CHAPITRE 3 1972-1974, la classe - Centre d`histoire sociale du
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CHAPITRE 3 1972-1974, la classe - Centre d`histoire sociale du
CHAPITRE 3 1972-1974, la classe ouvrière calvadosienne passe à l’offensive La popularité des nouveaux mouvements sociaux, l’exemple de 1968, font naître un courant et on s’aperçoit que de plus en plus de salariés sont prêts à se battre pour améliorer leurs conditions. Bientôt les grandes usines vont passer à l’action. Dans l’euphorie de la fin des trente glorieuses, la classe ouvrière du Calvados passe à l’offensive, ignorante de la crise qui se profile. I. Une progression sensible de la conflictualité A. Renforcement de l’unité d’action au plan national ; renouveau de la conflictualité 1. Difficile relance de l’action unitaire interprofessionnelle On l’a vu dans la partie précédente, les premiers mois de l’année 1972 ont été marqués par un regain de tension entre la CGT et la CFDT. a. La manifestation CGT du 07 juin 1972 Le 23 mai, M. Chaban-Delmas, organise un vote de confiance à l’assemblée nationale que les syndicats interprètent comme un satisfecit que la droite se décerne1. La CGT cherche donc à organiser une manifestation nationale unitaire pour réaffirmer l’actualité des revendications syndicales, ce que la CFDT, qui vient de se prononcer pour privilégier la lutte dans les entreprises, refuse estimant qu’« une telle journée risque de contre-carrer le développement des luttes »2. L’union régionale explicite : « Les résultats positifs de conflits tels que Pennaroya, Girosteel, Zig Zag, Joint français que la CFDT a animés souvent seule démontrent que le développement de l’action à partir des problèmes concrets des travailleurs est la voie de la plus grande efficacité »3. Devant le refus de la CFDT, la CGT décide d’organiser seule cette journée d’action du 07 juin. Quelque chose semble brisé dans l’unité d’action, comme le note l’année politique 1972 : « c’est la première fois depuis l’accord du 01er décembre 1970, que les deux centrales 1 Ce vote est en fait né de la volonté de Jacques Chaban-Delmas de se racheter du relatif échec du référendum d’avril 1972 sur l’Europe. Arraché au président Pompidou, il va amener celui-ci à se séparer plus tôt d’un premier ministre devenu trop indépendant. cf. Bernstein Serge, Rioux Jean-Pierre, La France de l’expansion, t.2, L’apogée Pompidou (1969-1974), Paris, Le Seuil, collection « Nouvelle histoire de la France contemporaine. », 17, 1989, pp. 94-96 2 Communiqué de la CFDT cité par l’année politique 1972, op. cit., p. 147. 3 Communiqué CFDT région caennaise, 05 juin 1972, La CFDT ne s’associe pas à la grève du 07 juin. n’agissent pas de concert au niveau national ».4 Seule à préparer cette journée, elle sera aussi seule responsable de son succès ou de son échec ; dès le départ, on comprend que le 07 juin sera une manifestation de la force ou de la faiblesse de la centrale syndicale majoritaire. Aussi, c’est avec un zèle militant qu’elle organise une campagne de mobilisation, déclinant les revendications du salaire minimum de 1 000 F par mois pour 40 heures de travail et de la retraite à 60 ans dans toutes les entreprises5. C’est un succès relatif ; si la grève est bien loin d’être générale, les rassemblements sont suivis : 200 personnes à Lisieux et surtout plus d’un millier à Caen. Pour Paris Normandie, c’est « l’une des plus importantes manifestations à Caen depuis 1968 »6 ; pour Ouest France « la CGT a marqué des points. La manifestation a en effet groupé un bon millier de personnes, ce qui ne s’était pas vu depuis deux ans. »7 Fier de ce succès de rue8, son secrétaire général adjoint Maurice Fouque s’élève contre ceux qui veulent « opposer actions partielles et luttes d’ensemble », ces « nouveaux venus aux notions élémentaires de la lutte de classes qui font un complexe de culpabilité rétrospective envers les catégories de salariés les plus défavorisées »9, visant ainsi de façon transparente la CFDT. b. L’unité retrouvée le 23 juin Les ponts semblent presque rompus, pourtant l’union se retisse rapidement. Quelques jours seulement après cette démonstration de force cégétiste, les deux confédérations s’accordent sur l’organisation en commun d’une… journée nationale d’action pour le 23. L’année politique lie ce revirement de la centrale d’Edmond Maire à l’évolution des résultats des grèves longues qu’elle mettait en exergue. A Maillard et Duclos de Lyon, les salariés n’obtiennent presque rien, ceux de l’entreprise Paris de Nantes connaissent un échec complet. Surtout, la très médiatique lutte des femmes des Nouvelles Galeries de Thionville s’achève sans qu’aucun avantage n’ait été obtenu et après qu’un syndicat CFT se soit implanté. Autre facteur d’explication, la base a parfois eu du mal à comprendre pourquoi la CFDT restait en dehors de l’action. Pour justifier ce changement, certes un peu rapide de l’attitude de leur centrale, les cédétistes bas-normands expliquent que c’est « la CGT [qui] a rallié [leur] proposition initiale affirmant sa volonté de poursuivre l’action au delà de cette journée », « [qu’elle] a accepté de soutenir toutes les luttes en cours, [et] que les travailleurs participent d’une manière active à la détermination des objectifs et des moyens d’action » 10. L’unité retrouvée11 réunit pourtant moins de personnes à la manifestation que la CGT seule, quelques semaines auparavant. Trop grande répétition, donnant raison à la CFDT, ou 4 L’année politique, économique, sociale et diplomatique en France,1972, PUF, Paris, 1973. Témoignage de l’ampleur de la mobilisation, on a retrouvé des dizaines de tracts d’appel à cette manifestation, concernant pratiquement toutes les entreprises dont la CGT a conservé des tracts de l’époque. 6 Paris Normandie, jeudi 08 juin 1972. 7 Ouest France, jeudi 08 juin 1972. 8 A Paris, le succès est de la même manière contrasté, commenté différemment selon les clivages idéologiques des observateurs ; on peut retenir un succès relatif dans la rue avec plusieurs dizaines de milliers de personnes et un relatif échec des grèves avec, par exemple, 10% seulement de grévistes dans le bastion de Renault Billancourt. 9 Ouest France, jeudi 08 juin 1972. 10 Communiqué de l’UD CFDT, 14 juin 1972, La CFDT souligne les aspects positifs de l’accord interconfédéral CGT-CFDT, Arch. CFDT 1996/09/45. 11 Pour résumer, on pourrait dire que malgré leurs divergences, les deux centrales n’ont pas d’autre choix que l’unité. Elles sont seules à se déclarer anticapitalistes. La CGT ne pourrait, en raison des liens qui l’unisse encore largement au PCF, pas trouver d’autre partenaire. Les rapports entre la CFDT et FO sont allés sans cesse en se dégradant et sont encore sous le coup du passage de la fédération chimie FO à la CFDT en avril. 