La formulation - Cours en Ligne

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La formulation - Cours en Ligne
La formulation
Argumentaire général :
● La formulation est une activité technologique1.
● Son objet est : la conception et la mise au point de produits artisanaux ou industriels2.
● Comme l'utilisation des résultats les plus récents des sciences conduit à des applications
innovantes, modernes, nouvelles, la formulation gagne à se fonder sur les connaissances chimiques,
physiques et biologiques les plus avancées : la modernité des connaissances, résultats, concepts,
méthodes transférés est une condition de la compétitivité des produits formulés, et, de ce fait, du
succès des entreprises qui commercialisent les produits innovants.
Disons-le autrement : les connaissances anciennes ayant sans doute déjà été « transférées », ayant
sans doute déjà fait l'objet d'applications, c'est l'application des connaissances scientifiques les plus
modernes qui conduit le plus vraisemblablement à des applications nouvelles, innovantes.
● Apprendre la formulation, c'est donc :
- apprendre à chercher (et à comprendre) les résultats scientifiques les plus récents en vue de la
conception, de la réalisation, et de la planification de la production de produits
- apprendre à sélectionner les résultats scientifiques pertinents
- apprendre à utiliser ces résultats pour la conception, la mise au point et la planification de la
production de produits.
La formulation, c'est quoi ?
La formulation est l'activité de conception, de mise au point et de fabrication de prototypes,
pour des produits commerciaux caractérisés par leur valeur d'usage.
Un produit formulé est obtenu par association et mélange de diverses matières premières, d'origine
synthétique ou naturelle, matières parmi lesquelles on distingue généralement :
– les matières actives qui remplissent la fonction principale recherchée
– les auxiliaires de formulation, qui assurent les fonctions secondaires, facilitent la préparation
ou la mise en œuvre du produit commercial, ou prolongent sa durée de vie.
1 La technologie (de techne, faire, logos, étude) est l'étude des procédés techniques en vue de leur amélioration
(évidemment : pas de leur dégradation !). Il existe une technologie "locale", quand on analyse le procédé et qu'on
l'améliore rationnellement, sans ajout de connaissances particulières (penser à l'ouvrier qui change de main, parce
qu'il se sent plus à l'aise avec une main plutôt qu'une autre) et une technologie "globale", laquelle consiste le plus
souvent en un "transfert", d'un champ de la connaissance ou de la culture, notamment le champ scientifique, jusque
vers le champ technique.
2 Nos amis canadiens nomment "industrie" toute activité qui inclut la vente de productions.
Hervé This, Groupe INRA/AgroParisTech de gastronomie moléculaire
La formulation touche, par conséquent, toutes les industries de transformation de la matière, des
industries amont produisant les matières premières jusqu'aux industries aval, directement en contact
avec l'utilisateur final (industriel ou grand public), qui fabriquent des « formulations » prêtes à
l'emploi.
Les industries de la matière, de la vie et de l'environnement sont concernées par la formulation, car
elles fabriquent les matières actives de synthèse et les auxiliaires de formulation. Ces composés,
fautivement nommés « spécialités chimiques », sont commercialisés davantage sur la base des
propriétés fonctionnelles qu'ils confèrent au mélange final (donner de l'odeur, de la saveur, de la
couleur, épaissir, filmifier, filtrer les rayonnements ultraviolets, hydrater la peau, etc.) que sur des
critères moléculaires (structure moléculaire, pureté, etc.).
Plus récemment, le terme "formulation" a trouvé une signification dans le domaine industriel, où il
qualifie l'action de concevoir et mettre au point : un produit cosmétique, un parfum, une peinture,
une matière plastique et, même, un produit de l'industrie agro-alimentaire.
La formulation est aujourd'hui une des branches les plus importantes de l'industrie du vivant et de
l'environnement. Elle comprend l'ensemble des savoirs et savoirs-faire nécessaires à la conception
et à la mise au point des produits commerciaux.
