INÉGALITÉ DE REVENUS ET PROBLÈMES PSYCHOSOCIAUX
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INÉGALITÉ DE REVENUS ET PROBLÈMES PSYCHOSOCIAUX
1 INÉGALITÉ DE REVENUS ET PROBLÈMES PSYCHOSOCIAUX Léandre Bouffard*, Ph. D. Université de Sherbrooke Article présenté à la Revue québécoise de psychologie Juillet 2014 *831, rue Goretti, Sherbrooke, J1E 3H3 819-562-3062 [email protected] L’auteur remercie Albert Drouin et Hélène Bourassa pour leurs suggestions judicieuses lors de la rédaction du présent texte. 2 INÉGALITÉ DE REVENUS ET PROBLÈMES PSYCHOSOCIAUX Résumé L’inégalité de revenus est régulièrement dénoncée par les chercheurs en sciences sociales. La présente recension rapporte les coûts de cette inégalité dans le domaine des affaires sociales. Les problèmes psychosociaux provoqués par l’inégalité de revenus ne peuvent laisser indifférents les chercheurs et les praticiens en sciences humaines parce qu’ils affectent la qualité de vie et le bien-être des gens. Inégalité de revenus, bien-être, problèmes psychosociaux Abstract Income inequality is often denounced by researchers in social sciences. This review reports the costs of this inequality on social welfare. The psychosocial problems caused by income inequality concern researchers and practicioners in human sciences because they affect life quality and subjective well-being. Income inequality, well-being, psychosocial problems 3 INÉGALITÉ DE REVENUS ET PROBLÈMES PSYCHOSOCIAUX Le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies de la république (Plutarque, 49-125 ap. J.-C.). Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune (Article premier, Déclaration des droits de l’homme, France, 1789) Imaginez que vous ayez le choix entre deux mondes : le monde A où vous avez un revenu de 10 000$ tandis que les autres gagnent 12 000$ et le monde B où votre revenu est de 8 000$, les autres de 6 000$. Comme la plupart des gens, vous choisirez probablement le monde B. En effet, notre revenu relatif indique notre « position » dans la hiérarchie sociale (Frank, 2007) et nous définit d’une certaine façon. La compétition pour une meilleure position crée du stress (Dickerson & Kemeny, 2004), donc une baisse de bien-être subjectif. Or, la croissance économique, qui a apporté confort et richesse depuis trois décennies, a également créé une inégalité de revenus croissante dans la majorité des pays occidentaux et particulièrement aux États-Unis (Piketty, 2013; Stiglitz, 2012). Puisque c’est le revenu relatif – et non le revenu absolu – qui importe dans l’évaluation de notre vie (Frank, 2007), il convient de nous demander si cette inégalité de revenus affecte notre bien-être. Afin de répondre à cette question, nous allons détailler les coûts de l’inégalité de revenus sur notre bien-être en examinant plusieurs variables psychosociales. Le présent texte ne présente pas une revue exhaustive de la littérature sur la question; il s’agit plutôt d’un essai dont l’objectif est de stimuler la réflexion et l’action en montrant jusqu’à quel point l’inégalité de revenus peut faire tort à la société. Dans la première partie, nous nous inspirons d’économistes réputés (Krugman et Stiglitz ayant obtenus le prix Nobel) pour documenter l’inégalité de revenus; dans la deuxième, nous tâcherons de démontrer les effets nocifs de l’inégalité – cette « maladie de la république » - sur plusieurs variables psychosociales. L’INÉGALITÉ : LE 1% ET LES AUTRES Très élevée à la Belle Époque (1900), dans la majorité des pays riches, l’inégalité de revenus subit une baisse drastique à l’occasion des deux grandes guerres (1918 et 1939) puis une période de faible inégalité pendant les Trente Glorieuses (de 1945 à 1975). Depuis l’ère Reagan – Thatcher (années 1980), l’écart entre les riches et les pauvres n’a cessé de grandir. La Figure 1 illustre cette évolution pour l’Europe et les États-Unis. Les données détaillées permettent de constater que le revenu avant impôt a augmenté de 3,5% pour le quintile inférieur entre 1980 et 2000 tandis qu’elle fut de 48% pour le quintile supérieur aux États-Unis. Après impôt, le revenu 4 a grimpé de 9% pour le quintile inférieur et de 68% pour le quintile supérieur (201% pour le centile supérieur!). La tendance est semblable dans la majorité des pays industrialisés quoique à un degré moindre. Figure 1 Le 1% plus riche détient 20% du revenu et 33% de la richesse du pays aux États-Unis. La même réalité – quoiqu’à un degré moindre – s’affiche ailleurs1. Dans les années 1950-1960, les PDG2 des grandes corporations gagnaient environ 25-30 fois le revenu moyen des travailleurs; depuis l’an 2000, c’est plus de 400 fois. Les plus extravagants sont les gestionnaires de fonds spéculatifs. En pleine crise financière de 2008, les 25 gestionnaires les mieux payés ont gagné moins d’argent, mais ils ont fait en moyenne 464 millions de dollars chacun (McQuaig & Brooks, 2013, p. 29). Certaines familles3 ont accumulé des fortunes colossales : la famille Walton (WalMart) détient 90 milliards de dollars; Bill Gates, 66 milliards. Par contre, les 40% moins nantis (120 millions d’Américains) ne cumulent que 95 milliards de dollars. Des corporations ont des avoirs qui dépassent ceux de bien des pays : Exxon vaut plus que le Pakistan, ce qui lui donne un pouvoir considérable. Pour corriger ces inégalités provenant de l’accumulation de richesses inouïes entre les mains de quelques-uns aux dépens des autres, plusieurs économistes recommandent un impôt progressif (par exemple, Picketty, 2013 et Stiglitz, 2012). Malgré tout, le taux d’impôt maximum a diminué dans plusieurs pays riches. Aux États-Unis, il est passé de 70% (sous Carter) à 28% (sous Reagan). G.W. Bush a également contribué à augmenter l’inégalité avec trois réductions d’impôt en huit ans : sur les dividendes (de 35% à 15%), sur les plus-values (de 20% à 15%) et sur les successions où l’impôt a été complètement enlevé. Lorsque le président Obama a proposé de revenir au taux d’imposition maximum de 1990 (40%), les Républicains l’ont traité de « socialiste », insulte suprême aux États-Unis. Au Canada, le gouvernement Mulroney a imité le gouvernement Reagan en 1987, permettant ainsi aux familles les plus riches de sauver des centaines de millions de dollars par année4, privant d’autant le trésor public. 