Commander « par la pensée » avec les interfaces
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Commander « par la pensée » avec les interfaces
« par la pensée avec les » interfaces cerveau- ordinateur ? Anatole Lécuyer est directeur de recherche à l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (Inria)1, dont il est responsable de l’équipe Hybrid du centre de recherche de Rennes. Spécialiste de la réalité virtuelle, ses principaux travaux et recherches portent sur l’interaction en trois dimensions avec les environnements virtuels, les interfaces haptiques et les interfaces cerveau-ordinateur, thème de ce chapitre. Il est impliqué dans de nombreux programmes de recherche collaborative. Il est éditeur associé à plusieurs revues dans ce domaine, et membre du comité d’administration de l’Association Française de Réalité Virtuelle. Pour découvrir le domaine de la réalité virtuelle et ses technologies, entrons dans la salle immersive appelée Immersia, toute dernière génération de réalité virtuelle, du Centre de Recherche de Rennes (Figure 1A). L’une des plus grandes au monde, elle mesure dix mètres de large, quatre mètres de haut, et quasiment quatre mètres de 1. www.inria.fr profondeur. On peut y être immergé dans un monde 3D en stéréoscopie2 avec un effet holographique saisissant. Tout s’y passe comme si vous aviez un écran de cinéma en 3D en face, mais aussi à droite, à gauche et sous vos pieds, et vous voyez en relief tout autour de vous. 2. Impression du relief dans des images à deux dimensions. D’après la conférence d’Anatole Lécuyer Commander Chimie et technologies de l’information A B Figure 1 A) La salle immersive Immersia (Inria/IRISA, Rennes) ; B) exemples d’applications de la réalité virtuelle : en médecine, dans la conception industrielle, pour le divertissement… 18 C D Il est de plus possible d’interagir avec cet environnement virtuel, avec des interfaces à retour d’effort3, c’est-à-dire à retour tactile, pour sentir ou toucher des objets virtuels, avec du son spatialisé qui accompagne. pièces d’avions. Les technologies de réalité virtuelle permettent de réaliser des maquettes virtuelles en échelle 1 avant de passer sur des maquettes réelles. La Figure 1D montre une application dans le domaine du divertissement Citons quelques applications de la réalité virtuelle et de ses technologies. La Figure 1B donne un exemple en médecine, dans le domaine des simulateurs médicaux, qui permettent à des chirurgiens de s’entraîner sur des patients virtuels avant d’aller opérer un patient réel. La Figure 1C donne une application industrielle avec la simulation de l’assemblage pour la conception d’automobiles ou de On trouve encore bien d’autres domaines d’applications tels que la conception en architecture ou en urbanisme, avec la visite de bâtiments virtuels, ou encore la création artistique, notamment dans les jeux vidéo. Il existe dès à présent de nombreuses manières d’interagir avec ces mondes virtuels. 3. Les interfaces à retour sensoriel ou retour d’effort permettent de ressentir la position et les mouvements, les forces exercées (collisions, poids, viscosité), à l’aide de capteurs proprioceptifs situés dans les muscles et les tendons. Ce chapitre porte sur les interfaces cerveau-ordinateur (Figure 2F), mais mentionnons qu’il existe de nombreuses Le domaine de la réalité virtuelle donne lieu à plusieurs axes de recherche par l’équipe Hybrid de Rennes (Figure 2)4. 4. www.inria.fr/equipes/hybride A D corps (Figure 2C). Ce dernier type d’interface, illustré par le dispositif JOYMAN, où le corps est directement utilisé pour interagir en se penchant vers la droite, la gauche, en avant, en arrière, permet de naviguer facilement et simplement C B Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? autres manières d’interagir avec un monde virtuel. On peut par exemple interagir avec ses yeux via une interface visuelle (Figure 2A), avec ses mains via l’interface haptique (qui concerne la sensibilité cutanée, Figure 2B), avec son E F Figure 2 Exemples de recherche en réalité virtuelle : le FlyVIZ (A), un siège haptique (B), une interface de locomotion JOYMAN (C), simulation et interaction haptique avec des liquides (D), interaction en environnements collaboratifs (E) et interface cerveau-ordinateur (F). 