5 plus simplement moins grande mobilisation cégétiste, le résultat est là, le vendredi 23 juin, seules 300 à 350 personnes battent les pavés de Caen. De son coté Force Ouvrière se met à l’écart et estime que « l’amalgame et la confusion des objectifs revendicatifs avancés par les deux partenaires retrouvés après leurs récentes condamnations réciproques, illustrent parfaitement le jeu de surenchère et de concurrence auxquelles se livrent en permanence CGT et CFDT. [… alors que FO, elle, ne veut] pas galvauder le droit de grève »12. c. La journée d’action du 26 octobre 1972 Une troisième journée interprofessionnelle est organisée le 26 octobre, de nouveau pour soutenir les revendications principales des organisations syndicales, la retraite à 60 ans, la réduction du temps de travail et le salaire minimum de 1 000 F pour 40 heures hebdomadaires. La participation, environ 500 personnes, est légèrement supérieure à celle du 23 juin, ce qui reste peu, alors que les syndicats de la SMN s’étaient inscrits dans la journée en organisant une grève de 24h. Le représentant de la CFDT, M. Aussant, en conclut : « Cela nous montre qu’il nous reste encore à agir et à chercher les méthodes d’action les plus efficaces pour faire aboutir nos revendications »13. A la fin de l’année 1972 et pendant l’ensemble de l’année 1973, la question des journées nationales d’action n’est donc toujours pas réglée, l’unité retrouvée reste fragile et largement imposée par le niveau national. Ce que résument les cédétistes lors d’un conseil régional : « l’unité avec la CGT fut caractérisée par un retour à l’attitude classique : « rassemblons nous sur ce qui nous est commun ; mais ne parlons pas du reste »14. Dans les entreprises, les tactiques de luttes divergent souvent et les polémiques sont fréquentes entre ces deux syndicats. 12 Paris Normandie et Ouest France, samedi 24 et dimanche 25 juin 1972. Paris Normandie, vendredi 17 octobre 1972. Voir communiqué page suivante. 14 Procès verbal du conseil régional CFDT du 28 septembre 1973, Arch. CDFT 1996/9/49. 13 Renouveau de l’action revendicative a. Un niveau de conflictualité exceptionnel Encouragée par le renouveau de l’entente syndicale au plan national et par la médiatisation et la popularité de certains conflits durs, la classe ouvrière du département entre dans une nouvelle phase revendicative. De 1972 à 1974, elle connaît la plus forte combativité de son histoire, ce qui n’est d’ailleurs pas spécifique au Calvados puisque le phénomène est assez analogue dans la totalité du pays. Les statistiques de la direction départementale du travail enregistrent ainsi une augmentation du nombre de conflits survenus par mois. De juin 1972 à juin 1974, douze mois connaissent plus de cinq conflits. Pendant cette période de deux ans, 128 conflits du travail sont enregistrés par les statistiques du ministère du Travail, ce qu’il faut comparer avec les 59 conflits des années 1969 et 197015. De la même manière, si on considère le nombre de journées individuelles non travaillées, 16 mois voient plus de 1 500 journées perdues pour fait de grève, contre quatre seulement en 1969-1970. On ne remarque, si on excepte les mois d’été traditionnellement calmes, qu’une période de faible conflictualité entre décembre 1972 et mars 1973, qu’il convient d’attribuer à un certain attentisme préélectoral. Le nombre de conflits importants est lui aussi largement supérieur à la période précédente, de juin 1972 à juin 1974, on enregistre 24 conflits de plus de 500 journées individuelles non travaillées, parmi ceux-ci 17 dépassent les 1 000 journées et 6 atteignent même les 4 000. Les grands établissements industriels connaissent pendant ces années des conflits importants, étendus à une partie importante du personnel. C’est le cas de Férodo, Jaeger et Moulinex en 1972 ; de la Saviem, Leroy St Pierre sur Dives, la Radiotechnique, Jaeger à nouveau, la SMN en 1973 ; de la Saviem, Moulinex et Blaukpunt pendant les premiers mois de 1974 ; puis de la SMN en fin d’année. 15 21 conflits en 1969, 38 en 1970. Le total de 1971, 60 conflits du travail est, on l’a vu, lié à la comptabilisation de la participation de multiples entreprises aux journées d’action nationale comme conflits distincts. 1 à 500 500 à 1000 1000 à 2000 2000 à 4000 4000 à 8000 8000 à 16000 16000 à 32000 Carte de répartition des conflits (en JINT) juin 1972 –1974 Sur le plan de la répartition géographique, on assiste à une meilleure diffusion de l’activité gréviste ; des conflits sont constatés à travers tout le département. Le foyer principal reste, bien sur, l’agglomération caennaise mais les villes de Vire, Condé, Lisieux et Bayeux connaissent un nombre relativement important de journées perdues. b. Les motivations des conflits + Très peu de conflits défensifs La période est à la combativité ouvrière et les conflits défensifs sont peu nombreux et d’ampleur limitée. Sur les deux années, il n’y a que sept conflits défensifs qui durent plus de 24 heures et aucun ne dépasse les 500 journées perdues. Trois sont liés au problème de l’emploi, les salariés demandant des garanties sur l’avenir de l’entreprise, à la Sonormel et chez Sam Labigne. Ils se déclenchent quand les directions ne sont pas capables de payer en temps les salaires. Deux grèves ont lieu pour s’opposer à des modifications de calcul du salaire au rendement. Enfin un certain nombre de travailleurs de la Saviem demandent à être indemnisés d’un lock-out décidé par la direction pendant la grève de 1973. + Les motivations salariales restent prépondérantes Pour les conflits offensifs, les motivations salariales sont de loin les plus fréquentes, avec souvent, s’ajoutant à une demande d’augmentation, celle de tout ou partie d’un 13ème mois. Le premier semestre 1972 présente la particularité de connaître un certain nombre de conflits qui remettent en cause le travail au rendement, chez Férodo, Jaeger et à la Radiotechnique ; ce mot d’ordre étant ensuite parfois repris en sus d’une demande d’augmentation dans d’autres conflits. c. Des conflits qui aboutissent généralement à la satisfaction des grévistes Le taux de satisfaction des conflits est important, bien plus de la moitié des conflits aboutissent à des résultats positifs. Au dernier semestre 1972, le seul conflit d’importance qui s’achève sans que rien n’ait été obtenu est celui de Férodo, mais on connaît l’intransigeance de la direction ; chez Guy Degrenne, si les salariés obtiennent au lieu d’un 13ème mois, une prime de fin d’année variable en fonction de l’ancienneté, le mouvement s’achève également par le licenciement d’un certain nombre de travailleurs. Aux entrepôts Promodes, au contraire, si le conflit de 1973 s’achève par une reprise du travail sans condition, la direction satisfait une partie importante des revendications ensuite. Les échecs les plus retentissants de l’année 1973 sont ceux de Jaeger et de la Radiotechnique. Il faut de plus signaler que pendant l’année 1973, le rapport de force est tel que les salariés de la SMN et de la Saviem parviennent à faire céder leurs directions. Pendant le premier semestre 1974, les mouvement de Masoneilan et de la Saviem aboutissent à des échecs. Taux d'échec des conflits de plus de 24 heures par trimestre 100% 50% 0% 3eme 72 4eme 72 1er 73 Conflits portés en échec 2eme 73 3eme 73 4eme 73 1er 74 2eme 74 transactions défavorables B. Les conflits de l’année 1972 Le Calvados connaît jusqu’en novembre 1972, une conflictualité forte, alors même qu’une partie échappe aux statistiques du fait de la méthode de lutte choisie : la réduction des rendements. Si on ne se concentre que sur le nombre de journées individuelles non travaillées enregistré par l’Inspection du Travail, les mois de juin et novembre sortent largement du lot. Sur cette période, neuf conflits dépassent le cadre de la semaine : les grèves minoritaires de l’atelier des boites de vitesse 321 de la Saviem et des approvisionneurs de chaînes de Jaeger ; les luttes de Dahl et Leroy en juin et juillet à Lisieux ; les grèves des cadences de Ferodo, Jaeger et de la Radiotechnique ; le conflit des Chantiers normands réunis de Courseulles en septembre ; et enfin ceux de Degrenne et de Moulinex à la fin de l’année. Parmi ceux-ci, six conflits dépassent les 1 000 journées individuelles non travaillées : les grèves de Dahl, Férodo, Jaeger, Degrenne et Moulinex16. 