Un classique moderne? Queen Victoria, par Lytton - e

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Un classique moderne? Queen Victoria, par Lytton - e
Un classique moderne ? Queen Victoria, par Lytton Strachey
Charles-François Mathis, docteur en histoire, PRAG (Paris-Sorbonne)
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Á la Bibliothèque du Congrès, à Washington, une récente étude a montré que, parmi les
personnages historiques féminins, seules la Vierge Marie, Jeanne d'Arc et Jane Austen ont fait
l'objet de plus de travaux que la reine Victoria , qui a vécu de 1819 à 1901, et a régné à partir
de 1837, soit l'un des règnes les plus longs de l'histoire, et durant l'une des périodes les plus
glorieuses et tourmentées de l'histoire britannique. C'est dire l'immensité de la bibliographie
sur ce personnage et l'importance des questionnements attachés à sa vie.
Or, force est de constater que la biographie de la reine Victoria publiée par Lytton
Strachey en 1921 tient une place à part dans l'historiographie de la souveraine britannique, et
ce pour plusieurs raisons.
C'est d'abord la première grande biographie de la reine depuis sa mort, si l'on excepte
celle de Sidney Lee, écrite en 1901 comme une extension de la notice prévue pour le
Dictionary of National Biography, donc, en un sens, la première qui ait le recul temporel
suffisant pour être considérée comme ayant valeur scientifique et historique.
Son succès populaire, ensuite, est exceptionnel : les 5000 exemplaires du premier tirage
sont vendus en 24h, et il faudra quatre réimpressions dans la seule année 1921 pour satisfaire
l'appétit du public ; aux États-Unis, l'ouvrage connaît 17 réimpressions dans les années 1920.
Ce succès ne s'est pas démenti depuis : d'après Walter Arnstein, c'est la biographie de Victoria
la plus vendue – un phénomène qui doit aussi, évidemment, à son antécédence par rapport aux
autres grandes biographies de la reine plus récentes.
C'est enfin, pour tous les historiens de l'ère victorienne, et particulièrement de Victoria,
une référence qui demeure incontournable, bien que parfois critiquée évidemment. Nous
avons parcouru toutes les grandes biographies de Victoria, et toutes, sans exception, citent la
biographie de Strachey dans leur bibliographie. Ceux, trop rares, qui prennent le temps d'une
mise au point plus détaillée de l'historiographie, évoquent le travail de Strachey comme un
moment fort des recherches sur la reine.
On a donc bien affaire à un classique de la biographie ici, et reconnu comme tel par
certains dès sa parution. Une anecdote nous semble à ce titre révélatrice : dans une
introduction à la réédition en 2007 de la grande et magnifique biographie d'Elizabeth
Longford, publiée en 1964, Roy Strong rappelle que cette dernière avait reçu comme prix
d'excellence, lorsqu'elle était à l'école, la biographie de Victoria par Lytton Strachey. Que cela
ait pu, des années plus tard, la pousser à écrire son propre ouvrage importe peu ici : c'est bien
plutôt cette entrée rapide et toujours incontestée du travail de Strachey dans la liste des
classiques, recommandés même aux enfants, qui doit nous intéresser. En soi, cette réussite
pourrait surprendre moins si, d'emblée, Strachey lui-même ne s'était présenté comme un
« moderne » cherchant à bouleverser l'ordre traditionnel et pesant de la biographie. Que le
trublion d'Eminent Victorians, son précédent et décapant ouvrage, puisse faire œuvre
classique, voilà qui ne laisse pas de troubler. C'est sur cette transmutation que nous voudrions
nous pencher aujourd'hui.
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1 Nous tenons à préciser d'emblée que les citations et les analyses présentées dans cette communication
s'appuient pour l'essentiel sur la thèse classique de Gabriel Merle, Lytton Strachey (1880-1932) : Biographie et
critique d'un critique de la biographie, thèse soutenue à l'Université Paris IV – Sorbonne en 1977, publiée par
l'Atelier de reproduction des thèses en 1980.
2 Cf. Walter Arnstein, Queen Victoria, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003, p. 1.
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La biographie selon Strachey
Une conception originale de la biographie
Il convient de revenir brièvement sur l'approche méthodologique de Strachey et sur sa
conception de la biographie, telle qu'elle s'exprime dans ses comptes-rendus au Spectator, et,
surtout, dans la préface de Eminent Victorians, un ensemble de quatre biographies qu'il a
publié en 1918.