Les personnels des industries en charge de formuler des produits pour un usage particulier sont
nommés des formulateurs.
La formulation, activité industrielle
La formulation est une activité industrielle clé, parce que l'industrie tout entière fait un large
usage des méthodes de formulation. C'est souvent la formulation qui conduit à une valeur d'usage
dans les industries alimentaires, agronomiques, cosmétiques, pharmaceutiques.
Les produits formulés sont généralement obtenus à partir de matières premières d’origine naturelle
ou synthétique3. Cela étant, quelle que soit leur origine, ces matières premières sont soit des
principes actifs, soit des éléments de conditionnement (on inclut ici les « conditionnements
actifs »).
– les matières actives remplissent la ou les fonctions essentielles revendiquées pour ces
produits,
– tandis que les auxiliaires de formulation assurent des fonctions secondaires, facilitant la
préparation ou la mise en œuvre des produits, prolongeant leur durée de vie.
Exemple 1. Dans un médicament, il y a des principes actifs, d'une part, et une "forme galénique",
qui en détermine la libération.
Exemple 2. Dans un parfum, il y a les matières actives que sont les composés odorants, et un
solvant, qui s'apparente à la forme galénique.
Exemple 3. Dans un aliment, il y a des composés "bioactifs", d'une part, et la "matrice" qui les
contient. Les composés "bioactifs" sont tout ceux qui peuvent stimuler un récepteur du mangeur :
olfactifs, sapides, trigéminaux, de consistance, de température, visuels...
La formulation touche toutes les industries de transformation de la matière (industrie
3 Le "naturel" n'est évidemment pas une garantie de "meilleur" : pensons à la cigüe, à l'ammanite phalloïde, au
choléra, la peste, les tsunamis...
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alimentaire, cosmétiques, peintures, polymères, produits à usage agricole…), des industries de
production des matières premières jusqu’aux industries qui vendent directement au grand
public.
Notamment l’ensemble des industries de la chimie met en œuvre des activités de formulation, parce
qu’elles fabriquent les matières actives et les auxiliaires de formulation (« spécialités chimiques »).
La Nomenclature d'Activités Française (NAF) classe les industries de formulation dans les secteurs
de la pharmacie (médicaments) et de la parachimie (phytosanitaires, cosmétiques, parfums, produits
d'hygiène, savons et détergents, produits d'entretien, produits pour la photographie, supports de
données, peintures et vernis, encres, colles et adhésifs, lubrifiants, explosifs). Toutefois les autres
industries de transformation de la matière n'appartenant pas à ces secteurs d'activité (produits
alimentaires, carburants, papiers textiles, plastiques, caoutchoucs, ciments, bétons, verres,
céramiques...) sont également amenées à formuler les produits qu'elles vendent à leurs clients.
Exemple : Les fabricants de « sucre glace » (saccharose de granularité inférieure à 0.1 mm)
enrobent les grains avec des agents anti-mottants, afin de faciliter leur dispersion. Deux types
d'agents anti-mottants sont principalement utilisés : la silice ou l'amidon.
De la chimie, de la physique, à la base des travaux
On a dit précédemment que les industries concernées par la formulation sont variées (alimentaire,
pharmacie, cosmétique, détergence, phytosanitaires, encres, peintures, adhésifs, lubrifiants, agents
de surface ...). Toutefois, toutes ces industries mettent en œuvre les mêmes types de
compétences physico-chimiques.
On sait que chimie et physique se distinguent par des raisonnements et des approches différents,
complémentaires4. Le formulateur doit mettre en œuvre les connaissances produites par ces sciences
(et aussi par la botanique, la biologie, etc.) à divers moments de la conception, de la réalisation, puis
des tests des produits.
Évidemment, des capacités d'analyse (chimiques et physiques) et de méthodologie sont
indispensables, en vue d’assurer que les produits formulés ont les fonctions envisagées initialement.
En conclusion de cette partie, des ingénieurs en formulation ne pourront être compétents que s’ils
sont formés aux méthodes et aux résultats les plus modernes, dans chacun des champs précédents.
