CHAPITRE 3 1972-1974, la classe - Centre d`histoire sociale du

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CHAPITRE 3 1972-1974, la classe - Centre d`histoire sociale du
CHAPITRE 3
1972-1974, la classe ouvrière calvadosienne passe à
l’offensive
La popularité des nouveaux mouvements sociaux, l’exemple de 1968, font naître un
courant et on s’aperçoit que de plus en plus de salariés sont prêts à se battre pour améliorer
leurs conditions. Bientôt les grandes usines vont passer à l’action. Dans l’euphorie de la fin
des trente glorieuses, la classe ouvrière du Calvados passe à l’offensive, ignorante de la crise
qui se profile.
I. Une progression sensible de la conflictualité
A. Renforcement de l’unité d’action au plan national ;
renouveau de la conflictualité
1. Difficile relance de l’action unitaire interprofessionnelle
On l’a vu dans la partie précédente, les premiers mois de l’année 1972 ont été marqués
par un regain de tension entre la CGT et la CFDT.
a. La manifestation CGT du 07 juin 1972
Le 23 mai, M. Chaban-Delmas, organise un vote de confiance à l’assemblée nationale
que les syndicats interprètent comme un satisfecit que la droite se décerne1. La CGT cherche
donc à organiser une manifestation nationale unitaire pour réaffirmer l’actualité des
revendications syndicales, ce que la CFDT, qui vient de se prononcer pour privilégier la lutte
dans les entreprises, refuse estimant qu’« une telle journée risque de contre-carrer le
développement des luttes »2. L’union régionale explicite : « Les résultats positifs de conflits
tels que Pennaroya, Girosteel, Zig Zag, Joint français que la CFDT a animés souvent seule
démontrent que le développement de l’action à partir des problèmes concrets des travailleurs
est la voie de la plus grande efficacité »3.
Devant le refus de la CFDT, la CGT décide d’organiser seule cette journée d’action du
07 juin. Quelque chose semble brisé dans l’unité d’action, comme le note l’année politique
1972 : « c’est la première fois depuis l’accord du 01er décembre 1970, que les deux centrales
1
Ce vote est en fait né de la volonté de Jacques Chaban-Delmas de se racheter du relatif échec du référendum
d’avril 1972 sur l’Europe. Arraché au président Pompidou, il va amener celui-ci à se séparer plus tôt d’un
premier ministre devenu trop indépendant. cf. Bernstein Serge, Rioux Jean-Pierre, La France de l’expansion, t.2,
L’apogée Pompidou (1969-1974), Paris, Le Seuil, collection « Nouvelle histoire de la France contemporaine. »,
17, 1989, pp. 94-96
2
Communiqué de la CFDT cité par l’année politique 1972, op. cit., p. 147.
3
Communiqué CFDT région caennaise, 05 juin 1972, La CFDT ne s’associe pas à la grève du 07 juin.
n’agissent pas de concert au niveau national ».4 Seule à préparer cette journée, elle sera aussi
seule responsable de son succès ou de son échec ; dès le départ, on comprend que le 07 juin
sera une manifestation de la force ou de la faiblesse de la centrale syndicale majoritaire.
Aussi, c’est avec un zèle militant qu’elle organise une campagne de mobilisation, déclinant
les revendications du salaire minimum de 1 000 F par mois pour 40 heures de travail et de la
retraite à 60 ans dans toutes les entreprises5.
C’est un succès relatif ; si la grève est bien loin d’être générale, les rassemblements
sont suivis : 200 personnes à Lisieux et surtout plus d’un millier à Caen. Pour Paris
Normandie, c’est « l’une des plus importantes manifestations à Caen depuis 1968 »6 ; pour
Ouest France « la CGT a marqué des points. La manifestation a en effet groupé un bon
millier de personnes, ce qui ne s’était pas vu depuis deux ans. »7 Fier de ce succès de rue8,
son secrétaire général adjoint Maurice Fouque s’élève contre ceux qui veulent « opposer
actions partielles et luttes d’ensemble », ces « nouveaux venus aux notions élémentaires de la
lutte de classes qui font un complexe de culpabilité rétrospective envers les catégories de
salariés les plus défavorisées »9, visant ainsi de façon transparente la CFDT.
b. L’unité retrouvée le 23 juin
Les ponts semblent presque rompus, pourtant l’union se retisse rapidement. Quelques
jours seulement après cette démonstration de force cégétiste, les deux confédérations
s’accordent sur l’organisation en commun d’une… journée nationale d’action pour le 23.
L’année politique lie ce revirement de la centrale d’Edmond Maire à l’évolution des résultats
des grèves longues qu’elle mettait en exergue. A Maillard et Duclos de Lyon, les salariés
n’obtiennent presque rien, ceux de l’entreprise Paris de Nantes connaissent un échec complet.
Surtout, la très médiatique lutte des femmes des Nouvelles Galeries de Thionville s’achève
sans qu’aucun avantage n’ait été obtenu et après qu’un syndicat CFT se soit implanté. Autre
facteur d’explication, la base a parfois eu du mal à comprendre pourquoi la CFDT restait en
dehors de l’action.
Pour justifier ce changement, certes un peu rapide de l’attitude de leur centrale, les
cédétistes bas-normands expliquent que c’est « la CGT [qui] a rallié [leur] proposition
initiale affirmant sa volonté de poursuivre l’action au delà de cette journée », « [qu’elle] a
accepté de soutenir toutes les luttes en cours, [et] que les travailleurs participent d’une
manière active à la détermination des objectifs et des moyens d’action » 10.
L’unité retrouvée11 réunit pourtant moins de personnes à la manifestation que la CGT
seule, quelques semaines auparavant. Trop grande répétition, donnant raison à la CFDT, ou
4
L’année politique, économique, sociale et diplomatique en France,1972, PUF, Paris, 1973.
Témoignage de l’ampleur de la mobilisation, on a retrouvé des dizaines de tracts d’appel à cette manifestation,
concernant pratiquement toutes les entreprises dont la CGT a conservé des tracts de l’époque.
6
Paris Normandie, jeudi 08 juin 1972.
7
Ouest France, jeudi 08 juin 1972.
8
A Paris, le succès est de la même manière contrasté, commenté différemment selon les clivages idéologiques
des observateurs ; on peut retenir un succès relatif dans la rue avec plusieurs dizaines de milliers de personnes et
un relatif échec des grèves avec, par exemple, 10% seulement de grévistes dans le bastion de Renault
Billancourt.
9
Ouest France, jeudi 08 juin 1972.
10
Communiqué de l’UD CFDT, 14 juin 1972, La CFDT souligne les aspects positifs de l’accord interconfédéral
CGT-CFDT, Arch. CFDT 1996/09/45.
11
Pour résumer, on pourrait dire que malgré leurs divergences, les deux centrales n’ont pas d’autre choix que
l’unité. Elles sont seules à se déclarer anticapitalistes. La CGT ne pourrait, en raison des liens qui l’unisse encore
largement au PCF, pas trouver d’autre partenaire. Les rapports entre la CFDT et FO sont allés sans cesse en se
dégradant et sont encore sous le coup du passage de la fédération chimie FO à la CFDT en avril.
5
plus simplement moins grande mobilisation cégétiste, le résultat est là, le vendredi 23 juin,
seules 300 à 350 personnes battent les pavés de Caen. De son coté Force Ouvrière se met à
l’écart et estime que « l’amalgame et la confusion des objectifs revendicatifs avancés par les
deux partenaires retrouvés après leurs récentes condamnations réciproques, illustrent
parfaitement le jeu de surenchère et de concurrence auxquelles se livrent en permanence
CGT et CFDT. [… alors que FO, elle, ne veut] pas galvauder le droit de grève »12.
c. La journée d’action du 26 octobre 1972
Une troisième journée interprofessionnelle est organisée le 26 octobre, de nouveau
pour soutenir les revendications principales des organisations syndicales, la retraite à 60 ans,
la réduction du temps de travail et le salaire minimum de 1 000 F pour 40 heures
hebdomadaires. La participation, environ 500 personnes, est légèrement supérieure à celle du
23 juin, ce qui reste peu, alors que les syndicats de la SMN s’étaient inscrits dans la journée
en organisant une grève de 24h. Le représentant de la CFDT, M. Aussant, en conclut : « Cela
nous montre qu’il nous reste encore à agir et à chercher les méthodes d’action les plus
efficaces pour faire aboutir nos revendications »13.
A la fin de l’année 1972 et pendant l’ensemble de l’année 1973, la question des
journées nationales d’action n’est donc toujours pas réglée, l’unité retrouvée reste fragile et
largement imposée par le niveau national. Ce que résument les cédétistes lors d’un conseil
régional : « l’unité avec la CGT fut caractérisée par un retour à l’attitude classique :
« rassemblons nous sur ce qui nous est commun ; mais ne parlons pas du reste »14. Dans les
entreprises, les tactiques de luttes divergent souvent et les polémiques sont fréquentes entre
ces deux syndicats.
12
Paris Normandie et Ouest France, samedi 24 et dimanche 25 juin 1972.
Paris Normandie, vendredi 17 octobre 1972. Voir communiqué page suivante.
14
Procès verbal du conseil régional CFDT du 28 septembre 1973, Arch. CDFT 1996/9/49.
13
Renouveau de l’action revendicative
a. Un niveau de conflictualité exceptionnel
Encouragée par le renouveau de l’entente syndicale au plan national et par la
médiatisation et la popularité de certains conflits durs, la classe ouvrière du département entre
dans une nouvelle phase revendicative. De 1972 à 1974, elle connaît la plus forte combativité
de son histoire, ce qui n’est d’ailleurs pas spécifique au Calvados puisque le phénomène est
assez analogue dans la totalité du pays. Les statistiques de la direction départementale du
travail enregistrent ainsi une augmentation du nombre de conflits survenus par mois. De juin
1972 à juin 1974, douze mois connaissent plus de cinq conflits. Pendant cette période de deux
ans, 128 conflits du travail sont enregistrés par les statistiques du ministère du Travail, ce
qu’il faut comparer avec les 59 conflits des années 1969 et 197015. De la même manière, si on
considère le nombre de journées individuelles non travaillées, 16 mois voient plus de 1 500
journées perdues pour fait de grève, contre quatre seulement en 1969-1970. On ne remarque,
si on excepte les mois d’été traditionnellement calmes, qu’une période de faible conflictualité
entre décembre 1972 et mars 1973, qu’il convient d’attribuer à un certain attentisme préélectoral.
Le nombre de conflits importants est lui aussi largement supérieur à la période
précédente, de juin 1972 à juin 1974, on enregistre 24 conflits de plus de 500 journées
individuelles non travaillées, parmi ceux-ci 17 dépassent les 1 000 journées et 6 atteignent
même les 4 000. Les grands établissements industriels connaissent pendant ces années des
conflits importants, étendus à une partie importante du personnel. C’est le cas de Férodo,
Jaeger et Moulinex en 1972 ; de la Saviem, Leroy St Pierre sur Dives, la Radiotechnique,
Jaeger à nouveau, la SMN en 1973 ; de la Saviem, Moulinex et Blaukpunt pendant les
premiers mois de 1974 ; puis de la SMN en fin d’année.
15
21 conflits en 1969, 38 en 1970. Le total de 1971, 60 conflits du travail est, on l’a vu, lié à la comptabilisation
de la participation de multiples entreprises aux journées d’action nationale comme conflits distincts.
1 à 500
500 à 1000
1000 à 2000
2000 à 4000
4000 à 8000
8000 à 16000 16000 à 32000
Carte de répartition des conflits (en JINT) juin 1972 –1974
Sur le plan de la répartition géographique, on assiste à une meilleure diffusion de
l’activité gréviste ; des conflits sont constatés à travers tout le département. Le foyer principal
reste, bien sur, l’agglomération caennaise mais les villes de Vire, Condé, Lisieux et Bayeux
connaissent un nombre relativement important de journées perdues.
b. Les motivations des conflits
+ Très peu de conflits défensifs
La période est à la combativité ouvrière et les conflits défensifs sont peu nombreux et
d’ampleur limitée. Sur les deux années, il n’y a que sept conflits défensifs qui durent plus de
24 heures et aucun ne dépasse les 500 journées perdues. Trois sont liés au problème de
l’emploi, les salariés demandant des garanties sur l’avenir de l’entreprise, à la Sonormel et
chez Sam Labigne. Ils se déclenchent quand les directions ne sont pas capables de payer en
temps les salaires. Deux grèves ont lieu pour s’opposer à des modifications de calcul du
salaire au rendement. Enfin un certain nombre de travailleurs de la Saviem demandent à être
indemnisés d’un lock-out décidé par la direction pendant la grève de 1973.
+ Les motivations salariales restent prépondérantes
Pour les conflits offensifs, les motivations salariales sont de loin les plus fréquentes,
avec souvent, s’ajoutant à une demande d’augmentation, celle de tout ou partie d’un 13ème
mois.
Le premier semestre 1972 présente la particularité de connaître un certain nombre de
conflits qui remettent en cause le travail au rendement, chez Férodo, Jaeger et à la
Radiotechnique ; ce mot d’ordre étant ensuite parfois repris en sus d’une demande
d’augmentation dans d’autres conflits.
c. Des conflits qui aboutissent généralement à la satisfaction des grévistes
Le taux de satisfaction des conflits est important, bien plus de la moitié des conflits
aboutissent à des résultats positifs. Au dernier semestre 1972, le seul conflit d’importance qui
s’achève sans que rien n’ait été obtenu est celui de Férodo, mais on connaît l’intransigeance
de la direction ; chez Guy Degrenne, si les salariés obtiennent au lieu d’un 13ème mois, une
prime de fin d’année variable en fonction de l’ancienneté, le mouvement s’achève également
par le licenciement d’un certain nombre de travailleurs. Aux entrepôts Promodes, au contraire,
si le conflit de 1973 s’achève par une reprise du travail sans condition, la direction satisfait
une partie importante des revendications ensuite. Les échecs les plus retentissants de l’année
1973 sont ceux de Jaeger et de la Radiotechnique. Il faut de plus signaler que pendant l’année
1973, le rapport de force est tel que les salariés de la SMN et de la Saviem parviennent à faire
céder leurs directions. Pendant le premier semestre 1974, les mouvement de Masoneilan et de
la Saviem aboutissent à des échecs.
Taux d'échec des conflits de plus de 24 heures par trimestre
100%
50%
0%
3eme 72
4eme 72
1er 73
Conflits portés en échec
2eme 73
3eme 73
4eme 73
1er 74
2eme 74
transactions défavorables
B. Les conflits de l’année 1972
Le Calvados connaît jusqu’en novembre 1972, une conflictualité forte, alors même
qu’une partie échappe aux statistiques du fait de la méthode de lutte choisie : la réduction des
rendements. Si on ne se concentre que sur le nombre de journées individuelles non travaillées
enregistré par l’Inspection du Travail, les mois de juin et novembre sortent largement du lot.
Sur cette période, neuf conflits dépassent le cadre de la semaine : les grèves minoritaires de
l’atelier des boites de vitesse 321 de la Saviem et des approvisionneurs de chaînes de Jaeger ;
les luttes de Dahl et Leroy en juin et juillet à Lisieux ; les grèves des cadences de Ferodo,
Jaeger et de la Radiotechnique ; le conflit des Chantiers normands réunis de Courseulles en
septembre ; et enfin ceux de Degrenne et de Moulinex à la fin de l’année. Parmi ceux-ci, six
conflits dépassent les 1 000 journées individuelles non travaillées : les grèves de Dahl,
Férodo, Jaeger, Degrenne et Moulinex16.
16
Le conflit de l’usine Degrenne s’étant interrompu un temps est compté par les services du ministère du Travail
comme deux conflits ; statistiquement, il y a donc sept conflits de plus de 500 JINT dont six de plus de 1 000.
Parmi les plus petits conflits, dix autres conflits ne dépassent pas la durée de la semaine et se
tiennent dans de petites entreprises. Révélateur du rapport de force relativement favorable,
deux seulement s’achèvent par un échec : les débrayages aux entreprises BIS et Hamelin.
Conflits ayant entraîné plus de 500 journées individuelles non travaillées
de juin 1972 à 1973.
Entreprise
Début – fin
nb. grévistes /
nb. d’heures
Effectif total
ouvrières
perdues
Dahl (Lisieux)
20/06 – 28/06
440/440
2 640 JINT
Leroy (Lisieux)
15/06 – 03/07
530/763
6 360 JINT
Férodo (Condé sur Noireau)
18/07 – 21/07
1384/1649
2 941 JINT
Jaeger (Mondeville)
18/10 – 24/10
200/1023
1 200 JINT
Degrenne (Vire)
23/10 – 24/10
540/562
540 JINT
Degrenne (Vire)
08/11 – 16/11
562/562
3 484 JINT
Moulinex (Cormelles)
23/11 – 04/12
746/2769
3 196 JINT
2. Les conflits du mois de juin
Le mois de juin 1972, avec ses 9175 journées individuelles non travaillées, se détache
nettement de la période précédente, c’est un niveau non atteint depuis près d’un an, depuis
avril et mai 1971, où il s’agissait principalement, on l’a vu, de participation à des journées
nationales d’action17.
Parmi les six conflits survenus au cours du mois de juin, quatre méritent
particulièrement d’être signalés : à Lisieux, aux établissements Dahl et Leroy, 2 640 et 6 360
journées individuelles ont respectivement été perdues pour cause de grève ; à Jaeger et à la
Saviem, les grèves ont entraîné la perte de moins de journées mais ont eu des conséquences
importantes sur la marche de l’entreprise. Le directeur départemental du Travail écrit dans son
aperçu mensuel de la situation de l’emploi du mois de juin 1972, qu’il y eut alors deux sortes
de conflits : « les uns menés par les syndicats, principalement la CGT, touchant l’ensemble
des salariés et se terminant par des augmentations substantielles de salaire (0,25 F à 0,45 F
de l’heure) établissements Leroy et établissements DAHL à Lisieux ; les autres déclenchés
spontanément par un petit groupe de travailleurs – 6 à la SAVIEM, 17 aux établissements
JAEGER à Caen et qui entraînent le chômage technique d’une partie du personnel de
fabrication »18. Très minoritaires, les seconds vont entraîner une nouvelle controverse sur la
tactique des luttes.
a. Deux conflits très minoritaires
+ Le conflit de l’atelier des boites de vitesse 321 à la Saviem
Le conflit de la chaîne de montage des boites de vitesse présente un réel intérêt en ce
qu’il est, plus qu’aucun autre, emblématique des réactions syndicales et des tactiques de luttes
17
18
Les chiffres de juin ne tiennent pas compte de la journée d’action du 23.
DDTE, Aperçu mensuel de la situation de l’emploi, juin 1972, Arch. DRTE 1009 W 203.
adoptées. Il ne s’agit que d’un conflit très limité par rapport à la dimension de l’entreprise
puisqu’il ne concerne qu’un seul atelier et seulement six ouvriers. Mais ils tiennent pendant
vingt-deux jours et bloquent ainsi une partie de la production.
Un des facteurs déclenchant du conflit est le « ras le bol » de conditions de
travail difficiles : le travail est pénible, les boites de vitesse des camions sont des pièces
lourdes à manier, les temps de pause sont rares, les cadences en plus d’être élevées sont
extrêmement variables selon les commandes ; et tout cela pour un salaire relativement faible
puisque ces postes sont des postes d’OS19. La CGT s’était préoccupée de la situation de cet
atelier, elle avait fait signer en février-mars des pétitions, puis, sans réponse de la direction,
les avait réitérées en mai.
Le lundi 26 juin, les ouvriers décident spontanément, sans mot d’ordre syndical,
d’arrêter le travail ; d’abord avec leurs collègues de la chaîne de montage des boites de vitesse
330, puis dès le 28 seuls. Ils exigent des augmentations de salaire, la diminution et la
stabilisation des cadences. Isolés dans l’entreprise, ils se heurtent à la direction, qui, selon une
tactique bien rodée, exerce dès les premiers jours du conflit un chantage au lock-out. Le 29
juin, trois jours seulement après le début du conflit, le chef du personnel convoque les
grévistes et leurs délégués et évoque la probable mise au chômage technique de 700
travailleurs de la gamme basse. CFDT et CGT réagissent alors de façon totalement différente,
chacune selon sa logique propre. La première soutient la lutte et parie sur la solidarité du
collectif ouvrier20. La seconde, elle, s’inquiète ; elle n’estime pas le rapport de force suffisant
pour faire céder la direction ; on risque de brûler des cartouches précieuses, sans réelle chance
de succès. Aussi, dans un tract du 29 juin, après avoir rappelé la justesse des revendications
des ouvriers des boites de vitesse, elle appelle à changer de forme de lutte : « la grève illimitée
minoritaire est une aventure dans laquelle les travailleurs doivent refuser de s’engager»21.
Le mardi 04 juillet, la direction met sa menace à exécution et annonce à un comité
d’entreprise exceptionnel le lock-out de 110 salariés22. La CFDT persiste dans son soutien :
« les travailleurs des boites de vitesse ont décidé seuls de leur action. Leurs revendications
sont celles de tout le personnel. La CFDT n’entend pas les abandonner »23. Le lock-out n’est
en fait que de courte durée, trois jours seulement. La direction n’a pas cédé mais a trouvé une
solution plus avantageuse que le lock-out, elle a réussi à contourner la grève en faisant appel à
la sous-traitance, à l’entreprise Estival-Lescalier de Carpiquet, pour monter les boites de
vitesse.
La CFDT ne parvient pas à l’en empêcher malgré une campagne d’appel à la
solidarité24. Norbert Aussant en garde un souvenir personnel peu agréable : « on avait décidé
à plusieurs, dont Alain Adelaïde et moi, d’aller distribuer des tracs aux intérimaires pour leur
demander de refuser de travailler par solidarité ; on est rentré dans l’atelier – ce n’était pas
un vraiment un atelier c’était un hangar – où étaient installées les chaînes. L’alerte a été vite
donnée à la direction et ce fameux Lescalier ou Estival, je ne me souviens plus – le plus
costaud des deux –, est arrivé. Ce n’était pas un mort. Il hurlait, impressionnant. On a donc
décidé le repli vers la sortie… comme on marchait devant lui, il a gueulé et il m’a mis « un
coup de pompe dans le cul » comme on dit. Ce qui fait qu’il m’a immobilisé pendant plus de
quinze jours… »25.
19
Dossier Agence Presse Libération, mercredi 19 juillet 1972, n°19.
Agence presse Libération, n°25.
21
Tract CGT Saviem, 29 juin 1972, L’action aux boites de vitesse, arch. CGT 1996/11/174.
22
Paris Normandie, mercredi 05 juillet 1972.
23
Paris Normandie, jeudi 06 juillet 1972.
24
Ouest France, mercredi 12 juillet 1972.
25
Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001.
20
La grève-bouchon ne créé alors plus le moindre bouchon et n’a plus d’incidence sur la
production. Au bout d’une dizaine de jours, les six grévistes doivent se rendre à l’évidence, la
grève est un échec. Ils l’interrompent donc le lundi 17 juillet, n’ayant reçu que des
engagements imprécis sur l’amélioration des conditions de travail26.
+ Le conflit des OP de Jaeger
Une autre grève minoritaire éclate à la fin de ce mois de juin, le mercredi 28 juin chez
Jaeger. Le personnel de l’approvisionnement des chaînes cesse le travail et occupe
pacifiquement l’atelier pour obtenir une augmentation de 100 F par mois, ce qui leur
assurerait un salaire minimum de 1 000 F mensuel27. Le nombre de personnes concernées,
dix-sept travailleurs28, n’est de nouveau pas très important relativement aux 1 100 salariés qui
composent l’effectif total de l’entreprise mais, ici comme à la Saviem, ils occupent des postes
stratégiques dans la chaîne de production, et leur arrêt la perturbe profondément.
Dès le vendredi, certaines chaînes de fabrication de tableaux de voitures doivent ainsi
être arrêtées faute de pièces. Selon Ouest France29, certains cadres et agents de maîtrise
essaient de faire quitter les ateliers aux grévistes mais n’y parviennent pas du fait de la
solidarité des autres salariés. La direction annonce alors à un comité d’entreprise exceptionnel
la mise au chômage technique de 400 personnes. Comme à la Saviem, les syndicats se
divisent. La CGT se désolidarise du mouvement : « le syndicat CGT, considère que la façon
de lutter des magasiniers et des manutentionnaires, n’est pas la forme d’action qui est
susceptible de porter des coups efficaces à la direction »30. «La CFDT, [Au contraire],
soutient l’action des OS magasiniers manutentionnaires » et s’étonne de « la position du
syndicat CGT Jaeger [qui] est en complète contradiction avec la déclaration signée par la
CGT et la CFDT au niveau national31 ». Le tract s’achève ainsi, résumant au mieux la
philosophie de la CFDT du Calvados : « Il y a une lutte chez Jaeger, il faut la soutenir et lui
donner le maximum d’efficacité »32.
La même division syndicale, le même caractère minoritaire qu’à la Saviem mais
pourtant l’issue de la grève n’est pas la même. Ici, la solidarité a joué pleinement et la grèvebouchon a pu être efficace. La direction n’ayant pas réussi à remplacer les ouvriers, doit donc
céder. Le mercredi 05 juillet, elle accorde aux grévistes des augmentations horaires variant
entre dix-huit et vingt et un centimes et propose aux lock-outés de payer doublement chaque
heure récupérée.
Résultats différents, donc, pour ces deux grèves assez analogues mais une constante :
la différence d’appréciation sur les conflits minoritaires demeure entre CGT et CFDT malgré
l’accord national. La CFDT entend soutenir toutes les luttes menées par les travailleurs aussi
minoritaires soient-elles. La CGT continue à promouvoir sa tactique de luttes de masse
engagées par les syndicats, quitte à freiner, voir à casser les actions qui n’y correspondent pas.
26
Ouest France, vendredi 21 juillet 1972.
Paris Normandie, samedi et dimanche 01er et 02 juillet 1972.
28
Toujours la même imprécision au niveau de l’effectif des grévistes, on a ainsi les chiffres de 17 d’après
l’inspection du travail, 13 selon la direction, 20 selon la CFDT.
29
Ouest France, vendredi 30 juin 1972.
30
Tract CGT JAEGER, 28 juin 1972, Oui à l’action, non… à l’aventure, Arch. CGT 1996/11/167.
31
La section syndicale fait ici référence à l’engagement pris au mois de juin par les deux centrales de soutenir
toutes les luttes.
