et Rue Santa Fe. Quelles
différences faites-vous entre vos deux rôles ?
C. C. : Ce sont deux démarches complètement différentes. Dans La Flaca Alejandra, ma
présence permet juste au spectateur de ne pas être enfermé dans le témoignage d’une
femme qui a collaboré avec la DINA, de se sortir d’elle, de faire rentrer l’à-côté, le horschamp, les questions, de rappeler l’histoire. Mais dans le cas de Rue Santa Fe, je suis une
protagoniste de l’histoire. Je le dis. Je le montre. Et je raconte certains moments de ma vie
et de ma pensée. Ma présence est naturelle à l’intérieur d’un film choral. Je suis dans une
sorte de position qui fait que je pose des questions qu’eux aussi [les anciens militants
miristes] me posent. C’est effectivement très différent. Je m’utilise parfois dans d’autres
films. Mais dans le cas de Rue Santa Fe, il n’y a pas d’utilisation, il y a une nécessité. Dès
le départ, je savais que ma personne devait être au service du film, de l’émotion et de la
narration. Mais je ne savais pas que j’allais trouver autant d’archives sur moi. Cela s’est fait
au fur et à mesure.
J. G. : Vous avez donc trouvé des archives qui vous ont permis de retracer votre
histoire et de réaliser ce film.
C. C. : Les archives sont arrivées plus tard. Et effectivement, elles ont permis que j’existe.
Au départ, je ne les avais pas. Les archives, c’est comme toujours, quand tu te mets à
travailler, tu tires un film et le miracle opère... Lors du retour en juin 1987, lorsque j’ai reçu
une autorisation pour voir mon père, je savais que j’avais été filmée. Mais, je ne savais pas
pour certaines archives qu’elles existaient. Il a fallu retrouver les journalistes : tous les
documents que j’ai trouvés sur les années 1980, c’étaient les résistants qui filmaient. Ce
n’était pas la télévision de Pinochet. Dans Rue Santa Fe, j’ai utilisé des images de
Macarena Aguiló – tournées lors de l’hommage à Miguel Enriquez au stade Victor Jara
en 2004 –, et d’autres cinéastes militants, par exemple de Pablo Salas. J’ai tenu à acheter
les images tournées par tous les cinéastes, vidéastes pendant les années de dictature. J’ai
voulu rémunérer ce travail qui avait toujours été volé, et jamais rémunéré. Rue Santa Fe a
permis de faire un travail d’archive assez important pour la mémoire collective du Chili.
13
J. G. : Est-ce que la réalisation du film a joué un rôle important dans la
transformation de votre regard sur le Chili ?
C. C. : Tout à fait. Rue Santa Fe m’a ouvert le Chili invisible. Ça ne m’a pas du tout
réconciliée avec le pays des vainqueurs. Au contraire, ça m’a permis d’être plus lucide
encore sur ce pays très libéral. Je ne savais pas que la mémoire des vaincus était aussi forte,
aussi présente, et qu’elle était l’énergie de l’histoire. J’ai lu Walter Benjamin après. Et
pourtant tout est dit par Walter Benjamin. Tout ce que j’ai pensé, ce qui m’a motivée, ce
qui m’a fait faire ce film, c’est de dire que l’esprit révolutionnaire ne peut pas être tué, qu’il
ne disparaît pas. Dans les luttes aujourd’hui, au Chili, contre le système, la présence des
vaincus est énorme, gigantesque.
Les anciens militants du MIR, mes amis sont insérés dans le présent. Comme ils font des
choses dans les quartiers populaires, c’est à travers eux que j’ai rencontré les nouveaux
collectifs. Grâce aux protagonistes, j’ai aussi rencontré des camarades restés au pays ou qui
étaient revenus, et les nouvelles générations. Et j’ai noué des amitiés qui remontent jusqu’à
aujourd’hui. Le Chili s’est peuplé au fur et à mesure que je faisais le film. Et comme
l’amitié et les rencontres ont besoin de temps, la confiance et la légitimité se sont créées
petit à petit entre moi et ce pays invisible. On ne le voit pas ce Chili-là, il faut traverser les
murs. Ce ne sont pas des murs physiques, mais des murs d’autant plus difficiles à traverser
qu’ils sont faits par le système. Si je suis active au Chili politiquement, c’est parce qu’avec
mon instrument qui est de filmer, de montrer des films, de transmettre, je peux être liée au
mouvement des lycéens, des étudiants de la gauche radicale. Je peux continuer à être une
aide politique aussi dans mon pays. Ce film ne pouvait donc jamais être nostalgique parce
qu’il est fait au présent. Même si les jeunes apparaissent à la fin du récit – parce que c’est
une histoire – c’est avec eux que j’ai travaillé depuis 2003. Rue Santa Fe a correspondu à
une période où je retrouve mes amis. C’est une leçon de réalité, de puissance politique
gigantesque. Socialement, je n’étais pas intéressée par la Transition.
