synopsis Contes.qxd - Ciné-club Ulm

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synopsis Contes.qxd - Ciné-club Ulm
CINÉ-CLUB
NORMALE SUP’
mardi 5 février 2002
Les Contes de la lune
vague aprŁs la pluie
- Kenji Mizoguchi FILM JAPONAIS, 1953, MIN
AVEC
MASAYUKI MORI (GENJURÔ), MACHIKO KYÔ (LADY WAKASA),
KINUYO TANAKA (MIYAGI), EITARÔ OZAWA (TOBEI), IKIO
SAWAMURA (GENICHI), MITSUKO MITO (OHAMA), KIKUE
MORI (UKON).
L'intrigue du film le plus célèbre de
Mizoguchi est tirée de deux nouvelles d'un auteur japonais du
XVIIIe. Deux nouvelles, deux couples, quatre personnages principaux :
Genjuro le paysan potier, sa femme
Miyagi, son beau-frère Tobei et sa
sœur Ohama. Le film impressionne
tout d'abord par la rigueur et la clarté
de sa structure dramatique. Dès les
premières scènes, chaque silhouette
se détache nettement, et les rapports
de force, les effets de symétrie et de
contraste, se dessinent tout en
finesse. Genjuro serait un parfait
père de famille s'il n'était pas aussi
perfectionniste et obsédé par l'argent.Tobei, couard et maladroit,
serait prêt à tout pour devenir
samouraï ; les deux hommes, mus
par leurs désirs inassouvis, sont les
deux forces contradictoires qui feront se distendre la cellule originelle.
Face à eux, les épouses semblent
percevoir et préparer, chacune à sa
manière, l'arrivée du drame : Miyagi,
avec son fichu de ménagère et son
enfant dans les bras, sent qu'elle n'est
déjà plus le souci principal de son
mari; Ohama, en mégère non ap-
privoisée, défend Tobei de partir seul
à la ville. Voir le documentaire de
Jean Douchet intitulé L'Art de
Mizoguchi et consacré aux Contes de
la lune vague…, que l'on trouve
notamment dans l'édition DVD du
film. Il montre comment les premières scènes mettant en scène le
couple Genjuro/Miyagi, qui semblent figurer le bonheur conjugal,
annoncent en fait par la construction
des plans la déchirure à venir : la
séparation des personnages se lit
dans la scission de l'image entre
zones d'ombre et zones lumineuses
ou entre premier et deuxième plan,
dans la distance spatiale créée par les
objets entre eux, dans la fissure dessinée par les axes verticaux, etc. C'est
la guerre, filmée par Mizoguchi dans
toute sa violence aveugle et absurde,
qui déclenche l'explosion de ce
groupe déjà fragile. Le film suit alors
quatre chemins parallèles.
Les liens et les tensions qui unissent
les personnages, suggérées jusqu'alors à l'intérieur des plans par
des jeux de profondeur, de lumière
ou de géométrie , se glissent désor-
mais entre les séquences, dans le
montage parallèle. Tandis que chacun suit sa route, d'étranges relations
de cause à effet semblent s'établir
entre les actes des uns et le sort des
autres : tandis que Genjuro cède à
son goût du luxe et de la beauté, en
acceptant les avances d'une mystérieuse princesse, Miyagi est
blessée par un pillard affamé ; tandis
que Tobei accède au rang de
samouraï qu'il ne mérite pas, une
bande de guerriers fait subir les
derniers outrages à Ohama. Quelles
sont les lois qui régissent ces parcours parallèles ? Les femmes sontelles les victimes des erreurs de leurs
époux ? Dès lors, comment le pardon
est-il possible ? Tout au long de son
œuvre, Mizoguchi fait le constat du
sort atroce qui est réservé aux
femmes dans la société japonaise :
des films comme La vie de O'Haru,
femme galante (la tragédie d'une
jeune noble qui finira prostituée) ou
La rue de la honte (une galerie de
portraits féminins dans un bordel
après la seconde guerre mondiale)
sont ouvertement féministes. Mais la
force des Contes de la lune vague,
malgré cette peinture sans pitié de la
cruauté des hommes, est précisément
dans sa façon de suggérer les liens
intangibles, aériens, qui unissent les
destins des êtres qui s'aiment. Malgré
la distance entre les personnages, les
événements semblent se répondre les
uns aux autres. L'amour serait-il une
affaire de montage ?
