La Troisième République victime de deux crises
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La Troisième République victime de deux crises
La Troisième République victime de deux crises Extraits de La IIIe République, 1875-1944 – Histoire d’un régime provisoire, par René Delporte, Editions Politica, Paris, 1990. La crise civique : de la désillusion des années 30 au référendum d’octobre 1944 La IIIe République n’a pas bonne presse, c’est là son moindre défaut, aurait pu écrire La Fontaine. Aux vices de son fonctionnement, aux circonstances de son évolution, s’ajoutent dans l’inconscient collectif les séquelles du désastre de mai-juin 1940. Le “sursaut” du 13 juin est attribué à l’action individuelle de quelques hommes (et – à tort ou à raison – d’un en particulier) et non pas aux qualités d’un système politique (équilibre des pouvoirs et personnel politique), qui finit la décennie 1930-1940 fortement discrédité. La IIIe République laisse en effet à ses contemporains le double souvenir d’une paralysie politique puis d’un effondrement militaire qui a mené le pays au bord de la désintégration morale et de la dictature. Sans revenir sur l’aspect militaire1, soulignons tout de même l’effort de réarmement sans précédent déployé sous le Front Populaire par Léon Blum et ses successeurs, qui ne peut que faire regretter qu’il n’ait pas été décidé dès l’époque où le Maréchal Pétain était ministre de la Guerre du gouvernement Doumergue, en 1934. Quant à la paralysie politique, observons d’abord que le régime parlementaire a tout de même tenu bon jusqu’au début des années 1930. Les contradictions du système se sont alors révélées avec une particulière vigueur : un exécutif trop faible, engourdi, un pouvoir législatif trop également partagé entre deux Chambres aux orientations contradictoires, un émiettement des forces parlementaires… Et surtout, peut-être, la démission de la classe politique. Celle-ci a ainsi préféré abandonner une partie essentielle des prérogatives du Parlement et renforcer de fait le gouvernement par la pratique abusive des décrets-lois, plutôt que de consentir à une révision des institutions dans ce qu’elles avaient de plus paralysant. Le régime a été victime de la pression d’éléments extérieurs qui ont bouleversé ses habitudes, remis en cause l’option centriste des délibérations parlementaires, ruiné les efforts de compromis équilibrés, radicalisé les positions, creusé le clivage droite-gauche. Le développement du modèle communiste, la survenue de la crise économique, l’apparition du péril fasciste ont pesé lourd dans l’évolution politique de la période. La République était fondée sur le consensus. Les années 1930 ont exacerbé les divisions. Pourtant les grandes valeurs républicaines n’ont pas totalement cédé et la démocratie, que les Français avaient appris à aimer et à respecter, est parvenue à résister aux tentations autoritaires ou totalitaires. En juin 1940, l’intervention de quelques hommes résolus, émanation de cette France démocratique, permit de déjouer les manœuvres d’un courant réactionnaire et revanchard bien décidé à exploiter « la divine surprise de la débâcle militaire du régime » (Maurras) pour abattre « la gueuse ». Toutefois, il serait absurde de nier le divorce progressif des Français d’avec les institutions et la vie politique des années 1930. Le régime est apparu d’autant plus aisément à l’origine de tous les maux que l’Etat et les partis semblaient incapables de faire face aux bouleversements 1 On se réfèrera utilement à l’ouvrage collectif publié dans un premier temps à compte d’auteur sous le titre 1940 – La France continue la guerre, ou 1940 – France fights on dans sa version en langue anglaise. qui affectaient le pays et de répondre aux questions angoissantes qui s’emparaient de l’opinion. La crise française des années 30 est bien plus qu’une crise économique, sociale et même politique. C’est une crise identitaire. Le pays, physiquement et moralement épuisé par quatre ans de guerre et les années de désillusions qui ont suivi, est pris de panique devant le sentiment montant du déclin national. La France s’agrippe désespérément à sa grandeur passée, alors qu’elle est en train de se