16 Le conflit de l’usine Degrenne s’étant interrompu un temps est compté par les services du ministère du Travail comme deux conflits ; statistiquement, il y a donc sept conflits de plus de 500 JINT dont six de plus de 1 000. Parmi les plus petits conflits, dix autres conflits ne dépassent pas la durée de la semaine et se tiennent dans de petites entreprises. Révélateur du rapport de force relativement favorable, deux seulement s’achèvent par un échec : les débrayages aux entreprises BIS et Hamelin. Conflits ayant entraîné plus de 500 journées individuelles non travaillées de juin 1972 à 1973. Entreprise Début – fin nb. grévistes / nb. d’heures Effectif total ouvrières perdues Dahl (Lisieux) 20/06 – 28/06 440/440 2 640 JINT Leroy (Lisieux) 15/06 – 03/07 530/763 6 360 JINT Férodo (Condé sur Noireau) 18/07 – 21/07 1384/1649 2 941 JINT Jaeger (Mondeville) 18/10 – 24/10 200/1023 1 200 JINT Degrenne (Vire) 23/10 – 24/10 540/562 540 JINT Degrenne (Vire) 08/11 – 16/11 562/562 3 484 JINT Moulinex (Cormelles) 23/11 – 04/12 746/2769 3 196 JINT 2. Les conflits du mois de juin Le mois de juin 1972, avec ses 9175 journées individuelles non travaillées, se détache nettement de la période précédente, c’est un niveau non atteint depuis près d’un an, depuis avril et mai 1971, où il s’agissait principalement, on l’a vu, de participation à des journées nationales d’action17. Parmi les six conflits survenus au cours du mois de juin, quatre méritent particulièrement d’être signalés : à Lisieux, aux établissements Dahl et Leroy, 2 640 et 6 360 journées individuelles ont respectivement été perdues pour cause de grève ; à Jaeger et à la Saviem, les grèves ont entraîné la perte de moins de journées mais ont eu des conséquences importantes sur la marche de l’entreprise. Le directeur départemental du Travail écrit dans son aperçu mensuel de la situation de l’emploi du mois de juin 1972, qu’il y eut alors deux sortes de conflits : « les uns menés par les syndicats, principalement la CGT, touchant l’ensemble des salariés et se terminant par des augmentations substantielles de salaire (0,25 F à 0,45 F de l’heure) établissements Leroy et établissements DAHL à Lisieux ; les autres déclenchés spontanément par un petit groupe de travailleurs – 6 à la SAVIEM, 17 aux établissements JAEGER à Caen et qui entraînent le chômage technique d’une partie du personnel de fabrication »18. Très minoritaires, les seconds vont entraîner une nouvelle controverse sur la tactique des luttes. a. Deux conflits très minoritaires + Le conflit de l’atelier des boites de vitesse 321 à la Saviem Le conflit de la chaîne de montage des boites de vitesse présente un réel intérêt en ce qu’il est, plus qu’aucun autre, emblématique des réactions syndicales et des tactiques de luttes 17 18 Les chiffres de juin ne tiennent pas compte de la journée d’action du 23. DDTE, Aperçu mensuel de la situation de l’emploi, juin 1972, Arch. DRTE 1009 W 203. adoptées. Il ne s’agit que d’un conflit très limité par rapport à la dimension de l’entreprise puisqu’il ne concerne qu’un seul atelier et seulement six ouvriers. Mais ils tiennent pendant vingt-deux jours et bloquent ainsi une partie de la production. Un des facteurs déclenchant du conflit est le « ras le bol » de conditions de travail difficiles : le travail est pénible, les boites de vitesse des camions sont des pièces lourdes à manier, les temps de pause sont rares, les cadences en plus d’être élevées sont extrêmement variables selon les commandes ; et tout cela pour un salaire relativement faible puisque ces postes sont des postes d’OS19. La CGT s’était préoccupée de la situation de cet atelier, elle avait fait signer en février-mars des pétitions, puis, sans réponse de la direction, les avait réitérées en mai. Le lundi 26 juin, les ouvriers décident spontanément, sans mot d’ordre syndical, d’arrêter le travail ; d’abord avec leurs collègues de la chaîne de montage des boites de vitesse 330, puis dès le 28 seuls. Ils exigent des augmentations de salaire, la diminution et la stabilisation des cadences. Isolés dans l’entreprise, ils se heurtent à la direction, qui, selon une tactique bien rodée, exerce dès les premiers jours du conflit un chantage au lock-out. Le 29 juin, trois jours seulement après le début du conflit, le chef du personnel convoque les grévistes et leurs délégués et évoque la probable mise au chômage technique de 700 travailleurs de la gamme basse. CFDT et CGT réagissent alors de façon totalement différente, chacune selon sa logique propre. La première soutient la lutte et parie sur la solidarité du collectif ouvrier20. La seconde, elle, s’inquiète ; elle n’estime pas le rapport de force suffisant pour faire céder la direction ; on risque de brûler des cartouches précieuses, sans réelle chance de succès. Aussi, dans un tract du 29 juin, après avoir rappelé la justesse des revendications des ouvriers des boites de vitesse, elle appelle à changer de forme de lutte : « la grève illimitée minoritaire est une aventure dans laquelle les travailleurs doivent refuser de s’engager»21. Le mardi 04 juillet, la direction met sa menace à exécution et annonce à un comité d’entreprise exceptionnel le lock-out de 110 salariés22. La CFDT persiste dans son soutien : « les travailleurs des boites de vitesse ont décidé seuls de leur action. Leurs revendications sont celles de tout le personnel. La CFDT n’entend pas les abandonner »23. Le lock-out n’est en fait que de courte durée, trois jours seulement. La direction n’a pas cédé mais a trouvé une solution plus avantageuse que le lock-out, elle a réussi à contourner la grève en faisant appel à la sous-traitance, à l’entreprise Estival-Lescalier de Carpiquet, pour monter les boites de vitesse. La CFDT ne parvient pas à l’en empêcher malgré une campagne d’appel à la solidarité24. Norbert Aussant en garde un souvenir personnel peu agréable : « on avait décidé à plusieurs, dont Alain Adelaïde et moi, d’aller distribuer des tracs aux intérimaires pour leur demander de refuser de travailler par solidarité ; on est rentré dans l’atelier – ce n’était pas un vraiment un atelier c’était un hangar – où étaient installées les chaînes. L’alerte a été vite donnée à la direction et ce fameux Lescalier ou Estival, je ne me souviens plus – le plus costaud des deux –, est arrivé. Ce n’était pas un mort. Il hurlait, impressionnant. On a donc décidé le repli vers la sortie… comme on marchait devant lui, il a gueulé et il m’a mis « un coup de pompe dans le cul » comme on dit. Ce qui fait qu’il m’a immobilisé pendant plus de quinze jours… »25. 