19 Chimie et technologies de l’information dans le monde virtuel. Cette application a été développée et brevetée par notre équipe de recherche ; elle peut être utilisée dans le domaine de la réhabilitation ou de la rééducation motrice, dans des conditions contrôlées et sécurisées, pour ré-entraîner à la posture ou travailler le sens de l’équilibre. Notons qu’elle peut aussi être utilisée pour s’amuser à faire du ski virtuel. Ces interfaces permettent aussi de collaborer à distance (Figure 2E). On appelle un système « CAVE » notre espace immersif dédié à la recherche dans le domaine de la réalité virtuelle à Rennes. Le CAVE de Rennes peut être en interaction en temps réel avec le CAVE d’une équipe partenaire à Londres, avec deux utilisateurs immergés dans un monde virtuel utilisant un effet stéréoscopique, c’est-à-dire avec des images en relief sur l’écran (comme au cinéma 3D) grâce à des lunettes. On peut ainsi travailler en équipe à distance sur des applications de visualisation scientifiques, interagir sur des données complexes en interaction avec des données scientifiques. 1 Les interfaces cerveau-ordinateur 1.1. Le fonctionnement Figure 3 20 Principe d’une interface cerveauordinateur ou Brain-Computer Interface. La particularité de l’interface cerveau-ordinateur (« Brain Computer Interface », BCI en anglais) est que dans ce type d’interaction, le sujet peut rester immobile, totalement statique, et l’interaction se fait uniquement via l’activité cérébrale. Une interface cerveau-ordinateur est donc un système de communication, de transmission d’informations, dans lequel les messages, les commandes ou les informations sont envoyés uniquement à partir de l’activité cérébrale (Figure 3). Dans l’activité cérébrale, c’est l’activité électrique qui est utilisée ; elle correspond aux échanges de courant électrique entre les neurones du cerveau. Cette activité électrique neuronale varie selon les régions du cerveau en fonction de l’activité cognitive, et selon les fonctions cognitives qui sont impliquées : les courants et localisations sont différents selon que l’on utilise les aires visuelles, les aires auditives ou les aires motrices du cerveau. Cette activité électrique est mesurée à la surface du crâne en utilisant les systèmes d’électroencéphalographie utilisés en médecine (EEG) : ce sont des électrodes réparties sur la surface du crâne avec un bonnet à électrodes. Les signaux électriques enregistrés à la surface correspondent indirectement à ce qui se passe à l’intérieur du crâne dans l’activité électrique du cerveau. 1.2. Analyse de l’activité cérébrale : signaux et traitements des signaux EEG La Figure 4 montre un exemple de signaux obtenus par EEG, selon les zones cérébrales concernées. La Figure 4A représente une tête, en vue de dessus avec six électrodes C3, C4, P3, P4, O1, O2, qui sont C 50 C3 0 50 0 50 500 1000 1500 2000 2500 500 1000 1500 2000 2500 500 1000 1500 2000 2500 500 1000 1500 2000 2500 500 1000 1500 2000 2500 2000 2500 C4 0 A2 A1 C3 P3 O1 C4 50 0 50 P3 0 50 0 20 P4 P4 0 O2 20 0 20 B O1 0 20 0 20 O2 0 Yeux ouverts Yeux fermés disposées au niveau des aires corticales (C3, C4), pariétales (P3, P4) et occipitales (O1, O2) de la tête. Sur la Figure 4B sont représentés les signaux électriques EEG, enregistrés en temps réel à la surface du crâne. Sur les différentes zones, on observe des différences obser vables visuellement en fonction des endroits où l’on place les électrodes. Les courants sont extrêmement faibles (l’unité est le microvolt), et nécessitent un bon amplificateur pour pouvoir les observer. La Figure 4C montre l’influence de l’ouverture et de la fermeture des yeux sur l’EEG. Les yeux sont ouverts au début du tracé ; quand les yeux se ferment, apparaît un phénomène oscillant à 10 hertz, c’est-à-dire dix fois par seconde sur le signal électrique. Ce phénomène sinusoïdal s’appelle l’onde alpha. Ce type d’ondes a été découvert dans les années 1930 par Hanz Berger. Elles 20 0 500 peuvent révéler un état de relaxation. 1.3. Les différentes étapes de la création d’une interface cerveau-ordinateur La Figure 5 donne les différentes étapes qui vont permettre d’utiliser les signaux électriques résultant de l’activité cérébrale pour la réalisation d’une interface cerveauordinateur La première étape est la mesure l’activité électrique du cerveau, à partir des systèmes EEG que nous venons de décrire. Il faut ensuite filtrer ces signaux parasités par beaucoup de bruits environnants, mais aussi par des bruits provenant de l’activité cérébrale. Puis on se focalise sur une information pertinente, c’est-à-dire que l’on extrait de ces signaux très complexes (issus parfois de 200 à 300 électrodes reparties sur la surface du crâne) une partie de signal ayant des caractéristiques pertinentes des signaux émis par le cerveau, 1000 1500 Samples (250 per second) Figure 4 Influence des zones cérébrales concernées sur les tracés électroencéphalographiques (EEG). A) Disposition des électrodes à la surface du crâne ; B) signaux mesurés par les différentes électrodes ; C) EEG enregistré lors de l’ouverture/fermeture des yeux. Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? A 21 Chimie et technologies de l’information 6 1 Retour sensoriel Mesure de l’activité cérébrale 2 Traduction en une commande 4 Filtrage 3 Classification Extraction de caractéristiques Figure 5 Étapes du fonctionnement d’une interface cerveau-ordinateur. 22 5 comme par exemple la bande de fréquence autour de 8 à 10 hertz du rythme alpha signalé précédemment, et l’on se concentre sur cette information. Enregistrée en temps réel, celle-ci est envoyée à un algorithme de classification (c’est-à-dire un ensemble d’opérations mathématiques et d’instructions préalablement mis au point), qui va permettre d’identifier la classe d’activité cérébrale qui peut y être associée. Par exemple, pour le rythme alpha, s’il est très élevé, un tel algorithme va pouvoir détecter que le sujet a peut-être les yeux fermés, ou au contraire qu’il a les yeux ouvert si le rythme alpha est très bas. On peut ainsi traiter d’autres types d’activités cérébrales, par exemple l’imagination de mouvements. Selon que l’on imagine un mouvement de la main droite ou un mouvement de la main gauche, deux zones différentes du cortex moteur sont activées : l’activation est contra latéralisée, c’est-àdire qu’un mouvement imaginaire de la main droite active le cortex moteur à gauche et vice versa. On place donc des électrodes à gauche et à droite au sommet du crâne et on enregistre les activités cérébrales correspondantes, puis on les classifie comme précédemment grâce à un algorithme, comme un mouvement imaginaire soit de la main droite soit de la main gauche. Une fois que ces types d’activités cérébrales sont identifiés et classifiés, elles peuvent être associés et traduites en commandes pour l’ordinateur. Par exemple l’imagination de mouvements de la main gauche ou de la main droite peut être associée à la commande : bouger un curseur de souris vers la gauche ou vers la droite. La dernière étape de la boucle d’interaction est le retour sensoriel vers l’utilisateur, qui peut être visuel, auditif ou tactile. Il permet de vérifier que le système a non seulement bien détecté l’activité, mais aussi compris qu’elle était associée à un mouvement imaginaire de la main à gauche ou à droite (dans notre exemple). Cette dernière étape est fondamentale pour entrer dans une boucle d’apprentissage. En effet, nous avons pu observer que l’entrainement conduisait à un meilleur contrôle de l’activité cérébrale ; mais pour apprendre à mieux contrôler progressivement son activité cérébrale, un retour sensoriel est indispensable. 1.4. Le vocabulaire mental Quelle activité cérébrale peut-on aujourd’hui détecter, et à quel vocabulaire mental arrive-t-on à l’associer pour l’utiliser et interagir avec une inter face cer veau-ordinateur ? Ce vocabulaire est encore limité à des tâches mentales simples, faciles à expliquer et à contrôler comme imaginer un mouvement de la main gauche ou de la main droite. Il est aussi nécessaire que les signaux électriques associés à ces tâches soient relativement faciles à détecter dans les EEG. On classe les activités mentales en deux types, endogènes et exogènes. 1.4.1. Les activités mentales endogènes Prenons comme premier exemple celui de la famille des activités cérébrales dites endogènes, c’est-à-dire celles qui viennent du sujet, de l’utilisateur. On retrouve dans cette famille le calcul mental, la rotation mentale de figures géométriques (comme imaginer faire tourner un objet en 3D), et également l’imagination de mouvements. Le nombre de tâches associées à cette famille que l’on peut détecter dans les signaux EEG est encore peu important (quatre ou cinq tâches maximum). Prenons l’exemple de l’activité cérébrale associée à l’imagination de mouvements Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? Le « vocabulaire mental » utilisable et le nombre de commandes mentales restent aujourd’hui encore relativement limités, et nécessitent une implication, une motivation et une concentration souvent très fortes du sujet intervenant pour que les activités mentales et les tâches mentales qui y sont associées soient détectées dans les signaux EEG de la surface du crâne. des mains gauche et droite. Les