Des compétences d'usage
Les connaissances de chimie et de physique ne sont pas suffisantes pour effectuer une formulation
de pointe. En plus des compétences théoriques de base, on doit disposer de notions sur la
composition des divers types de produits industriels actuels.
De surcroît, comme l’activité de formulation est de nature technologique (application des
connaissances nouvelles produites par la science), on doit disposer de méthodes pour bien effectuer
le transfert technologique.
4 Pour faire simple, disons que la chimie est l'activité scientifique qui étudie les réarrangements d'atomes, en
molécules ou autres assemblages d'atomes (métaux, phases condensées...). La physique, elle, vise à décrire la
matière de façon plus globale, sans tenir compte du détail des groupes d'atomes qui composent la matière.
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Les formulateurs doivent maîtriser, de façon plus ou moins approfondie :
1. Outils théoriques :
1.1. Descriptions physiques générales
–
chimie des solutions
–
structure de la matière condensée
–
diffusion et transferts (matière, chaleur…)
–
thermodynamique (transitions de phase),
–
thermodynamique hors d’équilibre (métastabilité)
–
matière molle (paramètres d’ordre, méthodes générales d’étude, émulsions,
gels, mousses, systèmes dispersés complexes, colloïdes et vectorisation)
–
assemblages supramoléculaires (interactions faibles, auto-organisation)
–
hydrodynamique
1.2 Descriptions chimiques générales :
–
classes de molécules organiques
–
biomolécules
–
analyse chimique
–
chimiométrie
–
réactions et interactions moléculaires
–
relations structure/propriétés d’usage (libération de principes actifs,
couleur…)
1.3 Méthodes de technologie générale
– bibliographie (recherche, synthèses)
– transfert technologique
2. Outils de mise en œuvre et de caractérisation :
2.2. Niveaux de conception
- macroscopique,
- microscopique,
- mésoscopique,
- nanoscopique
2.3. Outils de caractérisation :
- HPLC,
- RMN,
- UV-vis,
-GC-MS,
- EC,
- viscosimétrie,
- microscopies en champ proche…
3.
Outils généraux :
- maîtrise de l’anglais
- informatique scientifique
- informatique pour la gestion de projets
- cartes composition/formulation
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Un exemple de formulation : le "plat de l'éclipse
Ici, on veut montrer sur un exemple comment une méthodologie saine permet d'innover dans le
champ alimentaire. Cet exemple se limite à l'étape de conception. Pour le champ industriel, ce
travail de conception devrait naturellement être suivi d'un travail de mise au point, de réalisation de
prototype, de planification de la production, en vue d'une commercialisation, laquelle s'assortit
notamment de stockage sur les linéaires des détaillants.
L'exemple considéré a fait l'objet d'une réalisation en 1998, lors de la grande éclipse de Soleil qui a
obscurci l'Europe. Il s'agit d'un « plat de l'éclipse ». Réinventons le ensemble.
Une éclipse de Soleil ? Commençons par répondre à la question « de quoi s'agit-il ? » C'est un
phénomène où l'apparence du Soleil change, parce que la Lune passe entre la Terre et le Soleil,
masquant plus ou moins notre étoile. En pratique, on voit le disque lumineux plus ou moins
"mangé", le monde s'obscurcit, se refroidit un peu, avant que l'aspect de l'environnement redevienne
normal.
Chaque étape peut faire l'objet d'un transfert :
– le disque blanc mangé de noir
– le refroidissement
– la disparition de la lumière avant sa réapparition.
Évidemment, il ne s'agit pas de refaire ces modifications, mais de les transposer dans le champ
alimentaire.
1. Tout d’abord, nous voulons que l'aspect visuel du plat représente l’éclipse : pensons à un
disque blanc dont une partie à été noircie, pour ne laisser qu'un croissant plus clair.