19 Dossier Agence Presse Libération, mercredi 19 juillet 1972, n°19. Agence presse Libération, n°25. 21 Tract CGT Saviem, 29 juin 1972, L’action aux boites de vitesse, arch. CGT 1996/11/174. 22 Paris Normandie, mercredi 05 juillet 1972. 23 Paris Normandie, jeudi 06 juillet 1972. 24 Ouest France, mercredi 12 juillet 1972. 25 Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001. 20 La grève-bouchon ne créé alors plus le moindre bouchon et n’a plus d’incidence sur la production. Au bout d’une dizaine de jours, les six grévistes doivent se rendre à l’évidence, la grève est un échec. Ils l’interrompent donc le lundi 17 juillet, n’ayant reçu que des engagements imprécis sur l’amélioration des conditions de travail26. + Le conflit des OP de Jaeger Une autre grève minoritaire éclate à la fin de ce mois de juin, le mercredi 28 juin chez Jaeger. Le personnel de l’approvisionnement des chaînes cesse le travail et occupe pacifiquement l’atelier pour obtenir une augmentation de 100 F par mois, ce qui leur assurerait un salaire minimum de 1 000 F mensuel27. Le nombre de personnes concernées, dix-sept travailleurs28, n’est de nouveau pas très important relativement aux 1 100 salariés qui composent l’effectif total de l’entreprise mais, ici comme à la Saviem, ils occupent des postes stratégiques dans la chaîne de production, et leur arrêt la perturbe profondément. Dès le vendredi, certaines chaînes de fabrication de tableaux de voitures doivent ainsi être arrêtées faute de pièces. Selon Ouest France29, certains cadres et agents de maîtrise essaient de faire quitter les ateliers aux grévistes mais n’y parviennent pas du fait de la solidarité des autres salariés. La direction annonce alors à un comité d’entreprise exceptionnel la mise au chômage technique de 400 personnes. Comme à la Saviem, les syndicats se divisent. La CGT se désolidarise du mouvement : « le syndicat CGT, considère que la façon de lutter des magasiniers et des manutentionnaires, n’est pas la forme d’action qui est susceptible de porter des coups efficaces à la direction »30. «La CFDT, [Au contraire], soutient l’action des OS magasiniers manutentionnaires » et s’étonne de « la position du syndicat CGT Jaeger [qui] est en complète contradiction avec la déclaration signée par la CGT et la CFDT au niveau national31 ». Le tract s’achève ainsi, résumant au mieux la philosophie de la CFDT du Calvados : « Il y a une lutte chez Jaeger, il faut la soutenir et lui donner le maximum d’efficacité »32. La même division syndicale, le même caractère minoritaire qu’à la Saviem mais pourtant l’issue de la grève n’est pas la même. Ici, la solidarité a joué pleinement et la grèvebouchon a pu être efficace. La direction n’ayant pas réussi à remplacer les ouvriers, doit donc céder. Le mercredi 05 juillet, elle accorde aux grévistes des augmentations horaires variant entre dix-huit et vingt et un centimes et propose aux lock-outés de payer doublement chaque heure récupérée. Résultats différents, donc, pour ces deux grèves assez analogues mais une constante : la différence d’appréciation sur les conflits minoritaires demeure entre CGT et CFDT malgré l’accord national. La CFDT entend soutenir toutes les luttes menées par les travailleurs aussi minoritaires soient-elles. La CGT continue à promouvoir sa tactique de luttes de masse engagées par les syndicats, quitte à freiner, voir à casser les actions qui n’y correspondent pas. 26 Ouest France, vendredi 21 juillet 1972. Paris Normandie, samedi et dimanche 01er et 02 juillet 1972. 28 Toujours la même imprécision au niveau de l’effectif des grévistes, on a ainsi les chiffres de 17 d’après l’inspection du travail, 13 selon la direction, 20 selon la CFDT. 29 Ouest France, vendredi 30 juin 1972. 30 Tract CGT JAEGER, 28 juin 1972, Oui à l’action, non… à l’aventure, Arch. CGT 1996/11/167. 31 La section syndicale fait ici référence à l’engagement pris au mois de juin par les deux centrales de soutenir toutes les luttes. 32 Tract CFDT JAEGER, 29 juin 1972, La CFDT soutient l’action des magasiniers manutentionnaires, Arch. CGT 1996/11/167. 27 Pour l’extrême gauche, cela vaut confirmation, la CGT « [fait] le jeu du patronat »33. Touefois, quand les conditions sont réunies pour que l’action soit menée comme l’entend la CGT, on la retrouve aux premières lignes. b. A Lisieux deux luttes CGT En ce mois de juin, la CGT initie, seule ou avec l’aide d’une CFDT proche de ses positions, deux conflits importants sur Lisieux. Aux établissements Leroy, le personnel perd 6 360 journées de travail, à DAHL, 2 640. + Le conflit de Leroy C’est la seconde action dans cette entreprise depuis mai 196834. Une des motivations du conflit est la demande d’égalité des salaires entre les différentes usines du groupe. De réunion en réunion, les délégués rappellent à la direction, qu’il est anormal qu’à l’usine de Magenta, certains postes de travail analogues aient des classifications nettement supérieures35. En mai, la CGT, seul syndicat présent dans l’entreprise, a rédigé un cahier de revendications des ouvriers spécialisés conducteurs de presse qui porte notamment sur une augmentation de 0,25F au 01er juin et une amélioration des classifications (le passage MS2 des MS1 et OS2 des OS1). Dans ce contexte revendicatif, la grève CGT du 07 juin est très largement suivie dans l’entreprise puisque, selon le syndicat, 95%, du personnel débraye alors36. Le jeudi 15 juin, la direction repousse les revendications du personnel. En réaction, les trois quarts de l’effectif présent cesse aussitôt de travailler. C’est le début d’une grève de seize jours, largement soutenue par la population locale – les commerçants de la ville distribuent du poisson, des pommes de terre, des bons de pain37– et par le personnel administratif qui, solidaire, cesse le travail pendant une heure et demie dès le lendemain du déclenchement du conflit38. Pendant plus de deux semaines, l’entreprise est fermée par des piquets de grève. Le personnel, régulièrement consulté lors de meetings, soutient les positions syndicales et repousse les propositions patronales jugées insuffisantes. La direction générale se montre d’abord intransigeante. Le mardi 20 juin, elle annonce aux délégués qu’elle reçoit, qu’il n’est pas question pour elle de faire un effort sur la question des salaires qui ont déjà été augmentés de 8% et, se plaçant sur un plan juridique, que les classifications existantes à Lisieux sont conformes à la convention collective nationale39. Le lendemain, une manifestation de soutien réunit plus d’une centaine de salariés dans les rues de Lisieux. A l’hôtel de ville où ils aboutissent, ils demandent au député-maire « d’user de son influence auprès de la direction»40. Au bout d’une semaine de grève, le vendredi 23, la direction fait un premier pas en direction des grévistes en proposant quelques avancées sur les classifications mais reste en revanche sur sa position en ce qui concerne les salaires. Pour la CGT c’est une manœuvre, la 33 Tract « des travailleurs en lutte de Jaeger », la nausée, juin 1972, arch. CGT 1996/11/159. Il s’agit, ici, vraisemblablement d’un tract du PCMLF présent dans l’entreprise. Il est à noter qu’à Jaeger, le conflit entre extrême gauche et CGT est des plus virulents puisque la section, un temps dirigée par les gauchistes a été reprise en main par une direction proche du PCF. 34 Un mouvement avait eu lieu en juillet 1971. 