Le talent de Mizoguchi se révèle
aussi dans sa capacité à incarner son
récit dans une série de lieux qui marquent profondément l'imaginaire du
spectateur. Le film se déploie, avec
limpidité, selon une topographie fantasmatique, où chaque décor renvoie
à la situation psychologique des personnages. On pourrait dessiner ainsi
la carte du film : il commence en bas,
au fond d'une vallée, dans un village
respirant la vie familiale paisible ;
Mizoguchi le filme avec un souci
naturaliste -derrière le village se
dressent des plateaux, broussailleux
et chaotiques, où les villageois
assaillis devront se réfugier ; c'est
l'une des deux frontières du mondede l'autre côté, s'étend le lac Biwa,
aussi brumeux, sombre et silencieux
qu'une vision onirique, une des zones
de passage entre la vie et la mort ;
Mizoguchi le recrée en studio, et lui
donne un aspect quasi-expressionniste -au-delà, la ville incarne l'agitation et la perte, et la
caméra, dans le marché ou le
bordel, s'enivre d'une foule des
visages et de cris- plus loin
encore, s'étend le château Kutsuki,
comme l'autre limite du monde terrestre : là, les surfaces sont monochromes, rectangulaires, la végétation est domptée, les intérieurs baignent dans un clair-obscur tout artificiel ; c'est le règne de la beauté
formelle, dans laquelle Genjuro se
complaît et se perd : sa faiblesse pour
la magnifique et irréelle Wakasa n'est
qu'une variante de son fétichisme
artiste de l'objet parfait. Cette quête
de l'idéal est foncièrement égoïste,
donc stérile, elle ne se construit que
sur des cendres, des spectres et des
mensonges. Pour Mizoguchi, l'art
comme recherche de la forme par-
faite était un leurre : l'œuvre doit
s'abîmer dans une certaine utilité
sociale, dans la recherche de l'humanité.
Il y a un dernier aspect sur lequel il
faudrait s'attarder, c'est l'usage
magistral que fait Mizoguchi de l'ellipse et de l'image onirique. Il
obtient, de façon générale, les
meilleurs effets avec la plus grande
économie de moyens ; et les
séquences les plus frappantes
formellement sont sans doute celles
dans lesquelles l'effet repose en
majeure partie sur la suggestion : on
pense à la scène du viol, qui joue sur
la présence de la caméra alternativement à l'intérieur et à l'extérieur de la
maison ; la scène érotique du bain,
toute en glissements : glissement du
personnage hors du champ, glissement de la caméra le long de la cascade, qui s'enchaîne en fondu sur les
lignes parfaites d'un champ labouré.
Face à ces effets d'ellipse, Mizoguchi
bâtit plusieurs séquences oniriques
qui obéissent à un même schéma : la
scène est jouée devant nous, mais
c'est seulement après coup que l'on
comprend qu'il s'agissait de la production imaginaire d'un personnage
(Miyagi dans le magasin, tout
l'épisode du château Kutsuki, l'accueil de Genjuro par Miyagi;
l'onirisme était à peine suggéré : par
une musique, par un éclairage, par
une peau trop blanche). Le temps s'était en fait arrêté, pour faire apparaître une scène qui n'eut jamais eu
lieu : on pourrait donc définir les
scènes rêvées comme des antiellipses, des dilatations irréelles de la
narration. Et c'est pour cela que la
scène la plus bouleversante du film
est sans doute celle du retour de
Genjuro dans son foyer : Miyagi est
là, qui l'attendait, et elle laisse s'endormir à ses côtés ; mais à son réveil,
le chef du village apprend à Genjuro
que sa femme est morte depuis
longtemps. Une fois de plus, a posteriori, on comprend que l'on vient
d'assister à un rêve ; et c'est au même
moment que l'on saisit l'ellipse qui
nous a caché la mort de Miyagi.
L'émotion, qui naît du manque, est
alors bien plus forte que dans toute
effusion mélodramatique. On ne
désire alors plus qu'une chose :
revoir cette séquence une nouvelle
fois, et en apprécier la dimension
tragique. Mais il ne reste plus, pour
Genjuro comme pour le spectateur,
que la voix de Miyagi. Et le surgissement de cette voix-off, finalement,
résout le problème posé par la structure polyphonique : elle donne enfin
une présence sensible à ce lien invisible qui unissait les personnages
pendant tout le récit. Il faut toutes ces
péripéties au héros pour pouvoir
enfin laisser résonner et entendre
cette voix qui était en lui depuis le
commencement, et qui aurait pu le
guider à travers les dangers. Ce que
le montage en parallèle avait dénoué,
la voix-off le renoue, et le film peut
finir.
Paul Calori
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