études montrent que lorsque le sujet imagine un mouvement de la main droite, le cortex moteur est activé à gauche, alors que pour un mouvement de la main gauche c’est le cortex moteur droit qui s’allume. On peut réussir, après un certain apprentissage du sujet, et en utilisant des algorithmes de classification efficaces, à détecter jusqu’à 90 à 95 % des mouvements imaginés mentalement. Malheureusement, plus généralement on n’en détecte encore que 60 à 70 %. Les signaux électriques identifiés sont ensuite utilisés pour interagir avec un ordinateur comme on peut le voir sur la Figure 6. Dans cet exemple, le sujet est équipé d’un casque à électrodes EEG, et les signaux sont utilisés pour une application à un jeu de handball où il faut envoyer la balle ou à gauche ou à droite. Une flèche rouge apparaît sur l’écran qui indique au joueur de se concentrer sur un mouvement Figure 6 Jeu de handball en réalité virtuelle basé sur l’imagination de mouvements des mains droite et gauche. 23 Chimie et technologies de l’information de la main gauche ou droite pour envoyer la balle dans la direction correspondante. L’image est stéréoscopique et le joueur est équipé de lunettes adaptées. 1.4.2. Les activités mentales exogènes La seconde famille d’activités mentales qui peut aujourd’hui être utilisée et exploitée pour des interfaces cerveau-ordinateur est celle des tâches dites exogènes. Dans ce cas, les activités mentales du sujet sont des réponses ou des réflexes de son cerveau à des stimulations extérieures (exogène = « de l’extérieur »). Le sujet est stimulé, le plus souvent visuellement, mais également via d’autres modalités sensorielles, et son cerveau va réagir. Dans l’exemple étudié ici, la stimulation est visuelle, les signaux cérébraux que l’on retrouve après cette stimulation sont ce qu’on appelle des « potentiels évoqués du type SSVEP », que nous allons expliquer dans ce qui suit. 24 Si le sujet observe un objet ou un flash lumineux qui clignote à une certaine fréquence, par exemple de 7 hertz (7 fois par seconde), quand on place des électrodes sur la partie arrière de son crâne, près de ses aires visuelles, au-dessus de son cortex visuel, et que l’on analyse la fréquence des ondes électriques émises par son cerveau, on retrouve des signaux de fréquence 7 hertz. La fréquence des ondes lumineuses captées par l’œil est donc passée via le nerf optique dans le cortex visuel, et on la retrouve dans l’activité électrique du cortex visuel que l’on mesure via les électrodes. Dans ce cas, sur l’EEG du cortex visuel de la Figure 7, on peut voir clairement une forte augmentation de la puissance de la bande de fréquence 7 hertz. On y observe aussi les fréquences harmoniques à 14 et 21 hertz. Ce signal peut donc ensuite être utilisé pour concevoir des interfaces cerveau-ordinateur basées sur la réponse cérébrale à une stimulation extérieure modulée en fréquence. Un exemple d’application est donné par le jeu vidéo « Mineshooter » développé entre 2009 et 2013 par notre équipe dans le cadre d’une recherche soutenue par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), en collaboration notamment avec la Société de jeu vidéo UBISOFT (Figure 8). Ce jeu vidéo est contrôlé par l’activité cérébrale SSVEP (« Steady State Visually Evoked Potentials ») résultant d’une stimulation visuelle (flashs). Le joueur doit se concentrer sur des cibles lumineuses qui clignotent à trois fréquences différentes, par exemple 5, 7 et 8 hertz. Si le joueur se concentre sur l’une de ces cibles, la fréquence correspondante se retrouve dans les ondes émises par son cerveau, et il peut à partir de ce signal activer une commande vers la cible qu’il regarde, par exemple, dans le cas de notre jeu inspiré du célèbre « Space Invaders » : aller à gauche, aller à droite et tirer sur une vaisseau spatial ennemi. L’entraînement permet assez rapidement au joueur de bien contrôler son activité mentale et d’être efficace. Stimulation visuelle exogène : potentiels évoqués visuels et EEG associé. Figure 8 Jeu vidéo « Mineshooter » contrôlé par l’activité cérébrale de type SSVEP. 