35 Ce qui permet, en fait de payer plus ces ouvriers, tout en affichant une égalité de traitement entre les différentes usines. 36 Lisieux Contact (revue bimestrielle de l’UL CGT de Lisieux), n°3 bis, juillet 1972. 37 Ouest France, vendredi 23 juin 1972. 38 Paris Normandie, samedi 17 et dimanche 18 juin 1972. 39 Ouest France, mercredi 21 juin 1972. 40 Ouest France, jeudi 22 juin 1972. direction tente en « octro[yant] certains avantages à une minorité du personnel, notamment au collage, d’affaiblir le mouvement qui a pris naissance précisément dans cet atelier »41. Le lendemain, il n’y a qu’une vingtaine de personnes à la consultation de la direction ; de plus parmi elles, trois votent en faveur de la grève. Ils sont beaucoup plus nombreux à suivre la CGT et à se prononcer à mains levées pour la poursuite du mouvement42. Aussi le 28 juin, tout laisse craindre un durcissement du conflit, quand la CGT décide devant l’impossibilité de négocier, de bloquer l’entrée des bureaux jusqu’ici épargnés. Pourtant, comprenant peut-être enfin la détermination des grévistes, la direction générale décide de s’asseoir à la table des négociations. La rencontre se passe en terrain neutre, au centre administratif de Caen en présence du directeur régional de la main d’œuvre Mr Danglehan, les délégués se faisant assister des deux poids lourds de la CGT régionale MM. Lemarchand et Lemonnier, et d’un secrétaire fédéral du Bois M. Cazenave. Après de longues heures de discussion – la réunion du jeudi se terminant à un heure du matin – les négociations-marathon débouchent finalement sur un accord, le vendredi 29. La direction consent, en plus des avancées sur les classifications déjà obtenues, à assurer aux ouvriers des augmentations variant de 0,39 à 0,45 F par heure43. Tôt le lendemain matin, les délégués, qui ont tenus à consulter la base avant de signer, triomphent devant les 150 ouvriers présents : «Nous nous sommes trouvés devant une direction de combat qui a accepté à contre-cœur ce protocole qui est très positif pour nous. Elle s’est trouvé face à la volonté unanime des ouvriers et cette grève sera riche d’enseignement »44. La reprise est alors votée à mains levées à l’unanimité. + Le conflit des établissements DAHL Peut-être encouragés par l’exemple des travailleurs de Leroy, ceux des établissements DAHL engagent à leur tour l’action. Depuis le début de l’année, la situation y est tendue ; les syndicats s’inquiètent d’une déclaration de la direction qui laisse entendre que les augmentations de salaire de l’année 1972 seront inférieures à celles de 1971. Pendant tout le mois de juin, CGT et CFDT, dans l’unité la plus totale, adressent des avertissements à la direction. Le 07 juin, 50% du personnel participe à la journée d’action CGT appelée, il faut le noter, par les deux sections syndicales45. Une pétition réclamant l’ouverture de négociations recueille 287 signatures sur les 424 salariés. La semaine du 7 au 14 est marquée par un ralentissement volontaire des rendements. Le 19, une centaine d’ouvriers arrêtent de travailler pendant deux heures. Les revendications portent sur une augmentation de 30 centimes par heure, un salaire garanti de 1 000 F par mois et l’obtention d’un treizième mois46. Le mardi 20 juin, la direction n’ayant toujours pas fait d’ouverture, les syndicats décident de consulter les salariés sur la pertinence d’une grève illimitée. Les délégués rappellent à leurs camarades : « Pétitions, grèves perlées, meetings n’ont pas permis de faire aboutir nos revendications. C’est pourquoi nous avons décidé, aujourd’hui, de fermer les portes de l’usine et d’organiser un vote »47. Sur les 426 ouvriers, 296 seulement prennent part au vote, surveillé à la demande de la direction par huissier de justice. 170 se prononcent pour, 140 contre. Les portes de l’entreprise sont alors fermées par des chaînes. La direction générale propose aussitôt quelques avancées, 20 centimes tout de suite et 3% au 01er octobre, mais les 41 Ouest France, samedi 24 et dimanche 25 juin 1972. Ouest France, lundi 26 juin. 43 En tenant compte cependant de l’augmentation de 20 centimes prévue avant le conflit ; ce qui assure cependant entre 20 et 25 centimes au titre du rattrapage. En ce qui concerne les classifications, 20 MS1 sont reclassés MS2, les conducteurs de presse OS1 passent OS2. 44 Paris Normandie, samedi 01 et dimanche 02 juillet 1972. 45 Doit-on lier ce fait à la présence de militants communistes dans la CFDT locale ? 46 Lisieux Contact (revue bimestrielle de l’UL CGT de Lisieux), n°3 bis, juillet 1972. 47 Ouest France, mercredi 21 juin 1972. 42 assortit d’un préalable, elle refuse de rencontrer les délégués tant que la liberté du travail n’est pas assurée et explique de plus que le conflit peut être résolu avec la direction locale. Parallèlement, elle cherche à faire pression sur les travailleurs en leur envoyant une lettre à domicile48 tandis que le syndicat patronal CFT engage une campagne de signatures pour soutenir la reprise. Malgré toutes ces pressions, le mouvement reste majoritaire au commencement d’une nouvelle semaine. Sur les 368 salariés qui s’expriment le lundi 26, si la maîtrise vote en faveur de la reprise par 26 voix contre 6, la grève l’emporte largement par 199 voix contre 105 dans le collège ouvriers-employés49. Devant cette détermination, la direction générale décide de lever son préalable et de négocier directement avec les délégués. Une rencontre au centre administratif de Caen aboutit le lendemain à un protocole d’accord50 ratifié le mercredi par la base (par 266 voix contre 42)51. Les salariés obtiennent 20 centimes en juin, 10 en juillet et 2,5% au 01er octobre. Pour les syndicats, c’est une victoire, même si le salaire minimum de 965 F pour 44 heures reste bien loin de la revendication des 1 000 F pour 40 heures. Sur le principal point d’achoppement, la question du treizième mois, on a adopté une position de conciliation : la gratification annuelle varie en fonction de l’ancienneté entre 20 et 50% du salaire mensuel52. Les conflits du 2ème semestre a. Lutte pour le treizième mois à Degrenne Chez le fabricant de couverts, la situation sociale est des plus tendues. Le directeur Guy Degrenne est un patron autoritaire, qui n’accepte pas que son pouvoir de dirigeant soit de la moindre manière remis en cause. Les travailleurs effectuent 45 heures de travail par semaine pour un salaire à peine supérieur au SMIG53, aussi le mot d’ordre de treizième mois lancé par les syndicats a-t-il assez naturellement rencontré l’adhésion des travailleurs. Le 23 octobre, la CGT organise une grève d’avertissement particulièrement bien suivie puisque, selon les chiffres de l’inspection du travail, 540 salariés sur 555 y ont participé54 à Vire et 120 selon Paris Normandie à Sourdeval55. Le vendredi 03 novembre, ils effectuent également un arrêt de travail de plusieurs heures. Le lundi 06, la direction propose bien d’augmenter l’allocation de fin d’année de 100 à 150 F mais assortie de la menace d’une trentaine de licenciements. Devant ce chantage à l’emploi, les 300 salariés qui débrayent pour un meeting d’information décident après l’exposé du délégué CGT de se mettre en grève les trois derniers jours de la semaine, « dernier avertissement préviennent-ils avant la grève illimitée »56. 