32
Tract CFDT JAEGER, 29 juin 1972, La CFDT soutient l’action des magasiniers manutentionnaires, Arch.
CGT 1996/11/167.
27
Pour l’extrême gauche, cela vaut confirmation, la CGT « [fait] le jeu du patronat »33.
Touefois, quand les conditions sont réunies pour que l’action soit menée comme l’entend la
CGT, on la retrouve aux premières lignes.
b. A Lisieux deux luttes CGT
En ce mois de juin, la CGT initie, seule ou avec l’aide d’une CFDT proche de ses
positions, deux conflits importants sur Lisieux. Aux établissements Leroy, le personnel perd 6
360 journées de travail, à DAHL, 2 640.
+ Le conflit de Leroy
C’est la seconde action dans cette entreprise depuis mai 196834. Une des motivations
du conflit est la demande d’égalité des salaires entre les différentes usines du groupe. De
réunion en réunion, les délégués rappellent à la direction, qu’il est anormal qu’à l’usine de
Magenta, certains postes de travail analogues aient des classifications nettement supérieures35.
En mai, la CGT, seul syndicat présent dans l’entreprise, a rédigé un cahier de revendications
des ouvriers spécialisés conducteurs de presse qui porte notamment sur une augmentation de
0,25F au 01er juin et une amélioration des classifications (le passage MS2 des MS1 et OS2 des
OS1). Dans ce contexte revendicatif, la grève CGT du 07 juin est très largement suivie dans
l’entreprise puisque, selon le syndicat, 95%, du personnel débraye alors36.
Le jeudi 15 juin, la direction repousse les revendications du personnel. En réaction, les
trois quarts de l’effectif présent cesse aussitôt de travailler. C’est le début d’une grève de seize
jours, largement soutenue par la population locale – les commerçants de la ville distribuent du
poisson, des pommes de terre, des bons de pain37– et par le personnel administratif qui,
solidaire, cesse le travail pendant une heure et demie dès le lendemain du déclenchement du
conflit38. Pendant plus de deux semaines, l’entreprise est fermée par des piquets de grève. Le
personnel, régulièrement consulté lors de meetings, soutient les positions syndicales et
repousse les propositions patronales jugées insuffisantes.
La direction générale se montre d’abord intransigeante. Le mardi 20 juin, elle annonce
aux délégués qu’elle reçoit, qu’il n’est pas question pour elle de faire un effort sur la question
des salaires qui ont déjà été augmentés de 8% et, se plaçant sur un plan juridique, que les
classifications existantes à Lisieux sont conformes à la convention collective nationale39. Le
lendemain, une manifestation de soutien réunit plus d’une centaine de salariés dans les rues de
Lisieux. A l’hôtel de ville où ils aboutissent, ils demandent au député-maire « d’user de son
influence auprès de la direction»40.
Au bout d’une semaine de grève, le vendredi 23, la direction fait un premier pas en
direction des grévistes en proposant quelques avancées sur les classifications mais reste en
revanche sur sa position en ce qui concerne les salaires. Pour la CGT c’est une manœuvre, la
33
Tract « des travailleurs en lutte de Jaeger », la nausée, juin 1972, arch. CGT 1996/11/159. Il s’agit, ici,
vraisemblablement d’un tract du PCMLF présent dans l’entreprise. Il est à noter qu’à Jaeger, le conflit entre
extrême gauche et CGT est des plus virulents puisque la section, un temps dirigée par les gauchistes a été reprise
en main par une direction proche du PCF.
34
Un mouvement avait eu lieu en juillet 1971.
35
Ce qui permet, en fait de payer plus ces ouvriers, tout en affichant une égalité de traitement entre les
différentes usines.
36
Lisieux Contact (revue bimestrielle de l’UL CGT de Lisieux), n°3 bis, juillet 1972.
37
Ouest France, vendredi 23 juin 1972.
38
Paris Normandie, samedi 17 et dimanche 18 juin 1972.
39
Ouest France, mercredi 21 juin 1972.
40
Ouest France, jeudi 22 juin 1972.
direction tente en « octro[yant] certains avantages à une minorité du personnel, notamment
au collage, d’affaiblir le mouvement qui a pris naissance précisément dans cet atelier »41. Le
lendemain, il n’y a qu’une vingtaine de personnes à la consultation de la direction ; de plus
parmi elles, trois votent en faveur de la grève. Ils sont beaucoup plus nombreux à suivre la
CGT et à se prononcer à mains levées pour la poursuite du mouvement42.
Aussi le 28 juin, tout laisse craindre un durcissement du conflit, quand la CGT décide
devant l’impossibilité de négocier, de bloquer l’entrée des bureaux jusqu’ici épargnés.
Pourtant, comprenant peut-être enfin la détermination des grévistes, la direction générale
décide de s’asseoir à la table des négociations. La rencontre se passe en terrain neutre, au
centre administratif de Caen en présence du directeur régional de la main d’œuvre Mr
Danglehan, les délégués se faisant assister des deux poids lourds de la CGT régionale MM.
Lemarchand et Lemonnier, et d’un secrétaire fédéral du Bois M. Cazenave. Après de longues
heures de discussion – la réunion du jeudi se terminant à un heure du matin – les
négociations-marathon débouchent finalement sur un accord, le vendredi 29. La direction
consent, en plus des avancées sur les classifications déjà obtenues, à assurer aux ouvriers des
augmentations variant de 0,39 à 0,45 F par heure43. Tôt le lendemain matin, les délégués, qui
ont tenus à consulter la base avant de signer, triomphent devant les 150 ouvriers présents :
«Nous nous sommes trouvés devant une direction de combat qui a accepté à contre-cœur ce
protocole qui est très positif pour nous. Elle s’est trouvé face à la volonté unanime des
ouvriers et cette grève sera riche d’enseignement »44. La reprise est alors votée à mains levées
à l’unanimité.
+ Le conflit des établissements DAHL
Peut-être encouragés par l’exemple des travailleurs de Leroy, ceux des établissements
DAHL engagent à leur tour l’action. Depuis le début de l’année, la situation y est tendue ; les
syndicats s’inquiètent d’une déclaration de la direction qui laisse entendre que les
augmentations de salaire de l’année 1972 seront inférieures à celles de 1971. Pendant tout le
mois de juin, CGT et CFDT, dans l’unité la plus totale, adressent des avertissements à la
direction. Le 07 juin, 50% du personnel participe à la journée d’action CGT appelée, il faut le
noter, par les deux sections syndicales45. Une pétition réclamant l’ouverture de négociations
recueille 287 signatures sur les 424 salariés. La semaine du 7 au 14 est marquée par un
ralentissement volontaire des rendements. Le 19, une centaine d’ouvriers arrêtent de travailler
pendant deux heures. Les revendications portent sur une augmentation de 30 centimes par
heure, un salaire garanti de 1 000 F par mois et l’obtention d’un treizième mois46.
Le mardi 20 juin, la direction n’ayant toujours pas fait d’ouverture, les syndicats
décident de consulter les salariés sur la pertinence d’une grève illimitée. Les délégués
rappellent à leurs camarades : « Pétitions, grèves perlées, meetings n’ont pas permis de faire
aboutir nos revendications. C’est pourquoi nous avons décidé, aujourd’hui, de fermer les
portes de l’usine et d’organiser un vote »47. Sur les 426 ouvriers, 296 seulement prennent part
au vote, surveillé à la demande de la direction par huissier de justice. 170 se prononcent pour,
140 contre. Les portes de l’entreprise sont alors fermées par des chaînes. La direction générale
propose aussitôt quelques avancées, 20 centimes tout de suite et 3% au 01er octobre, mais les
41
Ouest France, samedi 24 et dimanche 25 juin 1972.
Ouest France, lundi 26 juin.
43
En tenant compte cependant de l’augmentation de 20 centimes prévue avant le conflit ; ce qui assure
cependant entre 20 et 25 centimes au titre du rattrapage. En ce qui concerne les classifications, 20 MS1 sont
reclassés MS2, les conducteurs de presse OS1 passent OS2.
44
Paris Normandie, samedi 01 et dimanche 02 juillet 1972.
45
Doit-on lier ce fait à la présence de militants communistes dans la CFDT locale ?
46
Lisieux Contact (revue bimestrielle de l’UL CGT de Lisieux), n°3 bis, juillet 1972.
47
Ouest France, mercredi 21 juin 1972.
42
assortit d’un préalable, elle refuse de rencontrer les délégués tant que la liberté du travail n’est
pas assurée et explique de plus que le conflit peut être résolu avec la direction locale.
Parallèlement, elle cherche à faire pression sur les travailleurs en leur envoyant une lettre à
domicile48 tandis que le syndicat patronal CFT engage une campagne de signatures pour
soutenir la reprise.
Malgré toutes ces pressions, le mouvement reste majoritaire au commencement d’une
nouvelle semaine. Sur les 368 salariés qui s’expriment le lundi 26, si la maîtrise vote en
faveur de la reprise par 26 voix contre 6, la grève l’emporte largement par 199 voix contre
105 dans le collège ouvriers-employés49. Devant cette détermination, la direction générale
décide de lever son préalable et de négocier directement avec les délégués. Une rencontre au
centre administratif de Caen aboutit le lendemain à un protocole d’accord50 ratifié le mercredi
par la base (par 266 voix contre 42)51. Les salariés obtiennent 20 centimes en juin, 10 en
juillet et 2,5% au 01er octobre. Pour les syndicats, c’est une victoire, même si le salaire
minimum de 965 F pour 44 heures reste bien loin de la revendication des 1 000 F pour 40
heures. Sur le principal point d’achoppement, la question du treizième mois, on a adopté une
position de conciliation : la gratification annuelle varie en fonction de l’ancienneté entre 20 et
50% du salaire mensuel52.
Les conflits du 2ème semestre
a. Lutte pour le treizième mois à Degrenne
Chez le fabricant de couverts, la situation sociale est des plus tendues. Le directeur
Guy Degrenne est un patron autoritaire, qui n’accepte pas que son pouvoir de dirigeant soit de
la moindre manière remis en cause. Les travailleurs effectuent 45 heures de travail par
semaine pour un salaire à peine supérieur au SMIG53, aussi le mot d’ordre de treizième mois
lancé par les syndicats a-t-il assez naturellement rencontré l’adhésion des travailleurs. Le 23
octobre, la CGT organise une grève d’avertissement particulièrement bien suivie puisque,
selon les chiffres de l’inspection du travail, 540 salariés sur 555 y ont participé54 à Vire et 120
selon Paris Normandie à Sourdeval55. Le vendredi 03 novembre, ils effectuent également un
arrêt de travail de plusieurs heures.
Le lundi 06, la direction propose bien d’augmenter l’allocation de fin d’année de 100 à
150 F mais assortie de la menace d’une trentaine de licenciements. Devant ce chantage à
l’emploi, les 300 salariés qui débrayent pour un meeting d’information décident après
l’exposé du délégué CGT de se mettre en grève les trois derniers jours de la semaine,
« dernier avertissement préviennent-ils avant la grève illimitée »56. 150 ouvriers la suivent à
Sourdeval, 500 à Vire où sont mis en place des piquets de grève. A la fin de la semaine, le
vendredi 10, la direction propose une prime de fin d’année en fonction de l’ancienneté variant
entre 200 F après un an et 1000 F pour ceux ayant plus de 14 ans d’ancienneté. Cette
proposition ne répond pas aux revendications et provoque la colère de l’assemblée générale
48
Agence Presse Libération, n°24
Ouest France, mardi 27 juin 1972.
50
Paris Normandie, mercredi 28 juin 1972.
51
Ouest France, jeudi 29 juin 1972.
52
20% de six mois à un an d’ancienneté, 35% de un à cinq ans, 40% de cinq à dix ans, 50% au delà.
53
Agence Presse Libération, n°41.
54
Etat STCF1 du mois d’octobre 1972. Vire étant à la frontière entre les deux départements, l’une des usines se
situe dans le Calvados, l’autre dans la Manche. Nous ne disposons donc des chiffres de l’inspection que pour
l’une d’elle.
55
Paris Normandie, mardi 24 octobre 1972.
56
Ouest France, mardi 07 novembre 1972.
49
des grévistes, réfugiée dans le cinéma de Sourdeval pour cause de mauvais temps. Le délégué
départemental CGT de la Manche doit même, devant le mécontentement des travailleurs, se
justifier et rappeler que ce ne sont pas les chiffres du syndicat mais de la direction et qu’il
s’est contenté de les citer pour avoir l’avis de la base. Une ouverture est proposée, ils
acceptent de reprendre le travail sur les bases de 500F de prime de fin d’année en 1972, et 1
000F l’année suivante57. Guy Degrenne refuse.
Le lundi matin, une nouvelle assemblée générale de 500 travailleurs à Vire décide de
reconduire la grève pour trois jours58 ; mais dès le lendemain, en fait, la reprise est presque
totale à Sourdeval ; et à Vire, elle n’est contrariée que par l’interposition physique d’une
petite vingtaine de jeunes travailleurs. Ces jeunes, proches de l’extrême gauche, s’en prennent
même au directeur général et au PDG, les insultant, les menaçant et les bousculant. Guy
Degrenne parle dans Ouest France de « climat de terreur »59.
Parallèlement, en fin de matinée, la CGT consulte le personnel par un scrutin à bulletin
secret. Les salariés doivent répondre à deux questions : sont-ils favorables aux propositions de
la direction ou du syndicat ? Puis, pour ceux qui soutiennent la CGT, sont-ils partisans de
reprendre le travail ou de continuer la grève. 396 personnes seulement sur un peu plus de 700
y participent. 258 personnes soutiennent la demande de treizième mois contre 126 en faveur
des primes d’ancienneté et parmi les partisans du treizième mois, 142 personnes pensent qu’il
faut continuer le mouvement contre 90 qui sont pour la reprise. La grève est donc devenue
largement minoritaire : en additionnant les partisans de la proposition du PDG, naturellement
pour la fin de la grève, et ceux qui, bien qu’en faveur du treizième mois, considèrent qu’il faut
cesser le mouvement, c’est en fait 216 personnes qui sont pour la reprise du travail contre
142 ; encore faut-il leur ajouter 119 personnes qui ayant déjà repris le travail n’ont pas été
admis à voter.
Dès le lendemain, les piquets de grève sont forcés par les non grévistes. Le jour de la
reprise, jeudi 16 novembre, Guy Degrenne confirme les propositions de prime d’ancienneté
qu’il avait faites, mais licencie sept des jeunes ouvriers pour « insultes, menaces de mort,
coups et blessures… »60. La CGT dénonce la manœuvre, pour elle, « en réalité la cause est
simple : fait de grève »61. Quelques temps après, elle sera cependant mise en cause par un
« groupe d’ouvriers » d’extrême gauche, qui lui reproche d’avoir laissé tomber les licenciés et
d’avoir fait le lundi 13 novembre un « discours endormant sur les élections et sur le
programme commun au lieu de poser les vrais problèmes »62. La CGT y répond en renvoyant
dos à dos activistes et direction, condamnant les méthodes des uns qui permettent la
répression des autres63. Attaquée sur sa gauche, la CGT l’est aussi sur sa droite, FO se servant
de ce conflit : « les travailleurs des établissements Degrenne ont subi d’importantes pertes de
salaires, alors qu’il eut été possible en commission de conciliation d’aboutir au même
résultat »64. Il est vrai que les acquis sont plutôt maigres pour un conflit qui a fait perdre 3
484 journées de travail65, les primes d’ancienneté sont pour tous supérieures aux 150 F
proposés au début de conflit, mais il faut avoir plus de 6 ans d’ancienneté pour avoir les 500 F
demandés et seuls ceux qui sont dans l’entreprise depuis plus de quatorze ans se verront
verser les 1000 F. Cette prime participe, de manière assez paternaliste, à la rupture de la
57
Ouest France, mercredi 13 novembre 1972.
Ouest France, jeudi 14 novembre 1972.
59
Ouest France, vendredi 15 novembre 1972.
60
Ouest France, samedi 18 et dimanche 19 novembre 1972.
61
Tract CGT Degrenne, 16 novembre 1972, Arch. CGT 1996/11/203.
62
Tract signé d’un « groupe d’ouvriers », 28 novembre 1972, Arch. CGT 1996/11/203.
63
Tract CGT Degrenne, 28 novembre 1972, Les résultats de la grève, Arch. CGT 1996/11/203.
64
Tact FO, fin 1972, Après la grève déclenchée par la CGT aux établissements Degrenne Sourdeval-Vire, Arch.
CGT 1996/11/203.
65
DDTE, fiche conflit Degrenne 08/11 – 16/11/1972, Arch. DDTE 865 W 48 267
58
solidarité du collectif ouvrier, en recherchant la fidélité des ouvriers les plus intégrés à
l’entreprise. La CGT paye le prix de ce demi-échec aux élections de délégués du personnel
suivantes, elle ne conserve la majorité que de justesse, perdant une centaine de voix au profit
de FO. La première passe de 346 voix à 235, la seconde de 68 à 188 voix.
b. Conflit à Moulinex
Un dernier conflit traditionnel marque cette fin de l’année 1972 ; il concerne une partie
du personnel de l’usine Moulinex de Cormelles le royal. Le 23 novembre, le poste 1 de
l’atelier décolletage débraye pour, indique la CFDT, « 6,20F de l’heure pour les OS2 et 0,50F
en plus pour les professionnels, […] un temps de pause de 20 minutes, la formation des
régleurs, la rotation des postes »66. La direction accepte le temps de pause, la formation des
régleurs et la rotation des postes ; pour les revendications salariales, elle propose 5,90 F pour
les OS, 7,50 F pour les P1, 8 F pour les P2, pas d’augmentation pour les P367. A 14h, ces
propositions sont repoussées par un vote unanime des grévistes. Le lendemain, la grève
touche quatre ateliers, tandis que le meeting inter-syndical réunit entre 300 et 400 personnes68.
Le mercredi, il y a selon Ouest France 800 grévistes, le jeudi 30 novembre ils sont 1 500 au
meeting unitaire CGT-CFDT-FO.
Devant cette montée en puissance du mouvement, la direction avance, le vendredi 01
décembre, de nouvelles propositions : un salaire horaire de 6,15 F pour les OS, une
augmentation horaire de 40 centimes pour les P1, reconnaît le principe de l’échelle mobile des
salaires et l’indexation des primes sur le coût de la vie. La CGT et FO considérant que de
réelles avancées ont été obtenues – le salaire minimum sera de 1000F au 01er janvier 1973 –
appellent à la reprise. La CFDT se déclare alors « seule organisation syndicale auprès des
grévistes »69, mais signe finalement l’accord d’entreprise le lundi 04 décembre70.
En dehors de ce conflit, si on excepte la participation des agences calvadosiennes au
mouvement national de revendication des banques qui représente 621 journées, le mois de
décembre ne connaît que 247 journées de travail perdues, soit une conflictualité ouvrière très
faible qui marque le début d’une période de quatre mois dans l’attente des élections
législatives de mars 1973.
C. Remise en cause du salaire au rendement
On a vu qu’il n’y a pas de basculement des thèmes revendicatifs du quantitatif au
qualitatif dans l’après mai 1968 dans le Calvados. Les motivations salariales restent
dominantes. Le second semestre 1972 est cependant marqué par des mouvements portant sur
des revendications qualitatives, de remise en cause du salaire au rendement et des cadences à
Férodo, Jaeger, puis dans une moindre mesure à la Radiotechnique.
3. L’exemple de Philips Flers
Dans les usines à main d’œuvre féminine, tout particulièrement, les cadences sont
usantes, aliénantes. La rémunération y est composée de deux éléments : le salaire de base et
une prime liée au rendement. Lors d’une conférence de presse M. Buet résume ainsi : « dans
66
Ouest France, vendredi 24 novembre 1972.
Tract CGT Moulinex, 24 novembre 1972, Tous dans l’action, Arch. CGT 1996/11/156.
68
Agence Presse Libération, n°43.
69
Ouest France, samedi 02 et dimanche 03 décembre 1972.
70
Paris Normandie, samedi 16 et dimanche 17 décembre 1972.
67
ces entreprises, c’est toujours la théorie de Taylor qui subsiste. Elle vise à séparer l’exécution
et la conception du travail, à parcelliser le travail d’exécution, à enchaîner le travailleur à
son poste et à se servir du salaire pour imposer la cadence. Il en résulte un nombre
considérable d’emplois n’ayant aucune signification humaine et un travail qui par ses
caractéristiques, constitue une atteinte grave à la santé des ouvrières »71. Les différents
témoignages publiés dans la presse syndicale ou régionale insiste sur le caractère destructeur,
physiquement et psychiquement de ces conditions de travail déplorables : « Ils nous prenaient
pour des robots : à une certaine époque, on n’avait pas le droit de rire… On nous accordait
trois minutes en fin de journée pour nettoyer notre place, nos mains… », « Les nerfs craquent
avec ces niveaux de cadences : il y a des chefs qui ont reçu des compteurs par la figure… »72.
Une syndicaliste de Jaeger confie quelques années plus tard à Armand Frémont : « Des filles
qui [faisaient] de la dépression y’en avait sûrement davantage [avant 1972]… quand on
voyait parmi les filles qui travaillaient avec moi, le nombre qui prenait du valium, qui prenait
un tas de saloperies de ce genre là… […] Je l’ai fait, prendre du valium pour se calmer, le
soir, pour dormir ou autre, et le matin, aller prendre des vitamines pour tenir le coup… »73.
Ce n’est pour une fois pas le Calvados qui a l’initiative dans la région. L’exemple
vient du département de l’Orne, de l’usine Philips de Flers où après 58 jours de lutte, de
réduction des cadences au minimum permettant d’obtenir le salaire de base, la direction cède
et accepte à la mi-juin de réduire la production plancher nécessaire pour avoir le boni de 1,30
à 1,1774.
Férodo : une lutte arrêtée par l’effritement
Dès le mois de juin, à l’usine Férodo de Condé sur Noireau, les travailleurs se
plaignent de l’augmentation des cadences ces dernières années. La CFDT s’empare de ce
mécontentement et lance une campagne d’information sur le temps de travail. Jouant sur la
symbolique, elle explique que le temps de travail est régit par deux lois : l’une progressiste,
celle du front populaire du 21 juin 1936 qui fixe la durée du temps de travail à 40 heures ;
l’autre réactionnaire, celle de Vichy du 28 août 1942 qui tend « à maintenir le rendement des
entreprises industrielles et commerciales ». Le syndicat conclut, combatif, « Le temps, c’est
de l’argent. Le plus beau piége à con que le capitalisme ait inventé car, de VOTRE temps, qui
en tire L’ARGENT ? Vous ? un peu, des miettes, mais le gros morceau, c’est le patron qui
l’empoche »75.
A la veille des congés annuels, période pourtant peu propice aux conflits sociaux, une
grève éclate. Les ouvriers de l’atelier du cintrage décide le mardi 18 juillet de cesser le travail
et font le tour de l’usine qui les suit et débraye à 60%. Ils réclament une augmentation de 100
F pour tous, une réduction du temps de travail et surtout l’incorporation du boni dans la paye.
Le lendemain 90% du personnel est dans l’action, le mouvement s’étend aux autres usines du
groupe76. La CFDT soumet le jeudi deux modes d’action au vote : la grève illimitée qui est
choisie par un tiers des votants et la grève tournante avec baisse de production par les deux
autres tiers77. La CGT se joint au mouvement78. Dès le lendemain, c’est en fait un
71
Ouest France, samedi 30 septembre et dimanche 01er octobre 1972.
Ouest France, vendredi 03 novembre 1972.
73
Armand Frémond, Ouvriers et ouvrières à Caen, Caen, CNRS, 1981, p. 74.
74
Brochure CFDT, 12 juin 1972, Chez Philips à Flers après 58 jours de lutte les cadences sont brisées, Arch.
CFDT 1996/9/42.
75
Tract CFDT Ferodo, 21 juin 1971, La durée du travail, Arch. CGT 1996/11/173.
76
Agence Presse Libération, n°28.
77
Ouest France, vendredi 21 juillet 1972.
78
Tract CGT Ferodo, 31 août 1972, l’information sans frein, Arch. CGT 1996/11/173.
72
mouvement de réduction des cadences qui se met en place. Les travailleurs adoptent l’allure
de 60 pièces par heure au lieu de 75, ce qui leur permet d’assurer leur emploi, la partie fixe du
salaire mais pas le boni. Les congés annuels n’interrompent pas le mouvement qui reprend dès
le jour de la rentrée
Rarement une direction n’aura autant mérité l’expression de direction de combat que
celle de Ferodo. Tirant prétexte d’une clause de conciliation destinée à limiter les conflits, elle
rompt l’accord d’entreprise signé le 18 mai précédent79, accorde une augmentation de 5% aux
non grévistes80 et surtout laisse pourrir le conflit. Les syndicats qui espèrent néanmoins la
faire céder appellent les travailleurs à passer le cap du 01er octobre « pareille occasion ne […]
sera jamais plus offerte de faire plier l’échine à cette direction réactionnaire. »81, mais
aucune solution n’intervient. Le 18 octobre, les syndicats essaient de mobiliser les troupes,
des responsables départementaux des deux syndicats MM. Buet et Lemonnier viennent
soutenir les grévistes à un meeting syndical. Mr Buet prévient : « Il faudra bien qu’à l’image
de Philips (56 jours de grève) que Férodo cède. Férodo perd des millions chaque jour »82.
Férodo ne cède pas ; au contraire, preuve de son acharnement, débute pendant la grève le
procès des dix salariés licenciés suite à la séquestration de décembre 1969 qui aboutit à leur
condamnation à des peines de un à trois mois de prison avec sursis le 24 novembre.
Finalement au bout de quatorze semaines, les derniers grévistes doivent cesser l’action.
M. Beaudouin se souvient : « [la lutte] s’est trouvée arrêtée par l’effritement, en fin de
compte, les gens reprenaient tous les jours. La principale difficulté d’un conflit – c’est bien
sur de savoir le démarrer, mais bon ce n’est pas le plus dur – c’est de savoir l’arrêter, et de
savoir l’arrêter même si on a complètement échoué. C’est dire, à un moment donné, on arrête
et on rentre tous et de ne pas arrêter les uns après les autres. Là, l’image que j’en ai gardé,
c’est que on est rentré les uns après les autres »83. Dans l’immédiat, les syndicats cherchent à
positiver : « Certains parlent de défaite » signale la CGT mais cette action a été un premier
« front uni syndical » et appelle une revanche84.