Strachey se positionne d'abord contre un modèle biographique qu'il déteste, qui est
hérité de La Vie de Johnson, par Boswell, publiée en 1791, laquelle demeure, au début du
XXe siècle, une référence incontournable. Strachey a énormément d'admiration pour cet
ouvrage : ce serait une grande erreur de croire qu'il rejette en bloc cette approche
biographique fondée sur une incroyable méticulosité et l'accumulation gigantesque de
matériaux divers visant à approcher l'intimité du sujet. Ce que Strachey rejette, ce sont les
avatars de cette méthode, les héritiers trahissant, par leur médiocrité, la méthode du maître :
« Ces deux épais volumes, avec lesquels nous avons l'habitude de commémorer nos morts –
qui ne les connaît pas, avec leur masse de matériaux mal digérés, leur style négligé, leur ton
de tiède panégyrique, leur absence lamentable de sélection, de détachement, de
construction ? »
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Toutes les critiques ici présentées sont importantes, et notamment la dernière, l'absence
de construction : en effet, ce que Strachey souhaite avant tout, c'est redonner vie à un
personnage historique dans toutes ses nuances. Si l'on n'y parvient pas par une minutie à la
Boswell, il faut y parvenir par d'autres moyens : « Nulle étude sur un homme ne saurait être
réussie si elle n'est vitale ; un portraitiste incapable de donner vie à son sujet a très peu de
raison de prendre le pinceau . »
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Cet objectif impose, selon lui, un moyen : l'art. Seule une œuvre d'art, en effet, est en
mesure de dresser un portrait vivant de quelqu'un de disparu.
« Le premier devoir d'un grand historien est d'être un artiste. La fonction de l'art en
histoire est quelque chose de bien plus profond qu'une simple décoration. […] Une vérité sans
interprétation est aussi inutile que de l'or enterré ; et l'art est le grand interprétateur. Lui seul
peut unifier une multitude de faits en un tout signifiant, en clarifiant, accentuant, supprimant,
et éclairant les recoins obscurs par la torche de l'imagination . »
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Cette conception, qui unit donc un objectif de portraitiste et un médium artistique,
3 « Those two fat volumes, with which it is our custom to commemorate the dead--who does not know them,
with their ill-digested masses of material, their slipshod style, their tone of tedious panegyric, their lamentable
lack of selection, of detachment, of design? », Giles Lytton Strachey, Eminent Victorians, New York, Putnam's
sons, 1918, p. 2.
4 « No study of a man can be successful unless it is vital; a portrait-painter who cannot make his subject live has
very little reason for putting brush to canvas » , Giles Lytton Strachey, « The Italian Renaisssance », Spectator,
CI, 21 novembre 1908, p. 838.
5 « The first duty of a great historian is to be an artist. The function of art in history is something much more
profound than mere decoration. […] Uninterpreted truth is as useless as buried gold; and art is the great
interpreter. It alone can unify a vast multitude of facts into a significant whole, clarifying, accentuating,
suppressing, and lighting up the dark places with the torch of imagination. », Giles Lytton Strachey, « A New
History of Rome », Spectator, CII, 2 janvier 1909, p. 20-21.
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permet de déterminer les caractéristiques qui font, pour Strachey, une bonne biographie.
Les caractéristiques d'une bonne biographie
Un portrait, c'est donc d'abord une œuvre artistique, ce qui impose une écriture soignée
et des talents d'écrivain. Strachey, indéniablement, les avait, et les affutait au contact du
groupe de Bloomsbury dont il faisait partie. Il est assez révélateur, d'ailleurs, que dans
certaines librairies, ses œuvres ne soient pas rangées au rayon Histoire mais au rayon
Littérature. Strachey est, peut-être avant tout, un grand écrivain anglais, et il a été reconnu
comme tel de son temps.
Une œuvre d'art, un portrait, c'est aussi une vision particulière du personnage
historique : elle s'appuie évidemment sur la réalité historique, mais elle offre, comme le fait
un peintre, un prisme pour voir, dans les facettes décelées par le biographe, les nuances
intimes du personnage. D'où cette idée d'un point de vue : le biographe propose sa
compréhension du personnage historique, il en offre une clé d'interprétation.
Cela suppose une certaine distance entre le biographe et son sujet, sans cesse réaffirmée
par Strachey. Rien ne lui fait plus horreur que les panégyriques pesants si nombreux au XIX e
siècle.
Ce point de vue doit aussi, évidemment – mais certains successeurs de Strachey
l'oublieront – reposer sur des faits avérés. Contrairement à ce qu'on a souvent dit, Strachey
était attaché à la véracité des faits sur lesquels il appuie sa compréhension des personnages
qu'il peint.
Néanmoins, pour que le portrait puisse être vivant pour le lecteur, il ne doit pas être
écrasé par le poids des faits historiques : il faudra judicieusement choisir ceux qui font sens,
pour que la biographie soit relativement brève ; elle doit aussi, par conséquent, être
parfaitement structurée pour pouvoir aborder ce qui, pour Strachey, est l'essentiel, la
psychologie du personnage.