1 Dans son plus récent rapport, l’OCDE indique que le 1% des plus riches au Canada s’est approprié 37% de la création de la richesse de 1975 à 2008. 2 Par exemple, le PDG de General Motors gagnait 586 000$ en 1950 (cinq millions en dollars d’aujourd’hui); en 2007, c’était 15,7 millions, malgré les pertes de 39 milliards de dollars de l’entreprise. 3 Au Canada, les cinq plus riches, en 2009, sont : la famille Thompson (21,99 milliards $); la famille Irving (7,28 milliards $); Galen Weston (6,47 milliards $); Jimmy Patterson (5,07 milliards $) et la famille Rogers (4,7 milliards $) (McQuaig & Brooks, 2013, p. 24). 4 De 2000 à 2010, les riches ont réduit de 7,9 milliards de dollars leur impôt au Canada (McQuaig & Brooks, 2013, p. 211). 5 La crise de 2008 n’a fait qu’exacerber la situation. Le coefficient Gini5 - qui mesure le niveau d’inégalité dans un pays - est passé de 40 vers l’an 2000 à 47 en 2012 aux États-Unis, de 25 à 37 au Japon. Moins marqué, le même phénomène s’observe dans d’autres pays riches. Des millions de travailleurs ont perdu leur emploi en Grèce, en Italie, aux États-Unis et en Espagne où le taux de chômage atteint 50% chez les jeunes. Aux États-Unis, lorsque la bulle domiciliaire a éclaté, des millions d’Américains ont perdu leur maison, causant autant de tragédies familiales. Le salaire réel, en 2011, était inférieur de 15% à celui d’il y a 30 ans. Les gens de la classe moyenne et les pauvres s’appauvrissent et s’endettent pendant que le 1% s’enrichit6. À la suite de la crise, il a fallu des milliers de milliards de dollars pour sauver des grandes banques et des corporations à même l’argent de la population. On peut parler d’un véritable transfert de la richesse du bas vers le haut. Depuis 1980, les gens de tendance conservatrice ont prêché que les pauvres étaient « responsables » de leur sort, qu’ils étaient des « arnaqueurs ». Reagan a même inventé le personnage de la welfare queen qui, grâce à ses multiples prestations sociales, faisait la belle vie et circulait avec sa Cadillac dans Chicago. Il n’a donc eu aucun scrupule à couper l’aide7 sociale, décision appuyée par la droite républicaine dont l’obsession est de « rétrécir » l’État et de récompenser les plus « méritants ». Depuis cette époque, l’inégalité de revenus n’a pas cessé de croître et de contribuer à la diminution de la qualité de vie, comme le dénoncent de nombreux économistes8 dont Krugman (2011), Sachs (2008) et Stiglitz (2012). Il n’est donc pas surprenant que « les Indignés » et les manifestants du mouvement Occupy aient lancé « Cela suffit! ». En effet, cela suffit quand « les valeurs universelles d’équité sont sacrifiées sur l’autel de la cupidité » (Stiglitz, 2012, p. 18). 5 Si la richesse était parfaitement répartie, le coefficient Gini serait de zéro; si la richesse était détenue par un seul (inégalité suprême), il serait de 1. Comme beaucoup d’auteurs, nous le multiplions par 100. 6 Au cours des quelques années précédant la crise de 2008, le professeur d’économie politique, R. Wade, a évalué qu’environ 1,5 trillion de dollars sont passés du 90% de la population vers le 10% plus riche des États-Unis (rapporté dans le film The Flaw de D. Sington, 2010). 7 À la même époque, au Québec, des agents se sont également mis à visiter les prestataires de l’aide sociale; on les a surnommés les « Bouboumacouttes ». 8 Madame Christine Lagarde, directrice du FMI, déplore (dans un discours à Washington, le 15 mai 2013) la même chose : « L’aggravation des inégalités de revenus est une préoccupation croissante des dirigeants politiques à travers le monde ». Elle s’inquiète du fait que « de nombreux pays ont adopté des réformes qui ont réduit la générosité de l’aide sociale et fait baisser les taux d’imposition sur les revenus, notamment sur les tranches supérieures » (http://lexpansion.lexpress.fr/economie/christine, site consulté le 16 mai 2013). Madame Lagarde a fait preuve de la même préoccupation lors de la Conférence de Montréal (9-10 juin, 2014) en ajoutant qu’elle souhaite une « croissance inclusive », donc, ne se limitant pas seulement aux plus riches. 