Le conflit Jaeger et la reconnaissance de « l’activité naturelle »
C’est l’exemple du conflit de Philips Flers qui convainc les délégués CFDT de Jaeger
de lancer une action contre le salaire au rendement. Certains tracts diffusés à Caen, certains
témoignages censés provenir d’ouvrières de Jaeger, sont même, mot pour mot identiques à
ceux de Flers. Le déclenchement du conflit est ainsi précédé d’un long travail syndical contre
le principe des cadences.
A Jaeger, le conflit part du mécontentement des ouvrières face à la complexité de leurs
feuilles de paye et ce, précise la CFDT, « d’autant plus que le montant en est maigre »85. Le
lundi 11 septembre, les délégués demandent des explications que les services comptables se
révèlent incapables de leur donner, sans leur disent-ils une étude approfondie86 ; la CFDT
engage alors l’action et appelle à un meeting qui réunit plus 650 personnes sur les 1 100
salariés. Les délégués précisent alors les objectifs de la lutte : « Ce que nous voulons ce n’est
pas une explication mais une simplification du système. Pour cela il faut supprimer la cause
principale du fouillis et des erreurs : le rendement »87. Puisqu’ils contestent le principe du
79
Communication au CE de septembre 1972.
Tract CGT- CFDT Ferodo, 25 septembre 1972, Action commune, Arch. CGT 1996/11/173.
81
Tract CGT-CFDT Ferodo, 28 septembre 1972, le cap du 01er octobre, Arch. CGT 1996/11/173.
82
Ouest France, jeudi 19 octobre 1972.
83
Entretien avec Roger Beaudouin, 30 mai 2001.
84
Tract CGT Férodo, 27 novembre 1972, Le passé et l’avenir, Arch. CGT 1997/14/284.
85
Ouest France, mardi 26 septembre 1972.
86
Paris Normandie, samedi 30 septembre 1972.
87
Ouest France, mardi 26 septembre 1972.
80
rendement, la forme de lutte choisie en brise la logique : les ouvrières réduisent les cadences,
d’abord en adoptant le rythme de travail minimum garantissant le salaire de base (l’allure 100
au lieu de 110 ou 115 qui donne le boni), ce qui entraîne une réduction de production de 15 à
18% ; puis le jeudi 14, l’allure 75. La production est alors presque réduite de moitié. La CGT
est dubitative sur cette forme d’action, comme l’explique Jean-Louis Fouques : « on pensait
que la grève des rendements était une démarche individuelle, et on craignait que le patron
agisse ensuite individuellement. […] On avait peur que ça devienne individualiste et que ça
finisse par des licenciements »88.
Le mardi 03 octobre, le PDG reçoit les délégués et leur propose 4% d’augmentation au
01er septembre, mais ce n’est pas ce que veulent les ouvrières qui rejettent ces propositions le
lendemain. La grève continue pendant deux semaines encore. Ce n’est finalement que le 20
octobre que la direction accepte de négocier sur la question des cadences. Il en ressort, le 23,
un accord inédit qui reconnaît « que l’activité naturelle peut être différente d’une personne à
l’autre », le salaire n’est dès lors plus lié au rendement mais « constitué d’un salaire de base
et d’une prime garantie à 17% »89. De plus, la direction a accepté de payer les heures de
cadences abaissées au salaire de base. Cet accord prend rapidement une portée considérable et
il est souvent cité dans les années suivantes.
Une polémique entre CGT et CFDT naît alors. La CGT refuse de signer l’accord car la
direction ne débourse pas un centime et se contente de redistribuer la masse salariale aux
dépens des ouvrières les plus productives. Il faut « une augmentation des salaires pour tous,
prise sur le profit »90 précise-t-elle. Elle fait part aussi de ces inquiétudes sur le point trois de
l’accord qui stipule : « Pendant une période de l’ordre de trois mois, chaque personne devra
trouver son activité naturelle. L’activité de l’ensemble du personnel devra être telle qu’elle
permette de maintenir un niveau national d’activité compatible avec l’obligation pour
l’entreprise de rester concurrentielle sur chacun des marchés ». Elle s’interroge que se
passera t’il après cette période d’essai, si la direction déclare que l’activité naturelle n’est pas
satisfaisante, n’aura t’elle pas toute possibilité « Soit [de] s’adresser à l’organisation
signataire pour faire appliquer le paragraphe 3 […] Soit en cas de refus, [de] dénoncer le
présent accord ». La CFDT estime que la dynamique enclenchée devient « irréversible »91.
La période du 23 octobre au 29 mars 1973, où « chaque ouvrière détermine elle même
sa production ; [où] ce n’est plus le chef qui la lui impose » 92 est une période d’espoir pour
les ouvrières de Jaeger. Ouest France qui y consacre une enquête d’une page le 03 novembre
relève le changement de climat dans l’entreprise, « le désenchantement n’est plus de mise et le
débat débouche sur l’espérance, la confiance », avec en leitmotiv un « C’est trop beau pour
être vrai ». Les interviews des « cinq ouvrières de base » vont toutes dans le même sens :
« ils vont nous laisser faire ce qu’on peut, c’est trop beau ! », « En travaillant à notre rythme
naturel sans commettre le moindre abus. Le travail sera moins énervant et on le supportera
mieux »93…
Le 23 janvier, au bout de la période d’essai, le chef de fabrication M. Chrétien dresse
un premier bilan, la rentabilité de Caen a diminué et explique qu’il y a trois catégories
d’ouvrières, celles dont les rendements sont normaux, celles dont les rendements sont
supérieurs et celles dont « les rendements se révèlent nettement inférieurs à ce que l’on peut
considérer honnêtement comme une activité naturelle » 94. Face à cette première mise en
88
Entretien avec Jean-Louis Fouque, 05 juin 2001.
Paris Normandie, mardi 24 octobre 1972.
90
Tract CGT, 23 octobre 1972, Pourquoi la CGT ne signera pas, Arch. CGT 1996/11/167.
91
Ouest France, 03 novembre 1972.
92
Brochure CFDT, 15 mai 1973, Bilan de l’action chez Jaeger, Arch. CFDT 1996/9/42.
93
Ouest France, vendredi 03 novembre 1972.
94
Paris Normandie, Samedi 27 et dimanche 28 janvier 1973.
89
garde de la direction et aux avertissements de la CGT qui y voit confirmation de sa position,
la CFDT prévient « que la CGT se rassure, la CFDT n’est pas folle à ce point. Jamais, et les
ouvrières le savent bien, elle ne leur demandera de travailler à 114 ou au dessus […] ce qui
compte c’est que les travailleurs soient prêts à défendre ce qu’ils ont acquis par la lutte »95.
La direction réussira ensuite à imposer un système intermédiaire, qu’explique une
déléguée à M. Frémont : « Il n’y a plus que deux primes d’activités, 90 et 74 ? Ca ne vous
dira pas grand chose… ce sont des primes fixes, minimum et maximum. Celle qui a la prime
maximum la garde. Elle n’est pas tributaire d’une fatigue d’un moment. Si elle n’arrive plus à
faire son travail, on ne lui redescend pas sa prime comme on le faisait avant 72 »96. On peut
par contre penser que la direction de Jaeger, qui a du céder une nouvelle fois, tire les leçons
de ce conflit et que c’est de là que naît sa détermination face aux mouvements sociaux à venir.
A la RTC, vingt ouvrières en lutte contre les cadences
Le 20 octobre, à la Radiotechnique c’est la vingtaine d’ouvrières de la chaîne ULT1
qui contestent l’organisation de leur travail. A l’origine du conflit, les menaces de
licenciement d’une salariée qui ne réussissait plus à faire ses cadences parce qu’elle souffrait
d’eczéma97. C’est un atelier, précise la CFDT, où les conditions de travail sont
particulièrement dures, la chaîne vient de « Hollande, où la majorité des travaux étaient
effectués par des hommes, alors qu’à Caen, le travail est fait par des femmes. Ces machines
sont plus ou moins détériorées et demandent de fréquentes interventions de dépanneurs […]
ceci entraîne de nombreux arrêts et déplacements de postes, dont les conséquences se font
sentir sur les salaires des ouvrières »98. Les ouvrières décident, après avoir rencontré les
délégués CFDT, de réduire les cadences pour des salaires identiques et garantis, donc pour la
suppression du salaire au rendement, et pour l’amélioration des conditions de travail exigeant
notamment de ne travailler qu’à mi-temps sur les machines les plus pénibles, de ne plus
travailler sur deux machines en même temps et la « prise en compte des certificats médicaux
dans la répartition des postes de travail dans la chaîne, avec l’arrêt des menaces de renvoi
»99.
Cette baisse des rendements dure presque un mois avant que les délégués syndicaux ne
soient reçus par la direction le 27 novembre. Elle propose quelques améliorations sur les
conditions de travail (les ouvrières ne travailleront plus que sur une machine à la fois, ne
travailleront qu’à 1/2 temps au poste pénible de la « fermeture », augmentation du nombre des
régleurs) mais ne cèdent pas sur les méthodes de calcul des salaires : ils restent en fonction de
la cotation du poste de travail et du rendement. Le mouvement continue quelques temps mais
selon les mots de l’une d’entre elles « 50 ouvrières ça na fait pas tellement sur 7 à 800
ouvrières »100.
95
Ibid.
Armand Frémont, Op. Cit., p. 71.
97
Dossier Agence Presse Libération, n°19, mercredi 03 janvier 1973, Les ouvrières des ULT et la baisse des
cadences.
98
Ouest France, vendredi 24 novembre 1972.
99
Ibid.
100
Agence Presse Libération, n°43, 47 et 49 ; Dossier APL, n°29, 03 janvier 1973.
96
D. Expectative jusqu’aux élections législatives
Cette nouvelle vigueur revendicative de l’année 1972 va être mise entre parenthèses
pendant presque quatre mois, une grande partie des ouvriers et au delà de tous les salariés, à
commencer par les militants syndicaux, attendant l’aboutissement des revendications par
l’accession de la gauche unie au pouvoir aux élections de mars 1973.
4. Une grande espérance commune avec des différences de modalité
La signature du programme commun, le 26 juin 1972, entre socialistes et communistes
marquent un réel changement dans le contexte politique. L’alternance qui semblait impossible
du fait des divisions profondes de la gauche apparaît comme possible, sinon probable face à
une droite qui donne des signes d’usure.
Cette nouvelle donne provoque l’enthousiasme inconditionnel de la CGT. Dans le
Calvados, le bureau de l’UD estime que « cet accord ouvre des perspectives nouvelles pour
l’action unie de masse, pour aller vers les changements souhaités par l’immense majorité des
travailleurs du Calvados. »101. Un pan entier de l’action syndicale cégétiste va désormais
constituer en un travail acharné de popularisation de ce texte et de la stratégie de « nouveau
front populaire »102. Dans toutes les entreprises, elle va montrer ce à quoi s’est engagé le
programme commun, et égrainer les mesures sociales, comme par exemple dans ce tract de la
Radiotechnique où l’on explique aux travailleurs que le programme commun c’est « les 1
000F minimum base 40 heures, l’échelle mobile des salaires, des augmentations de salaires,
la suppression des abattements de zone, la grille hiérarchique unique »103. Le programme
commun reprend en effet une grande partie des mots d’ordre de la CGT. Un réel
enthousiasme s’empare de ses syndicalistes qui, dans toutes les luttes menées entre l’accord
entre les deux partis et les élections législatives, appellent à voter à gauche. Louis Rivière
constate aujourd’hui : « Il est vrai que dans les conflits, il pouvait arriver que la solution
miracle ce soit le programme commun »104. C’est d’ailleurs ce qu’un groupe gauchiste lui
reproche dans le conflit Degrenne : avoir fait le lundi 13 novembre un « discours endormant
sur les élections et sur le programme commun au lieu de poser les vrais problèmes »105.
Pour la CFDT, que ce soit au niveau confédéral ou régional, le programme commun
est perçu comme « une avancée »106 que la centrale approuve mais auquel elle ne veut pas, au
nom de l’indépendance syndicats-partis, être liée. Ce que leur reprochent les cégétistes : « La
CGT ne comprend pas que la CFDT boude le programme commun de la gauche… Nous
souhaitons qu’elle participe de façon réaliste et constructive à l’émancipation socialiste […]
Il nous faut gagner des millions de consciences, instruire les millions de travailleurs qui
seront les artisans de leur libération »107. Ce soutien distancé est rappelé de façon manifeste
dans un communiqué du mois de janvier, la CFDT rappelle « sa ferme volonté que se mette
en place dans notre pays un socialisme autogestionnaire fondé sur le pouvoir des travailleurs.
Pour parvenir à cet objectif, la CFDT bas-normande s’est prononcée pour la voie
101
Ouest France, 03 juillet 1972.
L’une des conclusions d’un colloque réunissant des chercheurs du Noffield college et de la fondation
nationale des sciences politiques est que « l’avènement d’un nouveau front populaire demeure une formule qui
conserve de l’attrait en milieu ouvrier ». Cité par L’année politique, économique et sociale en France, 1973
103
Tract CGT RTC, 28 novembre 1972, en quoi les travailleurs de la Radiotechnique sont concernés par le
programme commun de la gauche ?, Arch. CGT 1996/11/168.
104
Entretien avec Louis Rivière, 25 juin 2001.
105
Tract signé d’un « groupe d’ouvriers », 28 novembre 1972, Arch. CGT 1996/11/203.
106
Déclaration d’Edmond Maire à la réunion de concertation CGT-CFDT du 23/08/1972 cité par l’Année
politique 1972, op. cit.
107
Communiqué du comité exécutif de l’UD CGT, Ouest France, samedi 23 et dimanche 24 septembre 1972.
102
révolutionnaire d’un syndicalisme de classe et de masse […] C’est à dire que pour la CFDT,
le développement des luttes sociales est le moteur essentiel du passage au socialisme », et ne
suit qu’ensuite, un appel de deux lignes, à voter à gauche. Les élections ne sont donc qu’un
moment, et pas même le moment privilégié, du combat pour la transformation de la société.
Cependant pour les deux centrales, et sans doute de façon moins différenciée pour
leurs adhérents et sympathisants, l’accession d’un gouvernement de gauche au pouvoir est
l’occasion d’obtenir des avantages à moindre frais. On comprend bien que la perspective de
pouvoir obtenir bientôt par les urnes, plus que ce qui serait obtenu par les luttes, entraîne un
certain attentisme. En revanche, une fois les élections passées, les revendications sortent
légitimées, les insatisfactions rendues plus importantes, ce qui contribue au développement
des luttes.
Une trêve sociale
On assiste, de décembre 1972 au lendemain des élections législatives, à un mouvement
national de mise en parenthèses de la combativité dans lequel s’inscrit parfaitement le
Calvados. Dès le mois de décembre on repasse, en effet, au dessous des 1 000 journées
individuelles non travaillées ; encore faut-il remarquer que parmi ces 868 journées perdues,
621 le furent par le secteur économique « Banques, assurances, agences » (il s’agit du
règlement du conflit national des banques). Janvier n’en connaît que 238, février 353 et mars
343, le nombre maximum de grévistes par mois est de 187. Seule la grève contre le passage au
travail par équipe chez Doat dépasse la semaine. Ce sont donc des conflits limités tant par le
nombre de grévistes que par la durée des conflits.
Les conflits des laiteries coopératives de Vaucelles et de Lastex sont tous deux liés à
des inquiétudes concernant la situation de l’emploi. A la Radiotechnique, le conflit est motivé
par le refus de travailler dans les odeurs de produits chimiques, à DOAT les ouvriers d’un
atelier ne veulent pas passer au travail en équipe ou du moins pas sans indemnisation
financière, à Patispain, la jeune section CFDT organise un débrayage pour faire respecter
l’accord d’entreprise qui prévoyait des augmentations et pour faire réparer une fuite de gaz.
Enfin à Plastimécanique, la CFDT entend avoir son mot à dire dans la façon dont la masse
salariale est distribuée et débraye afin de faire remplacer l’augmentation en pourcentage
prévue par la direction par une augmentation uniforme.
Parmi les conflits dont on connaît le résultat, trois ont une issue défavorable : aux
courriers normands, après une grève bien suivie de quelques jours, le travail reprend le 13
février avec comme seul acquis une prime exceptionnelle de 200 F, les négociations étant
renvoyées aux discussions prévues avant le conflit pour le 14 mars. Aux laiteries de Vaucelles
et à Lastex, les mouvements n’amènent pas les entreprises à renoncer à des plans limités de
licenciements. A Patispain, Plastimécanique, aux bus urbains et à Précidia, en revanche, les
revendications des grévistes sont complètement ou très largement satisfaites.
II . L’année 1973 : Une conflictualité jusque là inconnue
A. Une conflictualité exceptionnelle
5. L’action interprofessionnelle
a. De nombreuses actions professionnelles
L’année 1973 est marquée de plusieurs journées d’action unitaire : Le 24 janvier voit
quelques débrayages chez Massoneilan, Tréfimétaux et à la Radiotechnique108 ; le 21 mars,
une journée d’action de la Métallurgie pour « le retour aux 40 heures et la retraite à 60 ans »
est ponctué d’un débrayage d’une heure relativement bien suivi à la Radiotechnique, chez
Degrenne et chez Beretta109 ; le 05 mai, une nouvelle journée de la Métallurgie, est
notamment marquée d’un débrayage important à la Saviem, alors en fin de conflit110. D’autres
journées d’action de la Métallurgie sont organisées les 21, 22 et 23 novembre111.
Le jeudi 13 septembre, une manifestation réunit 400 personnes environ en solidarité au
drame chilien, à l’appel de la CFDT, de la CGT, de la FEN, du MJCF, du MJS, des radicaux
de gauche, du PCF, du PS et du PSU112.
b. Deux défilés contre la répression
Une « journée d’action pour les libertés » est organisée le mardi 30 octobre par les
syndicats et les partis de gauche, qui condamnent ainsi les évolutions du conflit LIP113. A
Caen, une foule assez nombreuse se presse place St-Pierre. Contrairement à l’ordre prévu de
la manifestation, les ouvrières de Jaeger, s’estimant les victimes les plus symboliques de la
répression se placèrent en tête du cortège. La CGT ne l’admet pas et souhaite que la
manifestation s’ouvre comme prévue, avec la banderole commune. Après des discussions
vives entre cédétistes et cégétistes, CGT, FEN et parti communiste font demi-tour et se
dirigent dans l’autre sens, tandis que la CFDT, le PSU et les mouvements d’extrême gauche
poursuivent le parcours prévu114. Le lendemain dans la presse régionale, les journalistes ont
beau jeu de railler les syndicats scandant chacun de leur côté : « unité contre la répression ».
c. Manifestation contre l’austérité
La manifestation la plus importante est cependant celle du 06 décembre qui répond à
un mot d’ordre national des syndicats CGT, CFDT, FEN et des partis politiques de gauche
contre l’inflation. Elle réunit une foule importante. Le mot d’ordre de grève générale, bien
suivi dans le public (51% à la SNCF, 62% dans l’enseignement secondaire, 705 agents EDF
sur 830) touche surtout la Métallurgie, mais en partie du fait de la fermeture des entreprises
par les directions qui craignent des coupures EDF115.
108
Paris Normandie, jeudi 25 janvier 1973.
Paris Normandie, jeudi 22 mars 1973.
110
Paris Normandie, lundi 07 mai 1973.
111
L’année politique, économique et sociale, 1973, Op. Cit.
112
Ouest France, vendredi 14 septembre 1973.
113
Après le rejet des propositions de relance par la CFDT de LIP, puis par les salariés le 12 octobre, Pierre
Messmer avait déclaré : « en ce qui me concerne LIP c’est fini ». Le 23, une perquisition policière avait lieu au
local des grévistes. cf. L’année politique, économique et sociale, 1973, Op. Cit.
114
Paris Normandie, mercredi 31 octobre 1973.
115
Paris Normandie, vendredi 07 décembre 1973.
109
La classe ouvrière calvadosienne passe à l’offensive
Les trois derniers trimestres de l’année 1973 connaissent une conflictualité
exceptionnelle, tous les mois à l’exception d’août enregistrent plus de 1 000 journées
individuelles non travaillées. La proportion de conflits importants est plus grande encore
qu’en 1972 puisqu’en neuf mois on enregistre treize conflits dépassant les 500 journées dont
sept dépassant les 1 000, et trois les 4 000. Un responsable cédétiste de la RTC déclare ainsi
« la combativité ouvrière est à son comble »116.
Un conflit relativement complexe se déroule aux Bennes Marrel. Plusieurs débrayages
les lundi 02 et mardi 03 avril, pour demander le rattrapage des salaires sur ceux de la région
parisienne, aboutissent à un accord prévoyant une augmentation de 4% au 1er mars, le
paiement d’une prime de soudure et de salissure117. Mais le conflit rebondit à la fin de la
semaine suivante quand les salariés, s’apercevant que la nouvelle grille de salaires n’est pas
conforme aux accords, cessent le travail le vendredi 13 et le lundi 16 ; devant ce nouveau
mouvement, la direction accepte de rectifier la grille des salaires et de tenir ses engagements.
La résolution du conflit butte alors sur le refus de la direction de payer les sept heures de
grève imposées par la manœuvre de la direction.
De nouveaux débrayages ont lieu du mercredi 25 au lundi 30118. Le travail ne reprend
finalement normalement que le mercredi 02 mai ; 560 journées individuelles ont été
perdues119.
116
Ouest France, vendredi 14 septembre 1973.
Paris Normandie, jeudi 09 avril 1973.
118
Paris Normandie, samedi 28 et dimanche 29 avril 1973.
119
DDTE, fiche conflit Bennes Marrel 02 avril-02 mai 1973, Arch. DDTE 865 W 48267.
117
Conflits ayant entraîné plus de 500 journées individuelles non travaillées
en 1973
Entreprise
Début – fin
nb. grévistes /
nb. d’heures
Effectif total
ouvrières
perdues
Saviem (Blainville)
30/03 – 14/05
709/6250
4 571 JINT
Bennes Marrel (Giberville)
02/04 – 02/05
80/132
560 JINT
Wonder (Lisieux)
05/04 – 11/04
474/691
1 896 JINT
Ateliers de Ndie
06/04 – 02/05
102/436
510 JINT
Promodes (entrepôt Carpiquet)
24/05 – 04/06
92/203
724 JINT
Svene (Orbec)
04/06 – 21/06
40/52
520 JINT
Sonormel (Mondeville)
LEROY (St Pierre/ Dives)
DOAT (Orbec)
RTC (Caen)
JAEGER (Mondeville)
SMN (Mondeville)
SMN (Mondeville)
SMN (Mondeville)
08/06 – 13/06
02/07 – 23/07
05/09 – 11/09
06/09 – 02/10
11/10 – 15/10
07/09 – 08/09
21/09 – 22/09
10/10 – 11/10
700/700
201/1462
339/339
40/1558
965/965
4500/6020
4500/6200
4500/6200
1 050 JINT
2 143 JINT
1 356 JINT
720 JINT
1 930 JINT
4 500 JINT
4 500 JINT
4 500 JINT
Ciments français
20/11 – 17/12
265/265
5 035 JINT
UNILABO (Hérouville)
11/12 – 26/12
92/297
920 JINT
Chez Wonder à Lisieux, le mouvement est motivé par une demande d’augmentation et
surtout par la volonté de se voir attribuer un 13ème mois. Après un débrayage d’avertissement
le 29 mars, l’intersyndicale au niveau du groupe décide d’engager la lutte. La grève est votée
dans toutes les usines, à Vernon dès le 03, à Louviers le 04 et à St Ouen et Lisieux le 05120. Le
jeudi 05 avril, le débrayage est suivi par 257 personnes sur 691121 ; le lendemain, le conflit
s’étend, 481 salariés sont en grève. Au début de la semaine suivante, le personnel se prononce
pour la continuation de la grève par 330 voix contre 202. Le mardi 10, les négociations au
niveau du groupe aboutissent à un accord prévoyant une augmentation complémentaire de
4%, l’application progressive du 13ème mois : 60% en 1973, 80% en 1974 et 100% en 1975122.
Les acquis du conflit sont donc importants, il faut cependant signaler que quelques semaines
après, une déléguée CGT se trouve mise à pied 24 heures « pour voir parlé à des ouvriers
dans son atelier pendant 10 minutes de pause »123.
Les Ateliers de Normandie de St Martin des Entrées connaissent, du 06 avril au 02
mai, un mouvement partiel, limité à deux secteurs, soit à un quart environ de l’effectif (102
sur 436) 124. Les 13 ouvriers professionnels sont en grève totale, tandis que les manœuvres
débrayent deux heures par jour ; ils réclament une augmentation horaire de 1 F pour les OS et
de 1,5 F pour les OP. Un accord est finalement trouvé qui prévoit une augmentation en deux
étapes de 7% et des reclassements (création d’une catégorie OHQ pour certains OP et
reclassement des OS qui règlent eux mêmes leurs machines)125.
Dans la petite entreprise Svène d’Orbec, qui emploie 52 personnes, un mouvement
long, soutenu par l’UD CFDT, permet d’obtenir des résultats. Le lundi 04 juin, la majorité des
travailleurs votent la grève pour soutenir les demandes de prime de transport, de 13ème mois et
une augmentation de salaire portant le salaire minimum à 1000 F pour 40h. Seuls 5 ouvriers et
7 chefs restent au travail. Le patron, M. Svène arrive de Paris dès le lendemain, mais la
discussion se termine par un échange peu châtié. Une semaine passe avant qu’il ne fasse une
offre, le vendredi 08. Il propose d’indexer les salaires sur les accords UNIFA, organisation
que l’Agence Presse Libération qualifie de « syndicat des patrons le plus réactionnaire »126 ;
ce que bien sur refusent les grévistes. Le conflit se poursuit pendant plus de dix jours encore,
puis le mardi 19 juin, M. Svène accepte de rencontrer le secrétaire départemental de la CFDT
M. Buet en présence de l’inspection du travail ; les cadres menacent, si un accord n’est pas
trouvé, de rejoindre le mouvement. Finalement, un accord est trouvé le lendemain, des
augmentations de 4 à 8% sont accordées au personnel, qui sont définitivement acquises et
auxquelles s’ajouteront les éventuelles revalorisations de salaire accordées par l’UNIFA127.
Aux établissements Leroy de St Pierre sur Dives, 150 salariés, dont une majorité de
femmes, effectuent une grève illimitée de plus de quinze jours pour exiger de meilleurs
conditions de travail et de rémunération. Elles protestent contre le salaire au rendement et
l’influence qu’a eue sur les cadences, donc sur les salaires, le passage de quatre à trois
120
Tract CGT Wonder, 04 avril 1973, Le vase déborde, Arch. CGT 1996/11/203.