150 ouvriers la suivent à Sourdeval, 500 à Vire où sont mis en place des piquets de grève. A la fin de la semaine, le vendredi 10, la direction propose une prime de fin d’année en fonction de l’ancienneté variant entre 200 F après un an et 1000 F pour ceux ayant plus de 14 ans d’ancienneté. Cette proposition ne répond pas aux revendications et provoque la colère de l’assemblée générale 48 Agence Presse Libération, n°24 Ouest France, mardi 27 juin 1972. 50 Paris Normandie, mercredi 28 juin 1972. 51 Ouest France, jeudi 29 juin 1972. 52 20% de six mois à un an d’ancienneté, 35% de un à cinq ans, 40% de cinq à dix ans, 50% au delà. 53 Agence Presse Libération, n°41. 54 Etat STCF1 du mois d’octobre 1972. Vire étant à la frontière entre les deux départements, l’une des usines se situe dans le Calvados, l’autre dans la Manche. Nous ne disposons donc des chiffres de l’inspection que pour l’une d’elle. 55 Paris Normandie, mardi 24 octobre 1972. 56 Ouest France, mardi 07 novembre 1972. 49 des grévistes, réfugiée dans le cinéma de Sourdeval pour cause de mauvais temps. Le délégué départemental CGT de la Manche doit même, devant le mécontentement des travailleurs, se justifier et rappeler que ce ne sont pas les chiffres du syndicat mais de la direction et qu’il s’est contenté de les citer pour avoir l’avis de la base. Une ouverture est proposée, ils acceptent de reprendre le travail sur les bases de 500F de prime de fin d’année en 1972, et 1 000F l’année suivante57. Guy Degrenne refuse. Le lundi matin, une nouvelle assemblée générale de 500 travailleurs à Vire décide de reconduire la grève pour trois jours58 ; mais dès le lendemain, en fait, la reprise est presque totale à Sourdeval ; et à Vire, elle n’est contrariée que par l’interposition physique d’une petite vingtaine de jeunes travailleurs. Ces jeunes, proches de l’extrême gauche, s’en prennent même au directeur général et au PDG, les insultant, les menaçant et les bousculant. Guy Degrenne parle dans Ouest France de « climat de terreur »59. Parallèlement, en fin de matinée, la CGT consulte le personnel par un scrutin à bulletin secret. Les salariés doivent répondre à deux questions : sont-ils favorables aux propositions de la direction ou du syndicat ? Puis, pour ceux qui soutiennent la CGT, sont-ils partisans de reprendre le travail ou de continuer la grève. 396 personnes seulement sur un peu plus de 700 y participent. 258 personnes soutiennent la demande de treizième mois contre 126 en faveur des primes d’ancienneté et parmi les partisans du treizième mois, 142 personnes pensent qu’il faut continuer le mouvement contre 90 qui sont pour la reprise. La grève est donc devenue largement minoritaire : en additionnant les partisans de la proposition du PDG, naturellement pour la fin de la grève, et ceux qui, bien qu’en faveur du treizième mois, considèrent qu’il faut cesser le mouvement, c’est en fait 216 personnes qui sont pour la reprise du travail contre 142 ; encore faut-il leur ajouter 119 personnes qui ayant déjà repris le travail n’ont pas été admis à voter. Dès le lendemain, les piquets de grève sont forcés par les non grévistes. Le jour de la reprise, jeudi 16 novembre, Guy Degrenne confirme les propositions de prime d’ancienneté qu’il avait faites, mais licencie sept des jeunes ouvriers pour « insultes, menaces de mort, coups et blessures… »60. La CGT dénonce la manœuvre, pour elle, « en réalité la cause est simple : fait de grève »61. Quelques temps après, elle sera cependant mise en cause par un « groupe d’ouvriers » d’extrême gauche, qui lui reproche d’avoir laissé tomber les licenciés et d’avoir fait le lundi 13 novembre un « discours endormant sur les élections et sur le programme commun au lieu de poser les vrais problèmes »62. La CGT y répond en renvoyant dos à dos activistes et direction, condamnant les méthodes des uns qui permettent la répression des autres63. Attaquée sur sa gauche, la CGT l’est aussi sur sa droite, FO se servant de ce conflit : « les travailleurs des établissements Degrenne ont subi d’importantes pertes de salaires, alors qu’il eut été possible en commission de conciliation d’aboutir au même résultat »64. Il est vrai que les acquis sont plutôt maigres pour un conflit qui a fait perdre 3 484 journées de travail65, les primes d’ancienneté sont pour tous supérieures aux 150 F proposés au début de conflit, mais il faut avoir plus de 6 ans d’ancienneté pour avoir les 500 F demandés et seuls ceux qui sont dans l’entreprise depuis plus de quatorze ans se verront verser les 1000 F. Cette prime participe, de manière assez paternaliste, à la rupture de la 57 Ouest France, mercredi 13 novembre 1972. Ouest France, jeudi 14 novembre 1972. 59 Ouest France, vendredi 15 novembre 1972. 60 Ouest France, samedi 18 et dimanche 19 novembre 1972. 61 Tract CGT Degrenne, 16 novembre 1972, Arch. CGT 1996/11/203. 62 Tract signé d’un « groupe d’ouvriers », 28 novembre 1972, Arch. CGT 1996/11/203. 63 Tract CGT Degrenne, 28 novembre 1972, Les résultats de la grève, Arch. CGT 1996/11/203. 64 Tact FO, fin 1972, Après la grève déclenchée par la CGT aux établissements Degrenne Sourdeval-Vire, Arch. CGT 1996/11/203. 65 DDTE, fiche conflit Degrenne 08/11 – 16/11/1972, Arch. DDTE 865 W 48 267 58 solidarité du collectif ouvrier, en recherchant la fidélité des ouvriers les plus intégrés à l’entreprise. La CGT paye le prix de ce demi-échec aux élections de délégués du personnel suivantes, elle ne conserve la majorité que de justesse, perdant une centaine de voix au profit de FO. La première passe de 346 voix à 235, la seconde de 68 à 188 voix. b. Conflit à Moulinex Un dernier conflit traditionnel marque cette fin de l’année 1972 ; il concerne une partie du personnel de l’usine Moulinex de Cormelles le royal. Le 23 novembre, le poste 1 de l’atelier décolletage débraye pour, indique la CFDT, « 6,20F de l’heure pour les OS2 et 0,50F en plus pour les professionnels, […] un temps de pause de 20 minutes, la formation des régleurs, la rotation des postes »66. La direction accepte le temps de pause, la formation des régleurs et la rotation des postes ; pour les revendications salariales, elle propose 5,90 F pour les OS, 7,50 F pour les P1, 8 F pour les P2, pas d’augmentation pour les P367. A 14h, ces propositions sont repoussées par un vote unanime des grévistes. Le lendemain, la grève touche quatre ateliers, tandis que le meeting inter-syndical réunit entre 300 et 400 personnes68. Le mercredi, il y a selon Ouest France 800 grévistes, le jeudi 30 novembre ils sont 1 500 au meeting unitaire CGT-CFDT-FO. Devant cette montée en puissance du mouvement, la direction avance, le vendredi 01 décembre, de nouvelles propositions : un salaire horaire de 6,15 F pour les OS, une augmentation horaire de 40 centimes pour les P1, reconnaît le principe de l’échelle mobile des salaires et l’indexation des primes sur le coût de la vie. La CGT et FO considérant que de réelles avancées ont été obtenues – le salaire minimum sera de 1000F au 01er janvier 1973 – appellent à la reprise. La CFDT se déclare alors « seule organisation syndicale auprès des grévistes »69, mais signe finalement l’accord d’entreprise le lundi 04 décembre70. En dehors de ce conflit, si on excepte la participation des agences calvadosiennes au mouvement national de revendication des banques qui représente 621 journées, le mois de décembre ne connaît que 247 journées de travail perdues, soit une conflictualité ouvrière très faible qui marque le début d’une période de quatre mois dans l’attente des élections législatives de mars 1973. C. Remise en cause du salaire au rendement On a vu qu’il n’y a pas de basculement des thèmes revendicatifs du quantitatif au qualitatif dans l’après mai 1968 dans le Calvados. Les motivations salariales restent dominantes. Le second semestre 1972 est cependant marqué par des mouvements portant sur des revendications qualitatives, de remise en cause du salaire au rendement et des cadences à Férodo, Jaeger, puis dans une moindre mesure à la Radiotechnique. 