Tels sont donc les objectifs de Strachey lorsqu'il publie Eminent Victorians en 1918 :
succès de scandale, puisqu'il fait tomber, avec une verve satirique destructrice, certaines
grandes figures victoriennes de leur piédestal. On imagine donc les craintes de ses
contemporains lorsqu'il s'attela à une biographie de la reine Victoria. L'absence de préface de
ce dernier ouvrage, le choix de la période aussi, le placent en effet dans la continuité de
l'œuvre commencée avec Eminent Victorians. Et de fait : l'ouvrage est relativement bref (300
pages), magnifiquement écrit et construit, sans volonté hagiographique, et donne à voir une
Victoria plus vivante qu'on ne l'avait jamais présentée. C'est un succès au moins artistique (et
présenté comme tel), et, sans doute, historique. Mais c'est justement cette valeur historique
qui demande plus longue réflexion.
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Une approche souvent malmenée
Que retenir alors aujourd'hui de la biographie de Strachey ? Il est peut-être bon de
commencer par les critiques qui ont été et peuvent encore être faites à ce travail : ses limites
n'en révèleront que mieux les apports, si tant est que ceux-ci soient toujours pertinents.
Des hypothèses hasardeuses ?
Premières critiques faites à plusieurs reprises dans les biographies actuelles de la reine :
certaines hypothèses hasardeuses de Lytton Strachey. On doit ainsi à Lord Rosebery, homme
d'État victorien, cette remarque cinglante sur l'ouvrage de Strachey : Queen Victoria serait
« une œuvre de fiction relativement lisible ».
Les inexactitudes relevées par les historiens portent surtout sur Albert. On reproche
parfois à Strachey d'avoir relayé les ragots sur les origines douteuses d'Albert, qui aurait été
fils illégitime issu d'une liaison de sa mère avec un des chambellans de la cour, d'origine
juive. Le premier à avoir donné foi à ces origines bâtardes serait Max W. L. Voss, avec de
forts relents d'antisémitisme . Stanley Weintraub, l'un des biographes récents de Victoria est
particulièrement virulent envers Strachey à ce sujet , mais si l'on reprend le texte lui-même, on
se rend compte que ce dernier ne fait effectivement que répéter un ragot, sans lui accorder une
caution scientifique particulière : « Il y eut des scandales ; on parla d'un des Chambellans de
la cour, un jeune homme charmant et cultivé ».
Strachey aurait aussi quelque peu déformé l'image du Prince, en le rendant plus
pathétique et sympathique qu'il n'était en réalité. Le rôle du Baron Stockmar dans les
décisions du Prince Consort aurait ainsi été surévalué. Cette critique, est pourtant à nuancer
fortement, puisque pour nombre de commentateurs, le portrait d'Albert est justement l'une des
grandes réussites du livre.
Giles St Aubyn reproche aussi à Strachey d'avoir un peu forcé le trait à propos de l'écart entre
l'amour de Victoria pour son mari et la relative froideur d'Albert à l'égard de la reine .
En fin de compte, lorsque l'on fait le bilan de ces reproches, ils sont pour le moins
bénins, et rien d'essentiel sur Victoria elle-même n'a été finalement raté par Strachey. Tout au
plus dut-il reconnaître lui-même, lorsque de nouvelles sources furent disponibles, qu'il avait
été peut-être un peu trop indulgent envers Victoria dans ses dernières années.
Il faut préciser que Strachey a pris grand soin du sérieux de sa documentation, qu'on
avait mis en doute, à juste titre, pour son précédent ouvrage : les nombreuses inexactitudes qui
parsèment Eminent Victorians n'ont pas leur place ici, et Strachey l'affirme clairement dans
une page liminaire où en quelques lignes seulement il dit ceci :
« Les sources pour toute affirmation importante faite dans les pages suivantes seront
indiquées en notes de bas de page. Les références complètes des ouvrages auxquels il est fait
allusion sont données dans la bibliographie à la fin du livre . »
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6 « Quite a readable work of fiction », Lord Rosebery, cité par Charles Richard Sanders, Lytton Strachey, his
mind and art, London, Kennikat Press, 1957, p. 343.
7 Monica Charlot, Victoria, the young Queen, Oxford, Blackwell, 1991, p. 152.
8 Stanley Weintraub, Victoria: An Intimate Portrait, London, Allen & Unwin, 1987.
9 « There were scandals; one of the Court Chamberlains, a charming and cultivated young man, was talked of »,
Giles Lytton Strachey, Queen Victoria, New York, Harcourt, 1921, p. 130.