Noircie ? Il y a mille solutions, et le formulateur doit choisir. S'il connaît la cuisine, il sait qu'une
solution classique des cuisiniers pour noircir consiste à utiliser de l’encre de seiche (soit on utilise
des seiches, soit on trouve de l'encre de seiche toute prête dans les épiceries italiennes, par
exemple). Toutefois bien d'autres ingrédients alimentaires sont possibles : il suffit de considérer
toutes les sources de brun et de noir, en cuisine. Par exemple, les jus de végétaux noircissent
progressivement parce que des enzymes de type polyphénoloxydases forment des mélanoïdines ;
autre exemple, les mélanoïdines formées lors de réactions de Maillard.
Un disque blanc? Là encore, il faut une connaissance des matières alimentaires, comestibles. Une
connaissance de la cuisine classique montre qu'une solution couramment utilisée est la pâte à
lasagnes, par exemple. On pourrait aussi piocher dans la liste des additifs, et colorer en blanc
n'importe quelle matière alimentaire par du dioxyde de titane, utilisable comme colorant de surface.
Supposons que nous voulions conserver la première solution : la pâte à lasagnes, qui a l'avantage de
comporter de l'amidon, lequel est une valeur sûre du champ alimentaire, en raison de
comportements de conditionnement qui résultent de la libération de glucose, lors de la digestion des
féculents, et du sentiment de bien-être qui s'ensuit.
Pour confectionner une telle pâte (proportions pour quatre personnes), on pourrait reprendre une
« formule » de la cuisine, à savoir mélanger dans une terrine 200 grammes de farine, 2 jaunes
d’œufs, une cuillerée d'huile d'olive, et 5 grammes de sel. On pétrit, puis, quand la pâte est
homogène, on l'étale en une mince couche (3 millimètres) et, à l’aide d’un emporte pièce rond de 15
cm de diamètre environ, on découpe huit disques (le reste de la pâte est recyclé) que l'on fait cuire
dans une casserole d’eau bouillante salée pendant environ 3 min. On rafraîchit sous l’eau froide et
l'on égoutte. Puis on peint le motif noir à l'aide du liquide sombre choisi sur quatre des disques.
Pour l’apparence, le travail est fait : nous avons ce croissant sombre caractéristique de l’éclipse.
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2. L'habit ne faisant pas le moine, l’apparence ne fait pas le plat de l’éclipse. L’éclipse, c’est
l’absence de ce que l'environnement a de plus naturel : le soleil. Cherchons une éclipse des goûts...
En matière de goûts, aussi, nous allons préparer un ingrédient en lui ôtant ce qu’il a de plus naturel.
Par exemple, l’ail, qui fait l’haleine si forte, dont la saveur est si puissante... Il suffit
d’en peler une vingtaine de gousses, et de les jeter dans une grande casserole pleine d’eau ;
portons à ébullition, puis jetons l’eau.
Répétons l'opération - remettre de l'eau, porter à ébullition, jeter l'eau – quatre ou cinq fois. Au
sortir de ce traitement, les gousses d’ail, mixées avec du lait, prennent une douceur inhabituelle, qui
plaira même à ceux qui ne supportent pas son accent chantant.
3. Mais l’éclipse c’est aussi un grand froid. Nous jouerons donc avec les températures.
Nos disques de pâte, certes, seront meilleurs chauds, mais qui nous empêche de jouer des
contrastes, de loger entre deux disques, dans chaque assiette, un ingrédient froid ?
Par exemple des langoustines. Dans une poêle, mettez de l’huile d’arachide que vous faites sauter à
feu vif. Puis déposez vos langoustines crues, un peu de sel, quelques tours de moulin à
poivre. Ça doit fumer, et les carapaces doivent prendre, par endroits, une coloration brune.