6 LES COÛTS DE L’INÉGALITÉ DE REVENUS Les coûts de l’inégalité de revenus se font sentir dans tous les domaines de la vie économique, politique et sociale, la démocratie étant également directement impliquée. Cependant, nous nous limitons ici aux effets nocifs de cette inégalité dans le domaine psychosocial. Pour en rendre compte, nous nous inspirons des travaux de chercheurs de différentes disciplines provenant de différents pays, en particulier des épidémiologistes britanniques Wilkinson & Pickett (2013) qui ont examiné l’inégalité de revenus dans 23 pays9 riches. Ces chercheurs ont observé qu’une augmentation de la richesse (PIB) dans ces pays n’améliore pratiquement pas le bien-être (voir aussi Diener & Seligman, 2004) tandis que l’inégalité de revenus fait sentir ses effets nocifs sur l’ensemble de la population, particulièrement chez les moins favorisés. Par exemple, l’espérance de vie est plus longue dans un pays égalitaire comme le Japon que dans un pays inégalitaire comme les États-Unis, même si les plus pauvres meurent plus jeunes que les plus riches. Se basant sur des informations provenant d’organismes internationaux comme l’ONU et l’UNESCO et de grandes firmes de sondage, Wilkinson & Pickett (2013) ont retenu dix variables présentant un gradient social, c’est-à-dire que le problème affecte davantage les classes défavorisées. Ils ont découvert que « plus le gradient social d’un problème est marqué, plus il est lié à l’inégalité » (p.48). Abordons les effets de l’inégalité de revenus sur les réalités psychosociales (les corrélations sont présentées dans le Tableau 1). Tableau 1 La confiance La confiance entre les gens et le capital social sont des marqueurs importants de la qualité de la vie en société et du bien-être des gens (Leung, Kier, Fung, Fung & Sproule, 2011). Par contre, la perte de la confiance – qui s’est manifestée progressivement au cours des dernières décennies – affecte la cohésion sociale, la coopération, l’altruisme, le bien-être et même la longévité (Layard, 2007). Plus l’inégalité de revenus augmente dans un pays, plus la confiance diminue (corrélation de – 0,66, à partir des données des 23 pays cités). Aux États-Unis, le coefficient s’élève à 0,70, la confiance étant moins grande dans les États plus inégaux. Il est certain que d’autres facteurs affectent la confiance entre les gens, mais leur effet n’annule pas celui de l’inégalité qui demeure important. Selon Putnam (2000), la relation entre l’inégalité et la confiance est bidirectionnelle, mais les analyses statistiques d’Uslaner (2002) militent en faveur de l’idée que c’est l’inégalité qui influence la confiance et non l’inverse. Ce même 9 Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Irlande, Israël, Italie, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Singapour, Suède, Suisse. 7 chercheur a démontré qu’au cours des dernières décennies aux États-Unis, plus l’inégalité augmentait moins de personnes faisaient confiance aux autres. Elgar & Aitken (2010) défendent cette même idée dans leur étude menée dans 33 pays. Stiglitz (2012, p. 187) conclut : « La rupture du lien social et de la confiance […] aura inévitablement de vastes conséquences pour la vie sociale.[…] Quand le contrat social se rompt, la cohésion de la société s’érode vite ». Ajoutons que l’inégalité à l’origine de la baisse de la confiance et de la cohésion sociale permet de comprendre l’association négative de l’inégalité avec la condition féminine (-0,50) et avec l’aide aux pays en développement (-0,61). Même si d’autres variables – comme la pauvreté – peuvent expliquer quelque peu les résultats présentés dans cette section, l’inégalité de revenus y compte pour beaucoup. La santé et la longévité La santé et la longévité dépendent non seulement de la technologie médicale, mais aussi des caractéristiques personnelles, du style de vie, de facteurs sociaux (comme le soutien d’autrui) et de conditions sociétales (comme un régime démocratique). L’inégalité de revenus importe également, comme l’ont démonté les études classiques de Marmot au cours des années 1980. 10 Ce chercheur britannique a observé que les fonctionnaires de niveau inférieur étaient plus exposés aux maladies cardiaques et affichaient un taux de mortalité trois fois plus élevé que ceux de rang supérieur. Des études subséquentes, incluant des femmes, ont confirmé les résultats antérieurs (Marmot, 2004) Wilkinson & Pickett (2008) ont obtenu des résultats démontrant l’association entre l’inégalité de revenus et l’espérance de vie (- 0,44, selon les données internationales; - 0,45, pour les ÉtatsUnis). Ces résultats sont cohérents avec les statistiques américaines révélant que les 5% plus riches vivent 10 ans de plus que ceux des 10 derniers centiles. Même constatation dans le quartier défavorisé Hochelaga-Maisonneuve de Montréal où l’espérance de vie est de 74 ans, dix ans de moins que celle d’un quartier cossu comme Westmount (rapporté par Forget, 2013). De plus, au Japon, pays égalitaire, l’espérance de vie est de quatre ans supérieure à celle des États-Unis, pays inégalitaire. Un enfant né aux États-Unis – où l’on investit des sommes considérables dans les technologies médicales avancées – a une espérance de vie de 1,2 an de moins que celui né en Grèce, beaucoup moins riche mais plus égalitaire. Face à la Suède, c’est trois ans de moins. Quant à la mortalité infantile, la corrélation avec l’inégalité de revenus se situe à 0,42, selon les données internationales et à 0,43 pour les États-Unis. À la suite d’une recension des écrits, Subramanian & Kawachi (2004) concluent qu’on peut parler de relation causale entre l’inégalité de revenus, d’une part, la santé et la longévité, d’autre part, dans l’ensemble des pays riches (voir aussi la meta-analyse plus récente de Holt-Lunstad, Smith & 10 Il s’agit d’inégalité de statut, mais elle provient en bonne part d’un revenu moindre. L’anthropologue américain M. Sahlins (1976) n’a –t-il pas écrit : « La pauvreté est un statut social »). 