2 Applications et enjeux des interfaces cerveau-ordinateur 2.1. Applications En dehors des applications ludiques prises précédemment pour exemples dans les deux grandes familles d’activités mentales, quelles sont les applications possibles de ces interfaces cerveau-ordinateur ? Historiquement les applications de ces interfaces ont été recherchées pour le domaine du handicap, que ce soit pour retrouver un moyen de communication pour des patients paralysés prisonniers de leur enveloppe corporelle, ou pour retrouver une motricité avec des fauteuils roulants, des prothèses, des orthèses, pilotés par l’activité cérébrale, et notamment celle des aires motrices (Figure 9). Aujourd’hui, il existe de nombreux prototypes dans cette ligne de recherche ; quelques systèmes sont même commercialis é s , not amment des éditeurs de textes pilotés par l’activité cérébrale. Des vidéos très impressionnantes sur des prototypes de ce type sont consultables sur Internet. Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? Figure 7 Le domaine du multimédia et du divertissement, avec les jeux vidéo ou la réalité virtuelle, s’est intéressé aux applications de cette nouvelle manière d’interagir avec des ordinateurs qui introduit une manière de jouer, et une sensation de jeu différentes. Mais la possibilité d’interagir sans bouger, uniquement à partir de l’activité cérébrale, a aussi été utilisée pour contrôler une multitude d’objets tels que des robots, des véhicules, des téléphones portables, etc., même si aujourd’hui on est encore très loin des performances obtenues avec un clavier ou une souris. 25 Chimie et technologies de l’information Figure 9 Exemples d’applications des interfaces cerveau-ordinateur : pour le handicap (communication, motricité), le multimédia (jeux, réalité virtuelle) ou le contrôle (robot, véhicule, téléphone). 26 2.2. Évolution du matériel Deux types de systèmes sont actuellement utilisés : −− les systèmes non invasifs, qui sont les systèmes précédemment présentés, utilisant des électrodes posées à la surface du crâne pour enregistrer les signaux électriques (Figure 10) ; −− les systèmes invasifs utilisés uniquement dans certains cas et dans certains contextes, notamment pour des patients sévèrement paralysés, pour lesquels les électrodes sont à l’intérieur du crâne. Ces techniques ont déjà été utilisées dans d’autres contextes, par exemple pour la maladie de Parkinson ou pour l’épilepsie. Dans ce cas, l’objectif est de mettre les capteurs (électrodes) parfois très profondément à l’intérieur du cerveau, au plus près de l’activité électrique, pour avoir moins de parasites, moins de bruits que dans la captation de l’activité électrique à la surface du crâne. Les électrodes doivent alors résister à un certain nombre de réactions de l’organisme. On utilise plus fréquemment les systèmes non invasifs, non implantés. La tendance actuelle est d’augmenter le nombre de capteurs, avec des systèmes EEG pouvant aller jusqu’à deux cents, parfois cinq cents capteurs, c’est-àdire cinq cents électrodes réparties à la surface du crâne. Une autre tendance, est d’évoluer vers des systèmes à électrodes sèches, alors que Une autre évolution notable depuis quatre ou cinq ans est le développement des systèmes de casques grand public qui peuvent être achetés directement sur Internet, qui correspondent à un système EEG conçu dans une optique de jeux vidéo. Ces systèmes sont un peu plus fragiles, un peu moins configurables qu’un casque médical, et la qualité des signaux est moins bonne. Cependant le prix de ces casques est beaucoup moins élevé (250 €) que celui des casques médicaux – qui peuvent coûter jusqu’à quinze, vingt ou trente mille euros –, et cela permet aujourd’hui d’envisager la diffusion de ces technologies vers le grand public. D’autres techniques d’analyse de l’activité cérébrale sont en cours d’exploration utilisant d’autres types de capteurs que ceux qui captent l’activité électrique du cerveau. On utilise par exemple l’IRM, l’imagerie par résonance magnétique ou les techniques de spectroscopie infrarouge. Ces techniques s’intéressent à la réponse hémodynamique, c’est-à-dire résultant d’autres changements (oxygénation et désoxygénation) du cerveau, qui sont révélatrices de manière indirecte de l’activité cérébrale. Figure 10 Évolution du matériel utilisé pour les interfaces cerveau-ordinateur. Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? toutes les électrodes jusqu’à présent sont utilisées avec du gel pour assurer la conductivité et la bonne captation de l’activité électrique. Quelques systèmes à électrodes sèches commencent à diffuser sur le marché. 3 L’avenir des interfaces cerveauordinateur : les défis scientifiques 3.1. Les défis scientifiques Il faut d’abord mieux connaître le cerveau, mieux comprendre son activité électrique pour encore enrichir le vocabulaire mental. Ces travaux de recherche en neurosciences concernent l’électrophysiologie, la neurophysiologie5 et 5. L’électrophysiologie est l’étude de l’activité bioélectrique des tissus vivants, en particulier des tissus nerveux et musculaires ; la neurophysiologie est la discipline qui étudie le fonctionnement des éléments nerveux et de leurs ensembles. 