10 Giles St Aubyn, Queen Victoria, London, Sinclair-Stevenson, 1991, p. 158.
11 « Authority for every important statement of fact in the following pages will be found in the footnotes. The
full titles of the works to which reference is made are given in the Bibliography at the end of the volume. »,
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Ces notes de bas de page et cette bibliographie, beaucoup plus complètes que dans
Eminent Victorians, affirment ainsi la solidité historique de l'ouvrage . D'ailleurs, les lettres
de Strachey à ses proches concernant l'écriture de cette biographie, témoignent de son travail
de recherche fouillé et précis : il fait de très nombreuses lectures, hante le British Museum,
dévore tout ce qui a trait au XIXe siècle anglais ou à la reine et ses proches. Le plus difficile
pour lui, est donc bien de distiller cette masse d'information, et la rédaction du livre, qui s'étire
sur deux ans, s'avère longue et difficile :
« Je dois être ici, jusqu'à la fin de ce mois, bataillant avec Victoria, qui s'avère un
morceau plus coriace (a tougher mouthful) que je ne l'avais anticipé. Je dois mastiquer et
mastiquer avec une solide constance – c'est le seul moyen . »
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Une approche biaisée et malsaine ?
Le corolaire du reproche d'inexactitude historique est celui de vouloir à tout prix briser
les idoles et montrer les aspects les plus bas et médiocres d'une personnalité. C'est un reproche
qui n'est plus d'actualité aujourd'hui, mais qui a été longuement mis en avant, du vivant et
surtout dès la mort de Strachey, pour disqualifier son œuvre. Il concerne essentiellement
Eminent Victorians, qui, de fait, se prête à ce type de critique, mais Queen Victoria lui-même
n'est pas épargné, comme en témoigne cet article de 1932, au moment de la mort de Strachey :
« Les livres de Strachey, et particulièrement Queen Victoria, vinrent sur le marché au bon
moment […]. Il satisfaisait une génération qui était enchantée par la vivacité d'esprit,
l'irrévérence, et le cynisme, et qui aimait voir les maîtres d'école et les généraux et les
cardinaux et les monarques dépouillés des habits de l'autorité . »
Si, de fait, l'irrévérence de Strachey trouve un écho favorable en son temps lassé des
rigueurs victoriennes, c'est un reproche injuste que de présenter Strachey comme « un homme
qui regarde sous les canapés et farfouille dans les armoires de l'histoire, pour n'y découvrir
que de la poussière et des mites . »
C'est surtout injuste dans le cas de Queen Victoria, où Strachey a fait finalement preuve
de beaucoup moins d'insolence que dans son précédent ouvrage.
La critique est plus pertinente lorsqu'elle porte sur la question connexe du point de vue :
Strachey partirait avec des idées préconçues sur le caractère du personnage qu'il étudie et ne
ferait finalement qu'extrapoler sur cette hypothèse. C'est là encore une accusation injuste en
soi, puisqu'on a vu, pour Queen Victoria en tout cas, qu'il prend grand soin de sa
documentation historique et d'une réflexion profonde sur le caractère de la reine. Mais de fait,
mal comprise, mal utilisée, la théorie du point de vue peut faire des ravages – et semble en
avoir fait si l'on en croit les commentateurs des années 1930-1940, qui se lamentent sur la
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Giles Lytton Strachey, Queen Victoria, New York, Harcourt, 1921.
12 Michael Holroyd a fait justice de cette réputation de désinvolture qui poursuit Strachey. Voir Michael
Holroyd, Lytton Strachey: a critical biography, London, Heinemann, 2 vols., 1967-1968.
13 « Up to the end of this month, I must be here, struggling with Victoria, who's proving a tougher mouthful than
even I had expected. I must masticate and masticate with a steady persistence – it's the only plan »; Giles Lytton
Strachey, 14 août 1920, letter à Mary Hutchinson, citée dans Gabriel Merle, Lytton Strachey, op. cit., p. 575.
14 « Strachey's books, especially the Queen Victoria, came on the market at precisely the right moment […]. He
catered to a generation which rejoiced at smartness, irreverence, and cynicism, and which liked to see the
garments of authority stripped from schoolmasters and generals and cardinals and monarchs », Claude W. Fuess,
Saturday Review of Literature, 6 février 1932, p. 501.
15 « A man who peered under the sofas and poked into the closets of history, solely in order to discover the
evidences of dust and moth », George Dangenfield, Saturday Review of Literature, 23 juillet 1938, p. 3.
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production biographique de leur temps.
Une biographie déséquilibrée ?
Un troisième reproche auquel finalement Strachey ne pouvait pas grand-chose, porte sur
le déséquilibre au sein de son travail : il consacre deux tiers de son ouvrage aux années 18191861, tandis que les quarante dernières années (soit la moitié de la vie de la reine !) sont
traitées en une petite centaine de pages. Dans une conception plus traditionnelle de la
biographie, il est concevable que cela puisse choquer, surtout si l'on prend en compte
l'importance de l'Angleterre sur la scène internationale entre 1861 et 1901 : n'est-ce pas laisser
de côté les années les plus intéressantes du règne de Victoria, et finalement celles où son
intérêt historique est le plus marqué ?