8 Layton, 2010). Se basant sur 26 études effectuées dans divers pays, Kondo, Sembajwe, Kawachi, van Dam, Subramarian & Yamagra (2009), ont évalué qu’en réduisant l’inégalité dans les pays de l’OCDE, on préviendrait 1,5 millions de décès par an chez les gens de 15 à 60 ans. Ajoutons une constatation surprenante. Pendant environ deux siècles, les Américains avaient la taille la plus élevée au monde. Maintenant, les Néerlandais dominent, suivis de près par les Norvégiens, les Suédois, les Danois, les Belges et les Allemands. Parmi les pays riches, les Américains sont devenus les moins grands. Précisons que cette diminution n’est pas attribuable à l’immigration massive des Latino-américains (de petite taille), car ces derniers ont été exclus du calcul. Ce résultat est plutôt le fait d’une société inégalitaire qui ne peut assurer la même qualité de développement physique à tous ses enfants, puisque la taille se fixe assez tôt dans la vie. On peut comprendre, au moins en partie, pourquoi les descendants de John Wayne sont moins grands (cf. McQuaig & Brooks, 2013). L’obésité 11 Le grave problème de santé que représente l’obésité est en croissance dans la plupart des pays riches. Aux États-Unis, la proportion de personnes obèses est passée de 15% en 1970 à 33% en 2010. Un changement aussi rapide ne s’explique pas par la génétique, mais par l’ingestion de calories et le manque d’exercice, le gradient social étant prononcé. Le stress de la vie moderne accentue le problème; même les rats sous stress ingèrent plus de gras et plus de sucre (Dickerson & Kemeny, 2004). James, Gold & Liu (2004) ont également démontré que la nourriture active le cerveau de ceux qui mangent trop de la même façon que les drogues chez ceux qui en sont dépendants. La relation entre l’inégalité de revenus et l’obésité est de 0,57 pour les adultes et est semblable pour les enfants. Aux États-Unis, la corrélation se situe à 0,47, les États inégalitaires cumulant un plus grand nombre de personnes obèses. Les femmes sont plus affectées par le problème de l’obésité. Au cours de l’évolution humaine, le fait d’avoir accumulé des « réserves » comportait un avantage de survie pour elles et pour leurs enfants pendant une période de disette (Buss, 2012). Dans la société moderne, cet avantage est devenu un inconvénient sérieux. Dans les pays riches, l’habitude de s’alimenter dans les établissements qui servent de l’alimentation minute est devenue un mode de vie coûteux pour la santé. Un jeune Porto Ricain immigré à Chicago lance « dans ces endroits, nous sentons que nous sommes de vrais Américains! ». Tout en admettant l’influence de plusieurs 11 L’obésité est définie d’après l’Indice de masse corporelle (IMC) qui repose sur la relation entre le poids et la taille. On considère qu’il y a obésité lorsque l’IMC dépasse 30. 9 variables, Wilkinson et Pickett (2013) proposent l’idée d’une relation causale entre l’inégalité de revenus et l’obésité : « En diminuant le poids de l’inégalité on apporte une importante contribution à la solution de l’obésité épidémique » (p. 126). La santé mentale « On ne peut être en bonne santé dans une société malade » (Krishnamurti). Une société inégalitaire est une société malade. Les statistiques publiées par l’OMS sur la santé mentale dans les pays riches sont inquiétantes. La prédisposition (facteur génétique) ne peut expliquer la progression rapide du taux d’anxiété, de dépression et de troubles de l’attention, pour ne prendre que ces exemples. Il existe une corrélation de 0,73 entre l’inégalité de revenus et l’Indice de maladie mentale publié par l’OMS pour 11 pays. L’inégalité agirait comme un virus qui répand la maladie dans la population, les classes défavorisées étant plus vulnérables. Évidemment, l’influence d’autres variables n’est pas exclue, mais l’inégalité crée un contexte qui augmente la vulnérabilité à la détresse émotionnelle. Curieusement, Wilkinson (1996) a observé que pendant la Seconde Guerre Mondiale – période de plein emploi, de cohésion sociale et de faible inégalité de revenus – la santé physique et mentale de la population s’est améliorée en Angleterre. Le problème de la dépression est particulièrement préoccupant, ce trouble étant beaucoup plus fréquent dans les pays inégalitaires. Trop peu de personnes demandent de l’aide et celles qui le font sont souvent mal soignées. Bok (2010) recommande de s’attaquer à ce problème de toute urgence puisqu’il est très coûteux en jours de travail perdus et en souffrance pour les personnes atteintes et leurs proches. Pour ce qui est de l’usage des drogues, la corrélation avec l’inégalité de revenus est de 0,63. Ici aussi, plus il y a d’inégalité, plus il y a de problèmes de drogues, surtout chez les classes défavorisées. L’équipe de Morgan (2002) a effectué une étude pertinente impliquant la 12 hiérarchie sociale chez les singes . Les chercheurs ont effectué des changements dans les cages de macaques de façon à créer des dominants et des dominés. Les premiers produisaient plus de dopamine que les seconds et lorsqu’ils avaient la possibilité de s’administrer eux-mêmes de la cocaïne, les dominants en prenaient moins que les subordonnés. Même s’il convient d’être prudent en extrapolant aux humains des résultats obtenus auprès des animaux, cette étude 12 Chez les humains, les pauvres sont vus de haut et se situent eux-mêmes généralement à un niveau assez bas dans la hiérarchie sociale (Emerson, 2007; Kalma, 1991). 