3. L’exemple de Philips Flers Dans les usines à main d’œuvre féminine, tout particulièrement, les cadences sont usantes, aliénantes. La rémunération y est composée de deux éléments : le salaire de base et une prime liée au rendement. Lors d’une conférence de presse M. Buet résume ainsi : « dans 66 Ouest France, vendredi 24 novembre 1972. Tract CGT Moulinex, 24 novembre 1972, Tous dans l’action, Arch. CGT 1996/11/156. 68 Agence Presse Libération, n°43. 69 Ouest France, samedi 02 et dimanche 03 décembre 1972. 70 Paris Normandie, samedi 16 et dimanche 17 décembre 1972. 67 ces entreprises, c’est toujours la théorie de Taylor qui subsiste. Elle vise à séparer l’exécution et la conception du travail, à parcelliser le travail d’exécution, à enchaîner le travailleur à son poste et à se servir du salaire pour imposer la cadence. Il en résulte un nombre considérable d’emplois n’ayant aucune signification humaine et un travail qui par ses caractéristiques, constitue une atteinte grave à la santé des ouvrières »71. Les différents témoignages publiés dans la presse syndicale ou régionale insiste sur le caractère destructeur, physiquement et psychiquement de ces conditions de travail déplorables : « Ils nous prenaient pour des robots : à une certaine époque, on n’avait pas le droit de rire… On nous accordait trois minutes en fin de journée pour nettoyer notre place, nos mains… », « Les nerfs craquent avec ces niveaux de cadences : il y a des chefs qui ont reçu des compteurs par la figure… »72. Une syndicaliste de Jaeger confie quelques années plus tard à Armand Frémont : « Des filles qui [faisaient] de la dépression y’en avait sûrement davantage [avant 1972]… quand on voyait parmi les filles qui travaillaient avec moi, le nombre qui prenait du valium, qui prenait un tas de saloperies de ce genre là… […] Je l’ai fait, prendre du valium pour se calmer, le soir, pour dormir ou autre, et le matin, aller prendre des vitamines pour tenir le coup… »73. Ce n’est pour une fois pas le Calvados qui a l’initiative dans la région. L’exemple vient du département de l’Orne, de l’usine Philips de Flers où après 58 jours de lutte, de réduction des cadences au minimum permettant d’obtenir le salaire de base, la direction cède et accepte à la mi-juin de réduire la production plancher nécessaire pour avoir le boni de 1,30 à 1,1774. Férodo : une lutte arrêtée par l’effritement Dès le mois de juin, à l’usine Férodo de Condé sur Noireau, les travailleurs se plaignent de l’augmentation des cadences ces dernières années. La CFDT s’empare de ce mécontentement et lance une campagne d’information sur le temps de travail. Jouant sur la symbolique, elle explique que le temps de travail est régit par deux lois : l’une progressiste, celle du front populaire du 21 juin 1936 qui fixe la durée du temps de travail à 40 heures ; l’autre réactionnaire, celle de Vichy du 28 août 1942 qui tend « à maintenir le rendement des entreprises industrielles et commerciales ». Le syndicat conclut, combatif, « Le temps, c’est de l’argent. Le plus beau piége à con que le capitalisme ait inventé car, de VOTRE temps, qui en tire L’ARGENT ? Vous ? un peu, des miettes, mais le gros morceau, c’est le patron qui l’empoche »75. A la veille des congés annuels, période pourtant peu propice aux conflits sociaux, une grève éclate. Les ouvriers de l’atelier du cintrage décide le mardi 18 juillet de cesser le travail et font le tour de l’usine qui les suit et débraye à 60%. Ils réclament une augmentation de 100 F pour tous, une réduction du temps de travail et surtout l’incorporation du boni dans la paye. Le lendemain 90% du personnel est dans l’action, le mouvement s’étend aux autres usines du groupe76. La CFDT soumet le jeudi deux modes d’action au vote : la grève illimitée qui est choisie par un tiers des votants et la grève tournante avec baisse de production par les deux autres tiers77. La CGT se joint au mouvement78. Dès le lendemain, c’est en fait un 71 Ouest France, samedi 30 septembre et dimanche 01er octobre 1972. Ouest France, vendredi 03 novembre 1972. 73 Armand Frémond, Ouvriers et ouvrières à Caen, Caen, CNRS, 1981, p. 74. 74 Brochure CFDT, 12 juin 1972, Chez Philips à Flers après 58 jours de lutte les cadences sont brisées, Arch. CFDT 1996/9/42. 75 Tract CFDT Ferodo, 21 juin 1971, La durée du travail, Arch. CGT 1996/11/173. 76 Agence Presse Libération, n°28. 77 Ouest France, vendredi 21 juillet 1972. 78 Tract CGT Ferodo, 31 août 1972, l’information sans frein, Arch. CGT 1996/11/173. 72 mouvement de réduction des cadences qui se met en place. Les travailleurs adoptent l’allure de 60 pièces par heure au lieu de 75, ce qui leur permet d’assurer leur emploi, la partie fixe du salaire mais pas le boni. Les congés annuels n’interrompent pas le mouvement qui reprend dès le jour de la rentrée Rarement une direction n’aura autant mérité l’expression de direction de combat que celle de Ferodo. Tirant prétexte d’une clause de conciliation destinée à limiter les conflits, elle rompt l’accord d’entreprise signé le 18 mai précédent79, accorde une augmentation de 5% aux non grévistes80 et surtout laisse pourrir le conflit. Les syndicats qui espèrent néanmoins la faire céder appellent les travailleurs à passer le cap du 01er octobre « pareille occasion ne […] sera jamais plus offerte de faire plier l’échine à cette direction réactionnaire. »81, mais aucune solution n’intervient. Le 18 octobre, les syndicats essaient de mobiliser les troupes, des responsables départementaux des deux syndicats MM. Buet et Lemonnier viennent soutenir les grévistes à un meeting syndical. Mr Buet prévient : « Il faudra bien qu’à l’image de Philips (56 jours de grève) que Férodo cède. Férodo perd des millions chaque jour »82. Férodo ne cède pas ; au contraire, preuve de son acharnement, débute pendant la grève le procès des dix salariés licenciés suite à la séquestration de décembre 1969 qui aboutit à leur condamnation à des peines de un à trois mois de prison avec sursis le 24 novembre. Finalement au bout de quatorze semaines, les derniers grévistes doivent cesser l’action. M. Beaudouin se souvient : « [la lutte] s’est trouvée arrêtée par l’effritement, en fin de compte, les gens reprenaient tous les jours. La principale difficulté d’un conflit – c’est bien sur de savoir le démarrer, mais bon ce n’est pas le plus dur – c’est de savoir l’arrêter, et de