Paris Normandie, vendredi 06 avril 1973.
122
Lisieux Contact, 2ème année, n°2, mars-avril 1973, Arch. CGT 1996/11/185.
123
Communiqué CGT, Ouest France, samedi 05 et 06 mai 1973.
124
Ouest France, vendredi 13 avril 1973.
125
DDTE, fiche conflit Ateliers de Normandie 06 avril-02 mai 1973, Arch. DRTE 865 W 48267
126
Agence Presse Libération, La condition ouvrière chez Svène à Orbec (14), Dossier n°50 du mercredi 25 juillet
1973.
127
Ouest France, jeudi 21 juin 1973.
121
personnes par équipe de travail; elles se plaignent aussi que leurs salaires, revalorisés en
février 1973 à 35 centimes au dessus du SMIC, aient été rattrapés par celui-ci128. Après une
grève d’avertissement à la fin juin, le service de l’agrafage qui emploie environ 100
personnes, et une cinquantaine de salariés des ateliers de découpage et de caisserie se mettent
en grève illimitée le jeudi 05 juillet. Paris Normandie signale que l’influence du mouvement
fait passer la production de un million à 200 000 boites de fromage129. Un accord n’intervient
qu’à la fin du mois, après plus de deux semaines de conflit. Si les salariés n’obtiennent pas la
suppression du travail au rendement, ils en obtiennent des aménagements : une augmentation
de la partie fixe du salaire par rapport à la partie payée au rendement, l’égalité des salaires
horaires pour les trois membres d’une même équipe, une certaine réduction des cadences,
l’attribution de 10 minutes en fin de poste pour le nettoyage des machines. Il est en outre
prévu qu’il y ait une personne volante pour trois groupes au travail, ce qui est un compromis
par rapport aux positions en milieu de conflit, puisque la direction n’accordait alors que trois
« volants » pour dix-huit groupes, soit un pour six et que les grévistes en voulaient neuf, soit
un pour deux. Le lundi 23 juillet, le travail reprend normalement.
C’est une grève relativement courte mais totale (les 339 salariés n’étant pas au travail)
qui touche l’entreprise Doat d’Orbec du mardi 04 au mardi 11 septembre. Le personnel de
fabrication débraye pour soutenir le mot d’ordre cédétiste d’augmentation uniforme de 1 F
pour tous. Au bout de six jours de grève la direction cède à une partie des revendications des
salariés et accepte : une nouvelle grille de classification correspondant à une augmentation
moyenne de 7% ; l’attribution d’une prime, pour le personnel non lié à la fabrication,
équivalente à 80% de la prime moyenne obtenue par le personnel productif ; l’amélioration de
la ventilation des ateliers et du nettoyage des postes. Elle accepte enfin de soumettre aux
responsables syndicaux un protocole sur les augmentations de 1974.
Les syndicats d’UNILABO demandent à être associés à la définition de
la politique salariale de l’entreprise
Preuve de la combativité nouvelle de cette période, certains conflits montrent parfois
en filigrane une certaine volonté de contrôle ouvrier sur l’entreprise. On verra plus loin les
oppositions entre les syndicats CGT et CFDT de la Saviem sur la nature – pourcentage ou
uniforme – des augmentations à demander à la direction. A UNILABO, le débat est réglé, le
déclenchement du conflit est dû au refus de la direction de suivre le choix des salariés en
faveur des augmentations uniformes. Cette exigence de participer à l’élaboration de la
politique salariale de l’entreprise n’est pas une tradition du mouvement ouvrier130, mais dans
les années soixante-dix, la popularité des idées autogestionnaires, le sentiment de force
collective du mouvement ouvrier vont amener une certaine exigence des ouvriers à participer
aux décisions qui les concernent.
Dans son bulletin régional, la CFDT tire les conclusions de ce conflit, expliquant
d’abord qu’il a été possible car il y avait, depuis plus de deux ans, identité de vue entre les
sections syndicales CGT et CFDT de l’entreprise pour réclamer des augmentations
uniformes131. Elle signale aussi un certain mécontentement des salariés (ces fameux motifs
inexprimés) concernant l’augmentation des rendements et l’arbitraire patronal, dénonçant une
128
Ouest France, lundi 09 juillet 1973.
Paris Normandie, jeudi 19 juillet 1973.
130
A ce sujet voir Gérard Adam, Jean-Daniel Reynaud, Conflits du travail et changement social, Paris, 1978, pp
88-91.
131
Bulletin régional CFDT , n°2, mars1974, Ach. CFTD 1996/09/44
129
promotion préférentielle des plus proches de la direction : « pour les classifications, la côte
d’amour compte encore trop souvent »132.
Au mois de novembre 1973, les organisations syndicales décident de demander une
augmentation mixte : 5,6% et une somme fixe de 100 F pour tous. Mais la direction, peu
disposée à partager le contrôle de la politique salariale, n’exclut pas de favoriser les bas
salaires mais ne veut pas le faire « aux dépens de la hiérarchie […] risquant ainsi une fuite
[des] éléments les plus dynamiques vers d’autres entreprises »133. Cependant, craignant le
déclenchement d’une grève, elle propose une augmentation de salaire, assez conséquente :
6,2% au 01er janvier. Les syndicats refusent, estimant que cela ne fait pas le compte pour les
bas salaires, et appellent à une grève de 24 heures le vendredi 07 décembre. Elle est suivie par
environ la moitié des salariés, soit 120 à 150 personnes, selon que l’on se réfère aux sources
patronale ou syndicale.
Le lundi 11 décembre, une assemblée générale, tenue lors d’un débrayage d’une heure,
décide d’une forme d’action radicale : la grève illimitée134. Elle dure neuf jours et amène la
direction à faire des propositions plus proches de celles des syndicats135. L’accord qui
mentionne que « la grève qui vient de se terminer ne doit laisser ni vainqueurs, ni vaincus »
attribue à chaque salarié une prime de vie chère de 300F, augmentée de 50F par enfant. Il est
de plus prévu des négociations rapides pour mettre en œuvre, le rattrapage des bas salaires.
L’accord qui en résulte à la fin février est un modèle du genre, bien loin des augmentations en
pourcentage, l’entreprise améliore les salaires de façon inversement proportionnelle à leur
niveau. Les salariés les moins payés de l’entreprise se voient augmentés de 94 F, faisant
passer le salaire minimum à 1400 F, à l’autre bout de l’échelle hiérarchique, ceux qui touchent
plus de 3 085F n’ont pas un centime d’augmentation136.
Mouvement national des cimenteries
Nous parlions de combats parfois âpres, la grève des cimenteries fait partie de ceux là.
D’après les services de la direction départementale du travail, ce conflit a entraîné la perte de
5 035 journées individuelles de travail. Il s’agit donc du plus important conflit de l’année
1973, après celui de la SMN, alors que les effectifs de l’entreprise, avec 265 salariés, sont
relativement modestes137. Inutile de dire qu’il s’agit donc d’un conflit long, total ; ce qui est
assez rare dans le cadre d’un mouvement national inter-entreprises.
Les ciments français sont une des grandes entreprises de ciment en France, ils
possèdent deux sites dans le Calvados, celui de Colombelles qui emploie environ 140
personnes et celui de Ranville, qui en emploie un peu moins, 125. Cependant, ce dernier site
est destiné à être agrandi, aussi se pose-t-il dans le département, en plus des questions
salariales, celle de la pérennité de l’usine de Colombelles. Selon la section syndicale Force
Ouvrière, elle est condamnée à court terme, que se passera-t-il alors, pour ses ouvriers ? Dans
le département, l’important conflit de novembre est précédé de multiples grèves
d’avertissement. En avril, la CGT avait, pour appuyer la revendication de l’augmentation des
primes, organisé une grève de 48 heures, les 18 et 19 avril138. Les salariés cessent à nouveau
le travail le week-end du 18 au 21 mai139. Le mercredi 19 septembre, les manœuvres
132
Ibid.
Paris Normandie, mardi 11 décembre 1973.
134
Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 décembre 1973.
135
Ouest France, samedi 22 et dimanche 23 décembre 1973.
136
Bulletin régional CFDT , n°2, mars1974, Arch. CFTD 1996/09/44
137
DDTE Etat STCF1, décembre 1973, Arch. DRTE 1 009 W 206.
138
Ouest France, vendredi 20 avril 1973.
139
Paris Normandie, samedi 19 et dimanche 21 mai 1973.
133
débrayent pour alerter l’inspection du travail contre la dégradation de leurs conditions de
travail.
Le 10 octobre, l’intersyndicale CGT-FO lance un mot d’ordre de grève au niveau
national pour l’augmentation générale des salaires, la retraite à 60 ans et la grille unique des
salaires. A ces revendications nationales s’ajoute, en Basse-Normandie, la demande de
garantie de l’emploi pour les ouvriers des sites menacés de Colombelles et de Montebourg
dans la Manche. Les syndicats préviennent que c’est le dernier avertissement avant le
déclenchement d’une grève illimitée.
Le lundi 19 novembre, c’est donc une grève que l’on perçoit d’emblée comme pouvant
se prolonger longtemps qui se déclenche140. Le personnel occupe les usines et assure lui
même la sécurité des installations. A la fin de la semaine, la rencontre syndicats-direction
nationale n’aboutit à rien, les 2% proposés étant jugés très insuffisants141.
Dès lors, la grève se prolonge sans qu’il y ait d’évolution réelle à l’intérieur de
l’entreprise. A mesure que ce conflit s’éternise, le manque de ciment provoque la mise au
chômage technique d’une partie de l’industrie du bâtiment. A terme, au delà d’un certain
temps cette situation peut se révéler désastreuse pour cette filière et notamment pour les plus
petites des entreprises. La chambre syndicale des entrepreneurs s’en inquiète très tôt ; dans un
communiqué publié le 27 novembre, elle évoque un risque de chômage technique pour 15 000
ouvriers142. C’est sur ce front qu’interviennent, ce jour, les maires des communes de gauche
de l’agglomération caennaise, Blainville, Mondeville, Ranville, Colombelles, Hérouville-StClair, qui demandent au préfet « de bien vouloir faire part au gouvernement de leur démarche
du 27 novembre, afin que celui-ci intervienne auprès des directions des Cimenteries, pour que
des négociations aient lieu sans délai »143. Début décembre, quelques entreprises, fragiles,
mettent la clef sous la porte. L’UD CGT en rejette la responsabilité sur le patronat et demande
à ce que les travailleurs du bâtiment soient entièrement indemnisés.
La solidarité joue à plein, les dockers CGT du port de Caen refusent de décharger les
bateaux qui contiendraient des sacs de ciment et appellent les autres dockers à se joindre à
leur « acte de solidarité de classe »144. Le 12 décembre, après trois semaines,
l’approvisionnement en ciment est très insuffisant, « Seuls 20 à 30% des besoins sont
assurés », et le prix du ciment d’Allemagne, de Belgique ou d’Angleterre, est entre le double
et le quadruple du prix normal.
Le patronat refuse toujours de négocier. La direction essaie même de diviser les
grévistes, en contournant les organisations syndicales. Elle écrit directement aux salariés le 12
décembre. En réaction à cette pression, la CGT organise une assemblée générale des femmes
de grévistes ; la trentaine de femmes présente, après avoir écouté les représentants de l’Union
Départementale, écrit à la direction : « Nous, femmes de travailleurs en lutte, pensons qu’au
lieu d’essayer de nous influencer par des fausses communications et des propositions
irrecevables, il serait temps de discuter vraiment des revendications en cours et nous vous
déclarons que, quoi que vous disiez, nous continuerons à soutenir nos maris dans la lutte »145.
Le soutien n’aura pas à être long ; la lutte cesse le lundi 17 décembre, après la conclusion
d’un accord national qui prévoit une augmentation de 10% sur trois ans, la retraite à 63 ans et
une prime de 400 F en décembre. A terme, c’est la garantie d’un salaire de 1 400 F pour
42h146.
140
Paris Normandie, mercredi 21 novembre 1973.
Paris Normandie, samedi 24 et dimanche 25 novembre 1973.
142
Paris Normandie, mardi 24 novembre 1973.
143
Ouest France, mercredi 28 novembre 1973.
144
Ouest France, mardi 04 décembre 1973.
145
Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 décembre 1973.
146
DDTE, fiche conflit Ciments Français 20 novembre – 17 décembre 1973, Arch. DDTE 865 W 48 267
141
B. Les syndicats enfin victorieux dans les grandes forteresse
ouvrières.
6. La direction de la Saviem est débordée
En 1973, la Saviem connaît un long mouvement qui s’achève victorieusement pour les
salariés. Dans un tract distribué par la CGT au début du conflit, ce syndicat explique que son
déclenchement est dû à l’absence de réponses positives de la direction lors des négociations
sur les classifications147. Depuis octobre 1972, malgré neuf réunions, aucune avancée n’a été
réalisée.
Plusieurs conflits sectoriels avaient montré la détermination et les frustrations des
travailleurs. Par exemple, ceux de la section 860 (ponçage, cabines et fourgons) avaient, après
plusieurs délégations infructueuses, effectué un débrayage d’une heure pour obtenir des
primes de ponçage et de douche148.
a. Le déclenchement
Toujours d’après la CGT, c’est « d’un débordement des syndicats par la base »149 que
le mouvement part le 30 mars. En gamme haute plusieurs dizaines de travailleurs décident de
débrayer pour obtenir cinquante centimes d’augmentation horaire, un quart d’heure de pause
repas et un remplaçant pour dix OS sur les chaînes. Rapidement, le conflit déborde le cadre
des OS de la gamme haute et tend à se généraliser à l’ensemble de l’entreprise. Le lundi 02
avril, il concerne certains travailleurs de la gamme basse, 30 travailleurs du ferrage et 80
travailleurs du pont150. Le mouvement s’organise selon des formes différentes en fonction des
services : grève illimitée pour la chaîne de montage de la gamme haute, et du ferrage ;
débrayages tournants au pont. L’unité se met en marche, CGT et CFDT, appellent toutes deux
au renforcement de l’action.
Le mardi 03 avril, la direction essaie de reprendre en main la situation en avisant
secteur par secteur pour diviser le collectif ouvrier. Elle accorde 27 centimes d’augmentation
à 16 des 31 grévistes de l’atelier du montage où avait commencé la grève ; les autres
continuent d’effectuer des débrayages répétés. Au ferrage gamme basse, l’autre atelier en
grève illimitée, elle tente de faire remplacer les grévistes, qui décident en réaction d’occuper
l’atelier151. Peu à peu, de nouveaux secteurs se joignent au mouvement, le mardi 03 un millier
de travailleurs défilent vers les bureaux à 16h30. La direction confirme à la délégation reçue
qu’il n’y aura pas de négociation générale pour l’ensemble de l’usine, mais qu’elles auront
lieu service par service. Elle tente à nouveau de diviser les grévistes en annonçant qu’elle va
procéder à plus d’un millier d’augmentations individuelles.
Le 05 avril, les syndicats estiment que 2 500 à 3 000 travailleurs sont dans l’action. La
direction déclare que la participation au mouvement ne concerne que 300 personnes. Ce qui
ne l’empêche pas de mettre au chômage technique 130 ouvriers de la peinture et du garnissage
147
Tract CGT Saviem, 05 avril 1973, « l’action doit s’étendre. », arch. CGT 1996/11/174
Agence presse Libération, n°59
149
« avril-mai 73 à la Saviem », Le Métallo bulletin du syndicat CGT Blainville, n°1 janvier 1974, arch. CGT
1996/11/174. Ce fait n’est jamais signalé par la CFDT. Aujourd’hui, ni Guy Robert, ni Norbert Aussant ne se
souviennent d’un tel déclenchement.
150
Paris Normandie, mardi 03 avril 1973, Agence presse Libération, n°62.
151
Agence presse Libération, n°62.
148
« du fait qu’une trentaine d’ouvriers [ont] arrêté complètement la production des cabines de
camion » 152. Pour les syndicats, il ne s’agit pas d’un impératif de production lié à la grève
mais d’une tactique d’intimidation, d’un lock-out pour faire pression sur les grévistes et
diviser les travailleurs. Ils expliquent ainsi dans un communiqué de presse que
« l’impossibilité technique de fournir du travail est un pur mensonge de la direction : il
manque actuellement du personnel dans plusieurs ateliers, des heures supplémentaires
s’effectuent et du personnel intérimaire est toujours employé »153.
Mais cette fois, le mouvement est trop général, l’union syndicale trop solide pour que
cette manœuvre vienne tuer le mouvement dans l’œuf. Le lundi 09 avril, 3 000 salariés se
rassemblent pour écouter les délégués lors des deux meetings organisés par les syndicats. Un
responsable CFDT, M. Adélaïde rappelle ainsi que si « les revendication des travailleurs sont
de plusieurs sortes […] la revendication principale commune à tous les travailleurs est 0,50
F de l’heure d’augmentation. C’est une revendication raisonnable, c’est la moitié de la
différence qui existe entre les salaires de Paris et de la Province »154. Cette revendication est
popularisée par des milliers d’affiches et d’autocollants et répond parfaitement à la
mobilisation des OS155.
La force du mouvement est due au fait que pour la première fois à la Saviem depuis
longtemps, CGT et CFDT s’accordent sur la tactique de lutte : généraliser les grèves
tournantes à tous les secteurs afin de faire participer tous les salariés selon leur degré de
mobilisation et avoir aux moindres frais pour les salariés la désorganisation la plus complète
possible de la production. En face, la direction est dépassée par ce conflit, le plus important
depuis 1968 qu’elle ait eu à gérer. Elle n’arrive pas à adopter une position cohérente et hésite
entre la fermeté traditionnelle et la négociation. De plus, les formes prises par le conflit la
surprennent. Pour Norbert Aussant, cet effet de surprise de la direction a beaucoup joué : « En
1973, les circonstances ont fait qu’on a eu beaucoup de chance : une direction qui n’a pas su
gérer, qui laisse démarrer un conflit et qui au bout de huit jours découvre qu’elle ne sait plus
qui est gréviste. Et au bout de huit jours, quand elle a voulu faire son enquête pour savoir qui
était gréviste, tout le monde disait « non, je suis pas gréviste mais comme j’ai plus de matériel
pour travailler, je peux plus travailler »156. Dans ces conditions, le conflit coûte peu aux
grévistes alors que la production s’effondre. Au bout d’une semaine et demie de conflit, elle
n’a été en gamme haute que de 119 camions sur 252 normalement, de 68 cabines contre 150,
de 37 fourgons contre 154 et de 42 boites de vitesse contre 112157. Les carnets de l’entreprise
sont pleins, elle ne peut donc pas se permettre de perdre trop de production. La direction a
beau annoncer, le mercredi 11 avril, lors d’une réunion extraordinaire du comité central
d’entreprise, qu’elle se refuse à négocier avant la reprise du travail158. Le rapport de force
encourage les syndicats à refuser ce préalable. «Le conflit est dû à des décisions unilatérales
de la direction en ce qui concerne classifications et salaires. c’est à elle de favoriser la
discussion »159 déclarent-ils.
152
Paris Normandie, samedi et dimanche 07-08 avril 1973.
Ibid.
154
Ouest France, mardi 10 avril 1973.
155
Elle répond parfaitement à la définition qu’en donne M. Aussant : « A la CFDT, on disait « une
revendication doit toujours être juste, simple et crédible ». Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001.
156
Entretien avec Norbert Aussant, 30 mai 2001.
157
Ouest France, vendredi 13 avril 1973.
158
Paris Normandie, mardi 10 avril 1973.
159
Ouest France, vendredi 13 avril 1973. De la même façon, la CGT appelle « toutes les catégories
professionnelles [à intensifier l’action] afin d’obliger la direction générale à négocier immédiatement sur les
revendications et sans qu’elle pose un PREALABLE » tract CGT Saviem, « Un premier recul de la direction
générale », arch. CGT 1996/11/174. Il est intéressant de noter qu’une fois encore la CGT essaie de mener à bien
l’unification dans l’action des salariés quelle que soit leur position hiérarchique.
153
Le lendemain, jeudi 12 avril, les syndicats choisissent de relancer le conflit d’une
façon originale, plutôt que de réunir l’ensemble des grévistes dans un traditionnel grand
meeting central, ils organisent 33 réunions d’ateliers160. S’ils se privent ainsi d’une
démonstration de force, ils obtiennent, en revanche, en se rapprochant de la base une
meilleure expression de celle-ci, qui permet de faire sortir les mécontentements particuliers et
d’être au plus près des réalités pour envisager les méthodes d’action, atelier par atelier. Pour
la CFDT, qui possède d’avantage de militants formés à la prise de parole, c’est aussi une
manière d’accroître son emprise sur le mouvement161. Le jeudi 12, la direction enregistre 33
débrayages, le lendemain 34. Ce même jour, une grève de solidarité éclate à l’usine de
Limoges.
En fin de semaine, la direction fait un faux-pas supplémentaire, cherchant à faire
pression sur les salariés, elle envoie à tout le personnel une lettre rappelant les avantages déjà
accordés et faisant ce chantage : « Ce qu’il est possible d’envisager aujourd’hui ne le serait
plus si l’entreprise faute de pouvoir vendre ses véhicules se trouvait privée de l’argent
nécessaire pour faire face à ses nouveaux engagements »162. L’argument est retourné contre
l’entreprise. Les syndicats y voient une reconnaissance implicite de la légitimité du conflit :
« M. Vernier-Paillez affirme qu’actuellement il y a des possibilités de satisfaire les
revendications, or ces revendications sont déposées depuis très longtemps et la direction les a
repoussées en janvier et en février 1973 », la morale qu’ils en retirent est simple : « [quand]
les travailleurs sont calmes et [que] les syndicats négocient, la direction annonce que les
caisses sont vides »163 ; face au conflit, ces caisses ne sont plus si vides.
Une troisième semaine de conflit s’ouvre donc sans qu’aucune négociation sérieuse ait
été ouverte. Des premières concessions sont faites des deux cotés, les syndicats envisagent de
découpler discussions sur les classifications nécessitant la réalisation d’études et
revendication des 50 centimes. De son côté, la direction commence à évoluer et ne parle plus
de la reprise comme d’un préalable mais comme une preuve de bonne volonté des grévistes et
annonce des négociations prochaines164. Elle essaie pourtant, dans le même temps, de
remplacer les travailleurs d’une équipe. Le 17 avril, plus aucun camion ne sort en gamme
basse165.
En milieu de semaine, le mercredi 18, alors qu’une communication importante de la
direction au CE est annoncée pour le soir, les délégués MM. Robert et Digne expliquent au
cours de deux meetings, rassemblant plusieurs milliers de travailleurs, qu’il ne faut pas
réduire la pression. Le leader cédétiste insiste particulièrement sur le caractère inédit de cette
mobilisation : « la direction est au pied du mur. Sa production ne sort pratiquement plus.
Jamais à la Saviem, le rapport de force n’a été aussi nettement en faveur des travailleurs »166.
A l’issue du meeting de l’après-midi, la poursuite du mouvement est votée à mains levées, à
l’unanimité, jusqu’à « la négociation immédiate et sans préalable […] sous les mêmes
formes »167. La direction annonce, finalement par un communiqué au CE, la tenue de
négociations avec la direction générale le week-end à Suresnes. Elle justifie sa décision par la
160
Ouest France, vendredi 13 avril 1973.
Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001.
162
Ouest France, lundi 16 avril 1973.
163
Ibid.
164
Ouest France, mercredi 18 avril 1973.
165
Agence presse Libération, n°62.
166
Paris Normandie, jeudi 19 avril 1973.
167
Ouest France, jeudi 19 avril 1973.
161
reprise du travail à l’usine d’Annonay168 et une baisse de la combativité à celle de Limoges. Il
s’agit en fait d’un abandon déguisé du préalable de la reprise du travail.
b. Les négociations
Les négociations ont lieu au siège à Suresnes les 20, 21 et 22 avril. La CFDT
Compose ses délégations de la manière originale que M. Aussant raconte : « on avait décidé
de mettre le maximum de militants dans le coup : sur trois négociateurs, il y en avait tous les
jours deux nouveaux. Ce qui au niveau des négociations étaient un moyen relativement facile
de remettre en cause le mercredi ce que la délégation du mardi avait accepté… C’était de la
surenchère à la limite, mais comme on était maître du jeu, on a pu imposer cette méthode là.
Moi, je les ai toutes faites parce qu’on avait quand même pensé qu’il fallait qu’il y ait un
suivi »169.
Quand s’achèvent les négociations, la direction est encore en deçà des attentes de son
personnel. Elle a certes proposé une augmentation horaire de 50 centimes mais, comme
l’explique la CFDT, « en incluant des augmentations obtenues avant le grève et au titre du
maintien du pouvoir d’achat et non du rattrapage province-Paris170 », de plus, il n’y a pas eu
d’avancées sur les classifications, pas de calendrier de rattrapage. Sur l’indemnisation de la
grève, si la direction accepte de payer les heures de réduction volontaire des rendements, elle
se refuse en revanche à payer le lock-out et les heures de grève totale. Selon la CFTD, les
formes n’ont pas été respectées non plus ; la délégation de la direction se résumait simplement
au chef du personnel et celui-ci a décidé unilatéralement de « [rompre les négociations alors]
qu’un certain nombre de question n’avaient même pas été abordées »171.
Le mardi 24, à la rentrée du week-end pascal, les ouvriers appelés à se prononcer sur
les propositions patronales suivent les consignes syndicales172 et les rejettent par 2434 voix
contre 1234. Le mouvement continue, une partie importante des grévistes sont plus
déterminés que jamais. Ouest France pour l’illustrer rapporte les témoignages de plusieurs
OS : « On a demandé 50 centimes. Il nous les faut. 49 centimes, ce serait se fiche de nous. On
se battra jusqu’au bout »173.
La direction durcit aussi sa réaction, elle annonce lors d’une réunion exceptionnelle du
comité d’entreprise, le mercredi 25 avril, que les horaires de la fin de semaine seraient réduits
à 5 heures par jour ; les salariés lock-outés entre le 06 et le 23, sont mis à nouveau en
chômage technique174. La logique d’affrontement semble donc prévaloir à nouveau à la
Saviem, mais des deux cotés on commence à être las d’une situation qui n’a que trop duré, le
conflit évolue rapidement. Le jeudi, les débrayages se multiplient notamment en gamme haute
contre les réductions horaires.