10 démontre néanmoins l’effet d’un statut social bas sur la chimie du cerveau et le comportement. On peut penser, ici aussi, à la possibilité d’une relation causale entre l’inégalité de revenus et la diminution de la santé mentale ainsi que l’abus de drogues. (Pour une synthèse en ce domaine, voir Subramanian & Kawachi, 2004). La performance scolaire Je considère la diffusion de […] l’éducation comme la ressource la plus fondamentale pour l’amélioration de la condition, la promotion de la vertu et l’augmentation du bonheur de l’humain (Thomas Jefferson13). Les enfants arrivent à l’école avec une énorme disparité : ceux issus de familles défavorisées ont pris au moins un an de retard par rapport à ceux des classes aisées (Benn & Millar, 2006). L’effet de la hiérarchie sociale est apparu clairement dans la recherche indienne de Hoff & Pandey (2004). Ces chercheurs ont séparé des écoliers de 12 ans : 321 de haute caste et 321 de caste inférieure. Dans un premier temps, le rendement à une tâche de casse-tête fut semblable. Mais lorsqu’ils ont demandé aux enfants de s’identifier (nom des parents et caste), le rendement des enfants de caste supérieure a augmenté de façon non significative tandis que celui des enfants de la caste inférieure a diminué significativement (bel exemple de prophétie autoréalisante). Dans leur vaste entreprise, Baum et Payea (2004) ont démontré les bénéfices de l’instruction : les plus instruits gagnent mieux leur vie, sont plus satisfaits de leur travail, ont moins de chance d’être sans emploi, sont en meilleure santé, commettent moins d’actes criminels, font plus de bénévolat et sont des citoyens plus engagés. La corrélation entre l’inégalité de revenus et la performance scolaire (mathématiques et connaissances générales) s’élève à – 0,45. Ce coefficient est le même pour les États-Unis, car dans les États plus inégalitaires, les écoliers performent moins bien. Dans ce même pays, l’abandon scolaire (au niveau secondaire) et l’inégalité économique donne une corrélation de 0,79. Quant au taux de diplômés de ce niveau, il est de 76% aux États-Unis et de 85% pour l’Union européenne (en 2008). L’accès aux meilleures écoles et universités est plus difficile pour les jeunes de milieux moins aisés (Jencks, 2002). Des statistiques font voir que, depuis 1980, dans les États inégalitaires des États-Unis, la fréquentation du premier cycle universitaire (college years) a augmenté chez les plus riches seulement. Dans les universités plus sélectives, 13 T. Jefferson (1743-1826) est le rédacteur de la Déclaration d’indépendance des États-Unis et le troisième président de ce pays. Cette citation est gravée en lettres d’or sur un mur intérieur de la bibliothèque publique de la ville de New York. 11 on trouve 9% de la moitié inférieure de la population et 74% du quart supérieur (Stiglitz, 2012). Voilà tout ce qu’il faut pour que la discrimination continue. Les grossesses à l’adolescence Dans un lointain passé, l’espèce humaine faisait face à des conditions difficiles et à une mortalité infantile très élevée. Il était très adaptatif que les femmes enfantent tôt dans la vie (Buss, 2012). Mais de nos jours, les mères adolescentes font face à de graves difficultés, sans parler des facteurs de risque qui menacent l’enfant et les inconvénients additionnels provoqués par l’absence habituelle du père en pareils cas (Graham & McDermot, 2005). Ces grossesses surviennent dans toutes les classes sociales, mais surtout dans les milieux défavorisés, le gradient social étant, ici aussi, fort prononcé. Ce problème est le résultat d’une société inégalitaire, ce que révèle la corrélation élevée entre l’inégalité de revenus et le nombre de naissances issues de mères adolescentes (0,73) (Pickett, Mookherjee & Wilkinson, 2005). Aux États-Unis, la corrélation est de 0,46 : les mères adolescentes étant plus nombreuses dans les États plus inégalitaires. Des facteurs culturels interviennent en la matière : les jeunes femmes hispaniques aux États-Unis et les adolescentes dont la famille provient du Bangladesh au Royaume-Uni sont mères deux fois plus souvent que celles qui appartiennent à la culture locale (UNICEF, 2001). Cependant, ces facteurs n’affectent pas la corrélation rapportée. La violence Le psychiatre Gilligan (2001, p. 36) qui travaille dans le milieu carcéral depuis 30 ans, explique d’une façon bien vivante ce qu’ont vécu les criminels qu’il a rencontrés. Enfants, ils ont été victimes d’abus au-delà de toute échelle […]. Plusieurs ont été battus presque mortellement, violés à répétition, prostitués ou négligés et même menacés dans leur vie par des parents trop démunis pour s’occuper de leurs enfants. Ceux qui n’ont pas souffert de ces abus physiques extrêmes ou de cette négligence ont connu un degré d’abus émotionnel tout aussi dommageable. […] Ils ont servi de boucs émissaires pour les sentiments de honte et d’humiliation qu’éprouvaient leurs parents. La violence est surtout l’affaire des hommes (Cronin, 1991), mais ce sont les jeunes hommes en particulier qui vont perpétrer le plus de crimes violents (syndrome du jeune mâle; Daly & 12 Wilson, 1985). Ils veulent éliminer la honte, l’humiliation et acquérir un statut auprès de leurs semblables. Ce statut confère des privilèges, notamment le succès dans la compétition sexuelle (Daly & Wilson, 2001). Pourquoi les pays sont-ils si différents en termes de violence? À travers un ensemble de facteurs, l’inégalité de revenus importe grandement: la corrélation entre l’inégalité de revenus et les homicides est de 0,47 selon les données internationales14 (Wilkinson, 2004). Aux États-Unis, dans les États plus inégalitaires, dont la plupart ont conservé la peine de mort, le taux d’homicides est plus élevé et la corrélation avec l’inégalité de revenus est de 0,42. Wilkinson & Pickett (2013) ont constitué, à partir des données de l’UNICEF en 2007, un Indice de conflits vécus par les enfants et ont obtenu une corrélation de 0,62 avec l’inégalité de revenus. Elgar, Craig, Royce, Morgan & Vella-Zarb (2009) ont également trouvé, dans leur étude portant sur 33 pays, une forte association entre l’inégalité