Ce déséquilibre tient à plusieurs raisons. La première concerne tout simplement les
sources disponibles au moment de l'écriture de l'ouvrage. Par rapport à Lee, qui écrivait en
1901, Lytton Strachey disposait de deux nouveaux matériaux : des extraits du journal intime
de Victoria dans sa jeunesse et dans les premières années de son règne ; des lettres de Victoria
écrites jusqu'à la mort d'Albert. Mais ces documents, par définition, concentraient l'intérêt sur
les premières années de la vie de la reine, au détriment du reste.
Toutefois, ce déséquilibre aurait très bien pu ne pas apparaître dans le livre lui-même.
Strachey était trop scrupuleux artiste pour ne pas être conscient de ce déséquilibre et ne pas
l'avoir voulu et validé. C'est bien dans son approche biographique qu'il faut en trouver la
raison. Le rôle politique de la reine, est, de fait, assez peu traité dans l'ouvrage, et il faut
attendre la biographie suivante, par Frank Hardie, pour qu'il se retrouve au cœur des
réflexions . Le choix de Lytton Strachey est très clair ; ce n'est en effet pas ce rôle qui
l'intéresse en écrivant sa biographie de Victoria. Il faut revenir à la préface de Eminent
Victorians pour comprendre ce qu'il cherche :
« Les êtres humains sont trop importants pour être traités comme de simples symptômes
du passé. Ils ont une valeur qui dépasse tout processus temporel – qui est éternelle et doit être
ressentie pour elle-même . »
Il ne s'agit donc pas pour lui d'évaluer l'impact historique de la reine, sa participation
aux événements du monde et de la grande Histoire. Ce que Strachey veut avant tout, ce qu'il a
toujours voulu dans son travail, c'est découvrir une personnalité, une individualité, le secret
qui, comme une clé, expliquerait chaque être humain :
« Nos pires et nos meilleurs aspects sont le secret que nous ne révélons jamais . »
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Il répond en cela aux préoccupations de son époque, marquées par Freud – lecteur
attentif de ses travaux – et le développement d'une approche psychologique et
psychanalytique de la personne humaine. En 1904, Havelock Ellis, dans son Study of British
Genius, a ouvert la voie à Strachey en définissant la biographie comme une branche de la
psychologie appliquée .
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16 Frank Hardie, The Political Influence of Queen Victoria, London, 1935.
17 « Human beings are too important to be treated as mere symptoms of the past. They have a value which is
independent of any temporal processes-- which is eternal, and must be felt for its own sake », Giles Lytton
Strachey, Eminent Victorians, New York, Putnam's sons, 1918, p. 2.
18 « The worst and the best parts of us are the secret we never reveal », Aphorisme 32, cité dans Charles Richard
Sanders, « Lytton Strachey's Conception of Biography », Publications of the Modern Language Association of
America, vol. LXVI, n° 4, juin 1951, p. 295.
19 Cf. Gabriel Merle, Lytton Strachey, op. cit., p. 476.
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D'où, nécessairement, l'insistance sur les premières années de la Reine, constitutives
d'une personnalité.
C'est finalement donner foi à l'approche naturaliste, qui fait de l'enfance et de
l'adolescence, des moments constitutifs d'une vie humaine, mais en l'épurant de tout le reste,
en revenant au cœur intime, autant qu'on peut l'approcher, du sujet considéré, pour s'arrêter
finalement à cette découverte et n'en voir plus ensuite que les conséquences, la continuation et
le développement tout au long de l'existence.
Le livre témoigne de cet intérêt centré sur la personnalité de la reine. Sa construction
tourne essentiellement autour des aspects privés de la vie de Victoria :
I. Antecedents ; II. Childhood ; III. Lord Melbourne ; IV. Marriage ; V. Lord Palmerston ; VI.
Last years of the Prince Consort ; VII. Widowhood ; VIII. Mr Gladstone and Lord
Beaconsfield ; IX. Old Age ; X. The end.