27 Chimie et technologies de l’information aussi la neurochimie cérébrales. Il faut ensuite améliorer les capteurs, les électrodes, les systèmes matériels, dont nous avons vu quelques exemples, pour les rendre plus efficaces, moins encombrants, plus faciles à utiliser, et avec un ratio signal sur bruit plus élevé. Ces recherches concernent l’électronique et la microélectronique du système embarqué, dans laquelle la chimie joue elle aussi un rôle. Il faut aussi améliorer l’identification et la classification des signaux cérébraux , ce qui nécessite des recherches dans le domaine du traitement du signal, pour mieux filtrer, mieux extraire et mieux classifier les signaux électriques du cerveau, car aujourd’hui on arrive rarement à avoir des systèmes qui reconnaissent 100 % du temps et 100 % des fois la bonne activité cérébrale de l’utilisateur. De plus, nous avons vu que l’on ne sait encore récupérer que deux, trois ou quatre commandes mentales, ce qui est encore peu. Il faut concevoir des systèmes intelligents, des simulations, des robots, des fauteuils roulants qui soient eux-mêmes intelligents et qui compenseront le faible nombre de commandes mentales dont nous disposons. Ces recherches relèvent du domaine de l’interaction homme-machine, pour rendre aussi l’usage plus intelligent. 28 Enfin, il faut développer les applications, notamment le transfert vers les patients, vers les utilisateurs qui en ont réellement besoin, les personnes handicapées. Il faut donc beaucoup de recherches cliniques en collaboration avec des médecins pour valider et transférer ces technologies vers le patient. 3.2. Les interfaces cerveauordinateur en France Les projets dans le domaine des interfaces cerveau-ordinateur en France ont commencé vers 2005, et notre équipe de Rennes y a participé activement. Le premier projet collaboratif sur les interfaces cerveauordinateur en France est le programme OpenViBE que j’ai piloté, qui a démarré en 2005 et qui s’est terminé en 2009. Il portait sur l’application de ces technologies à l’handicap et l’assistance aux personnes handicapées, et avait pour objectif de déboucher sur un logiciel « open source », libre et gratuit pour la communauté scientifique (Figure 11). Il rassemblait plusieurs équipes p ar tenair e s , not amment celles du CEA, de l’INSERM, du GIPSA-Lab6, de Orange (à l’époque France Télécom), ainsi que l’association française contre les myopathies, qui se sont associés pour la première fois afin d’étudier ces technologies de manière collaborative. Ce programme coopératif a débouché sur la réalisation d’un logiciel appelé OpenViBE, devenu depuis un standard mondial dans la communauté scientifique C’est un des logiciels les plus utilisés dans ce domaine, et c’est notre équipe à l’Inria qui l’entretient et le 6. Grenoble Images Parole Signal Automatique. Utilisation du logiciel Open-ViBE. développe pour la communauté scientifique internationale. Ce logiciel téléchargeable est en accès libre et gratuit, et son utilisation ne nécessite que de disposer d’un casque à électrodes. Il permet donc de démarrer une activité scientifique dans ce domaine. Il faut acquérir des connaissances de base relativement complexes, mais il est possible de démarrer avec les exemples d’OpenViBE, qui est un logiciel relativement simple à utiliser avec une interface (Figure 12). Le deuxième projet scientifique qui a pris le relais était OpenViBE2, dont l’objectif était de tester ces technologies dans le domaine également extrêmement contraint du jeu vidéo. Ce programme associe à nouveau l’Inria avec le CEA, l’INSERM, le GIPSA-Lab, le laboratoire CHART, CLARTE, et cette fois des industriels du jeu vidéo pour tester le potentiel de ces technologies. Il s’agit d’Ubisoft, qui est l’un des grands éditeurs mondiaux et français du domaine, ainsi que deux studios de développement de jeux vidéo : Black Sheep Studio et Kylotonn Games. Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? Figure 11 Dans ce contexte, nous avons développé des jeux, d’abord amusants puis des jeux sérieux, les « serious games », qui sont par fois des jeux à vocation thérapeutique. Par exemple nous avons Figure 12 Interface graphique du logiciel Open-ViBE. 29 Chimie et technologies de l’information développé un jeu sérieux pour soigner des enfants qui souffrent de déficit attentionnel ou d’hyperactivité, syndrome bien connu des psychiatres et difficile à traiter dans bien des cas. Dans un autre contexte, pour voir dans ce cas son dessin animé, il lui faudra se concentrer et augmenter son rythme cérébral dû à l’attention, sinon le dessin animé est flouté et il perdra la visibilité sur le film. Dans ce dernier exemple, nous utilisons des techniques de « neurofeedback », c’est-àdire que l’activité cérébrale du cerveau de l’enfant est captée et ensuite utilisée pour entraîner l’enfant à corriger les activités à priori « anormales » de son activité électrique cérébrale en temps réel. À la fin de ce programme, nous avons souhaité aller plus loin dans l’évaluation clinique, médicale de ces technologies. Nous avons donc engagé un programme transdisciplinaire appelé HEMISFER (expérimenté à Rennes), où nous travaillons sur le neurofeedback et la rééducation cérébrale. Des médecins de réadaptation et des psychiatres collaborent à ce programme pour le tester sur certains types de pathologies, comme des déficiences motrices mais aussi des troubles psychiatriques. L’utilisation de la réalité virtuelle, de l’EEG, de l’IRM et le neurofeedback pour soigner ces déficiences mentales et motrices, ainsi que les troubles psychiatriques, sont un grand défi du projet HEMISFER à venir. La Figure 13 montre comment cela se passe : l’enfant équipé d’un casque à électrodes est immergé dans une classe virtuelle (développée avec CLARTE). Dans cette classe virtuelle, l’enfant pratique un certain nombre d’exercices pour s’entraîner à se concentrer, et à développer son attention à travers quelques jeux. Par exemple, ici il faut qu’il se concentre ou développe son rythme cérébral attentionnel pour soulever des objets virtuels par la force de la pensée. Figure 13 30 Classe virtuelle créée pour le projet Open-ViBE2. Il faut aussi mentionner qu’en 2012 a été créée la première 4 Des résultats récents et des perspectives d’avenir 4.1. Des interfaces cerveauordinateur multiutilisateurs Un premier axe concerne la possibilité de coupler des interfaces cerveau-ordinateur entre elles, donc de connecter les cerveaux de plusieurs personnes. La Figure 14 montre une des toutes premières interfaces cerveau-ordinateur multiutilisateurs, où plusieurs utilisateurs connectés vont interagir ensemble avec leurs cerveaux, dans une optique soit de compétition soit de collaboration. Par exemple deux utilisateurs s’affrontent ici dans un « duel Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? start-up française pour développer ces technologies appelées « Mensia Technologies ». Cette start-up travaille en coopération avec le laboratoire Inria Rennes. Elle est localisée actuellement à l’Inria Rennes ainsi qu’à l’hôpital la Salpêtrière à Paris et l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM). Cette société se focalise sur les principales applications médicales et de santé des interfaces cerveauordinateur, ainsi que de l’EEG temps réel pour soigner des troubles comme ceux du sommeil ou de l’attention. mental », dans un jeu semblable à celui précédemment présenté du « handball virtuel », où il faut aller marquer des buts à gauche ou à droite. Mais ici, on joue soit ensemble, soit l’un contre l’autre. Quand on joue l’un contre l’autre, l’utilisateur de gauche doit par exemple envoyer la balle à gauche tandis que l’utilisateur de droite doit l’envoyer à droite. Il faut donc mobiliser l’imagination du mouvement de sa main gauche ou de sa main droite en fonction de la direction où l’on veut tirer : un mouvement de la main gauche vers la gauche pour tirer à gauche, puis l’inverse pour la droite. Les deux utilisateurs s’affrontent donc mentalement. 4.2. L’interface cerveauordinateur comme outil d’assistance Un autre axe de développement présente de très belles perspectives, celles de ne plus utiliser l’interface cerveau-ordinateur pour piloter un ordinateur directement, mais d’exploiter l’activité du cerveau pour l’utiliser de manière indirecte. Dans ce cas, on va surveiller et mesurer le cerveau, regarder son activité pour détecter des activités cérébrales qui seront par exemple révélatrices d’une charge cognitive très élevée, Figure 14 Couplage des interfaces cerveauordinateur de deux utilisateurs dans un jeu de handball virtuel. Source : Bonnet L., Lotte F., Lécuyer A. (2013). Two Brains, One Game: Design and Evaluation of a Multi-User BCI Video Game Based on Motor Imagery, IEEE Transactions on Computational Intelligence and AI in Games. 