de revenus et l’intimidation à l’école. Au terme de cette section, on peut dire : une société inégalitaire correspond fatalement à une société violente. L’emprisonnement Au cours des dernières années, le taux d’emprisonnement diminue en Irlande, en Autriche, en Allemagne, en France et au Québec tandis que le nombre de prisonniers atteint 2,3 millions aux États-Unis (presque 1/100). Sans exclure l’influence d’autres variables, il appert que le taux d’emprisonnement est relié à l’inégalité de revenus à l’intérieur du pays : aux États-Unis, la corrélation est de 0,48; elle est de 0,75 dans l’ensemble des pays riches. Évidemment, le gradient d’emprisonnement est défavorable aux classes inférieures; de plus, la disparité ethnique de même que la discrimination à l’endroit des jeunes sont prononcées (assez pour alerter Amnistie internationale, 2004). Signalons, en outre, l’existence des prisons « supermax » où les détenus sont confinés pendant 23 heures par jour. Leur vie est caractérisée par « l’absence de mouvement, de stimulation et de contact social » (Rhodes, 2004). Selon cette anthropologue qui a travaillé dans ce genre d’établissement, les prisonniers n’ont pas de travail ni de formation; ils sont ou deviennent souvent mentalement malades et ne sont aucunement préparés pour une libération éventuelle. Des facteurs culturels et sociopolitiques interviennent, comme l’idéologie répressive. Elle est électoralement rentable dans les pays inégalitaires, mais s’impose aux dépens d’une approche préventive beaucoup plus efficace15 (Downes & Hansen, 2006). Même si l’emprisonnement s’explique par de nombreux facteurs, ces derniers n’annulent pas l’influence de l’inégalité de revenus. De plus, l’investissement dans la construction et l’entretien des prisons entraîne la réduction des fonds disponibles pour s’attaquer aux problèmes sociaux. Downes et Hanson (2006, pp. 4-5) résument bien la problématique. 14 Wilkinson & Pickett (2013) relève une exception : la Finlande, pays égalitaire avec, pourtant, un haut taux d’homicides. C’est que, dans ce pays, on trouve le plus grand nombre d’armes à feu par maison (dépassant même les États-Unis). 15 Le Québec compte parmi les pays qui accorde priorité à la prévention : par exemple, La politique ministérielle en prévention de la criminalité publiée par le Ministère de la sécurité publique en 2001 ainsi que les publications du CIPC (Centre international de la criminalité comparée) de l’Université de Montréal. 13 Une peur croissante du crime et la perte de confiance en la justice […] rendent la population plus favorable aux politiques de justice criminelle plus sévères. Ainsi, dans certains pays, comme aux États-Unis et dans une moindre mesure au Royaume-Uni, la demande publique pour des sentences plus sévères et plus longues est accordée par des politiques publiques et lors des campagnes électorales […]. Dans d’autres pays, comme en Suède et en Finlande […], les citoyens ont moins tendance à demander et à soutenir des politiques pénales sévères. La mobilité sociale Aux États-Unis, la mobilité sociale a diminué depuis les années 1980; elle est même moins élevée qu’en Europe de l’Ouest, de sorte qu’il est très difficile de monter dans l’échelle sociale; le rêve américain est devenu un mythe16. Contrairement au racisme, la ségrégation entre classes sociales, pourtant étonnamment élevée, est peu ou pas dénoncée. Cet esprit de classe s’exprime par le langage, l’habillement, les préférences, comme l’avait expliqué naguère Bourdieu (1979). Cette séparation des classes, provoquée par l’inégalité de richesses, rend la mobilité sociale difficile de sorte que l’accès à l’éducation et à des emplois bien rémunérés est limité pour ceux provenant des classes peu favorisées. La corrélation entre l’inégalité de revenus et la mobilité sociale est très élevée (0,93)17. La ségrégation de classe s’accompagne souvent de la ségrégation géographique (Jargowsky, 1996) : les plus pauvres se retrouvent dans les quartiers défavorisés que les plus aisés ont fuis. « L’inégalité provoque la discrimination individuelle et institutionnelle de même que l’acceptation que certains groupes dominent les autres » (Sidanus & Pratto, 1999). Cette inégalité de revenus et de classe provoque des sentiments d’injustice, de colère, d’infériorité et de honte. Le sociologue S. Charlesworth rapporte un témoignage touchant de la part d’un homme de milieu défavorisé qui se trouve en présence d’une « dame de classe ». Sans un mot de part et d’autre, il vit intensément tout un complexe d’émotions négatives (voir Encadré 1). Encadré 1 Inégalité de revenus et Indice global de problèmes psychosociaux 16 Voir, par exemple, Le Monde diplomatique du 20 juillet 2007 : Le mythe de la mobilité sociale aux ÉtatsUnis. 