J. G. : Vous ne vous reconnaissiez pas du tout dans la Transition ?
C. C. : Pas du tout. C’était l’amnésie. La mémoire des vaincus n’était pas digne d’être
remémorée. C’est lamentable d’avoir mis autant de temps pour ériger une statue de
Salvador Allende24. Les gens considèrent que la Transition est finie, mais elle ne l’est pas.
Il n’y a pas de légalité au Chili. On est encore sous la constitution de Pinochet, son système
binominal, son système économique ultralibéral et son système de communications. Il y a
eu des avancées, mais on n’est pas encore à pouvoir dire qu’il y a une vraie connaissance
de l’histoire des vaincus comme elle le mérite. Non pas encore... Cette mémoire n’est pas
présente dans les écoles, à travers les ministères, dans les lieux de mémoire. C’est quelque
chose qui a été gardé comme un secret, un trésor dans les territoires populaires par le
24
Une statue de Salvador Allende a été inaugurée en 2000 sur la Plaza de la Constitución, devant La Moneda.
14
peuple. Et c’est ça que j’ai appris. J’ai appris que malgré l’amnésie obligée, la mémoire des
vaincus est là. Elle est fierté.
J. G. : Quelle est l’image du MIR à la télévision ?
C. C. : L’image du MIR : c’étaient des terroristes... C’est moins vrai maintenant, mais
disons que ce sont des extrémistes, responsables du coup d’État, des gens peut-être assez
héroïques mais jeunes et fous qui sont morts pour rien... Récemment, il y a une série qui a
été diffusée à la TVN [Televisión Nacional de Chile] qui s’intitule Los Archivos del
Cardenal. Il y a la figure d’un militant, qu’on pourrait dire du MIR ou du Front Patriotique.
On ne sait pas très bien. C’est un garçon assez fou, il n’est pas très politique. Nous, on était
vraiment politiques. À la télévision, parfois ils peuvent mettre un protagoniste qui est lié à
la lutte de résistance, mais c’est toujours une caricature. Dans Rue Santa Fe, c’est nous qui
parlons, donnons le rythme, faisons appel à des paradoxes, à des critiques, des souvenirs.
J’étais totalement consciente que je faisais du cinéma et voulais faire un film pour tout le
monde. Donc il me fallait un récit, de l’émotion, des protagonistes. Il me fallait être au plus
près de la vérité : la mienne et celle de les autres. Il me fallait être hors hommage, hors
discours, hors complaisance.
J. G. : Le film d’Alexandra Carmona, En Algún Lugar del Cielo, vous a-t-il inspirée ?
C. C. : Enormément. J’ai été très inspirée par l’histoire de son père, de cette fille exilée
d’une autre génération qui nous interroge. J’ai connu Alejandra après avoir vu son film.
Vous l’avez remarqué, il y a des croisements car Gladys Díaz, présente dans En Algún
Lugar del Cielo, est l’une de mes amies. Elle est une protagoniste essentielle de La Flaca
Alejandra et de Rue Santa Fe.
J. G. : Vous vous posez les mêmes questions qu’Alejandra Carmona : « Tous ces
sacrifices [du militantisme] valaient-ils la peine ? »
C. C. : C’est vrai, mais comme elle se les pose à partir de l’autre génération, je pense que
cela n’a rien à voir. Je pense que ma question ne m’est pas venue de sa question, de son
film, mais de mon expérience. Si Alejandra se pose directement la question des sacrifices et
nous la pose, le cheminement de ma propre expérience par rapport à cela est antérieur. Je
crois vraiment que les mères militantes se sont posé la question de différentes manières,
mais depuis le début.
J. G. : Les femmes ont-elles été plus critiques envers le MIR que les hommes ?
C. C. : Non... Là-dessus, il faut creuser un peu... Le film de Macarena Aguiló, El Edificio
de los Chilenos, montre bien que le père qui intervient à la fin [Teo Saveedra] est beaucoup
plus dur que certaines d’entre nous. Au moment où nous avons fait le choix d’être des
15
femmes militantes et des combattantes à part entière, nous nous sommes posé la question
de la maternité et de quoi faire avec les enfants. La position critique de Teo Saveedra dans
le film de Macarena est toutefois différente de la nôtre. Donc c’est complexe.
Majoritairement les femmes ont perçu, depuis le début, dans leur chair, ce que le
déchirement impliquait et d’autant plus fortement que les enfants ont manifesté des
blessures irrémédiables. Mais des hommes ont eu des phrases aussi dures que celles que
peuvent avoir les femmes. Teo Saveedra dit exactement la même phrase que moi dans Rue
Santa Fe : « On n’a jamais pu faire aussi mal. » Il y a donc la même conscience chez les
hommes, comme l’explique aussi le père de Macarena.