Les chapitres portant le nom de premiers ministres renvoient au rôle essentiellement
privé de ces ministres pour la reine. Il n'y a pas jusqu'à la première illustration proposée, en
exergue à la première édition de la biographie, qui, à notre sens, ne manifeste cette préférence
pour l'intimité de la reine. Dans Queen Victoria Family, peint par Franz Xavier Winterhalter
en 1846, c'est certes une reine que l'on voit, mais c'est aussi une épouse avec son mari, et une
mère avec ses enfants. Enfin, dernier exemple de cette focalisation sur l'intime : la dernière
page, très belle, du livre, dans laquelle Strachey imagine l'ultime rêverie de la reine avant sa
mort. C'est non seulement un petit bijou littéraire, c'est aussi une reprise de certains grands
thèmes de l'ouvrage, qui se clôt ainsi magnifiquement sur lui-même. Or, ces thèmes, sont
uniquement des aspects privés de la vie de Victoria, tous les moments qui ont marqué sa
personnalité et sa vie personnelle, avec, au centre, Albert.
En somme, le seul vrai reproche auquel Strachey puisse être soumis, est justement
d'avoir choisi cette approche, et donc d'avoir proposé une interprétation particulière du
caractère de Victoria, comme on construirait un personnage de roman. Victoria était-elle cette
femme décrite par Strachey, qui toujours demandait un appui mâle pour s'épanouir, et dont les
désirs, l'attirance pour la gent masculine constituait l'un des éléments essentiels de la
personnalité ? C'est là peut-être seulement que Strachey pourrait être pris en faute, dans cette
volonté de tout organiser dans sa biographie en vue d'une démonstration. Mais il se trouve
que, jusqu'à présent, aucune des grandes biographies n'a vraiment remis en question
fondamentalement son portrait de la reine. Celui-ci a été largement approfondi, rendu plus
complexe par une profusion de sources nouvelles dont Strachey ne pouvait disposer, mais
finalement, son portrait de Victoria reste éminemment plausible, bien qu'il soit, par choix, du
fait même de l'art de Strachey, réduit à quelques touches bien choisies.
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Les raisons d'un classique
On arrive ainsi au cœur de l'apport de Strachey à la vie de Victoria, et aux raisons qui
font de son ouvrage un classique toujours éminemment lisible par le chercheur et par toute
personne intéressée par ce personnage.
Les apports de l'ouvrage à la connaissance de la reine Victoria
Il convient d'abord de se demander ce que cet ouvrage a apporté de neuf à l'histoire de la
vie de Victoria. Ce que nous avons dit précédemment le laisse entrevoir. Strachey a sorti
Victoria d'une représentation conventionnelle et hagiographique, qui, aux dires d'Elizabeth
Longford, la desservait. C'est un personnage de chair et d'os qu'il donne à voir, pour la
première fois, avec ses mesquineries et ses grandeurs, et c'est là l'essentiel et la grande
réussite de son travail. Pertinence des analyses psychologiques, nuances du caractère, tout en
offrant une ligne d'interprétation relativement continue, détails révélateurs – ou qui se veulent
tels – du quotidien de la souveraine du plus puissant pays du XIX e siècle : Victoria vit sous
nos yeux, comme un personnage de fiction sous la plume d'un grand écrivain, ce qu'est
Strachey. Si Victoria surgit ainsi comme rafraîchie d'un bain de jouvence, c'est aussi qu'elle
en sort plus nue que jamais : Strachey le premier pousse l'audace jusqu'à guetter l'intimité
même de la reine, où se joue, selon lui, l'essentiel. Gabriel Merle a raison de souligner cette
incroyable audace du biographe qui ose évoquer les appétits sexuels de la grand-mère du
souverain régnant, le roi George V ! Là encore, le plaisir physique qu'éprouvait Victoria avec
Albert n'a guère été remis en doute depuis. L'inverse reste plus douteux, même si Strachey
s'amuse à lier la force de ce désir de la reine pour son époux à la progressive domination de ce
dernier dans les affaires du Royaume. L'humour de Strachey en la matière, qui, comme
toujours, frôle l'insolence voire s'y complait, n'a pas été du goût de tous. Une phrase, en
particulier, a été jugée particulièrement déplacée, et est donc devenue particulièrement
célèbre : Strachey dit, à propos d'Albert et de sa relation avec Victoria : « chaque jour sa
prédominance gagnait en assurance – et chaque nuit ».
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Les apports au genre biographique
Les autres raisons de revenir à cet ouvrage tiennent plus à son caractère de modèle d'un
type particulier de biographie dont Strachey est le grand théoricien et l'un des grands maîtres,
et dont on a vu les principaux aspects auparavant. En fin de compte, peut-on considérer
Queen Victoria comme le point d'équilibre parfait ou l'essence même de la biographie à la
Strachey ? C'est l'opinion des contemporains – notamment de Virginia Woolf, qui, dans The
Art of Biography, fait de Queen Victoria, au contraire d'Elizabeth and Essex, le chef d'œuvre
de Strachey – et de tous les commentateurs de Strachey, pour les raisons suivantes.