Éteignez alors le feu, et attendez que le tout refroidisse. Décortiquez les langoustines,
récupérez les queues que vous réservez dans un bol, au réfrigérateur, et remettez toutes les
carapaces, y compris les têtes, dans la poêle, avec deux oignons et une carotte émincés,
et une tomate coupée en quatre. Chauffez à nouveau jusqu’à ce que les oignons aient pris une
légère couleur, puis ajoutez une large rasade de pastis : flambez, puis ajoutez un demi-litre de
vin blanc et cuisez à feu doux, pendant vingt min environ. Au terme de cette cuisson
doublée d’une réduction, salez, poivrez et passez au chinois en pressant fortement afin de
récupérer le maximum de ce fond. Dans une petite casserole, mettez alors une noix de beurre
et 50 g de farine, chauffez jusqu’à coloration, puis ajoutez ce fond et100 g de
beurre en chauffant doucement et en fouettant. Voila pour la sauce. Pour faire un plat décent,
il vous suffira de réchauffer les disques de pâte au four. Puis de placer, dans les assiettes,
un disque de pâte uniforme chaude, quelques queues de langoustines (froides), un peu de
purée d’ail froide, de la sauce chaude et le disque de pâte colorée chaude également.
4. Nous pouvons faire beaucoup mieux : un goût qui s’éclipse vraiment ! Il disparaîtrait
en cours de dégustation, pour réapparaître ensuite...
Raisonnons en chimiste. Nous voudrions moduler la perception d’une ou de plusieurs composés
odorants ou sapides. Or nous savons que ces composés sont perçus quand ils sont libérés par
l’aliment. La libération est facile si les composés odorants sont à l’état pur. Elle est un peu ralentie
quand ces mêmes composés sont dissous dans un solvant : huile ou eau, par exemple (la rétention
dépend du solvant). Émulsionner des molécules aromatiques ou sapides modifie également la
libération des molécules : une molécule hydrophobe (non soluble dans l’eau), par exemple, sera
retenue si elle est dissoute dans les gouttelettes d'huiles qui, dispersées dans l'eau, forment
l'émulsion. De surcroît, si nous ajoutons au solvant des polymères, ceux-ci pourront s’enrouler
autour des molécules odorantes, et les "emprisonner". Les molécules ainsi "complexées" seront plus
difficilement libérées. Enfin l'effet sera encore supérieur si nous les plaçons dans des compartiments
: par exemple, les cellules qui composent une plante sont de merveilleux flacons naturels. Nous
pouvons aussi séquestrer ces molécules dans de plus grosses "prisons", comme quand on fourre un
aliment.
Passons à la pratique. Il nous faut un composé ou un mélange de composés très volatils, afin afin
qu'ils soit dégagés immédiatement, lors de la mise en bouche ; nous la retiendrons ensuite
fortement, afin qu’elle ne soit libérée que tardivement en bouche. Par exemple, le basilic, qui
contient un mélange de composés odorants, s’harmoniserait sans doute bien avec le plat déjà
préparé.
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Broyons donc quelques feuilles de basilic frais au dernier moment, et disposons le jus obtenu à la
surface de la feuille de pâte supérieure, (pour faire la partie sombre). Le méthylchavicol et le linalol
qui contribuent à l’arôme du basilic seront ainsi offerts immédiatement au palais.
Capturons maintenant ces composés. Pilons d’autres feuilles de basilic avec de l’huile
(un solvant pour ces composés). Puis, prenons un peu du fond préalablement préparé, additionné
d’une feuille de gélatine, pour confectionner une " mayonnaise sans jaune d'œuf ": dans un petit
bol, à quelques centilitres du fond où l’on aura dissous la gélatine, ajoutons goutte à goutte l’huile
chargée de basilic en fouettant. Une émulsion froide se forme : les molécules aromatiques du
basilic sont prises dans les gouttelettes d’huile dispersées dans le fond. Laissons cette
émulsion au froid : elle prend en gelée, ce qui contribue davantage à retenir les molécules.
Poursuivons : coupons chaque queue de langoustine dans le sens de la longueur et faisons une
sorte de sandwich où l’émulsion de basilic gélifiée serait la tranche de jambon ; la rétention
des arômes sera supérieure. Elle sera encore meilleure si nous utilisons du fond additionné de
gélatine pour couler une gelée parfumée autour de ces sandwich.