J. G. : Pourquoi avez-vous décidé de parler du film El Edificio de los Chilenos de
Macarena Aguiló dans Rue Sante Fe?
C. C. : Je connais Macarena depuis qu’elle est toute petite. Je l’ai retrouvée comme cinéaste
en 2004 et je lui ai laissé la place. Elle filmait la question de la maternité, et posait des
questions d’autant plus fortes qu’à ce moment-là, je n’avais pas encore écrit que je
traiterais du problème de l’abandon des enfants à ce point. L’idée m’est venue parce qu’elle
filmait et nous filmait. Je l’ai intégrée comme protagoniste de notre histoire parce qu’elle
nous posait des questions qu’il m’intéressait de garder dans le film. Mais Macarena a fait
son film totalement indépendamment de Rue Sante Fe. Au moment où je faisais le film,
elle avait déjà beaucoup tourné.
J. G. : Comment Rue Sante Fe a-t-il été reçu au Chili ?
C. C. : Le film a été un instrument, un outil pour inscrire la mémoire du MIR dans la
société chilienne dans les limites imposées par un pays où la culture et le cinéma sont sous
l’emprise du marché. J’ai voulu faire l’avant-première dans le plus grand cinéma de
Santiago, inviter tous les protagonistes, les familles, les habitants des bidonvilles, les
voisins de la rue Santa Fe, les parents des disparus, faire une énorme projection symbolique
pour dire que l’histoire du MIR fait partie de l’histoire nationale, qu’elle a été effacée mais
qu’elle existe. Il y a très peu de livres sur le MIR, même si certains commencent à paraître.
La nouvelle génération commence à faire des thèses. Il y a quelques témoignages directs
qui sont publiés mais il n’y a pas une histoire ou des histoires rigoureuses, travaillées. Lors
de sa présentation à sa sortie au Chili, Rue Santa Fe avait pour signification d’incarner la
mémoire du MIR dans la société chilienne, la faire exister. A partir de là, on a
immédiatement, le même jour que cette sortie forte au cinéma, fait 10 000 DVD de très
bonne qualité qu’on a vendus à très bas prix partout dans les kiosques à journaux pour que
les gens copient le film, le voient. Ensuite, on a fait beaucoup de débats partout au Chili
pour que le film aide à la construction de la mémoire collective du pays. L’accueil
médiatique a été énorme parce que le film venait de la sélection officielle de Cannes25.
25
Rue Sante Fe a été sélectionné au Festival de Cannes en 2007, dans la section « Un certain regard ».
16
C’est pourquoi toute la presse et la télévision en ont parlé. Peut-être que sans cela, la sortie
n’aurait pas été la même.
J. G. : Le rôle du documentaire dans la consolidation de la démocratie au Chili est
donc très important.
C. C. : Oui, nos travaux de documentaristes remplissent un rôle très important au Chili
comme le dit Patricio Guzmán. Ils ne sont pas nécessairement vus à la télévision mais on
peut se les procurer, ils circulent. Ils racontent une histoire qui n’est pas racontée. Mais il y
a encore beaucoup à faire. Par exemple, on se bat en ce moment dans l’association de
documentaires, l’ADOC [Asociación de Documentalistas de Chile26], pour avoir un lieu qui
accueille les cinéastes – une petite salle dans laquelle on puisse à la fois montrer notre
travail, discuter, faire comprendre quelles sont les distinctions entre le documentaire et le
reportage. Il faut vraiment batailler dur pour arriver à faire comprendre que le
documentaire, c’est du cinéma. Deuxièmement, il faut se battre tous les jours, et on est loin
d’avoir gagné, pour que les films passent à la télévision. Mais, dans un pays amnésique qui
ne fait pas un travail appuyé et fort depuis les institutions, la raison d’être du documentaire
est de construire l’histoire contemporaine. Le documentaire, c’est à la fois de l’information,
de la réflexion, et de l’émotion. Dans la société chilienne, où les médias sont totalement
sous l’emprise du marché, et où il n’y a que du virtuel, du rapide, l’espace documentaire est
un espace-temps qui n’a pas encore une distribution suffisamment grande mais qui a un
rôle essentiel.
26
L’ADOC a été créée en 2000 par un groupe d’individus (Ignacio Agüero et Cristián Leighton entre autres)
qui voulurent « repositionner le documentaire » après une longue période d’« obscurantisme audiovisuel ».
Voir leur site à l’adresse suivante : <http://www.adoc-chile.org/wp/>.
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