Il faut d'abord revenir, même brièvement, à l'extraordinaire qualité littéraire de cette
biographie, considérée, dès l'origine, comme un « classique de la littérature anglaise ». L'art
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20 « Every day his predominance grew more assured – and every night », Giles Lytton Strachey, Queen Victoria,
New York, Harcourt, 1921, p. 165.
21 Virginia Woolf, « The Art of Biography », The Death of the Moth and other essays, New York, Harcourt,
1942.
22 Article de la New Republic, cité par Walter Arnstein, Queen Victoria, Basingstoke, Palgrave Macmillan,
2003, p. 4.
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de Strachey se montre aussi dans l'organisation générale de son livre, la sélection pertinente
des éléments essentiels à son propos, qui lui fait condenser 82 ans de la vie d'une souveraine
régnant sur un pays aussi important que l'Angleterre au XIXe siècle, en moins de 300 pages !
Plus profondément, la réussite de Strachey tient sans doute au ton et à la juste distance qu'il a
trouvés dans cette biographie. En effet, Queen Victoria est accueilli avec enthousiasme par les
contemporains de Strachey, soulagés sans doute de le trouver moins féroce qu'ils ne
craignaient.
Pour expliquer cette surprenante modération de Strachey vis-à-vis de son sujet, et qui
semble contraster si vivement avec la façon cavalière, pour le moins, dont il avait traité les
contemporains de Victoria dans son précédent ouvrage, plusieurs hypothèses ont été avancées.
La plus courante, émise dès la parution du livre, et reprise encore tant par Elizabeth Longford
ou Giles St Aubyn que par Walter Arnstein, par exemple, est que la causticité de Strachey
aurait été en quelque sorte vaincue par Victoria. Strachey aurait voulu agir avec la reine avec
impertinence, mais aurait dû finalement s'incliner devant la complexité de son sujet, et
l'attachement qu'involontairement il lui inspirait. Maurois, grand admirateur de Strachey,
aurait ainsi entendu G. M Trevelyan affirmer que :
« L'événement le plus important dans l'histoire de la biographie anglaise au XX e siècle
n'est pas le portrait de la reine Victoria par Strachey ; c'est la conquête de Strachey par la reine
Victoria . »
Frank Hardie, auteur d'une autre étude sur Victoria quelques années plus tard, affirme
pour sa part : « Il analysa, il disséqua, il se moqua, mais en fin de compte il ne put s'empêcher
d'admirer . »
Strachey lui-même semble conforter cette hypothèse, lorsqu'il évoque les problèmes
qu'il rencontre dans la rédaction de son œuvre :
« Je suis assis ici, près du feu, essayant de m'armer de courage pour donner le coup de
grâce à Victoria, mais j'hésite… Elle me retient avec ses yeux de poisson . »
« Il me semble toujours incertain si c'est moi qui tuerai Victoria ou elle qui me tuera . »
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G. Merle a voulu, dès la parution de sa thèse sur Strachey dans les années 1950, mettre
un terme à cette légende, mais ses arguments finalement ne la remettent pas
fondamentalement en cause, ils ne font que la nuancer. D'après lui, Strachey est loin d'être
tombé en admiration devant la reine, et ce serait le soulagement général à le voir plus modéré
qu'auparavant qui aurait donné naissance à cette idée ; Strachey met au contraire en avant bien
des défauts de Victoria, parmi lesquels ses limites intellectuelles ou ses erreurs politiques.
Malgré tout, c'est sur un ton plus neutre, presque tendre, qu'il fait ceci. C'est toute la question
du positionnement du biographe par rapport à son sujet qui est posée ici.
Cette question a été attaquée de front par Strachey. Il l'évoque dès la préface de Eminent
Victorians, lorsqu'il insiste sur l'importance de « maintenir sa liberté d'esprit. Ce n'est pas son
23 « The most important event in the history of English biography in the twentieth century is not the portrait of
Queen Victoria by Strachey; it is the conquest of Strachey by Queen Victoria », G.M. Trevelyan, cité par André
Maurois, cité par Charles Richard Sanders, Lytton Strachey, his mind and art, London, Kennikat Press, 1957,
p. 227.
24 « He analysed, he dissected, he derided, but at the end he could not help admiring », Frank Hardie, The
political influence of Queen Victoria, London, 1935, p. 30.
25 « Here I sit over the fire, trying to nerve myself for the coup de grace on Victoria, but I hesitate… She quells
me with her fishy eyes », Giles Lytton Strachey, lettre à Mary Hutchinson, 4 octobre 1920, citée dans Gabriel
Merle, Lytton Strachey, op. cit., p. 575.
26 « It seems to me still rather doubtful whether I shall kill Victoria or Victoria me », Giles Lytton Strachey,
lettre à JM Keynes, 11 novembre 1920, citée dans Gabriel Merle, Lytton Strachey, op. cit., p. 575.