Ainsi l’éclipse des goûts sera totale : le parfum du basilic que nous percevrons lorsque
nous approcherons le met de la bouche disparaîtra, et il ne réapparaîtra que lorsque nous
mâchons une langoustine. Dégustons lentement l’éclipse!
L'analyse du plat de l'éclipse
Observons que, dans la description précédente, nous avons plongé dans la proposition d'une
solution, alors que l'on aurait pu être bien plus systématique. Notamment, on n'a considéré que la
conception, en négligeant la mise en point, et la considération des contraintes de production
(énergie, coût, temps, matériels disponibles) ou de commercialisation (état microbiologique,
stabilité dans le temps au cours du stockage, préférences des consommateurs, qui -aujourd'huipréfèrent le naturel et le bio, réglementation...).
Ainsi, un autre raisonnement que le précédent aurait pu :
– commencer par distinguer les principes actifs par ordre de types de récepteurs : olfactifs,
visuels, sapictifs, trigéminaux, tactiles, thermiques
– examiner ensuite la « galénique » de l'affaire ; cette dernière question est d'ailleurs
essentielle, dans les industries de la formulation, car la bio-activité intrinsèque d'un composé
est modifiée par la matrice, le consommateur ne percevant que la bio-activité actuelle (on
devra ainsi distinguer, notamment, la biodisponibilité, et la bio-accessibilité, deux notions
différentes des précédentes.
La formalisation : le formalisme des systèmes dispersés
Stricto sensu, la formulation est une activité de production de systèmes (par exemple, on peut
produire un plat qui ait une belle odeur de basilic) et non pas de description (on veut connaître
l'organisation moléculaire, dans le système).
Toutefois les deux activités sont évidemment liées : pour prévoir les possibilités de bio-activité, ou
plus généralement d'adéquation à un usage, il paraît évident qu'il faut apprendre à connaître les
systèmes afin de prévoir leur comportement.
Ce dont on a besoin, c'est ainsi :
- connaître la structure des systèmes à toutes les échelles pertinentes
- connaître les lois chimiques et physiques qui s'appliquent lors de la mise en œuvre de système
Le « formalisme des systèmes dispersés » est ainsi un outil utile pour les deux activités. Ce n'est pas
le lieu de l'examiner en détail, mais nous considérerons ici un exemple, pour l'activité de
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description.
1. Examinons à l’œil nu un système formulé (alimentaire).
La taille de référence est celle de l'assiette, soit environ 10 cm (on doit utiliser des ordres de
grandeur ; ici, ce n'est pas le mètre, mais le dm). A cette échelle, on considère les diverses parties.
Sur l'image, de bas en haut :
- une assiette, que l'on pourra ne pas faire partie du système alimentaire (mais on devrait l'inclure si
l'assiette était douée de propriétés bio-actives, en raison d'une porosité particulière, ou d'une
libération d'une pellicule superficielle)
- un cercle de sauce
- une base de tissu végétal
- une préparation inférieure jaune
- une préparation supérieure blanc crème
- une couche superficielle de sauce.
En utilisant la belle méthode qui consister à dénommer les objets abstraitement, on aurait pour la
partie élaborée :
S : sauce
C : masse blanc crème
J : masse jaune
V : herbes
A : assiette
Une telle écriture est peu commode, et elle indique insuffisamment la nature des masses
alimentaires. Ici on complète donc la description par la donnée de la « dimensionnalité » de ces
dernières, et l'on utilise le symbole « σ » pour désigner la superposition :
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D2(S)σD3(C)σD3(J)σD2(V)σD2(A).
Ici, « D2 » désigne un objet à deux dimensions; D3 désigne un objet à trois dimensions.
2. Utilisons maintenant une loupe, afin de grossir les masses visibles à la première échelle jusqu'à
ce qu'elles débordent du champ. La taille de référence, maintenant, est le cm. A ce grossissement,
pas de particularité.