Le vendredi 27, la direction fait une nouvelle offre, elle propose une nouvelle
augmentation de 10 centimes en décembre. Pour les syndicats « c’est un progrès »175. Ils
décident donc de consulter la base, le mercredi 02/05 au cours de deux meetings où ils
168
D’après la CFDT, il n’y avait en fait eu qu’une grève de solidarité de deux heures à Annonay. Agence presse
Libération, n°63.
169
Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001.
170
Paris Normandie, mardi 24 avril 1973.
171
Ibid., communiqué de la CFDT.
172
Selon l’Agence presse Libération, n°63 la CGT se montre plus réservée que la CFDT M. Digne se contentant
de déclarer que la CGT se pliera au vote des travailleurs ; tandis que la CFDT par M. Aussant appelait à
« continuer une grève dure avec le soutien financier des lock-outés et des grévistes gamme basse. » . Il faut
cependant rappeler que ce journal proche de l’extrême gauche était assez hostile à la CGT et au PCF.
173
Ouest France, mercredi 25 avril 1973.
174
Brochure CFDT Saviem, octobre 1973, Sans titre, Arch. 1996/09/137.
175
Paris Normandie, samedi et dimanche 28 et 29 avril 1973.
appellent à voter en faveur de la reprise. La CFDT explique qu’il faut éviter le risque de lockout total de l’entreprise176. 3546 personnes participent à la consultation, 2621 suivent les
consignes syndicales, il y a 20 bulletins nuls et il convient de le signaler 905 grévistes refusent
la transaction sur les 40 centimes et voudraient poursuivre l’action, qui dure pourtant déjà
depuis quatre semaines177.
c. Le paiement du lock-out : divisions syndicales
La reprise du travail ne règle pas tous les problèmes. Le mouvement a coûté
sensiblement plus cher à un certain nombre de travailleurs, aux 130 lock-outés qui veulent
donc être dédommagés. Ils y sont d’autant plus incités que la direction payant les travailleurs
qui ont volontairement baissé leur production, « la logique voudrait comme le souligne la
CFDT qu’elle paie les 130 lock-outés qui, involontairement ont été privés de leur travail »178.
Pour la direction, cependant, indemniser les journées chômées ce serait créer un précédent et
ainsi se priver d’une arme particulièrement utile pour contenir la combativité au sein de
l’entreprise.
Mais l’unité syndicale la plus solide que l’on ait connu à la Saviem va se briser sur le
soutien aux lock-outés. L’action semble, d’abord, se poursuivre dans l’unité. Au meeting du
02 mai, la CGT propose de continuer à faire de courts débrayages tournants, tandis que la
CFDT annonce qu’ « elle est prête à tout mettre en œuvre pour contraindre la direction à
payer [le lock-out] »179. Le vendredi 04, des débrayages relativement importants ont lieu dans
le cadre de la journée nationale d’action de la métallurgie CGT-CFDT180. Surtout, les ex lockoutés des chaînes de peinture et de garnissage refusent les propositions de la direction de
récupération sur 19 samedis et multiplient les débrayages d’un quart d’heure. Le lundi 07 mai,
seule la moitié des cabines sortent normalement des chaînes181. Face à cette reprise de
l’agitation, la réaction de la direction de la Saviem est plus énergique, elle annonce le passage
de 800 ouvriers de la gamme basse de neuf à sept heures de travail hebdomadaire.
Le personnel n’oppose pas de front uni. Des militants de la Ligue Communiste à la
chaîne peinture et des « inorganisés » au garnissage, ne jugeant sans doute pas les syndicats
assez actifs dans la défense de leurs intérêts particuliers, constituent un comité de grève182
« hors syndicats » afin de « coordonner et de populariser la lutte » et élisent des
représentants. La CFDT accepter de soutenir cette auto-organisation des travailleurs ; la CGT,
hostile à ce genre d’initiative qui souvent accroît le poids des militants d’extrême gauche au
sein d’une entreprise, s’élève contre cette « tentative de division des travailleurs menée par
des éléments gauchistes extérieurs à l’entreprise [qui] sous-estiment les organisations
syndicales dans leur rôle »183.
Le 10, les chaînes peinture et garnissage refusent l’augmentation de 20 centimes qui
leur est proposée. La direction rétablit alors les horaires normaux pour toute la gamme basse à
l’exception des chaînes encore en grève tournante et fait circuler des rumeurs de
licenciements ; rumeurs que la CGT répercute en annonçant dans un tract l’éventualité d’un
176
Agence presse Libération, n°64.
Paris Normandie et Ouest France, jeudi 03 mai 1973. Norbert Aussant l’explique pas le faible coût financier
de ce mouvement qui encourage à une certaine intransigeance.
178
Paris Normandie, mardi 08 mai 1973.
179
Ouest France, jeudi 03 mai 1973.
180
Paris Normandie, vendredi 05 mai 1973.
181
Agence presse Libération, n°65.
182
La méfiance des travailleurs de l’atelier peinture est selon la CFDT liée au comportement de la CGT lors de la
grève de la peinture en 1969. Brochure CFDT, octobre 1973, sans titre, Arch. CFDT 1996/09/137.
183
Ouest France jeudi 10 mai 1973.
177
plan de 81 licenciements184. Inquiets, divisés, les grévistes acceptent alors la proposition qui
leur avait été faite contre une mise par écrit. Le 11 mai, le garnissage se prononce pour la
reprise par 62 voix contre 28 ; puis l’atelier peinture, qui avait voté contre par 28 voix contre
neuf, se rallie à sa position.
d. Les leçons tirées de ce mouvement
Les syndicats se sont donc montrés capables pour la première fois depuis 1968, non
seulement de généraliser un conflit à l’ensemble de l’usine mais aussi de faire céder la
direction. Pour la première fois, l’unité syndicale a tenu dans la durée, le temps du
mouvement. La CFDT juge ainsi que « l’unité d’action entre la CFDT et la CGT pendant le
conflit a bien marché. C’est la première fois que cela se passe aussi bien »185. La CGT, elle,
estime que ce succès est dû à l’application pour la première fois de sa tactique de luttes de
masse : « il faut dire honnêtement que nous n’ avons été suivis dans ce mot d’ordre que très
récemment. Nous rencontrions plus souvent des grèves illimitées (grèves bouchons) à quatre
ou cinq ouvriers, au lieu de grèves de courte durée, de masse, répétées dans le temps »186.
Aussi et peut être surtout, le contexte a joué en faveur de syndicats. La direction n’a pas su
trouver de ligne de conduite définie face à un mouvement qu’elle n’a pas su maîtriser ; la
situation économique de l’entreprise a fait que la direction ne pouvait se permettre de perdre
trop de production et qu’elle a finalement pu, de mauvaise grâce, satisfaire les revendications.
Le débat le plus âpre entre les deux organisations a été la question des revendications ;
ce qui n’est d’ailleurs pas spécifique à la Saviem mais n’est que l’expression locale de celui
qui a lieu entre les deux confédérations. Un désaccord profond existe sur la nature des
augmentations souhaitées : la CFDT se prononce en faveur d’augmentations uniformes ; la
CGT, dans sa conception unifiante de la classe ouvrière, défend les augmentations en
pourcentage. Après le mouvement de mars-avril, la CFDT décide de faire naître un débat afin
de pouvoir envisager de façon unitaire les négociations salariales de décembre 1973.
Le défi de M. Gombert relevé
a. La provocation
Dans ce climat revendicatif nouveau, la vieille forteresse ouvrière de la SMN ne
pouvait pas rester inerte très longtemps. L’agitation sociale commence tôt, dès les mois d’été :
les pontonniers des fours Pits débrayent les 23 juillet et 13 août ; les travailleurs des batteries
des fours à coke le 29 août187. Le 16 août, une partie du personnel cesse le travail en solidarité
avec les ouvriers de LIP. Cet arrêt est assez représentatif du climat social qui règne à
l’intérieur de l’entreprise. Un conflit de ce type est en effet assez exceptionnel puisqu’il n’est
porteur d’aucune revendication propre aux grévistes, la direction aurait donc pu se contenter
de dégrever la part de salaire correspondant au temps de travail perdu, mais elle entend
pénaliser au maximum tout arrêt de travail, aussi décide-t-elle, non seulement d’appliquer le
fameux abattement de 5% sur la prime de productivité, mais aussi de se passer d’eux pour le
reste de la journée. Elle fait certes vite machine arrière devant la détermination des salariés et
184
Brochure CFTD Saviem, mai 1973, Avril 1973 : bilan de six semaines d’action, Arch. CFDT 1996/09/258.
Brochure CFTD Saviem, Avril 1973 : bilan de six semaines d’action, mai 1973.
186
« avril-mai 73 à la Saviem », Le Métallo bulletin du syndicat CGT Blainville, n°1 janvier 1974, arch. CGT
1996/11/174.
187
Tract CGT SMN, 29 août 1973, Pour l’amélioration de leurs conditions de travail… les travailleurs des
batteries FAC sont passés à l’action, Arch. CGT 1996/11/179.
185
de leurs syndicats qui décident de « rester sur le tas », et ne retient finalement que le temps
de grève effectif188 mais cela est révélateur du climat social.
Malgré les différents avertissements de la période estivale, le directeur M Gombert
refuse de négocier sérieusement avec les syndicats sur leurs revendications. Ce refus d’ouvrir
des discussions est, comme souvent à la SMN, le facteur déclenchant du conflit qui
commence dans la tradition SMN, la tradition cégétiste, par un arrêt général de 24 heures, le
vendredi 07 septembre. Il est très largement suivi : 80% du personnel le matin, 100% l’aprèsmidi189, mieux le personnel mensuel participe activement au mouvement. Un succès donc,
mais qu’il convient de nuancer puisque il n’y eut que 500 auditeurs au meeting syndical du
matin, où il fut fait lecture d’une lettre envoyée au directeur pour lui rappeler les
revendications, et que le défilé dans les rues de Mondeville dût être annulé faute de
participants. Sur les quelques 6000 salariés, un grand nombre préféra rester à la maison, en
week-end prolongé en quelque sorte.
Les revendications portent, outre la reprise des mots d’ordre nationaux dont l’heure
d’information syndicale payée, chère à la CFDT, principalement sur les salaires, une
augmentation de 11% avec un minimum de 150 F pour les plus défavorisés, et sur la
suppression de l’abattement anti-grève. Les syndicats n’entendent pas s’arrêter à cette
démonstration de force et insistent le soir dans un communiqué : « la lutte doit continuer. Dès
demain, nous proposerons des débrayages pour aller porter les revendications aux services et
lundi matin CFDT et CGT iront renouveler leur demande de réunion à la direction. Si la
direction refuse dès […] le mardi matin, une rencontre sera organisée en commun pour une
étude des actions à entreprendre afin d’obtenir l’ouverture des négociations sur la base de la
plate-forme revendicative »190.
Cette journée est donc un avertissement à la direction, une nouvelle demande, cette
fois très insistante, d’ouverture de négociations. Mais, comme on l’a vu lors des conflits
précédents, celle-ci est très jalouse de ses prérogatives et de son autorité. Pour elle, les
syndicats n’ont pas à s’occuper de la politique salariale, qui de plus est pratiquement calquée
sur celle de la sidérurgie de l’Est de la France pour des raisons de concurrence. Aussi, loin de
chercher à aplanir les choses, le PDG M. Gombert va essayer de gagner l’épreuve de force qui
s’engage.
La conférence de presse qu’il anime, le lundi 10 septembre, avec les deux autres
principaux responsables de l’entreprise, son adjoint M. Guérin et le chef du personnel M.
Legrand, est, à bien des titres, une provocation envers les syndicats. Le ton en est brutal. Tous
les arguments sont utilisés. Du manque de responsabilité des grévistes par rapport à la sécurité
des installations : « un nouveau Noguères ne se produira pas à la SMN »191 ; au risque de
chômage technique que font courir pour leurs camarades les services en grève. Ils prétendent
ne pas comprendre cette interruption des « quatre années, ou presque, de calme social » alors
que selon eux, les salaires ont augmenté de manière satisfaisante et sont supérieurs à la
moyenne des entreprises de la sidérurgie. Pour le directeur, les raisons véritables de cette
grève ne résident pas dans le mécontentement d’une partie du personnel mais viennent
188
Tract CGT SMN, 17 août 1973, Arch CGT 1996/11/179.
Paris Normandie, samedi 08 et dimanche 09 septembre 1973.
190
Ouest France, samedi 08 et dimanche 09 septembre 1973.
191
Paris Normandie, mardi 11 septembre 1973. Pour les syndicats, le problème est dû au fait que la direction n’a
pas respecté l’accord qu’ils avaient passé pour le maintien des installations et a distribué deux fois plus de cartes
de sécurité que nécessaire.
189
d’ «une poussée partisane, qui […] s’est manifestée dès le lendemain des élections
législatives ». Il s’en prend plus particulièrement à la CGT qu’il accuse de se livrer à une
surenchère par rapport à sa rivale : « au printemps dernier, la CFDT a mené une grève
importante à la SAVIEM, dont on a beaucoup parlé. Depuis, la CGT n’a de cesse de frapper
un grand coup »192. Selon lui, les quatre assemblées générales organisées pour consulter le
personnel à la demande de la CFDT n’ont réuni, en plus des délégués, que 99 salariés193. De
plus, selon lui, le succès relatif de cette journée n’est dû qu’à l’intimidation physique opposée
aux salariés qui voulaient venir travailler, organisée par « des gens dont la vocation, les jours
de grève, est de servir de troupes de choc ». Le directeur, après avoir annoncé qu’il portait
plainte pour atteinte à la liberté du travail, explique qu’il « défie publiquement ces syndicats
de mener une grève de 24 heures, suivie par au moins 20% du personnel, en laissant toutes
les entrées de l’usine libres ».
Le lendemain, nouvelle démonstration d’intransigeance, M Gombert expédie la
réunion extraordinaire du comité d’entreprise demandée par les syndicalistes en quelques
minutes, leur laissant juste le temps de lire une déclaration de principe et de protester contre
l’arrêt de certaines installations194. Le conflit qui s’ouvre se présente alors comme un
affrontement frontal entre les syndicats et la direction, dont la première manche est une
manche médiatique. Le directeur a cherché à discréditer ses salariés en les faisant passer pour
des privilégiés ; pour y répondre et s’assurer le soutien de la population, les syndicats
distribuent un tract explicatif de leur lutte à plusieurs dizaine de milliers d’exemplaires195.
Quelques heures après la réunion du comité d’entreprise M Avrillon de la CGT déclare
aux 1500 travailleurs qui se sont réunis devant les grands bureaux « face à la provocation et
au chantage, les travailleurs veulent la lutte »196. Un délégué cédétiste M. Masseron signifie
au directeur que son syndicat n’entrera pas dans le piége de la division qu’il lui tendait :
« L’union d’action se porte bien […] la CGT et la CFDT ont une identité de vue sur les
actions en cours »197. Les actions particulières et d’ensemble s’enchaînent alors. Le jeudi 13
septembre, le meeting syndical réunit plus de 2000 travailleurs et se conclut par un défilé dans
les rues de Mondeville. Plus d’un travailleur sur trois participe donc activement à la grève.
Pour les syndicats le défi de la direction a été relevé. Cette même après-midi, les délégués
syndicaux interviennent auprès de la préfecture où ils sont reçus par le chef de cabinet du
préfet M Pietri, qui leur promet d’intervenir auprès de l’inspection du travail pour qu’elle
offre sa médiation198. Une semaine plus tard, le mercredi 19 septembre, un meeting à la
cantine débouche à nouveau sur une manifestation ; ces 1500 participants demandent au maire
de Mondeville d’intercéder en leur faveur auprès du directeur199. Une délégation des maires
de Blainville, Colombelles, Démouville, Giberville et Hérouville-St-Clair, le 28 septembre,
est infructueuse, ils n’obtiennent qu’un rappel des oppositions de principe à toute nouvelle
augmentation200.
b. La question du préalable de la reprise du travail
192
Ouest France, mardi 11 septembre 1973.
Révélateur de la politique d’encadrement de la direction SMN, M. Gombert déclare les avoir compté luimême de sa fenêtre...
194
Ouest France, mercredi 12 septembre 1973.
195
Tract CGT-CFDT horaires et mensuels SMN, 21 septembre 1973, Les travailleurs de la SMN sont en lutte.
Pourquoi ?, arch. CGT 1996/11/179
196
Ouest France, mercredi 12 septembre 1973.
197
Ibid.
198
Ouest France, vendredi 14 septembre 1973.
199
Ouest France, jeudi 20 septembre 1973.
200
Paris Normandie, samedi 29 et dimanche 30 septembre 1973.
193
Le vendredi 21 septembre, l’entreprise est pratiquement bloquée par les piquets de
grève qui font respecter la consigne de grève générale de 24 heures ; il n’y a, selon les
syndicats, toutes catégories de personnel confondues, que 10% du personnel présent à son
poste201. Cette journée marque un nouvel essor de la lutte. Les débrayages par secteur se
multiplient, il ne se passe plus une journée sans que l’entreprise n’en connaisse au moins un.
Ainsi, entre le jeudi 27 et le vendredi 28 on a : pour l’équipe du soir, les travailleurs du
plancher des aciéries et de la fosse Thomas ; la nuit, l’ensemble de l’aciérie ; le lendemain au
poste du matin, la fosse Thomas, les pontonniers, les cockeurs du parc à ferraille202… Partout,
les arrêts de travail gagnent en fréquence et en intensité. Le mercredi 03 octobre, les hauts
fourneaux débrayent 24 heures, le jeudi c’est le train de 450203.
Devant cette montée en puissance de la contestation, la direction fait alors un premier
pas et répond à l’inspection du travail qu’elle accepte l’ouverture de négociations le lundi 08
avec les syndicats204, mais suite à un imbroglio à l’espagnol, la réunion n’a pas lieu. La
direction revient sur sa décision expliquant que les syndicats n’ont pas joué le jeu et que la
situation sociale n’est pas restée calme pendant le week-end. Bien au contraire, entre vendredi
et samedi soir, une grève de 24 heures a immobilisé les aciéries et les principaux laminoirs
finisseurs. Pour les syndicats, la situation est le résultat d’une manœuvre de la direction qui a
volontairement soufflé le chaud puis le froid. Ils se justifient en expliquant qu’elle n’a d’abord
pas posé de préalable à la négociation le vendredi ; qu’elle a ensuite appliqué les amendes de
5% aux aciéries sachant pertinemment que cela ferait naître un mouvement ; et que ce n’est
qu’alors que la grève était déclenchée, qu’elle a décrété la condition du calme social dans
l’entreprise. CGT et CFDT témoignent de leur bonne foi indiquant que, si prévenues trop tard
elles n’ont pu faire cesser ces mouvements, elles n’en ont, en revanche, pas déclenché
d’autres le dimanche. Ce contretemps n’entame pas la détermination des syndicats. Le samedi
06 octobre, la CGT déclare par exemple : « Non ! Monsieur Gombert, ce n’est pas vous qui
êtes en position de force… Mais les travailleurs avec la CGT et la CFDT. NOUS NE
VOULONS PAS DE PREALABLE AUX DISCUSSIONS ! »205.
Si des négociations paraissent proches, la question du préalable de l’arrêt des conflits
reste posée. Le mardi 09 octobre, la foule est nombreuse, route de Cabourg pour écouter les
leaders syndicaux, juchés sur les abris de bus. La riposte syndicale s’engage dans l’unité,
même si les discours du délégué cédétiste Pierre Robert laisse percevoir l’envie de son
syndicat de généraliser le conflit et d’organiser des actions longues et continues : « Nous
acceptons la proposition d’une action de 24 heures, malgré les problèmes que cela
représente »206 déclare-t-il. Le lendemain, l’usine est à nouveau totalement paralysée ; seules
les taches de sécurité sont assurées par les quelques travailleurs qui se sont rendus au travail.
Les entrées de l’usine sont gardées par des piquets de grève efficaces et calmes.
La direction, qui n’a toujours pas reçu les délégués syndicaux, reçoit pour la deuxième
fois les journalistes. M Gombert, après avoir répété que satisfaire l’ensemble des
revendications du personnel mettrait en danger financier l’entreprise déclare : « Il ne s’agit
pas de tuer la poule aux œufs d’or. L’état de prospérité est un état précaire »207, et qu’il ne
reste plus que deux alternatives, la mise en sommeil des installations ou la prise de contact
avec le personnel. Façon d’indiquer que, s’il acceptait à contre-cœur de lever le préalable de
201
Ouest France, samedi 22 et dimanche 23 septembre 1973.
Tract CGT-CFDT, vendredi 28 septembre 1973, Les travailleurs des aciéries sont passés à l’action, Arch.
CGT 1996/11/161
203
Paris Normandie, vendredi 05 octobre 1973.
204
Paris Normandie, mardi 09 octobre 1973.
205
Tract CGT SMN, 06 octobre 1973, Monsieur Gombert, il faut discuter !, Arch. CGT 1996/11/179. Voir page
suivante.
206
Ouest France, mercredi 10 octobre 1973.
207
Paris Normandie, jeudi 11 octobre 1973.
202
l’arrêt du mouvement, il n’excluait pas, en cas d’enlisement des négociations et si l’agitation
continuait, de procéder à un lock-out général du personnel. Pour les syndicats, il s’agit « d’un
premier succès »208, le conflit change de nature, on entre enfin dans la phase des négociations,
du bargaining.
208
Tract CGT-CFDT SMN, 11 octobre 1973, Ouverture des négociations, Arch. CGT 1996/11/179.
c. Les négociations
Dès le lendemain de cette grande grève, le jeudi 11 octobre, direction et délégués se
rencontrent pour convenir ensemble d’un calendrier de discussions. Trois réunions se
déroulent dans la semaine, les vendredi 12, mercredi 17 et jeudi 18 octobre. A plusieurs
moments, le tension est telle que la rupture paraît imminente. A l’ouverture de la seconde
session par exemple, les syndicats lisent la déclaration suivante : « A la lecture du texte de
projet de protocole, la CGT et la CFDT constatent que son contenu est en retrait par rapport
aux discussions de vendredi et dénature les positions des organisations syndicales CGT et
CFDT. Les premières propositions de la direction, ne peuvent masquer le lourd contentieux
restant à solutionner »209. Malgré tout, les discussions se poursuivent et l’on avance vers un
accord, dont les syndicats expliquent que, même s’il est assez loin du contenu de la plateforme revendicative commune, il « apporte cependant des points positifs et ne comporte
aucune clause qui pourrait porter préjudice aux travailleurs de la SMN »210. La direction
concède : 3,30% d’augmentation de salaire supplémentaire, avec un minimum de 80 F par
mois pour les plus bas salaires ; un treizième et un quatorzième mois, en décembre et en
juillet, qui viennent remplacer les primes de productivité et de vacances versées jusqu’alors ;
l’ouverture des droits à la retraite payée à 70% dès 63 ans pour tous les salariés et dès 60 ans
pour ceux des feux continus sous condition d’ancienneté. L’accord prévoit enfin l’intégration
progressive d’une partie des primes d’atelier et de fabrication dans le salaire fixe (la prime
antigrève). En revanche, les syndicats n’ont pas réussi à obtenir que les nouvelles dispositions
concernent le paiement de la prime de productivité pour la fin de l’année ; la direction
s’engageant seulement, à réduire les abattements de moitié et à les compenser d’un quart
supplémentaire si la production retrouvait au mois de décembre un cours normal.
Le bilan de ces discussions est globalement positif211. C’est donc tout naturellement
qu’après avoir consulté la base, CGT et CFDT signent l’accord le vendredi 26 octobre212.
Preuve de cette phase ascendante du mouvement ouvrier, après plus d’un mois de conflit,
après une provocation patronale, les syndicats sortent victorieux de l’épreuve de force
engagée. Il n’y a plus d’abattement antigrève à la SMN.
C. Un certain renouveau de la répression
Cette période faste pour le mouvement ouvrier est aussi marquée, dans certaines
entreprises, par un regain de fermeté et de répression.
7. Promodes : refus de négocier et répression.
a. Fermeté pendant le conflit
Le jeudi 24 mai, un conflit au niveau du groupe Promodes éclate ; les deux dépôts de
Carpiquet, ceux d’Evreux, de Rennes, de Cherbourg et de St Brieux se mettent en grève
illimitée. A Carpiquet, la grève est suivie à 80% selon les syndicats, et par 92 salariés sur 203
dans un entrepôt et par 38 sur 135 dans l’autre selon l’Inspection du Travail. Les grévistes
protestent contre le fait que leurs demandes d’ouverture de négociations soient restées lettre
209
Paris Normandie, jeudi 18 octobre 1973.
Paris Normandie, samedi 20 et dimanche 21 octobre 1973.
211
Elles ne sont d’ailleurs pas closes puisque d’autres sont prévues ultérieurement sur divers sujets comme les
structures des salaires, la mensualisation, le fonctionnement de la sécurité de l’entreprise en période de grève…
212
Paris Normandie, samedi 27 et dimanche 28 octobre 1973.
210
morte et demandent un salaire minimum de 1100 F pour 40h, l’intégralité du 13ème mois dès
1973, le paiement du temps de travail effectif des chauffeurs livreurs et une heure
d’information syndicale payée213.
Tout au long du conflit, les forces de l’ordre empêchent les grévistes de bloquer
l’entreprise et permettent l’entrée et la sortie de camions, à nouveau sous le prétexte de la
liberté de circulation. Ils interviennent trois fois, le soir du 24, le lendemain vers 19h00 et le
lundi 28.
Le vendredi 25 mai, la direction propose une augmentation de 70 F pour les salariés
gagnant moins de 1200 F et de 50 F pour ceux touchant entre 1200 F et 2200 F, et aussi de
faire passer la gratification semestrielle payable au 31 décembre à l’équivalent d’un demi
mois de salaire214. Ces avancées ne sont pas jugées suffisantes par les syndicats et le
mouvement continue. La direction Promodes n’accepte plus dès lors de négociation à
l’échelle du groupe et renvoie les grévistes aux responsables d’entrepôt.