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rôle d'être flatteur ; son rôle est de mettre à nu les faits, tels qu'il les comprend . » Au moment
de la sortie de Eminent Victorians, d'ailleurs, Strachey répond sur ce point aux vives critiques
de Sir Edmund Gosse, qui l'accusait d'avoir dressé un portrait tel de Lord Cromer qu'aucun
des amis de ce dernier ne pouvait le reconnaître : Strachey ne se serait-il pas laissé emporter
par son ironie au point de donner une image finalement bien éloignée de la réalité de ses
sujets ? Dans sa réponse, Strachey insiste sur la notion de détachement du biographe, et
affirme sans ambages : « ce n'est pas toujours les amis d'un homme qui le connaissent le
mieux ». Mais il ne suffit pas de ne pas vouloir être l'ami de la reine, encore faut-il trouver le
point d'équilibre pertinent qui permette d'en dresser un portrait sans fard, mais aussi sans
animosité. Strachey écrit à son frère James, le 27 janvier 1921, à propos de son livre :
« J'espère qu'il est lisible et qu'il se fraye le bon chemin entre la discrétion et l'indiscrétion. J'ai
des doutes sur le fait que le portrait de sa Majesté fasse un tout cohérent : le ton semble se
déplacer tellement – de la tragédie à la farce, du sentimentalisme au cynisme . »
Cette quête du juste milieu, Strachey n'est jamais sûr qu'elle aboutisse, ni qu'elle
n'affadisse son style et ses écrits. D'où cette inquiétude qui transparaît dans une autre lettre à
son frère, écrite au moment de la parution du livre, malgré son succès – ou à cause du succès ?
« Tous les comptes-rendus sont d'avis qu'il est plus discret et "mûr" que Eminent
Victorians – ce qui pourrait être une autre façon de dire qu'il est bien plus ennuyeux et plat.
De toute façon, je crois qu'il va falloir que je fasse quelque chose de particulièrement
scandaleux dans mon prochain livre, pour rétablir ma réputation. Il est alarmant d'être
accueilli bras ouverts par Gosse […] et le Times – même si j'imagine que c'est aussi ce qui
paye . »
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Comment comprendre finalement cet équilibre trouvé par Strachey visiblement presque
à son insu, voire contre son gré, dans cet ouvrage ?
Si Strachey a fait grâce à Victoria de sa virulence et de ses outrages littéraires, ce serait,
d'après Gabriel Merle, parce que Victoria aurait su rester femme tout en étant une institution,
c'est-à-dire finalement être un personnage suffisamment vivant et libre pour faire l'objet d'une
bonne biographie par Lytton Strachey.
Ainsi, avec Victoria, Strachey a peut-être trouvé le sujet idéal pour l'approche qui était
la sienne. C'est bien parce que Victoria était Victoria, c'est-à-dire une femme complexe et
bien éloignée de ce que l'on rattache d'ordinaire au victorianisme, et en tant que telle un
parfait sujet d'étude pour un biographe cherchant avant tout la vérité d'une personne, d'une
individualité, que Strachey a si brillamment réussi son portrait de la reine, en évitant le piège
de ses précédentes biographies. En mariant avec une élégance rarement égalée un contenu
historique avéré et une étude quasiment romanesque du personnage de chair et d'os qui se
27 « To maintain his own freedom of spirit. It is not his business to be complimentary; it is business to lay bare
the facts of the case, as he understands them », Giles Lytton Strachey, Eminent Victorians, New York, Putnam's
sons, 1918, p. 2.
28 « It is not always a man's friends who know him best », Lytton Strachey, « The Character of Lord Cromer »,
Times Literary Supplement, 4 juillet 1918, p. 314.
29 « I hope it's readable, and its steers the correct course between discretion and indiscretion. I feel rather
doubtful as to whether the presentation of her Majesty forms a consistent whole: the tone seems to shift so
widely – from tragedy to farce, from sentimental to cynicism », Giles Lytton Strachey, lettre du 27 janvier 1921,
citée dans Gabriel Merle, Lytton Strachey, op. cit., p. 576.
30 « All the reviews take the line that it is far more discreet, and 'mature' than EV – which may be only another
way of saying that's more tedious and flat. At any rate I feel that I ought to do something particularly outrageous
for my next book, in order to revive my reputation. It's alarming to be welcomed with open arms by Gosse and
Jack Squire, and the Times – though I suppose it's paying also », Giles Lytton Strachey, lettre du 14 avril 1921,
citée dans Gabriel Merle, Lytton Strachey, op. cit., p. 577.
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cachait derrière le masque inerte de la Reine, Queen Victoria serait ainsi le point d'équilibre
parfait entre un sujet et son biographe.
C'est peut-être pour cela que le livre est devenu un classique.
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