31 Chimie et technologies de l’information Figure 15 Simulateur médical « adaptatif » par interface cerveauordinateur. Source : Lécuyer A., George L., Marchal M. (2013). Toward Adaptive VR Simulators Combining Visual, Haptic, and Brain-Computer Interfaces, IEEE Computer Graphics & Applications, 33(5) : 18-23. ou d’une fatigue mentale, afin d’en tenir compte et d’adapter l’interaction. Cette autre direction de recherche sur les interfaces cerveau-ordinateur dites « passives » ou « implicites » est illustrée sur la Figure 15, qui représente un simulateur médical « adaptatif » pour des chirurgiens qui vont s’entraîner sur des gestes chirurgicaux, ici en l’occurrence pour une biopsie. Il faut chercher une tumeur dans un foie avec une aiguille. Dans ce cas, l’objectif est de surveiller l’activité cérébrale du chirurgien (l’apprenant), et si une surcharge cognitive ou une fatigue mentale est détectée, un système d’assistance visuelle ou haptique est activé, dans le cas présent un guidage pour faciliter la tâche de l’utilisateur. Dès que la charge cognitive redescend, l’assistance est désactivée. L’objectif est de faciliter l’entraînement en intégrant cette dimension adaptative à un système de formation. C’est une première preuve de concept, publiée cette année, de la possibilité de monitorer l’activité du cerveau et l’utiliser en temps réel dans un simulateur de formation en réalité virtuelle. 4.3. Immersion et réalité virtuelle 32 On sait aujourd’hui que la notion de retour sensoriel est fondamentale dans les systèmes d’interfaces cerveau-ordinateur, et qu’il faut proposer des situations et du retour sensoriel riches, porteurs d’informations et motivants pour le sujet, afin de lui donner envie de continuer à développer ses capacités de contrôle cérébral. Dans ce cadre, nous avons recréé, à l’échelle 1, dans notre système immersif de Rennes (Figure 1) une situation très ludique de la guerre des étoiles inspirée du film L’Empire contre-attaque (Figure 16). Dans cette séquence, le héros Luke Skywalker doit se concentrer, mobiliser ses capacités télékinésiques, pour soulever un vaisseau spatial par la force de sa pensée. Le sujet est immergé dans notre système de réalité virtuelle stéréoscopique et doit se concentrer pour soulever par la force de sa pensée le vaisseau spatial à l’échelle 1, crée par effet holographique. Le système dans son ensemble est très immersif, avec d’autres personnages, un cadre de marécages, avec un son spatialisé. Le sujet est équipé d’un casque portable BlueTooth sans fil à seize électrodes, et sa tâche consiste à se concentrer, ou dans certains modes à l’inverse à se relaxer, afin de mobiliser de façon contrôlée son énergie pour soulever le vaisseau spatial virtuel. Séquence de La Guerre des Étoiles dans la salle immersive de Rennes. Source : Lécuyer A., George L., Marchal M. (2013). Toward Adaptive VR Simulators Combining Visual, Haptic, and Brain-Computer Interfaces, IEEE Computer Graphics & Applications, 33(5) : 18-23. Les interfaces cerveau-ordinateur, au cœur de recherches à l’échelle mondiale Les technologies d’interfaces cerveau-ordinateur ne sont donc plus du domaine de la science fiction. Il existe des prototypes impressionnants, utilisant différents types d’activités cérébrales, dans différents contextes applicatifs. Il y a un vrai défi scientifique à relever, car les systèmes ne sont pas encore complètement opérationnels. Si l’on prend comme point de comparaison les systèmes de reconnaissance vocale qui aujourd’hui fonctionnent pour la plupart très bien, on est a peu près à la même étape du processus de développement qu’avaient ces systèmes il y a vingt ou trente ans, où un certain temps de calibration et d’entraînement était nécessaire, et où la performance n’était pas de 100 %. Ce défi scientifique est pluridisciplinaire : il fait intervenir les neurosciences (et la neuro chimie), l’électronique, le traitement du signal et l’interaction homme-machine. Commander « par la pensée » avec les interfaces cerveau-ordinateur ? Figure 16 33 Chimie et technologies de l’information 34 Les domaines d’applications attendus sont très nombreux : le domaine médical, le handicap, la rééducation avec le neurofeedback, le multimédia et le contrôle d’engins variés. Ce domaine de recherche est mondialement extrêmement actif, particulièrement aux ÉtatsUnis, en Autriche, au Japon et de plus en plus en France, où notamment le logiciel OPEN VIBE fait figure de grand succès, et des projets collaboratifs d’envergure se développent sur la durée.