Le lundi 28 l’entrepôt de Bayeux rejoint le mouvement. A Carpiquet, on connaît, un
moment, une situation tendue après qu’un camionneur ait forcé le barrage des grévistes, ne
faisant heureusement pas de blessés215. Peu à peu, un certain nombre de dépôts reprennent le
travail, c’est le cas à Bayeux le vendredi 01er juin ; à Carpiquet, les grévistes sous la conduite
de la CFDT ne cessent la grève que le mardi 05 juin au matin. Les délégués cédétistes
appellent à refuser les heures supplémentaires et à appliquer sans l’accord de la direction la
semaine de 44 heures216.
b. Répression ensuite
Quelques semaines après, un délégué CFDT de l’entrepôt est licencié sur un prétexte
futile, on lui reproche une altercation avec un supérieur, « dont il n’est pas à l’origine [et qui]
s’est passée en dehors de son temps de travail »217. A la fin du mois de juin, l’inspection du
travail l’accepte. Sur le moment, la CFDT ne peut que protester et s’interroger : « Quand les
négociations sont bloquées, quand les institutions légales n’agissent que pour garantir les
pouvoirs de la classe dominante, quand les travailleurs et les délégués ne jouissent plus d’une
garantie d’emploi parce qu’ils ont osé exercer leur droit de grève, quand la légalité
s’apparente à l’injustice organisée, quelle voie reste-t-il aux travailleurs ? »218.
Ce licenciement s’inscrit dans un contexte de répression syndicale organisée par
Promodes aussi bien aux entrepôts qu’aux magasins. Dans une communication bilan de
l’année 1973, la CFDT peut signaler plusieurs faits pour chaque site, allant de l’intimidation
légère au harcèlement moral et aux tentatives de licenciement. Promodes n’accepte pas
semble-t-il, l’implantation cédétiste - ces sections syndicales n’ont que de 6 mois à trois ans
d’existence.
A Bayeux, quatre militants CFDT sont sanctionnés d’avertissements injustifiés juste
avant les élections professionnelles. A l’entrepôt Interfrais, une employée syndiquée est
« privée de son bureau et, pendant deux mois, travaille et trie ses papiers le plus souvent à
genoux sur le sol. Juste après sa nomination comme déléguée syndicale CFDT, la direction
lui confie la tâche de noter sur une feuille les fautes et les erreurs professionnelles des autres
213
Ouest France, vendredi 25 mai 1973.
Paris Normandie, samedi 26 et dimanche 27 mai 1973.
215
Paris Normandie, mardi 29 mai 1973.
216
Paris Normandie, mardi 05 juin 1973.
217
Ouest France, lundi 25 juin 1973.
218
Ibid.
214
employés »219. Sur le même site, un délégué CFDT est « soupçonné publiquement de vol sans
la moindre preuve »220, la direction essaie de le convaincre de démissionner. Au magasin
Continent Côte de Nacre à la sortie de Caen, la direction multiplie les pressions lors des
élections professionnelles : « une adhérente CFDT se retrouve sans son accord comme
candidate sur une la liste d’une organisation plus complaisante », le jour du vote, il n’y a que
les bulletins de l’autre organisation sur le dessus des deux piles. A Continent Mondeville, un
militant insulté par un chef qui n’est pas le sien répond et est suspendu pendant deux jours et
demi221. Il faut aussi y ajouter toutes les tentatives faites pour se séparer du délégué syndical
de Continent Mondeville Bernard Gy. Il est d’abord accusé de manière non étayée de fautes
professionnelles, puis la direction cherche à le muter en le déclassant mais devant le refus de
l’Inspection du Travail y renonce ; enfin le rayon presse dont il était responsable est supprimé,
la CFDT remettant en cause la justification économique de cette décision222.
Radiotechnique : grève illimitée d’une quarantaine d’ouvriers.
a. Des mouvements très partiels depuis 1968
La Radiotechnique n’a jamais connu de grand mouvement de l’ensemble de
l’entreprise depuis 1968, les mouvements qui y ont eu lieu ne concernaient que quelques
services. Ils consistaient souvent en des réactions aux conditions de travail déplorables. A la
fin du mois de janvier 1973, par exemple, un atelier réduit volontairement son rendement pour
protester contre les conséquences des arrêts de production (pannes de machines, mauvais
démoulages…) sur leurs salaires, du fait des primes de rendement223. En mars, ce sont les
ouvrières ULT (finitions et marquages) qui débrayent pour protester contre les conditions de
travail qui résultent du déménagement de leur atelier dans un baraquement que les salariés
appellent le «cabanon »224. La direction leur demande de continuer à sortir la même
production dans des locaux qui ne sont pas adaptés, où l’espace manque et où la ventilation
laisse à désirer, alors même que le déménagement n’est pas complètement terminé et que les
salariés de l’entretien continuent à repeindre et à souder les machines. Face à ces arrêts, face
aux pressions qu’exercent les syndicats en sollicitant l’inspection du travail, la direction est
souvent amenée à céder.
b. 40 salariés en grève pour l’ensemble de l’usine
En septembre, un conflit à motivation salariale, concernant une large partie des
salariés, se déroule mais avec des méthodes d’action adaptées à la situation souvent précaire
de nombre des travailleuses. C’est de nouveau les salariés du service ULT qui sont en pointe
du mouvement et qui débrayent face à des différences d’augmentation mal comprises et
effectuées, selon la CFDT, « à la tête du client »225 ; ces arrêts gagnent ensuite les autres
ateliers. Le mardi 11 septembre, lors de la réunion du comité d’entreprise, ce syndicat soumet
219
Communiqué CFDT, 30 novembre 1973, Arch.1996/09/48. De larges extraits en sont repris par la presse
régionale.
220
Ibid.
221
Ibid.
222
Tract CFDT Carrefour, Mammouth et entrepôts, 02 février 1973, Travailleurs-consommateurs de CarrefourMammouth stop à la répression, Arch. CFDT 1996/09/48. Promodes lance en 1973 sa propre enseigne
Continent ; ses deux magasins étaient auparavant sous les franchises Carrefour et Mammouth.
223
Agence presse Libération, n°52.
224
Agence presse Libération, n°57. Ouest France, 09 mars 1973.
225
Paris Normandie, vendredi 14 septembre 1973.
à la direction les revendications des salariés : 60 F pour tous, l’application du principe « à
travail égal, salaire égal », enfin la suppression de la cotation des postes. La direction refuse.
Le même jour, une assemblée générale réunit plus de 400 personnes. Les délégués
savent que, bien que le mouvement soit populaire, les conditions d’une grève générale
illimitée sont difficiles à réunir dans l’entreprise. Il convient donc d’adopter une autre
stratégie : «orienter la lutte vers un soutien par l’ensemble du personnel des secteurs les plus
engagés dans l’action »226. On laisse à la charge des 40 salariés des ateliers U.L.T. et du
Silicium, la charge de faire grève pour l’ensemble du collectif ouvrier de l’entreprise ; chaque
salarié s’engageant en contre-partie, à leur verser 1% de son salaire de base par semaine. C’est
la tactique de la grève « thrombose » ; la faiblesse numérique des grévistes est compensée par
leur place stratégique dans le cycle de production. Selon les techniciens de la CFDT, l’usine
devrait connaître de graves problèmes de production en moins d’une semaine.
Mais la direction décide de laisser pourrir le conflit pendant trois semaines, non sans
multiplier les pressions sur les salariés. Elle essaie, dans plusieurs communiqués de presse, de
délégitimer la grève en faisant passer ses ouvriers pour des nantis. Appliquée à la
Radiotechnique cette tactique patronale, assez traditionnelle, est d’autant plus scandaleuse que
d’après l’enquête de la CFDT sur les salaires dans les moyennes et grosses entreprises de la
métallurgie bas-normande, les salaires y sont parmi les plus faibles de la région et sûrement
les plus faibles de l’agglomération caennaise. Le communiqué mentionne notamment : « Du
1er juillet 1972 au 30 juin 1973, le salaire moyen du personnel ouvrier [a] progressé de plus
de 14% […] Pendant la même période, l’indice national des prix de détail a varié de
7,41% »227. Elle cite alors les montants des rémunérations sans préciser, comme le rectifie le
lendemain la CFDT, qu’il s’agit des « salaires bruts, y compris les heures supplémentaires,
les primes… »228 et que les 14% ne correspondent qu’ « à la moyenne des augmentations de
salaire de cette année dans l’industrie électrique ». La CFDT de toute manière plaide pour la
revalorisation des bas-salaires car elle considère que l’inflation pénalise davantage les bas
salaires229. Elle laisse ensuite planer la menace du lock-out : « il faut bien réaliser que les
perturbateurs dans un secteur limité mais volontairement choisi pour bloquer l’ensemble de
l’établissement, ne pourront manquer si elles se prolongent […] d’entraîner des arrêts qui
seraient supportés par le personnel des autres secteurs »230. Il n’aura pas lieu, car la direction
arrive tout au long du conflit à « assurer tant bien que mal une production minimum »231, en
remplaçant les ouvriers par des ingénieurs, des agents de maîtrise et de nouveaux embauchés.
Le jeudi 20 septembre, elle se justifie et, à mots à peine couverts, menace les grévistes dans
une note aux salariés : « pour assurer un travail régulier à ceux qui ne font pas grève, il peut
être nécessaire de procéder au remplacement des grévistes. […] le défaut d’embauchage de
personnel de remplacement peut même engager la responsabilité de l’employeur […] Si à la
226
Selon Paris Normandie, l’assemblée générale, appelée ce jour même par la CFDT, a regroupé environ 400
personnes.
227
Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 septembre 1973.
228
Paris Normandie, lundi 17 septembre 1973.
229
Il convient aussi de rappeler que les syndicats contestent le calcul de l’indice des prix officiels de l’INSEE. La
section RTC explique ainsi que comme ce sont les produits de consommation courante qui augmente le plus
rapidement, l’impact de l’inflation sur les budgets modestes est particulièrement important. Les augmentations
des budgets d’alimentation, d’électricité, par exemple, sont sensiblement identiques quel que soit le revenu du
ménage. C’est une des motivations des augmentations uniformes. « Il est évident que pour les bas salaires, très
nombreux à la RTC, l’augmentation du coût de la vie est très proche de 14% ».
230
Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 septembre 1973.
231
Communiqué CFDT, Ouest France, mardi 02 octobre 1973.
fin de la grève, l’entrepirse se trouve en présence d’un personnel pléthorique, [elle peut]
procéder à des licenciements parmi des salariés ex-grèvistes »232.
Le vendredi 21 septembre, soufflant le chaud et le froid, la direction renouvelle ses
menaces de chômage partiel et d’embauches nouvelles, en lieu et en place des grévistes, mais
précise les modalités de l’augmentation prévue avant le conflit d’octobre. Elle accorde 5%
pour la tranche de rémunération égale ou supérieure à 1500 F, 4,5% pour les autres. Une
troisième semaine de grève illimitée s’ouvre, sans que la CFDT ait pu être reçue pour
négocier. Le syndicat, qui en fait une nouvelle fois la demande, constate, amer : « La RTC
refuse […] d’entamer une négociation avec les travailleurs, même par l’intermédiaire de
l’Inspection du Travail »233. La semaine s’achève sans aucun signe d’ouverture de la
direction. Le lundi 1er octobre, devant les risques qu’encourent la quarantaine d’ouvriers
grévistes, constatant la relative inefficacité de leur grève, l’assemblée générale décide de
cesser le mouvement. Il faut souligner cependant, comme la CFDT l’a fait sur le moment, que
si la grève n’a pas abouti à un accord, la direction a sans doute été un peu plus généreuse pour
l’augmentation d’octobre qu’elle ne l’aurait été autrement.
c. Répression contre la CFDT
Dans ces conflits, on retrouve la CDFT, organisation majoritaire de l’entreprise et
soutien de l’action. La direction multiplie les pressions sur cette organisation et ses militants,
mais c’est tout particulièrement contre un de ses militants les plus actifs, Bernard Anne, que
s’exerce un véritable harcèlement. La personnalité rugueuse et déterminée du délégué qui,
selon l’expression d’un journaliste de Paris Normandie, « pousse parfois un peu loin le
cochonnet »234 ne peut pas coexister avec la direction autoritaire de la Radiotechnique.
En décembre 1972, la direction décide une première fois de « priver de tout travail
intéressant »235 cet agent technique qui travaille dans l’entreprise depuis juin 1965, et de le
rétrograder de fait OS, puis le met à pied devant son refus d’accepter ses nouvelles fonctions.
Plus de six mois après, et grâce aux pressions de l’inspection du travail, on lui confie une
nouvelle étude sur le thème : « les dépôts polycristallins du Silicium » ; avant de la lui retirer
en mars 1974, pour mettre en réparation un appareil technique, un four ASM ; mais les
réparations faites, le directeur le maintient à des taches subalternes236. En 1978, « il est le seul
agent technique qui n’a bénéficié d’aucune promotion depuis 1967. Sa prime de fin d’année
est la plus basse. En fait d’augmentation, il ne bénéficie que de rattrapages »237. D’après la
CFDT, la direction essaie, de plus, de l’isoler en effectuant un « chantage […] sur des
travailleurs qui le fréquentent »238 .
Le 25 mai 1978, le directeur de l’entreprise M. Le Bos est finalement condamné à 2
000 F d’amende pour entrave à l’exercice du droit syndical par le tribunal de Grande Instance
de Caen. Il estime que la mutation dont a été victime Bernard Anne aurait due être autorisée
par l’Inspection du Travail239.
232
Ouest France, vendredi 21 septembre 1973.
Ouest France, mardi 25 septembre 1973.
234
Paris Normandie, samedi 22 et dimanche 23 avril 1978.
235
Paris Normandie, lundi 19 mars 1973.
236
Tract CFDT Radiotechnique, La situation de Bernard Anne, 11 septembre 1974, Arch. CFDT 1996/9/50.
237
Paris Normandie, samedi 22 et dimanche 23 avril 1978.
238
Brochure CFDT, Réalité de la répression syndicale récente et actuelle (concernant particulièrement la
CFDT), 08 février 1974, arch. CFDT 1996/9/50.
239
Paris Normandie, vendredi 26 mai 1978.
233
Reprise en main patronale chez Jaeger
L’usine de Jaeger, qui a toujours été une des usines les plus combatives de
l’agglomération, a obligé sa direction à céder en 1972 lors du mouvement contre le salaire au
rendement. On peut penser que c’est de ce mouvement que naît la volonté de la direction de
reprendre la main pour ne plus être obligée à céder de nouveau face à un conflit social.
a. Le mouvement de grève à la carte
La grève d’octobre, lancée par la CFDT, vite rejointe par la CGT, présente une
organisation originale que les syndicats baptisent la « grève à la carte », qui ressemble à la
forme de lutte adoptée à la Saviem : les services s’arrêtent les uns après les autres, pour des
durées relativement courtes ; mais de manière plus organisée puisque, tous les soirs, une
« commission ouvrière » planifie les débrayages du lendemain. Cette organisation qui permet
la participation d’une large partie du personnel et ne coûte pas trop cher aux salariés,
désorganise grandement la production.
Les syndicats souhaitent la satisfaction de trois revendications : une augmentation
uniforme de 300 F, la suppression des trois jours de carence en cas de maladie, la réduction du
temps de travail. La direction laisse d’abord faire pendant dix jours, du 1er au 11 octobre, puis
réagit brutalement.
b. Une réaction brutale
Ce jeudi 11, les salariés qui se rendent au travail, trouvent portes closes, les grilles
fermées par des points de soudure, l’entrée barrée d’un poids lourd. Sur ce camion, il y a écrit
en lettres vertes : « Usine fermée pour raisons techniques. Convocations individuelles par
lettre à domicile »240. La surprise est grande pour le personnel qui, sans doute en raison de la
grève des Postes, n’a pas reçu la lettre de la direction avertissant de la fermeture de
l’entreprise. Celle-ci se terminait par une invitation à retourner un document individuel « qui
aura valeur d’engagement » ; elle ne souhaite donc reprendre dans un premier temps que les
non-grévistes. Pour la première fois pour notre période, la stratégie du lock-out est employée
à froid, sans avertir le comité d’établissement, et surtout de manière générale.
La direction propose dans le même temps quelques avancées, telle que la suppression
des trois jours de carence et la publication d’un programme de réduction d’horaire mais en
les conditionnant au retour à la normale de la production. Plus grave pour la cohésion du
mouvement, elle propose d’accorder le « glissement d’une classe pour les personnels dont
l’activité est redevenue normale »241. Elle ne s’arrête pas là mais profite de cet arrêt de travail
pour débuter son projet de spécialisation dans la fabrication des tachymètres (les boites noirs
des poids lourds) en déménageant plusieurs chaînes de production hors de l’usine dans la nuit.
Elle redémarre la production dès le vendredi 12 de manière partielle, puis totale le lundi,
renonçant finalement au projet « d’étaler sur plusieurs jours [la] reprise »242 du fait de
pressions de l’inspection du travail. Elle se montre par contre dans l’impossibilité de faire le
tri entre les non-grévistes et les grévistes puisque ces derniers suivant les consignes
syndicales, ont tous renvoyés l’engagement demandé par la direction. La CFDT considérant
240
Paris Normandie, vendredi 12 octobre 1973.
Note au personnel, Ouest France, vendredi 12 octobre 1973.
242
Paris Normandie, samedi 13 et dimanche 14 octobre 1973.
241
que légalement celui-ci n’a aucune valeur et « n’interdit pas aux travailleurs d’exercer leur
droit de grève »243.
La semaine qui suit est une période d’accalmie tendue. Les syndicats organisent des
débrayages, les lundi 15244 et mercredi 17245 après l’échec de l’entrevue du lundi. Les jeudi et
vendredi, ils acceptent de respecter, à la demande du directeur du travail et de la main
d’œuvre M Danglehant, une trêve de quarante-huit heures pour que s’ouvrent des
négociations sérieuses246. Pendant cette semaine, les syndicats se plaignent d’une atmosphère
de « chasse aux délégués » 247. La maîtrise les surveille sans cesse, contrôle les personnes à
qui ils parlent.
Le lundi 22, la rencontre entre les deux parties, n’apporte cependant pas de règlement
au conflit et le mouvement de « grève à la carte » reprend. Jaeger répond de nouveau
brutalement, la maîtrise informe tous les salariés qui ont participé aux arrêts de travail, qu’ils
sont mis à pied pour trois jours. En tout, c’est 164 salariés qui sont ainsi sanctionnés pour
« atteinte à la liberté du travail ». Le lendemain, ils envahissent en protestation, le centre
administratif où se trouvent les services de la Direction Départementale du Travail248.
C’est la fin du mouvement de « grève à la carte », cette forme d’action est venue buter
contre l’intransigeance patronale. La lutte ne parvient pas à rebondir, la tentative d’une partie
des grévistes de prendre la tête de la manifestation contre la répression du 30 octobre
n’aboutissant, pathétiquement, qu’à la diviser en deux cortèges249.
La reprise en main patronale de l’entreprise continue. Selon la CFDT, la direction
essaie d’instaurer « un climat de peur »250, où chantage à l’emploi et brimades se combinent.
Au mois de novembre, dix-huit ouvrières sont contraintes d’accepter un travail posté, des six
qui refusent, une seule conserve son emploi car elle est enceinte. Peu de temps après, une
autre salariée est licenciée pour « menaces de voies de fait » sans qu’elle ait pu se faire
accompagner par un délégué du personnel lors de son entretien avec le responsable du
personnel. On lui reproche une altercation avec son supérieur, qui l’avait, selon la CFDT,
volontairement poussée à bout. En plus de ces pressions, la direction rompt discrètement
l’accord de 1972 supprimant le salaire au rendement, sans toutefois revenir à la situation
antérieure251.
III. L’ entrée dans la crise
A. La conflictualité se prolonge malgré l’entrée dans la crise
8. La nature durable de la crise n’est pas tout de suite perçue
On l’a dit la crise n’est pas tout de suite perçue comme une fatalité appelée à durer.
Jusqu’en août au contraire, les acteurs sociaux, les milieux dirigeants se montrent rassurants.
243
Ouest France, samedi 12et dimanche 14 octobre 1973.
Ouest France, mardi 16 octobre 1973.
245
Ouest France, jeudi 18 octobre 1973.
246
Paris Normandie, samedi 27 et dimanche 28 octobre 1973.
247
Ouest France, mercredi 17 octobre 1973.
248
Ouest France, samedi 27 et dimanche 28 octobre 1973.
249
Paris Normandie, mercredi 31 octobre 1973.
250
Ouest France, mercredi 21 novembre 1973.
251
Paris Normandie, mercredi 21 novembre 1973.
244
Le premier ministre Jacques Chirac déclare ainsi en août 1974 : « il n’y aura pas de crise
économique n’en déplaise à M. Séguy »252. L’idée de récession durable ne s’impose que peu à
peu, avec peut-être plus d’évidence à la fin du troisième trimestre, comme l’explique l’Année
Politique, « s’il est toujours difficile d’indiquer le moment précis où s’ouvre une nouvelle
période économique ou politique sur le plan de la sensibilité et des thèmes idéologiques, il ne
semble pas récusable que le mois de septembre marque un tournant »253, les éditoriaux se
multiplient pour parler de la crise économique. Le 25 septembre, le président de la
République déclare : « qu’on ne s’y trompe pas, nous sommes entrés dans une autre époque
de croissance économique » 254.
Cependant, il faut encore du temps pour que cette logique soit intégrée par les salariés
et les syndicats et que l’on cesse de la percevoir comme un discours des conservateurs pour
amener à une modération salariale. C’est ce qu’explique Guy Robert : « On est vraiment les
enfants de l’expansion continue, et pour nous, cela ne pouvait être que comme ça en
permanence… voilà la réalité. Même à d’autres niveaux, au niveau du bureau national [de la
CFDT], entre 73 et 76, quand j’en étais membre, Jacques Juliard, qui n’est pas n’importe
qui, disait : « attention, à ne pas parler de crise structurelle ; car c’est quand on parle de ce
type de crise qu’on l’a crée . […] Ce n’est d’abord pas facile à prédire sur le plan
scientifique et puis ce n’est pas facile de prendre la responsabilité syndicale de dire que c’est
une crise structurelle… parce que qu’est-ce que cela provoque comme réaction collective ?
Est-ce que cela bloque complètement la combativité ? Nous on était de toute façon, plus
portée sur l’expansion continue, les patrons ont du fric, ils peuvent payer… » 255.
L’action interprofessionnelle
Au plan national, après une certaine pause à la fin de l’année 1973, on assiste à une
reprise de la conflictualité au mois de février, limitée au mois d’avril par les circonstances de
l’élection présidentielle suite au décès de Georges Pompidou. L’inflation motive un grand
nombre de conflits. Un certain nombre de conflits portant sur la question de l’emploi
s’étendent sur plusieurs mois.
Le début de l’année 1974 est marquée par une nouvelle série de polémiques entre les
deux confédérations. La CGT reproche à la CFDT à la fois des attitudes gauchistes et
droitières256. En janvier la CGT dénonce la gestions cédétiste du dossier LIP ; elle se plaint de
l’intransigeance de sa section puis de son implication dans le dossier de reprise qui n’est pas
conforme, estime-t-elle, à la tradition syndicale française. Selon la fédération métallurgie
cégétiste, la CFDT a « pratiqué une certaine forme de collaboration de classe après avoir
joué au supra-révolutionnaire »257. En mars, la CGT nationale reproche à la CFDT sa
tendance à soutenir des actions minoritaires, notamment les occupations d’usine en se basant
sur les exemples locaux des usines Moulinex de Cormelles et de la Saviem258. L’unité
252
L’Année politique, économique, sociale et diplomatique de la France, 1974, Edition de la Revue politique et
parlementaire, Paris, 1975, p. 160.
253
Ibid., p. 163.
254
Ibid.
255
Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001.
256
Ce qui correspond bien à la composition diverse de la CFDT qui s’affirme, quelques années plus tard, avec le
virage idéologique de l’ouverture imposé par la direction confédérale. L’Union Régionale Basse-Normandie
restera par contre sur une ligne combative, bientôt oppositionnelle et connaît l’un de ses premiers désaccords,
quand des dirigeants confédéraux appellent à participer aux Assises du socialisme en avril 1974 sans que l’on
comprenne bien s’ils le font à titre personnel ou syndical.
257
L’Année politique, économique, sociale et diplomatique de la France, 1974, Op. Cit., p. 127.
258
Ibid. p. 136.
d’action ne se rompt pas, du fait du contexte difficile pour les salariés, et une plate-forme
revendicative est même adoptée par les deux confédérations le 31 mai.
Ce nouvel accord entraîne l’organisation de journées interprofessionnelles largement
suivies en fin d’année. Le 25 octobre, a lieu une journée nationale pour la défense de l’emploi
qui ne mobilise que peu, il n’y a par exemple que 80 personnes au rassemblement CGT de
Lisieux. Le 19 novembre, la journée d’action contre la politique d’austérité organisée par les
syndicats CGT-CFDT-FEN mais sans les partis, cette fois, est d’une autre ampleur. Elle réunit
près de 4500 personnes dans les rues de Caen selon les renseignements généraux. Paris
Normandie, estime la foule à 6000 et peut-être plus259. A Lisieux, il y a en près de 500260. A
Bayeux près de 300. La journée interprofessionnelle du 12 décembre est à nouveau décevante
puisqu’il n’y a Caen que 400 manifestants261. Une autre manifestation interprofessionnelle est
organisée le 15 novembre par les UD en soutien aux postiers262.
Les conflits continuent à être nombreux
L’année 1974 reste dans une logique revendicative forte. La conflictualité est très forte
pendant les premiers mois, février, mars et avril connaissant plus de 3 000 journées
individuelles non travaillées, mars connaissant même le niveau extraordinaire de 21 356
journées en raison des conflits Saviem et Moulinex, soit presque deux fois plus pour ce seul
mois que le total de l’année 1969. Ensuite, elle reste forte mais légèrement en retrait par
rapport à 1973. Le dernier semestre entraîne la perte d’un nombre de journées moins
important malgré l’important conflit de la SMN en septembre-octobre. Le quatrième trimestre
témoigne d’un certain attentisme par rapport à la crise, puisqu’il ne connaît pas d’autre conflit
localisé, les seules grèves étant des journées nationales dans les imprimeries et chez les
dockers.
Cette coupure relative de l’année en deux se perçoit aussi au niveau des conflits
importants, qui, peu nombreux, sept pour l’ensemble de l’année 1974263, contre 13 l’année
précédente, ont pour leur grande majorité lieu pendant le premier semestre. De janvier à juin,
il y a ainsi cinq conflits importants : ceux de la Saviem et de Moulinex déjà évoqués, un
conflit à St Denis SOFACO, un aux Ateliers de Normandie et un à Blaukpunt. La seconde
moitié de l’année n’en connaît que deux : une grève de 24 heures chez Dahl et le conflit de la
SMN.
Conflits ayant entraîné plus de 500 journées individuelles non travaillées
en 1974
259
Paris Normandie, mercredi 20 octobre 1974.
Note des renseignements généraux, 19 novembre 1974, Arch. préfectorale 854W47 110.