17 La corrélation est positive parce que Wilkinson & Pickett (2013) ont évalué la ressemblance entre le revenu des pères et celui des fils. Une grande ressemblance indique une mobilité pratiquement nulle, ce qui est le cas des États-Unis. Pour la présente analyse, les chercheurs ne disposaient des informations que pour 11 pays. 14 Wilkinson & Pickett (2013) ont constitué un Indice de problèmes sociaux à partir des variables étudiées précédemment. La corrélation de cet Indice avec l’inégalité de revenus est de 0,87 18 pour les 21 pays industrialisés pour lesquels ces auteurs avaient l’information (voir le Tableau 1). Aux États-Unis, la corrélation s’élève à 0,59 entre cet Indice et l’inégalité, les États plus inégalitaires étant affectés par des problèmes plus nombreux et plus graves. Bref, l’inégalité de revenus peut être considérée comme le dénominateur commun à tous les problèmes que nous avons examinés dans cet article et à bien d’autres encore (on peut lire le cas de la Russie dans l’Encadré 2; aussi la Figure 1 qui illustre la relation entre l’inégalité et les problèmes psychosociaux à partir de données internationales). Cet Indice est très faiblement relié au PNB per capita qui ne donne pas une juste idée du bien-être d’une société (Nussbaum, 2012; Sen, 2000). De plus, cet Indice n’est pas associé aux dépenses en santé et en sécurité sociale (Veenhoven, 2000). Ces résultats signifient qu’il existe plusieurs façons d’être inégal de même que plusieurs façons de corriger le problème, les dépenses sociales n’étant que l’une d’elles. Ces résultats signifient également que c’est d’abord et avant tout l’inégalité de revenus qui importe et que c’est toute la société qui en souffre. Les interventions doivent donc viser toute la population (Huppert, 2009). Encadré 2 et Figure 1 Inégalité de revenus et bien-être subjectif Il semble pertinent d’ajouter que l’inégalité de revenus est fortement associée au bien-être subjectif ou au bonheur. Plusieurs résultats appuient l’idée d’un lien indirect de l’inégalité avec le bien-être via les multiples variables que nous avons examinées. De nombreux résultats font également état d’une relation directe négative. Elle s’élève à -0,49 pour les pays riches (selon nos calculs basés sur le coefficient Gini fourni par la Banque mondiale et les données sur le bonheur provenant de Berg & Veenhoven19 (2010). On trouvera plus de détails dans Bouffard et Dubé (2014). L’inégalité, une des sources des problèmes Plusieurs arguments appuient la théorie selon laquelle l’inégalité serait la source des problèmes examinés. 1. Les économistes qui ont examiné la question n’ont jamais suggéré la relation inverse. Comment l’obésité, le mauvais sort des enfants ou le nombre de prisonniers pourraientils causer l’inégalité de revenus? Stiglitz (2012) a identifié un grand nombre de causes 18 Pour la présente analyse, Wilkinson & Pickett (2013) ne disposaient pas des informations relatives à Israël et Singapour. 19 Berg et Veenhoven ont mesuré la satisfaction de vivre. 15 économiques et politiques à l’origine de l’inégalité de revenus qui, à leur tour, provoquent des problèmes dans plusieurs domaines 2. Les effets de l’inégalité se font sentir sur l’ensemble de la population. Ainsi, les gens d’un certain revenu dans une société inégalitaire font moins bien par rapport aux variables étudiées que ceux de même revenu dans une société égalitaire. 3. L’idéologie (par exemple, le néolibéralisme) influence certainement les décisions politiques, mais il ne semble pas qu’elle puisse annuler l’effet de l’inégalité de revenus. 4. Le lien causal suppose un mécanisme qui explique l’association entre l’inégalité de revenus et le bien-être. Ce rôle est joué par la relation sociale – mesurée par la confiance entre les gens, la cohésion sociale, l’engagement dans la communauté et un bas niveau de violence – qui est de meilleure qualité dans les sociétés égalitaires. Autrement dit, la qualité de la vie de l’ensemble de la population est meilleure dans les sociétés plus égalitaires. 5. Quelques études expérimentales ont, par ailleurs, clairement démontré l’effet de l’inégalité : nous avons signalé celle de Hoff & Pandey (2004) avec les enfants indiens de castes différentes. Steele & Aronson (1995) ont obtenus des résultats semblables avec des écoliers afro-américains. 6. Cette primauté de l’inégalité de revenus comme source de problèmes psychosociaux a également été confirmée par des résultats d’analyses statistiques prévues pour vérifier la direction de la causalité dans un certain nombre de domaines. Par exemple, Kawachi, Kennedy, Lochner & Prothrow-Stith, (1997) l’on fait pour la mortalité; Elgar et al. (2009) pour l’intimidation, sans oublier les résultats de la meta-analyse de Kondo et al. (2009). 7. Plusieurs études appuient l’hypothèse de la causalité (voir le site http://www.equalitytrust.org.uk). En résumé, l’inégalité de revenus peut être considérée comme un virus qui répand des problèmes dans toute la société (Bouffard & Dubé, 2013). CONSIDÉRATIONS FINALES 16 L’inégalité de revenus engendre de multiples problèmes dans la société, nous l’avons vu. Il eût été instructif que Wilkinson & Pickett (2013) rapportent des corrélations partielles ou des analyses de régression qui auraient tenu compte de l’influence éventuelle d’autres facteurs pertinents (le PIB, par exemple). Ces analyses restent à faire. Le mécanisme expliquant les effets de l’inégalité de revenus réside dans le rôle de la relation sociale, de la confiance ou du capital social. Selon les données de l’évolution, nous sommes une « espèce sociale » dont les ancêtres ont vécu pendant environ 90% du temps dans des sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs. L’espèce humaine s’est adaptée à des structures hiérarchiques dures, mais elle s’est donnée des moyens – des « stratégies d’antidomination » pour les contrer parce qu’elle préfère l’égalité (voir, par exemple, Dunbar, 2001). La civilisation actuelle – individualiste et inégalitaire - est donc pénible pour l’humanité. En effet, notre position dans la hiérarchie sociale devient une préoccupation constante, source d’anxiété, de stress et de problèmes d’estime de soi (Twenge, 2006). Les problèmes sociaux examinés s’expliquent partiellement par le contexte historique, les divisions ethniques et les caractéristiques culturelles, mais ces facteurs n’annulent pas l’effet de l’inégalité de revenus. En