transformer en une puissance moyenne, dépendant des autres et du monde, dans l’ombre des géants mondiaux que deviennent les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Les tambours français ne rythment plus les évolutions mondiales. La Marseillaise est de plus en plus couverte par d’autres musiques… Impuissants à expliquer, à rassurer, à lancer de nouveaux défis, bref à adapter le pays aux lendemains qui déchantent, la classe politique et le régime qu’elle incarne deviennent les exutoires de la crise identitaire. Le sursaut de 1940 ne les exonère nullement de la responsabilité de cette crise. Avec la Libération, une nouvelle ère doit s’engager. Sa nécessité apparaît au grand jour avant même la victoire de 1944. Presque toute l’extrême-droite et une partie de la droite sont discréditées par la Collaboration. Les radicaux sont les seuls à défendre un système qu’ils avaient fini par symboliser. Mais les “Exilés” d’Algérie, la Résistance intérieure dans ses différentes composantes, et la grande majorité des Français souhaitent la rupture. Les hommes forts du gouvernement Reynaud la réclament : Mandel, à droite, ainsi que De Gaulle2, la veulent pour donner à la République l’autorité, l’efficacité, la clarté qui lui manquaient ; à gauche, Blum et les communistes (intégrés au gouvernement à partir de la fin de 1942) l’exigent pour élargir les fondements démocratiques de la République. Le “plus jamais ça” issu de la Première Guerre Mondiale prend à la fin de la Seconde un tout autre sens : “ne plus jamais se retrouver réduit à choisir entre l’exil et la soumission à l’ennemi”. De 1940 à 1944, la IIIe République n’a jamais cessé légalement d’exister. Mais si la forme et le protocole républicain sont respectés, la pratique des institutions issue de la guerre (impossibilité d’organiser des élections, pratique du décret-loi, nécessités de la conduite de la guerre, rôle du parlement réduit à un contrôle a posteriori et dont la légitimité, même après la réintégration des élus communistes, est réduite) vont profondément bouleverser les comportements et, de fait, créer une autre pratique politique. Ce sera au peuple souverain de trancher, en octobre 1944. Les Français sont alors consultés par référendum sur deux questions, la réponse à la première conditionnant la seconde. – Voulez-vous que l’Assemblée que vous élisez aujourd’hui soit une assemblée constituante ? Autrement dit : voulez-vous mettre fin à la IIIe République et préparer l’avènement d’une nouvelle République ? – Si la réponse est oui, souhaitez-vous que les pouvoirs de l’Assemblée constituante soient limités à sept mois pour rédiger un projet de constitution qui sera soumis à référendum ? Les électeurs répondent sans ambiguïté à la première question : les 700 000 “Non” pèsent bien peu face aux 18,6 millions de “Oui”. 2 Nous n’entrerons pas ici dans le débat sur le positionnement du Général à droite, ailleurs ou, pour reprendre le mot d’un de ses fidèles, “au dessus”. A la deuxième question les résultats sont également nets, bien que moins massifs : 12,3 millions de oui pour 6,4 millions de non et 4,9 millions d’abstention. La voie est donc ouverte pour la IVe République, mais pour en arriver là, le chemin aura été long et sinueux ! La crise politique : d’un Parlement indissoluble à un Parlement dissous par l’exil (1918-1940) La constitution de 1875 et surtout sa pratique courante font du Parlement (Assemblée nationale et Sénat) l’organe tout puissant de « l’expression de la volonté du peuple français. » C’est un régime “d’assemblée”, car il subordonne complètement le pouvoir exécutif au législatif. Il n’est pas de notre propos de revenir sur l’un des paradoxes de la Troisième République qui voit une constitution taillée à l’origine pour élire un roi républicain (le Président de la République), doté de pouvoirs étendus en attendant le retour d’un monarque héréditaire, évoluer vers un régime où le Président, selon l’expression bien connue, « inaugure les chrysanthèmes »3. Le fait est que dans l’entre-deux-guerres, la seule arme de contrôle dont dispose l’exécutif, soit la dissolution de l’Assemblée Nationale par le Président de la République (qui doit d’ailleurs avoir l’aval du