261
Note des renseignements généraux, 12 décembre 1974, Arch. préfectorale 854W47 110. Elle est l’occasion
d’un nouvel échange de courriers entre les deux unions régionales ; la CGT reproche à la CFDT de ne pas
appliquer les décisions prises en commun, refus de la mise en place d’un service d’ordre, modification du
parcours, tracts communs non distribués. Lettre de l’UR CGT à l’UR CFDT de Basse Normandie, 20 décembre
1974, Arch. CGT 1996/11/158.
262
Note des renseignements généraux, 15 novembre 1974, Arch. préfectorale 854W47 110.
263
En signalant une nouvelle fois que l’on groupe les fiches conflits différentes établies pour la SMN et que l’on
ne tient pas compte de la participation au conflit généralisés (conflits des banques en 1974).
260
Entreprise
Début – fin
nb. grévistes /
Effectif total
Saviem (Blainville)
18/02-12/03
2451/6894
nb. d’heures
ouvrières
perdues
3894 JINT
Moulinex (Cormelles)
11/03-18/03
3385/3385
16925 JINT
St Denis SOFACO (Bayeux)
01/04-25/04
214/220
1177 JINT
Ateliers de Normandie (St
Martin des Entrées)
Blaukpunt (Mondeville)
04/04-25/04
148/487
20/05-28/05
340/780
1530 JINT
DAHL (Lisieux)
01/07-02/07
535/535
535 JINT
SMN (Mondeville)
SMN (Mondeville)
19/09-10/10
10/10-17/10
100/6237
6237/6237
1500 JINT
6237 JINT
543 JINT
B. Les premiers mois de 1974
9. Des conflits importants qui aboutissent à des résultats
a. Un conflit généralisé dans les banques
Le secteur des banques du Calvados participe à un mouvement national qui part le 11
février du Crédit lyonnais et s’achève avec succès le 17 avril. Il entraîne au niveau
départemental, la perte de 227 journées en février, 4658 en mars et 943 en avril. Il est marqué
par deux défilés de près de 300 personnes, l’un à Caen le 15 mars et l’autre à Bayeux le 21.
b. De nombreux conflits localisés contre l’inflation
Au début de l’année 1974, on le disait, les conflits sont nombreux, le plus souvent
motivés par des demandes d’augmentation (c’est le cas des treize conflits de plus de 24 heures
signalés par l’Inspection du Travail), et aboutissent à des accords assez favorables aux
salariés. Seul un conflit à Massoneilan n’aboutit pas à un accord, encore faut-il préciser qu’il
ne s’agissait que d’un conflit très partiel, ne concernant que 22 ouvriers professionnels264.
Tous les conflits importants s’achèvent de façon satisfaisante pour les grévistes.
Chez St Denis SOFACO à Bayeux, une grève d’une semaine, du 01er au 08 avril,
suivie par la grande majorité des salariés, 214 sur 220, amène le patron à accorder une
augmentation complémentaire de 20 centimes, en plus des 6,5% prévus ; il s’engage aussi à
ouvrir des négociations rapidement sur la question du 13ème mois265.
Le conflit des Ateliers de Normandie de St Martin des Entrées ne concerne que la
section peinture qui réclame 1 F 50 par heure de primes d’insalubrité et de salissure et une
augmentation de 0,50 F du salaire horaire, ainsi que le versement d’un treizième mois. Ils
effectuent une grève tournante du 04 avril au 25. Au bout de près de trois semaines de conflit,
un accord est trouvé qui prévoit une augmentation de 3% au début mai, une prime d’assiduité
264
Fiche conflit Massoneilan 24 juin – 12 juillet 1974, Arch. DRTE 1009 W 09. Ces 22 ouvriers perdent
cependant 318 journées individuelles.
265
DDTE, Fiche conflit St Denis SOFACO 01er avril – 08 avril 1974, Arch. DRTE 1009 W 09.
de 2% pour tout les personnels et enfin ne concernant que la peinture une prime d’insalubrité
de 50 F266.
Enfin, un conflit touche l’ex-Sonormel, devenue Blaukpunt, à la fin mai. Les salariés
rassurés sur l’avenir de l’usine souhaitent voir leurs salaires rattraper le niveau de ceux des
autres grands établissements industriels de Caen. Un premier arrêt d’une demi-heure a lieu le
09 mai, jour de la paie. La direction ne voulant pas discuter des rémunérations, les salariés
décident d’effectuer une nouvelle grève le lundi 20. Les ouvriers des chaînes se mettent en
grève illimitée, tandis qu’une centaine d’autres effectuent des débrayages quotidiens de deux
heures267. Une première proposition, une augmentation de 6% pour les OS et de 3% pour les
autres, est rejetée par les grévistes qui déclarent accepter la reprise contre une augmentation
de 100 F. Les syndicats s’élèvent contre le chantage de la direction qui menace de réexpédier
des chaînes en Allemagne si le travail ne reprend pas. « Le personnel ne cédera pas au
chantage à l’emploi… Blaukpunt a été heureuse de racheter l’usine de 1973, en trouvant une
main d’œuvre moins chère qu’en Allemagne » 268 déclarent la CGT et la CFDT. Au début de
la seconde semaine du conflit, les syndicats font une nouvelle proposition, ils acceptent de se
contenter des augmentations proposées si la direction y ajoute le paiement en heures
supplémentaires de deux samedis de récupération déjà payés.
L’accord se fait alors presque sur les bases des propositions du début du conflit, les
cinq jours de grève supplémentaires ne sont pas tout à fait remboursés par les nouveaux
acquis, toutefois les syndicats déclarent : « c’est par la grève que nous avons obtenu cette
augmentation supplémentaire du 01er juin»269. Ce conflit s’achève donc plutôt favorablement
mais l’on peut déjà constater que la nouvelle direction de l’entreprise n’hésite pas à exercer le
chantage à l’emploi et qu’elle n’a en définitive presque rien céder au delà de ses premières
concessions.
Le Calvados à nouveau sur le devant des polémiques intersyndicales
a. Saviem
A la Saviem, l’ambiance est toujours à la revendication. Comme ailleurs, on ne perçoit
la crise économique que comme un ralentissement temporaire. La victoire de 1973 est encore
dans toutes les mémoires. Ainsi, travailleurs et syndicats, ne sont-ils pas disposés à accepter la
modération salariale que le premier ministre Pierre Mesmer encourage. Au contraire, ils sont
prêts à entrer dans l’action270. La filiation avec le mouvement précédent est sans cesse
rappelée ; ainsi lors d’un meeting syndical, un des responsables CFDT M. Aussant déclare :
« comme en avril-mai 1973 […] l’action se développe un mois et demi après des négociations
ratées dans lesquelles les travailleurs avaient placé beaucoup d’espoir »271.
Le mouvement se déclenche en réaction aux négociations sociales au niveau du
groupe, le 19 décembre 1973. Pour les salariés de Blainville, « les réponses de la direction
aux demandes d’augmentation de salaire – et d’augmentation uniforme – ont été enregistrées
comme une double provocation. Par le bas niveau des augmentations, mais aussi par le fait
qu’elles l’aient été en pourcentage contrairement à l’avis majoritaire »272. Le lundi 11
266
DDTE, Fiche conflit Ateliers de Normandie 04 avril – 25 avril 1974, Arch. DRTE 1009 W 09.
Paris Normandie, mardi 21 mai 1973.
268
Communiqué CGT-CFDT Blaukpunt, Ouest France, jeudi 22 avril 1974.
269
Ouest France, mercredi 29 mai 1974
270
Ce mouvement a été précédé d’une série de mouvements de secteur qu ont entretenu la combativité.
271
Ouest France, jeudi 21 février 1974.
272
Ibid.
267
février, une partie des ouvriers du service de la réception et des magasins se met en grève
illimitée. Selon les syndicats, 90% des salariés qui déchargent les camions y participent.
Ainsi, bien que ce mouvement ne concerne que 47 personnes, il risque d’induire des
conséquences sur l’ensemble de l’entreprise ; l’usine de Caen étant essentiellement une usine
d’assemblage, sans les pièces nécessaires, le chômage technique risque de toucher rapidement
les ateliers273. Pendant la semaine, les débrayages de solidarité se multiplient dans les autres
services.
Outre des questions de classifications, propres au service, les revendications que
soutiennent cette grève-bouchon sont générales à l’ensemble de l’usine et portent sur les
rémunérations : augmentation de 100 F pour tous et salaire minimum de 1650 F.
La direction réagit alors en dosant subtilement ouverture et fermeté. Coté fermeté, elle
menace, lors d’un comité entreprise exceptionnel le jeudi 14 février, de devoir mettre 1900
personnes en chômage technique au début de la semaine suivante si le mouvement continue ;
elle s’appuie sur le contexte économique : « Au moment, où pour faire face aux effets de la
crise de l’énergie et de l’inflation, l’entreprise mobilise tous ses moyens pour sauvegarder
l’emploi, les ressources des salariés et sa capacité économique, [une épreuve comme celle-ci]
aurait les conséquences les plus graves »274. Le lendemain surviennent les premières
ouvertures ; la direction fait aux délégués syndicaux des propositions sur les qualifications :
36 salariés du service progressent d’un échelon, 12 OS2 passent même professionnels,
proposition est faite de transformer 12 postes supplémentaires après étude et enrichissement
des tâches275. Devant ces avancées, l’atelier reprend le travail.
Le mouvement est cependant lancé, et dès le début de la semaine suivante, des
débrayages tournants désorganisent la production, tant en mécanique, qu’en gamme haute. Le
mardi 19 février, un millier de travailleurs de « la mécanique » défilent dans l’usine, se
réunissent en meeting et décident de reprendre à leur compte les demandes d’une
augmentation uniforme de 100 F et d’un salaire minimum de 1650 F. En réaction, la direction
annonce, la réduction des horaires de travail à cinq heures par jour pour tous les services, à
l’exception des services commerciaux et de l’atelier des pièces de rechange qui assurent une
certaine rentabilité financière, à partir du lendemain 20 février. L’après-midi, 700 personnes
défilent dans l’usine276.
Le mercredi 20 février, un meeting rassemble plus de 3000 travailleurs. Dans la
confusion, la sono étant presque inaudible, les syndicats proposent dans un premier temps de
rester sur place et d’effectuer les horaires normaux de travail, mais la proposition est rejetée277
et il est finalement décidé d’intensifier le harcèlement mené en organisant service par service
débrayages, meetings, défilés et réductions de production278. Le meeting s’achève en défilé
dans l’usine.
Le lendemain, jeudi 21, des réunions par ateliers ont lieu qui décident des modalités de
lutte. Mais en milieu de matinée, la direction annonce, que les réductions d’horaire n’ayant
entraîné qu’une recrudescence d’agitation dans l’entreprise, elle a décidé de procéder au lockout total de l’entreprise à partir du lendemain, vendredi 22 février. Le MRP (service des
pièces de rechange) décide alors de se mettre en grève par solidarité.
273
Ouest France, vendredi 15 février 1974.
Ibid.,
275
Ouest France, samedi 16 et dimanche 17 février 1974.
276
Ouest France, mercredi 20 février 1974.
277
Brochure de L’Union Communiste de France Marxiste-léniniste (UCF m-l), Saviem, février-mars 1974, Arch.
Perso. Pierre Coftier.
278
Paris Normandie, jeudi 21 février 1974.
274
+ L’unité syndicale se fissure sur la question du lock-out
On le voit l’attitude de la direction de la Saviem est plus déterminée qu’en 1973,
l’effet de surprise ne joue plus et elle a tiré des leçons du conflit précédent. De plus, le
contexte économique joue pour elle, puisqu’elle a un stock de 2000 camions qui attendent sur
les parkings de l’entreprise. Elle n’entend pas être, selon l’expression d’un journaliste de
Ouest France, « la première grande entreprise française à devoir coucher les pouces devant
une demande d’augmentation découlant directement de la dégradation du pouvoir d’achat,
due au contexte économique actuel »279. Pour Norbert Aussant, les syndicats « [n’ont] plus du
tout affaire à la même direction. C’étaient les mêmes hommes, mais ils avaient tiré les leçons
de 1973 »280.
Du coté syndical, l’entente n’est pas la même. Le violent débat sur la question des
augmentations a laissé des traces et CGT et CFDT ne vont pas savoir opposer de front
syndical uni. Le point d’achoppement est la question de l’occupation. Le jour même de
l’annonce du lock-out, la section CGT de la Saviem prend les devants et « dénonce l’attitude
du PDG de l’entreprise qui consiste, en lock-outant l’usine, à pousser une partie des
travailleurs à occuper les lieux […] les travailleurs ne tomberont pas dans le piège »281. Pour
la CFDT, par contre, cette radicalisation est imposée par l’attitude patronale et est la seule
solution pour éviter l’isolement des travailleurs. Mais la CFDT ne veut pas partir seule dans
l’occupation et essaie de pousser la CGT à cette action qu’elle ne souhaite pas. Pour Guy
Robert : « le débat, c’est accepter le lock-out ou résister par l’occupation. Les salariés le
veulent, il nous semble. La CGT ne le veut pas et elle tente un jeu – que l’on voit bien sur le
moment parce que l’on a de très mauvais rapports. Ils veulent qu’on y aille, un peu à
l’aventure, ils vont laisser pourrir le conflit et nous désigner comme les responsables de
l’échec… c’est en gros le piège dans lequel on sent que l’on est pris »282. Pour Jean-Louis
Fouques : « La CGT de la Saviem a été entraînée par la section de la CFDT. Elle ne voyait
pas comment s’en sortir. Je me rappelle leur avoir dit qu’on allait au casse-pipe. Le lock-out
a été employé par le patronat à partir de cette date là, et puis fortement en plus. Dans ce
contexte, et alors que le mouvement de 74 est un mouvement minoritaire, ils ont décidé
d’occuper l’usine »283.
Les positions des deux syndicats étant inconciliables, la CGT refusant la proposition
cédétiste de n’occuper que les services qui fonctionnent encore, elles se retrouvent sans
position commune au meeting du vendredi 22 avril qui rassemblent 1500 personnes malgré la
fermeture de l’usine. Les délégués cédétistes Guy Robert et Norbert Aussant y commentent
alors longuement les divergences. Guy Robert rappelle cependant que les syndicats sont
d’accord « sur un point essentiel, il faut garder l’unité »284. Les grévistes devront trancher en
début de semaine. Un peu plus de la moitié des participants au meeting part alors en défilé
dans les rues de Colombelles, le slogan le plus crié étant : « une seule solution :
l’occupation »285, les cégétistes sont parfois pris à partie.
A Suresnes, peu de choses sortent du comité central exceptionnel qui a lieu ce jour.
Seule proposition notable du PDG, M. Vernier-Paillez une prime de bilan de 400 F en mars, si
le mouvement s’arrête. Loin de chercher l’apaisement, il déclare aux délégués réunis que le
279
Ouest France, vendredi 22 février 1974.
Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001.
281
Ouest France, vendredi 22 février 1974.
282
Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001.
283
Entretien avec Jean-Louis Fouques.
284
Ouest France, samedi 23 et dimanche 24 février 1974.
285
Ibid.
280
conflit « peut même contrarier l’application de la politique de rémunération prévue en
décembre »286 et envoie une copie de ses déclarations au domicile de chaque travailleur.
Le lundi, le désaccord syndical n’est pas réglé ; au meeting du matin, qui réunit
environ 2000 personnes287, leurs divergences sont à nouveau exposées publiquement. Les
délégués CFDT expliquent qu’ils sont de nouveau contraints à se rallier à la position CGT,
que M Aussant qualifie de « la position la plus molle »288. A savoir la demande de réouverture
de l’entreprise, pendant le temps de négocier, en échange d’un arrêt des perturbations. M.
Robert peut ainsi déclarer : « nous nous rallions une fois de plus à la position de la CGT.
Mais nous aurions aimé pouvoir le faire en tenant compte de l’avis des travailleurs »289. La
direction s’empare de cette proposition et accepte de convoquer une réunion du comité
d’entreprise le lendemain, sans toutefois en communiquer l’ordre du jour, et de rouvrir les
portes. Les travailleurs s’emparent du débat sur l’occupation. Le soir, à la manifestation de
soutien à la Saviem qui réunit plus de 2000 personnes, dont un grand nombre de jeunes,
lycéens ou étudiants, le porte-parole de la CGT se fait huer par une partie des participants
quand il fait référence au programme commun290.
Le lendemain, les propositions patronales n’ont que peu évolué, elles sont en outre non
négociables puisqu’elles sont affichées dans l’usine en même temps qu’elles sont révélées aux
délégués. Elles sont très nettement inférieures aux revendications et à nouveau en
pourcentage. Au meeting qui réunit à 10h entre 1500 et 2000 travailleurs, les syndicats
appellent donc à la relance du mouvement de débrayages partiels. Rien n’est encore prévu en
cas de nouveau lock-out. La CGT est chahutée par les éléments les plus déterminés : « ça
gueule encore plus quand Digne veut prendre la parole et c’est la colère quand le délégué
CGT répète au micro… que la CGT n’est pas tombée dans la provocation ! »291.
L’après-midi, après près de trois heures de réunion, CGT et CFDT se mettent d’accord
sur l’organisation préventive d’un vote des travailleurs. L’intitulé en est explicite : « Si la
direction applique illégalement une nouvelle fois le lock-out, je suis (pour ou contre)
l’occupation de l’usine. La CGT et la CFDT s’engagent à appliquer la décision majoritaire et
à mettre tout en œuvre pour assurer sa réussite ».
+ Second lock-out, la division syndicale
Le lendemain, mercredi 27 février, 3060 travailleurs participent à la consultation, 2055
en faveur de l’occupation, 1292 contre. La CGT, qui déclare qu’elle suivra la décision de la
majorité, avertit la direction de ne pas considérer les 1292 voix contre l’occupation comme
n’étant pas prêt à l’accepter292. La direction réagit avec la même intransigeance et annonce un
quart d’heure avant la fin des horaires normaux un nouveau lock-out. L’occupation devient
aussitôt effective ; pendant tout le conflit, les syndicats multiplient déclarations, communiqués
et tracts pour expliquer qu’elle n’est pas la cause mais la conséquence du lock-out.
Dès le départ, comme le souligne Ouest France293, délégués cégétistes et cédétistes ne
se font pas la même idée de l’occupation. La CGT est plus en retrait, ses délégués se massent
dans le local syndical ; la plus grande partie de son activité consiste à filtrer les éléments
extérieurs à l’entreprise et à veiller à la préservation de l’outil de travail. « Nous, quand on
286
Ouest France, lundi 25 février 1974.
Paris Normandie, mardi 26 février 1974.
288
Ouest France, mardi 26 février 1974.
289
Ibid.
290
Ouest France, mardi 26 février 1974.
291
UCFml, Op. Cit.
292
Paris Normandie, jeudi 28 février 1974.
293
Ouest France, samedi 02 et dimanche 03 mars 1974.
287
rentre dans une occupation d’usine », précise Louis Rivière, « on préserve le matériel, on y
met la sécurité. On prend l’engagement de préserver l’outil de travail, y compris de
l’entretenir pendant l’action. Ca repose essentiellement sur la CGT »294
La CFDT est plus présente et essaie d’organiser des commissions pour la faire vivre :
une seule fonctionne réellement, la commission de popularisation. « En 68, on avait déjà eu
quelques éléments. [explique Guy Robert] Il s’agit de traduire sur des grands cartons,
d’extérioriser les conditions de vie interne. […] On a refait un peu la même chose en 74, avec
plus ou moins de succès parce que c’était pas facile à animer : l’écrit, le dessin, c’est pas une
pratique extrêmement fréquente. […] on mettait parfois quelques semaines, là où il aurait
fallu deux heures. Il aurait aussi fallu tout un encadrement »295. Autre signe de la fragilité de
l’union syndicale, le parti communiste, dont on sait la proximité avec la CGT, distribue un
tract qualifiant la CFDT de « jusqu’au-boutiste ».
Les responsables des deux syndicats se rencontrent le week-end, à de multiples
reprises. Plus de six heures de réunion pour aboutir à une position commune pour le meeting
du lundi. Position minimale, que chaque syndicat peut lire à sa façon : ils sont prêts à
reprendre normalement le travail en cas d’ouverture de négociations sérieuses, ils reprendront
l’action sous de nouvelles formes en cas de levé du lock-out sans négociations et poursuivront
l’occupation en l’absence de toute ouverture patronale296. Par contre, l’organisation d’une
manifestation a achoppé sur l’opposition de la CGT à la participation des « groupuscules
gauchistes qui traînent ses responsables dans la boue »297.
Très vite, la direction de la Saviem gagne la bataille juridique, le juge des référés
ordonne l’expulsion « au besoin avec le concours de la force publique »298 dans « un délai de
24h à compter de la signification » qui a lieu le lundi. La direction peut ainsi légitimement
demander l’intervention des forces de police dès le lendemain. De leur coté, les syndicalistes
multiplient les pressions sur la préfecture pour s’assurer de la non intervention des forces de
l’ordre ; une délégation d’élus, de gauche bien sur, mais aussi de droite avec le sénateur-maire
de Caen M. Girault, interviennent en ce sens ; le lendemain une délégation syndicale demande
à être reçue. Finalement, le mercredi 06 mars, le préfet, M. Mestre, laisse entendre aux
délégués syndicaux qu’il reçoit qu’il ne fera intervenir la force publique qu’au cas où se
produiraient des déprédations ou l’introduction d’éléments extérieurs299.
Si la direction ne demande pas l’intervention des forces de police, elle reste cependant
ferme sur ses positions. Le directeur du personnel, M Coudray reçoit les syndicats en
plusieurs occasions au manoir d’Hasting à Bénouville. La première fois, le vendredi 01er
mars300, une seconde fois le lundi, à nouveau le mercredi matin mais sans rien proposer de
nouveau. Le mercredi après-midi, la direction générale précise même : « Nous ne négocierons
pas les revendications salariales […] L’ouverture de l’usine ne sera pas décidée tant que
nous n’aurons pas la garantie d’un travail normal, c’est-à-dire tant que les syndicats ne
donneront pas de mot d’ordre dans ce sens »301. Elle conditionne de plus l’application des
propositions déjà émises à un règlement rapide du conflit. La direction mise sur l’épuisement
financier des salariés, joue sur le pourrissement d’un conflit qui s’éternise. Il est vrai que l’on
294
Entretien avec Louis Rivière, 25 juin 2001.
Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001.
296
Ouest France, mardi 05 mars 1974.
297
Conférence de presse de l’UD CGT, Ouest France, mardi 05 mars 1974. Pendant le mouvement, les groupes
d’extrême gauche s’en étaient vivement pris à la CGT « traîtres à la classe ouvrière » déclarait l’un de leur tract.
298
Paris Normandie, samedi 02 et dimanche 03 mars 1974.
299
A ce sujet, il est intéressant de noter que les syndicats avaient fait voter par l’assemblée générale du jeudi 28
février l’exclusion des militants extérieurs à la Saviem. UCFml, Op. Cit.
300
Ouest France, mardi 05 mars 1974.
301
Ouest France, mercredi 06 mars 1974.
295
assiste à un effritement de la participation aux meetings syndicaux. Reprenons les estimations
données par les journaux : le lundi 1500 personnes, mardi et mercredi 500, le jeudi 300.
De plus, l’unité syndicale se lézarde, la question de l’organisation d’une manifestation
de soutien envenime les relations entre CGT et CFDT, à nouveau en raison de l’irrémédiable
question des soutiens, la CFDT souhaitant ne faire aucune exclusive, la CGT ne voulant pas
des gauchistes Au bout d’une semaine de discussion, la CFDT décide de l’organiser seule,
dénonçant « les exclusives ou [les] censures »302 de la CGT ; tandis que l’UD CGT explique
qu’elle ne participerait pas et considère que son alliée est plus « soucieuse de son prestige que
de l’intérêt des travailleurs ». Au meeting du jeudi 07 mars, les interventions montrent bien
que les deux syndicats ne jouent plus la même partition. Aux accents de fermeté de la CFDT
qui estime que « le conflit doit se terminer par une négociation qui doit porter sur les salaires
et les heures perdues »303 répondent les déclarations cégétistes : « nous ne sommes pas des
partisans du tout ou rien »304. Pour la première fois publiquement, elle laisse même entendre
qu’une levée de l’occupation, devenue à ce stade symbolique, serait peut-être un gage de
conciliation.
Elle se fait plus claire, le lendemain par la voix de M. Digne : « après dix jours de
lock-out, la réouverture de l’entreprise est la préoccupation numéro un. C’est pourquoi la
CGT pense qu’il faut lever l’occupation »305. La CFDT, par contre, reste déterminée. Le
cédétiste, Norbert Aussant, explique que « l’heure n’est pas au découragement, mais à l’unité
pour imposer une solution pendant ce week-end » et fustige la tentative de « démobilisation »
cégétiste.
De manière intelligente, c’est le moment que la direction choisit pour faire des
ouvertures minimes. Deux séances de négociations, l’une le vendredi 08, l’autre le samedi 09
permettent d’aboutir à un protocole d’accord. La direction s’engage à permettre le rattrapage
des jours de lock-out, à payer intégralement la prime trimestrielle et rappelle ce qui était
prévu, la seule somme obtenue est la prime de 60 F versée à ceux qui viennent participer au
scrutin devant ratifier la reprise306. La CGT le reconnaît : « les grandes revendications n’ont
même pas été discutées »307 mais elle précise : « nous avons quand même obtenu quelque
chose. Il serait ridicule de perdre ce petit quelque chose en refusant les propositions de la
direction »308.
La question rédigée par les syndicats et la direction se pose ainsi : « Les propositions
de la Direction concernant la réouverture de l’usine me conviennent. Réponse OUI ou
NON »309. La CGT appelle à voter oui, la CFDT, qui explique au meeting qu’il aurait convenu
de voter « non », se refuse à donner des consignes de vote, estimant que « les conditions pour
une importante victoire ne sont pas réunies depuis que la CGT a abandonné la lutte »310.
Comme l’explique Louis Rivière, pour la CGT, « [les cédétistes] se dégagent de toutes
responsabilités, en disant que si la grève échoue c’est donc de la faute de la CGT qui veut
reprendre le travail. C’est une attitude irresponsable ; ils ont pourtant leurs dirigeants qui
négocient »311.
302
Ouest France, vendredi 08 mars 1974.
Ibid.
304
Ibid.
305
Ouest France, samedi 09 et dimanche 10 mars 1974.
306
UCF m-l, Op. Cit.
307
Ouest France, lundi 11 mars 1974.
308
Ibid.
309
UCF m-l, Op. Cit.