3. Grossissons donc encore, et passons au mm. Là encore, rien de particulier.
4. Arrivons maintenant au 0,1 mm, et là, il faut un microscope pour montrer quelque chose comme :
Ici, on voit des gouttes de matière hydrophobe (ici, c'est de l'huile) dispersées dans une phase
continue de type solution aqueuse.
Notons O la matière hydrophobe (l'initiale de oil) et W la phase continue de type solution aqueuses
(pour water). Pour décrire la dispersion aléatoire, nous introduisons un opérateur "/", de sorte que
cette "émulsion" se note O/W.
On peut tirer plusieurs conclusions du travail ainsi entamé :
- nous avons introduit le mot «émulsion», pour décrire le matériau, et l'on pressent que les mousses,
suspensions, etc. s'apparentent à ce type de matière dite "colloïdale" : il faudra considérer les
systèmes colloïdaux, puisque si un principe actif est dissous dans l'huile, il sera libéré différemment
du même principe actif en solution dans une phase aqueuse, par exemple
- nous avons introduit des formalismes... et l'on pressent qu'il serait bien venu de poursuivre la
description, de ce point de vue ; c'est l'objectif du formalisme des systèmes dispersés
- nous avons considéré quelques échelles particulières, mais on voit que toutes les échelles, de
l'atome au système complet, macroscopique, méritent d'être considérées ; à noter qu'il existe des
noms particuliers, pour désigner certaines échelles (atomique, moléculaire, nanoscopique,
mésoscopique, microscopique, macroscopique)
- une fois la structure décrite, il faudra disposer d'outils de physico-chimie pour identifier les
phénomènes qui gouvernent les modifications des systèmes, et notamment leur bio-activité (par
exemple, l'osmose, ou encore l'évaporation, les interactions supramoléculaires, etc.)
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- pour l'exemple précédent, nous avons considéré la microstructure et évoqué des questions d'ordre
de grandeur, mais il faut envisager des ordres de grandeurs de différentes nature :
- visuelle
-olfactive
- sapictive
...
C'est la connaissance de ces comportements (rhéologie, libération de composés, absorption
lumineuse) qui permet au formulateur de répondre aux questions qui lui sont posées.
Des compétences nécessaires
L'exemple précédent a montré que des compétences particulières sont nécessaires pour bien
maîtriser la formulation
– la connaissance des systèmes dispersés
– la connaissance de la composition des matières alimentaires
– la connaissance des différentes phases, condensées ou non
– la connaissance des tissus végétaux et animaux
– des connaissances de microbiologie
– les lois d'organisation des systèmes moléculaires, avec notamment :
– la connaissance de la chimie généralement
– la physique des liquides (incluant la rhéologie)
– la physique des solides (avec mécanique des déformations)
– la physique des gaz
– la thermodynamique (statistique ou non)
– la thermochimie
– la réactivité
– la chimie supramoléculaire
– l'auto-organisation
Quelques points particuliers à ne pas oublier :
– la notion de potentiel chimique
– pH
– mouvement brownien
– les mécanismes de déstabilisation les systèmes colloïdaux (force de déplétion,
mûrissement d'Ostwald, coalescence, sédimentation, crémage…)
– liaisons hydrogène
– osmose
– distribution de Boltzmann
– loi de Stéfan
– loi de Henry
– loi de Raoult
– interfaces
– tension superficielle
– drainage
– viscosité
– loi de transport
– loi quantiques
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A quoi il faut ajouter :
– les méthodes d'analyse physiques et chimiques (HPLC, CCM, Colorimétrie,
viscosimétrie, texturométrie, GC-MS, RMN, IR, UV, diffraction laser, neutrons, X,
analyse sensorielle
– le calcul différentiel et intégral
– les statistiques
Arrêtons-nous là. Il est bien évident que la liste que nous avons donnée est très insuffisante. Notre
exemple veut seulement montrer qu'il y a beaucoup à apprendre de la chimie physique pour faire de
la bonne formulation. Quel bonheur !
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