effet, cette inégalité agit comme un polluant qui se répand dans toute la société. Une plus grande égalité profite à tous et non seulement aux classes défavorisées. Par exemple, une diminution des homicides de 60 à 30 par 100 000 habitants chez les plus pauvres et de 20 à 10 chez les plus riches semble plus grande chez les premiers (en chiffres absolus), mais dans les deux cas elle est de 50%. Pareil changement améliore considérablement la qualité de vie de tous les citoyens. On pourrait objecter que le taux d’inégalité n’a pas changé, mais il appert que ce genre d’amélioration ne se produit que dans les régions où l’inégalité économique est moindre. L’inégalité de revenus crée des problèmes multiples parfois difficiles à évaluer, mais néanmoins délétères. Par exemple, dans notre société de consommation, l’inégalité de revenus a provoqué une pression à consommer toujours plus dans l’espoir d’atteindre un statut plus élevé. La publicité exploite cette tendance bien humaine. Il n’est donc pas surprenant que la relation entre l’inégalité de revenus et la publicité soit élevée (0,73). 17 Les résultats recensés dans le présent travail devraient inciter les professionnels des sciences humaines à prendre davantage conscience de l’impact des conditions sociétales et de la macroéconomie sur notre bien-être. Les problèmes reliés à l’inégalité de revenus sont si complexes qu’il faudra pour les régler ou les atténuer un ensemble de politiques économiques et sociales sans oublier les efforts en éducation, comme le recommandent les intervenants des différentes disciplines. Il est urgent de s’attaquer à cette « maladie de la république ». Vive la liberté, la fraternité et …l’ÉGALITÉ ! Références Amnesty International (2004). Annual report – United States of America. London : Amnesty International. Baum, S. & Payea, K. (2004). Education pays. Washington, DC : College Board. Benn, M. & Millar, F. (2006). A comprehensive future. London : Compass. Berg, M. & Veenhoven, R. 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Cette façon qu’ils ont de vous regarder avec l’air dégoûté […] il vous regardent comme si vous envahissiez leur espace […] ça se voit droit dans les yeux […] vous sentez que vous n’êtes pas à votre place […] ça vous donne envie de sortir. Je vais vous dire ce que c’est, c’est une forme de violence […], c’est comme une barrière qui dirait : « écoute bien, minable, ne pense même pas à venir près de moi [haussement de la voix avec accents de douleur et de colère]! Qu’est-ce que tu fous dans mon espace? […] Nous, on paye pour ne pas voir les moins que rien dans ton genre ». Et ça vous stresse, ça vous épuise […]. C’est partout tout le temps […] Je l’ai repérée, elle m’a repéré, vous voyez. […] Et j’ai pensé, « Je vais même pas m’asseoir là ». Je vais l’embarrasser et ça va m’embarrasser, vous voyez. [Haussement de la voix avec accents de douleur/colère] On se comprend sans se parler. Vous savez ce qu’ils sentent et vous le sentez aussi, comme je vous l’ai dit. […] Qu’ils aillent se faire … ! C’est cet air qu’ils ont, ils ont le bon corps, les bons vêtements et tout, la confiance, l’attitude, vous voyez ce que je veux dire [---] Nous [tristesse, la voix basse] on n’a rien, on ne peut pas l’avoir. On arrive avec un air de chien battu, on traîne les pieds [---] On a juste envie de se cacher. (Résumé d’une entrevue de Charlesworth rapporté par Wilkinson et Pickett, 2013, p.191. J’ai enlevé quelques mots grossiers). 22 Encadré 2 : Le cas de la Russie Lors de la chute de l’URSS en 1989, la Russie a connu une transformation drastique. La première décennie fut particulièrement difficile pour l’ensemble de la population, sauf pour ceux qu’on a appelé les « nouveaux riches » qui ont profité de la situation. Jusqu’à la fin des années 1990, il y a eu baisse du PNB per capita, hausse du chômage, augmentation de la population vivant sous le seuil de la pauvreté et hausse de l’inégalité. On a également observé une augmentation des divorces, des problèmes d’alcool et de drogues, des suicides, des cas de SIDA ainsi qu’une diminution de l’espérance de vie et du taux de natalité. Évidemment, les chômeurs et ceux ayant moins de scolarité ont souffert davantage. Bien des gens ont dû revenir aux appartements partagés (kommunalka) avec les problèmes inhérents : stress, conflits, violence et manque d’intimité. De 2000 à 2005, l’augmentation du prix du pétrole a provoqué ce qu’on a appelé le « miracle russe ». Cette richesse soudaine a permis d’améliorer le sort de l’ensemble de la population, les inégalités ayant diminuées quelque peu. Par exemple, les dépenses publiques en santé ont augmenté de 2,2% du PNB en 1989 à 5,2% en 2005 (ces mêmes dépenses se situaient à 9,6% dans l’Europe des 15). (Inspiré de Cerami, 2010). . 23 Tableau 1 : Corrélation entre le niveau d’inégalité de revenus et problèmes sociaux dans 23 pays industrialisés Variables Corrélations Variables Corrélations Confiance -0,66** Perf. en éducation -0,45** Espérance de vie -0,44* Nais. de mères adol. 0,73** Mortalité infantile 0,42* Homicides 0,47* Obésité 0,57** Emprisonnement 0,75** Maladie mentale 0,73** Mobilité sociale 0,93** -------------------------------------------------------------------------------------------------------------Indice de problèmes sociaux (10 variables) De Wilkinson & Pickett (2013). * = p < .05; **= p < .01 0,87** 24 25 Index de problèmes sociaux Beaucoup de problèmes Peu de problèmes Basse Inégalité Élevée Figure 2 : Relation étroite entre l’inégalité de revenus et les problèmes sociaux et de santé (Wilkinson & Pickett, 2013)