310
Ouest France, mardi 12 mars 1974.
311
Entretien avec Louis Rivière, 25 juin 2001.
303
Le scrutin est massif, 5889 salariés y participent sur 6862 ; le résultat en est des plus
nets, 4526 personnes approuvent la reprise du travail à ses conditions contre seulement 1399.
+ Conséquences du mouvement
Après le conflit, la CFDT exploite efficacement les différents qui existent avec la
CGT : « c’est vrai que c’était facile pour nous de dire si on avait été plus unis, si la CGT
avait moins déconné cela n’aurait pas été un échec. Quand on exploite cela aux élections,
c’est des arguments qui portent. En périodes électorales, on ressort tout. Par certains côtés
c’est de l’électoralisme quoi ? Mais plus le résultat est bon et plus on a de relais, plus on a
d’influence dans les ateliers »312. Après ces deux grands mouvements de 1973 et de 1974, la
meilleure implantation de la CFDT se traduit finalement dans le résultat des élections
professionnelles. Entre les élections de délégués du personnel de 1973 et celles de 1974, il y a
plus de dix points de différence. La CGT passe de 44 à 34%, tandis que la CFDT passe de 40
à 55% des voix, réalisant, après le conflit de 1974, son meilleur score avec près de 61% des
voix.
b. Moulinex
+ Des syndicats divisés face à une direction déterminée
Le conflit de mars 1974 de Moulinex porte en lui toutes les contradictions et les
tensions du mouvement ouvrier calvadosien. La CFDT est nettement majoritaire à l’usine de
Cormelles, mais le conflit concerne l’ensemble du groupe, et c’est alors la CGT qui a le plus
d’influence. Les deux syndicats pensent donc, tous deux, avoir la légitimité de défendre leurs
choix revendicatifs. Au meeting du jeudi 07, c’est l’impression de divergence qui domine.
Les cédétistes défendent les augmentations uniformes et la baisse des cadences, les cégétistes,
les augmentations en pourcentage, avec un minimum de 150 F et la réduction de la durée du
travail. Concernant les actions à entreprendre, pas d’avantage de consensus, la CFDT plaide
pour la grève générale, la CGT pour des débrayages répétés. Elle explique qu’elle « n’est
contre aucune action mais [qu’]elle considère qu’il ne faut pas que les travailleurs gaspillent
leurs forces »313. Elle désapprouve aussi la décision de la CFDT de constituer un comité de
grève pour l’animation du conflit qu’elle considère comme une porte ouverte aux gauchistes.
Il faut cependant préciser que les attaques de l’organisation Front Rouge sont d’une telle
violence que la CFDT et le comité de grève doivent demander publiquement à cette
organisation de cesser de diffuser son bulletin. Sans réel contrôle sur l’action, la CGT
n’arrivant pas, par exemple, à faire imposer une consultation des travailleurs sur l’occupation,
contestée par les groupes d’extrême gauche, elle se retrouve à Cormelles un peu en retrait
dans le mouvement. Les scènes les plus importantes du conflit vont de toute façon se jouer
dans le département voisin de l’Orne et principalement à l’usine d’Alençon.
Les syndicats se retrouvent de plus face à une direction déterminée qui a intégré la
crise économique à son discours et en appelle à la responsabilité des salariés. Elle déclare
notamment que les charges nouvelles auxquelles elle doit faire face ne permettent pas
d’améliorer les rémunérations des salariés. Mais cette logique ne passe pas alors que,
quelques jours auparavant, le PDG expliquait, dans une interview au quotidien Le Monde, que
l’entreprise se portait bien économiquement314. Une remarque du journaliste fournissait même
312
Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001.
Ouest France, vendredi 08 mars 1974.
314
Le Monde, mardi 05 mars 1974. La direction y explique qu’elle a passé le cap de la crise pétrolière. La
réduction des horaires de travail de 42h30 à 40h00 en janvier n’était qu’une anticipation de difficultés
313
une étincelle propice à mettre le feu aux poudres : « entre 1968 et 1973, les bénéfices nets ont
progressé de 500% et le salaire moyen d’une ouvrière spécialisée d’environ 100%… La
croissance, oui, mais pour qui ? »315.
+ L’occupation
Dans un contexte de hausse rapide des prix et alors même que les horaires de travail
ont été réduites, l’augmentation de 5,7% proposée par la direction est jugée insuffisante par
les salariés et se traduit aussitôt par des débrayages dans les différentes usines du groupe. Le
mouvement revendicatif se développe, l’usine d’Alençon connaît, le 8 mars, ce qui n’était
encore jamais arrivé dans sa longue histoire, un débrayage de plus de 2000 personnes316, puis
entame une grève illimitée avec piquets de grève, imposant une occupation de fait317 .
A Cormelles, au retour du week-end, le lundi 11 mars318, la grève est largement
suivie : 36% des 3450 salariés selon la direction, 70% selon les syndicats. Des piquets de
grève filtrent les entrées pour dissuader les non grévistes d’aller travailler ; les huissiers de la
direction prenant des photos chaque fois qu’ils se montrent trop pressants. Une première
tentative de bloquer les grilles – en protestation à leur fermeture le matin après le meeting
pour empêcher un défilé des grévistes précisent les syndicats – est interrompue par
l’intervention du corps urbain de la police de Caen. Dans l’après-midi, les deux syndicats se
réunissent pour établir une plate-forme revendicative commune qui reprend, en fait, la
majeure partie des positions de l’organisation majoritaire, la CFDT : augmentation uniforme
de 200 F, 50 F de compensation pour les réductions horaires pour les OS, le passage OS2 de
tous les OS1, la classification P1 pour les caristes et la mise en place d’un service de transport
pour le personnel. Dernière péripétie de la journée, le comité de grève décide qu’à partir du
lendemain les piquets de grève empêcheront toute entrée dans l’entreprise.
Le lendemain mardi 12 mars, nouvelle dissension, la CGT cherche à faire ratifier
l’occupation de l’usine par un vote des travailleurs auquel la CFDT s’oppose ne jugeant pas
cette procédure mobilisatrice. La participation est donc très faible, un peu moins de 500
votants parmi lesquels 362 votent pour la poursuite de l’occupation319. Le lendemain, les
différentes manières syndicales de s’inscrire dans l’action s’affirment encore un peu. Au
meeting du matin, la CFDT appelle à durcir le mouvement, tandis que l’intervention cégétiste
met en garde les travailleurs contre l’action « d’éléments gauchistes extérieurs à
l’entreprise »320. Dans l’après-midi, un huissier remet une convocation devant le juge des
référés aux délégués cédétistes. La direction leur reproche de s’être rendus coupables de voies
de fait et d’atteintes à la liberté du travail, soutenue en cela par les cadres qui, réunis le matin
en assemblée générale, se sont élevés « contre la remise de l’usine à un comité de grève qui
leur refuse tout droit d’expression »321. Le lendemain, un scrutin des membres du second
collège confirme leur opposition à la grève. 212 personnes y participent sur les 299 inscrits.
Dix-huit, seulement votent en faveur de la motion de soutien à la grève des ouvriers, 192
déclarent se « considér[er] lock-outé[s] et [être] prêt à reprendre le travail dès la
d’approvisionnement en plastique qui n’ont pas eu lieu. Les commandes ne fléchissent pas, indique-t-elle, au
contraire on constate un accroissement de 30% par rapport au mois de janvier 1973.
315
Ibid.
316
Ouest France, vendredi 08 mars 1974.
317
Ouest France, jeudi 14 mars 1974.
318
Ouest France, mardi 12 mars 1974.
319
Paris Normandie, mercredi 13 mars 1974.
320
Ouest France, jeudi 14 mars 1974
321
Ibid.
réouverture de l’usine »322. Au tribunal323, l’avocat de la société demande l’évacuation mais
reconnaît que la CFDT est « parvenue à écarter les éléments étrangers à l’usine qui
essayaient d’accroître le désordre », et poursuit ironiquement qu’il ne lui semble pas que la
CGT« ait pris part à l’occupation »324. Le vendredi, le président accorde finalement
l’évacuation prévoyant si besoin le concours de la force publique « dans un délai de 24 heures
à compter de la signification de l’ordonnance » 325.
+ La reprise
Entre temps, la situation a évolué. La direction est obligée de revoir sa position de
fermeté devant l’importance du mouvement et sa généralisation à la plupart des usines du
groupe, sur ses dix usines, sept sont dans le mouvement : les deux plus importantes, celles
d’Alençon et de Cormelles sont en grève générale ; des débrayages ont lieu à St-Lô, Fresnay
sur Sarthe, Argentan, Villaines-la-Juhel et Mamers. Le mercredi 13 mai, elle propose aux
délégués d’Alençon qu’elle reçoit, de tenir une réunion exceptionnelle du comité central
d’entreprise l’après-midi même. Au bout de plus de trois heures de négociations, elle propose
aux délégués un calendrier d’augmentations que les syndicalistes acceptent de soumettre aux
suffrages des salariés. S’il ne répond pas à l’ensemble des revendications des salariés, la CGT
estime cependant « qu’un grand pas en avant a été accompli » et précise : « l’expression de
l’ensemble du personnel nous guidera sur la position que nous devons prendre pour la suite
de ce conflit »326. La CFDT, de son coté laisse « le personnel libre de son vote »327. En
somme, si aucun syndicat ne donne de consigne de vote, il apparaît que la CGT ne serait pas
hostile à l’acceptation des propositions patronales, tandis que la CFDT aimerait poursuivre
l’occupation pour maintenir un rapport de force qu’elle estime favorable.
A la veille du scrutin, la seconde usine du Calvados, celle de Falaise, est mise « en
chômage technique […] jusqu’à nouvel ordre par manque de pièces et de matière
première »328. La participation au vote est décevante, 1242 personnes seulement sur les 3126
inscrits du collège « ouvriers ». Au moment du dépouillement, il y a 822 bulletins « pour » la
reprise, 420 « contre » et deux nuls. Le comité de grève et la CFDT décident cependant
d’attendre, avant de lever l’occupation, les résultats des autres établissements329. Un peu plus
tard dans la journée, on apprend que l’usine d’Alençon à voté « non », suivant en cela les
consignes de sa section CGT. Toute la journée du samedi est occupée par un débat au sein du
comité de grève, faut-il lever l’occupation en application du vote de Cormelles ou considérer
que le mouvement n’est pas terminé puisque la majorité des sites est encore dans la lutte.
Certains contestent de plus la rédaction du bulletin qu’il juge ambigu : le « oui, mais » aurait
trompé, selon eux, certains travailleurs désireux de continuer à lutter. Aussi, beaucoup
aimeraient poursuivre l’occupation au moins jusqu’à lundi. Mais, au risque d’être taxé
d’antidémocratique s’ajoute un nouvel élément en milieu de matinée : un huissier vient
signifier aux grévistes l’avis d’expulsion. Dès lors si l’usine n’est pas libérée avant dimanche
matin, la direction peut faire appel à la force publique. La CFDT n’estime pas qu’il faille
322
Ouest France, vendredi 15 mars 1974.
Le président du tribunal ouvre la séance en déclarant que, contrairement à ce que prétend la CFDT, la justice
n’est pas une justice de classe.
324
Ouest France, vendredi 15 mars 1974.
325
Ouest France, samedi 16 et dimanche 17 mars 1974.
326
Ouest France, vendredi 15 mars 1974.
327
Ibid.
328
Ibid. Il est possible de se demander si la concomitance ne cache pas une forme de pression sur les salariés.
329
Paris Normandie, samedi 16 et dimanche 17 mars 1974.
323
prendre ce risque et parvient à en convaincre le comité de grève qui rend les clefs de l’usine
au chef du personnel, M Leroy330.
Le lundi matin, c’est donc dans l’amertume que les militants les plus investis dans le
mouvement se réunissent ; l’occupation levée, la grève peut cependant continuer, CGT et
CFDT se déclarent toutes deux en faveur de la poursuite, mais détail peu encourageant, dans
deux meetings séparés331. Le mardi matin, en l’absence des délégués CGT, la CFDT doit
constater le caractère minoritaire de son action. Le meeting du matin ne rassemble qu’à peine
deux ou trois cent personnes. Elle appelle donc à la reprise du travail. Le mercredi 20 mars , le
mouvement ne concerne plus la région caennaise. Son dénouement se joue à Alençon, où un
millier d’irréductibles continue la lutte. La direction finit par accepter d’améliorer ses
propositions, le jeudi 21 mars. L’intersyndicale peut alors se féliciter, pour elle « l’honneur
est sauf »332, l’accord prévoit un calendrier d’augmentations, reprenant celle de 5,2% au 01er
mars et y ajoutant 35 centimes au 01er avril pour les OS et les P1, puis une augmentation de
3% quand l’indice I.N.S.E.E. aura atteint 134,9 mais en tout cas avant le 01er septembre.
c. Polémique sur les occupations d’usine
A Cormelles, le conflit s’achève donc dans l’acrimonie et l’insatisfaction. Dès le
déclenchement du conflit la CGT était en retrait d’un mouvement dont l’initiative lui
échappait presque intégralement puisqu’une partie des décisions étaient prises par le comité
de grève. La CFDT s’en prend à la CGT, l’accusant de ne pas avoir suffisamment joué le jeu,
d’avoir été incohérente entre sa section d’Alençon et de Lisieux, d’abord dans un tract rédigé
pendant le week-end333, puis au meeting du mardi où M. Le Foll déclare : « Nous avons tous
le sentiment que la journée d’hier a été perdue. La confusion règne, et la CGT en est la
responsable par ses mots d’ordre contradictoires et par son absence dans le déroulement réel
des luttes »334.
La CGT polémique, elle aussi. Les conflits de Cormelles et de la Saviem servent
d’exemples à M. Berthelot, secrétaire confédéral de la CGT, dans un article du Monde du 15
mars 1974 pour décrire la tendance de la CFDT à recourir à des actions minoritaires.
C. Un temps de doute
10. Des conflits de faible ampleur
Pendant le second semestre, la conflictualité marque un premier recul dans le
Calvados. Il n’y a que peu de conflits, six seulement de plus de vingt-quatre heures au
troisième trimestre : une grève d’une journée chez Dahl en juillet, une grève avec occupation
contre la fermeture de l’entreprise de travaux publics Mercier de Caen en août335, trois jours
de grève pour soutenir des revendications salariales chez L.N.I. à Aunay sur Odon qui
s’achèvent par l’engagement d’ouvrir des discussions ; une grève de près de quinze jours de
12 salariés d’un atelier de Wonder pour obtenir la mutation de leur chef ; la grève de la SMN
et enfin un débrayage aux Bennes Marrel pour soutenir le cahier de revendications. Il y a donc
uniquement des conflits de faible ampleur pendant ce trimestre. Pour le dernier trimestre
330
Ouest France,
Ouest France,
332
Ouest France,
333
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334
Ouest France,
335
Ouest France,
331
lundi 18 mars 1974.
mardi 19 mars 1974.
samedi 23 et dimanche 24 mars 1974.
lundi 18 mars 1974
jeudi 21 mars 1974.
samedi 10 et dimanche 11 août 1974. Le conflit n’est pas signalé par l’inspection du travail.
1974, la situation est plus marquée encore, il n’y aucun conflit localisé. La conflictualité du
mois de novembre est due intégralement aux journées nationales du Livre le 13 novembre et
des dockers le 18.
+ Un conflit avorté chez Dahl
En dehors de l’important conflit de la SMN, le seul conflit qui dépasse le seuil des 500
journées se déroule chez Dahl à Lisieux. Il ne dure qu’une journée et n’atteint cette ampleur
qu’en raison de la fermeture des portes par les grévistes. Une consultation du personnel
désavoue cette initiative, 244 salariés se déclarent pour la reprise contre seulement 175 pour
continuer la lutte336.
Conflit en demi teinte à la SMN.
a. Des mouvements partiels nombreux : ne pas payer la crise
Le conflit de la SMN est donc une exception dans le marasme conflictuel
calvadosien. Les travailleurs de la SMN subissent, comme tous les autres travailleurs du
pays, l’impact de l’augmentation des prix sur leur pouvoir d’achat. Dès le début de l’année,
des mouvements partiels viennent rappeler à la direction, la combativité des travailleurs, leur
refus de «payer les frais de la crise que [le pouvoir et le patronat] on engendré »337.
Un seul point sépare les organisations syndicales pendant cette année : la nature
des augmentations demandées. L’inflation rapide portant sur les produits de consommation
courante renforce le poids des arguments cédétistes en faveur des augmentations uniformes :
« Compte tenu que l’augmentation des prix entraîne sensiblement la même dépense
supplémentaire, quelle que soit la place occupée dans la hiérarchie (nous avons tous besoin
de nourriture, de logement, de chauffage et de nous déplacer) »338. La CGT pense toujours
qu’il ne faut pas opposer les catégories entre elles mais qu’il faut mener de front les deux
combats : « Tout en étant pour la hiérarchie des salaires, la CGT demande et organise la
lutte pour relever les plus bas salaires, les pensions et les retraites »339. CGT et CFDT
polémiquent alors par tracts interposés. Les cédétistes expliquent que la demande
d’augmentation de 10% de la CGT « favorise les hauts salaires »340 et milite pour une
augmentation uniforme de 200 F. Pour contrer l’argument, la CGT se fait maximaliste et
demande 10% avec un minimum de 200 F. Selon elle, la CFDT ferait cadeau au patron de la
différence de tout ce qui est supérieur aux 200 F .
A la fin du mois de mars, le service des hauts fourneaux effectue plusieurs
débrayages. Sous l’influence de la CFDT, il soutient une augmentation uniforme de 200F et
revendique l’application des 40 heures sur cinq jours hebdomadaires ; les délégués cégétistes
du service acceptent de reprendre ces mot d’ordre approuvés par la base341. Malgré ce
mouvement, les augmentations accordées par la direction sont en pourcentage ; surtout, elles
ne suffisent pas à suivre l’évolution du coût de la vie.
336
DDTE, Fiche conflit Dahl 01 juillet – 02 juillet 1974, Arch. DRTE 1009 W 09.
Tract CGT- CFDT SMN, Déclaration des élus CGT-CFDT au comité d’entreprise, 02 octobre 1974, Arch.
CGT 1996/11/158.
338
Tract CFDT SMN, 08 avril 1974, Refus des 200 F, refus des 40 heures pour tous, Arch. CGT 1996/11/158.
339
Tract CGT SMN, 05 mars 1974, Des mots aux chiffres, Arch. CGT 1996/11/158.
340
Tract CFDT SMN, 09 avril 1974, Hauts fourneaux, nouveaux débrayages, Arch. CGT 1996/11/158.
341
Tract CFDT SMN, 02 avril 1974, Unité d’action pour les 200F, Arch. CGT 1996/11/158.
337
Le mécontentement s’exprime service par service. En juillet, les travailleurs du
port demandent le statut dockers. Les travailleurs des laminoirs des TPF, trains à fils n°1 et 2,
Train 450 débrayent à plusieurs reprises pour la suppression du travail de nuit le samedi. Ceux
de la traction effectuent des arrêts de travail pour soutenir la révision des salaires, des primes
et des classifications. C’est d’un de ces mouvement, celui de la gare, que va naître le conflit
d’octobre 1974342.
b. L’extension du conflit
Le jeudi 19 septembre, le service arrête le travail, pour une revalorisation de la
prime de roulement et la création d’une prime liée aux conditions de travail, le tout
représentant 40 centimes environ. Face à ces revendications, le chef du service n’a qu’une
réponse : toutes les questions salariales seront examinées lors de la réunion du 10 octobre. La
grève se poursuit donc dans ce secteur clef pour la production343. Avec la certitude que si elle
se prolonge, elle entraînera la paralysie de l’entreprise toute entière. D’autant plus que, on le
sait, la direction de la SMN a toujours considéré le lock-out comme une arme de négociation
et qu’elle ne ferait cette fois-ci qu’imiter la Saviem et Jaeger.
Le lundi 23 septembre, elle fait arrêter deux hauts fourneaux ; le troisième est
alimenté par camions344. Au bout d’une semaine de marche réduite de l’entreprise, elle
confirme lors d’une réunion extraordinaire du comité d’entreprise, le 02 octobre, qu’elle
renvoie toute négociation au 10, et annonce qu’elle entend diminuer l’activité des laminoirs
finisseurs (TF1 et TF2, TPF) en supprimant un certain nombre de postes de travail à partir du
vendredi 04345.
Dès le déclenchement du conflit de la gare, les syndicats – d’abord la CGT seule le
25 septembre346 puis l’intersyndicale le 02 octobre – avaient appelé à l’élargissement du
conflit pour éviter le danger du lock-out et de l’isolement des travailleurs. CGT et CFDT
écrivent : « la CGT et la CFDT demandent à l’ensemble des travailleurs de la SMN d’agir
sous les formes diverses allant de la pétition à la délégation et aux débrayages » 347. Le
vendredi 04 octobre, dans un meeting réunissant la majeure partie des ouvriers des premiers
postes lock-outés, venus au travail pour répondre aux consignes syndicales, les délégués
« propo[sent] aux travailleurs de modifier leur action et d’adopter la tactique de lutte qui a
été approuvée par l’ensemble des travailleurs de la SMN en septembre et en octobre 1973
(débrayages par services limités dans le temps) […] la direction laisse pourrir la situation
des travailleurs de la gare, l’ensemble doit réagir » 348. Le mouvement entre dans une
seconde phase : de mouvement sectoriel, il devient mouvement d’ensemble de l’entreprise,
malgré le fait que l’influence de la grève de la gare se réduit au fur et à mesure de
l’amélioration du service de substitution par camions.
En début de semaine, la direction rouvre un deuxième haut fourneau. Ce qui
permet de mettre un terme au chômage technique. Le mardi 08 octobre, un meeting réunit un
peu plus de 800 personnes. A deux jours des négociations salariales, auxquelles tous les chefs
de service ont renvoyé les délégations, les syndicalistes réaffirment leur volonté de lutte
généralisée au cas où elles n’aboutiraient pas.
342
Tract CGT- CFDT SMN, 02 octobre 1974, Déclaration des élus CGT-CFDT au comité d’entreprise, Arch.
CGT 1996/11/158.
343
Ouest France, jeudi 26 septembre 1974.
344
Paris Normandie, jeudi 26 septembre 1974.
345
Paris Normandie, samedi 28 et dimanche 29 septembre 1974.
346
Tract CGT SMN, CGT horaires et mensuels de la SMN communiquent, Arch. CGT 1996/11/161.
347
Tract CGT- CFDT SMN, Déclaration des élus CGT-CFDT au comité d’entreprise, 02 octobre 1974, Arch.
CGT 1996/11/158.
348
Ouest France, samedi 05 et dimanche 06 octobre 1974.
Le jeudi 10 octobre, les propositions de la direction ne satisfont pas les grévistes,
alors qu’ils demandaient une augmentation mixte de 150 F uniformément et de 7%, le
directeur M. Gombert ne leur accorde que 3% au 01/10 et une rallonge de 2%, moitié
immédiatement, moitié en décembre au cas où « le calme [reviendrait] dans l’usine avant le
17 octobre »349. Dès le lendemain les débrayages par services se multiplient : l’agglomération,
les services électriques, les ateliers centraux et les laminoirs entrent en action. Les grévistes
de la gare, par contre, acceptent de reprendre le travail après le week-end.
Le lundi 14 octobre, un meeting devant les grands bureaux rassemble entre 600 et
1200 salariés, selon que l’on considère les estimations de la direction ou des syndicats. Un
journaliste de Ouest France s’interroge, assiste-t-on au « début d’un durcissement et d’une
généralisation du conflit, ou au contraire est-elle un simple baroud d’honneur »350. La
journée de grève générale du mercredi 16 octobre est, en revanche, un succès puisque seuls
300 travailleurs pénètrent dans l’entreprise. De solides piquets de grève, bien organisés,
empêchent, il est vrai, les entrées, la CGT ayant de plus refusé d’appliquer l’accord d’octobre
1973 sur la sécurité puisque la direction a distribué des cartes anonymes, non datées et ne
portant pas indication des postes et des services351.
Le mouvement de débrayages partiels continue. On enregistre des débrayages,
notamment, au service électrique général, aux fours Pitts et à la gare le mercredi 23 ; aux
fours Pitts encore, les 24 et 25 ; aux aciéries, aux hauts fourneaux, ainsi qu’à l’entretien le
samedi 26. La direction annonce alors un nouveau lock-out des TPF et du T450 pour réduire
les stocks pendant le week-end352.
c. La fin du conflit
Au début du mois de novembre, la direction, prétextant une accalmie du conflit,
lève le préalable de la reprise et accepte de tenir une réunion préparatoire le vendredi 08
novembre353. Elle y fait un petit geste supplémentaire et propose 4% sur les salaires réels, ce
qui correspond à une augmentation totale de 7% depuis le 01er octobre et accepte de passer la
prime de panier repas à 12 F. Pour la CGT, c’est « une satisfaction relative »354 : satisfaction
car les salariés ont obtenu un peu plus que ce qu’ils auraient eu sans avoir eu recours à
l’action, relative car ils n’ont obtenu que le maintien et non la progression du pourvoir
d’achat.
Dans un contexte national de la conflictualité, les grèves se multiplient dans le
Calvados à partir de juin 1972. La querelle sur les actions minoritaires se poursuit, tandis que
dans certaines usines, les ouvrières ne veulent plus perdre leur vie à la gagner. Après une
courte période de trêve électorale, on connaît une déferlante ouvrière. La plupart des grandes
entreprises connaissent un mouvement et les directions, même celles de la Saviem et de la
SMN, sont généralement contraintes à céder. Chez Jaeger, la répression commence.
Alors vient la crise dont on ne mesure pas d’abord l’ampleur et dont l’influence
reste limitée sur le développement des grèves. Pendant six mois, les salariés continuent à
lutter et obtiennent souvent satisfaction. On remarque pourtant, précocement, à Moulinex et à
la Saviem par exemple, qu’avant de connaître des difficultés économiques, les directions des
349
Ouest France, vendredi 11 octobre 1974.
Ouest France, mardi 15 octobre 1974.
351
Ouest France, jeudi 17 octobre 1974.
352
Paris Normandie, samedi 26 et dimanche 27 octobre 1974.
353
Ouest France, jeudi 07 novembre 1974.
354
Paris Normandie, samedi 09 et dimanche 10 novembre 1974.
350
entreprises adoptent un langage de la crise pour refuser les revendications. Quand la crise
s’installe au second semestre, seul le conflit SMN trouble l’attentisme qui règne sur le monde
ouvrier.