Sénat !), est tombée en désuétude depuis longtemps. Pourtant, au fil du temps, depuis la Première Guerre Mondiale, on voit s’instaurer la pratique du décret-loi. C’est un nouveau paradoxe : en effet, au terme des lois constitutionnelles de 1875, la pratique du décret-loi est inconstitutionnelle (car le pouvoir législatif s’exerce par les chambres, or dans les principes du droit, on ne délègue pas sans qu’il y ait un texte qui l’y autorise). Néanmoins, l’inefficacité du travail parlementaire, qui sous la Troisième se préoccupe davantage de contrôler le Gouvernement que de voter les projets et propositions de loi, conduit progressivement le Parlement à se dessaisir du pouvoir législatif au profit de l’exécutif, c’est-à-dire du Gouvernement. Prenons quelques exemples : – 1918 : la première loi de pleins pouvoirs de la IIIe République Devant la nécessité d’un gouvernement efficace, le Parlement, le 10 février 1918, dote le cabinet Clemenceau des pleins pouvoirs en matière de ravitaillement pour la durée de la guerre et pour les six mois qui suivront la fin des hostilités. Cependant, les domaines où des décrets peuvent être pris sont minutieusement stipulés. Il est également précisé que la ratification parlementaire devra intervenir dans le mois qui suit. Le Parlement sera ensuite réticent à accorder de nouvelles lois d’habilitation. – La crise de 1924 Il faut attendre 1924 et le Gouvernement Raymond Poincaré pour qu’une nouvelle fois le Parlement se dessaisisse de ses attributions. En mars, devant les difficultés économiques et l’inefficacité du Parlement, Poincaré demande et obtient ce qu’il souhaite. – Les événements de 1934 Ce n’est qu’en 1934 que le Parlement renonce régulièrement à légiférer. Impuissant à résoudre les problèmes économiques cruciaux que rencontre la France depuis la crise de 1929, il fait de la loi d’habilitation ou décret-loi la procédure législative normale. La 3 Casimir Périer, titulaire de la fonction, l’a décrite autrement : « La Présidence de la République est dépourvue de moyens d’action et de contrôle. Je ne me résigne pas à comparer le poids des responsabilités morales qui pèsent sur moi et l’impuissance à laquelle je suis condamné. » Clemenceau, dit-on, a été plus féroce : « La vie m’a appris qu’il y a deux choses dont on peut très bien se passer : la présidence de la République et la prostate ! » délégation est certes limitée et les mesures prises sont toujours soumises à une ratification ultérieure du Parlement. Mais à partir de 1934, la procédure devient plus lâche, le Parlement ne faisant plus que fixer un objectif à atteindre, laissant au gouvernement toute latitude pour cela. De même la ratification législative finit par devenir théorique. – La déclaration de guerre en 1939 Le summum est atteint en 1939 : le Parlement confère au gouvernement Daladier le droit de prendre en conseil des ministres « les mesures imposées par les exigences de la défense nationale », c’est-à-dire tous les pouvoirs pour défendre le pays, délégation très vaste. Les Chambres se sont définitivement dessaisies du pouvoir législatif. Dans ce cadre, le gouvernement déclare en juillet 1939, malgré les plaintes des députés communistes et socialistes, qu’afin d’éviter les élections générales prévues en mai 1940 (!), les pouvoirs des parlementaires sont prorogés de 3 ans et ne viendront à expiration que le 1er juin 1942. Il ne reste plus au Parlement comme activité que son jeu de massacre habituel aux dépens du gouvernement. La débâcle militaire, le “Sursaut” et le “Grand Déménagement” vont y mettre fin. Le Parlement, réduit depuis fin 1939 aux députés non communistes et aux députés communistes ayant dénoncé le pacte Ribbentrop-Molotov, cesse de siéger au moment de l’effondrement militaire de mai. Nombre de ses membres se mêlent à la foule qui fuit la capitale. La défaite militaire provoque ainsi l’éparpillement des députés et sénateurs, et les gouvernements Reynaud successifs ne se présenteront plus devant un parlement réuni selon la règle constitutionnelle. Le Parlement a vécu en tant que force politique majeure de la Troisième République. Le Grand Déménagement va rebattre définitivement les cartes au profit du pouvoir exécutif.