savoir l’arrêter même si on a complètement échoué. C’est dire, à un moment donné, on arrête et on rentre tous et de ne pas arrêter les uns après les autres. Là, l’image que j’en ai gardé, c’est que on est rentré les uns après les autres »83. Dans l’immédiat, les syndicats cherchent à positiver : « Certains parlent de défaite » signale la CGT mais cette action a été un premier « front uni syndical » et appelle une revanche84. Le conflit Jaeger et la reconnaissance de « l’activité naturelle » C’est l’exemple du conflit de Philips Flers qui convainc les délégués CFDT de Jaeger de lancer une action contre le salaire au rendement. Certains tracts diffusés à Caen, certains témoignages censés provenir d’ouvrières de Jaeger, sont même, mot pour mot identiques à ceux de Flers. Le déclenchement du conflit est ainsi précédé d’un long travail syndical contre le principe des cadences. A Jaeger, le conflit part du mécontentement des ouvrières face à la complexité de leurs feuilles de paye et ce, précise la CFDT, « d’autant plus que le montant en est maigre »85. Le lundi 11 septembre, les délégués demandent des explications que les services comptables se révèlent incapables de leur donner, sans leur disent-ils une étude approfondie86 ; la CFDT engage alors l’action et appelle à un meeting qui réunit plus 650 personnes sur les 1 100 salariés. Les délégués précisent alors les objectifs de la lutte : « Ce que nous voulons ce n’est pas une explication mais une simplification du système. Pour cela il faut supprimer la cause principale du fouillis et des erreurs : le rendement »87. Puisqu’ils contestent le principe du 79 Communication au CE de septembre 1972. Tract CGT- CFDT Ferodo, 25 septembre 1972, Action commune, Arch. CGT 1996/11/173. 81 Tract CGT-CFDT Ferodo, 28 septembre 1972, le cap du 01er octobre, Arch. CGT 1996/11/173. 82 Ouest France, jeudi 19 octobre 1972. 83 Entretien avec Roger Beaudouin, 30 mai 2001. 84 Tract CGT Férodo, 27 novembre 1972, Le passé et l’avenir, Arch. CGT 1997/14/284. 85 Ouest France, mardi 26 septembre 1972. 86 Paris Normandie, samedi 30 septembre 1972. 87 Ouest France, mardi 26 septembre 1972. 80 rendement, la forme de lutte choisie en brise la logique : les ouvrières réduisent les cadences, d’abord en adoptant le rythme de travail minimum garantissant le salaire de base (l’allure 100 au lieu de 110 ou 115 qui donne le boni), ce qui entraîne une réduction de production de 15 à 18% ; puis le jeudi 14, l’allure 75. La production est alors presque réduite de moitié. La CGT est dubitative sur cette forme d’action, comme l’explique Jean-Louis Fouques : « on pensait que la grève des rendements était une démarche individuelle, et on craignait que le patron agisse ensuite individuellement. […] On avait peur que ça devienne individualiste et que ça finisse par des licenciements »88. Le mardi 03 octobre, le PDG reçoit les délégués et leur propose 4% d’augmentation au 01er septembre, mais ce n’est pas ce que veulent les ouvrières qui rejettent ces propositions le lendemain. La grève continue pendant deux semaines encore. Ce n’est finalement que le 20 octobre que la direction accepte de négocier sur la question des cadences. Il en ressort, le 23, un accord inédit qui reconnaît « que l’activité naturelle peut être différente d’une personne à l’autre », le salaire n’est dès lors plus lié au rendement mais « constitué d’un salaire de base et d’une prime garantie à 17% »89. De plus, la direction a accepté de payer les heures de cadences abaissées au salaire de base. Cet accord prend rapidement une portée considérable et il est souvent cité dans les années suivantes. Une polémique entre CGT et CFDT naît alors. La CGT refuse de signer l’accord car la direction ne débourse pas un centime et se contente de redistribuer la masse salariale aux dépens des ouvrières les plus productives. Il faut « une augmentation des salaires pour tous, prise sur le profit »90 précise-t-elle. Elle fait part aussi de ces inquiétudes sur le point trois de l’accord qui stipule : « Pendant une période de l’ordre de trois mois, chaque personne devra trouver son activité naturelle. L’activité de l’ensemble du personnel devra être telle qu’elle permette de maintenir un niveau national d’activité compatible avec l’obligation pour l’entreprise de rester concurrentielle sur chacun des marchés ». Elle s’interroge que se passera t’il après cette période d’essai, si la direction déclare que l’activité naturelle n’est pas satisfaisante, n’aura t’elle pas toute possibilité « Soit [de] s’adresser à l’organisation signataire pour faire appliquer le paragraphe 3 […] Soit en cas de refus, [de] dénoncer le présent accord ». La CFDT estime que la dynamique enclenchée devient « irréversible »91. La période du 23 octobre au 29 mars 1973, où « chaque ouvrière détermine elle même sa production ; [où] ce n’est plus le chef qui la lui impose » 92 est une période d’espoir pour les ouvrières de Jaeger. Ouest France qui y consacre une enquête d’une page le 03 novembre relève le changement de climat dans l’entreprise, « le désenchantement n’est plus de mise et le débat débouche sur l’espérance, la confiance », avec en leitmotiv un « C’est trop beau pour être vrai ». Les interviews des « cinq ouvrières de base » vont toutes dans le même sens : « ils vont nous laisser faire ce qu’on peut, c’est trop beau ! », « En travaillant à notre rythme naturel sans commettre le moindre abus. Le travail sera moins énervant et on le supportera mieux »93… Le 23 janvier, au bout de la période d’essai, le chef de fabrication M. Chrétien dresse un premier bilan, la rentabilité de Caen a diminué et explique qu’il y a trois catégories d’ouvrières, celles dont les rendements sont normaux, celles dont les rendements sont supérieurs et celles dont « les rendements se révèlent nettement inférieurs à ce que l’on peut considérer honnêtement comme une activité naturelle » 94. Face à cette première mise en 88 Entretien avec Jean-Louis Fouque, 05 juin 2001. Paris Normandie, mardi 24 octobre 1972. 90 Tract CGT, 23 octobre 1972, Pourquoi la CGT ne signera pas, Arch. CGT 1996/11/167. 91 Ouest France, 03 novembre 1972. 92 Brochure CFDT, 15 mai 1973, Bilan de l’action chez Jaeger, Arch. CFDT 1996/9/42. 93 Ouest France, vendredi 03 novembre 1972. 94 Paris Normandie, Samedi 27 et dimanche 28 janvier 1973. 89 garde de la direction et aux avertissements de la CGT qui y voit confirmation de sa position, la CFDT prévient « que la CGT se rassure, la CFDT n’est pas folle à ce point. Jamais, et les ouvrières le savent bien, elle ne leur demandera de travailler à 114 ou au dessus […] ce qui compte c’est que les travailleurs soient prêts à défendre ce qu’ils ont acquis par la lutte »95. La direction réussira ensuite à imposer un système intermédiaire, qu’explique une déléguée à M. Frémont : « Il n’y a plus que deux primes d’activités, 90 et 74 ? Ca ne vous dira pas grand chose… ce sont des primes fixes, minimum et maximum. Celle qui a la prime maximum la garde. Elle n’est pas tributaire d’une fatigue d’un moment. Si elle n’arrive plus à faire son travail, on ne lui redescend pas sa prime comme on le faisait avant 72 »96. On peut par contre penser que la direction de Jaeger, qui a du céder une nouvelle fois, tire les leçons de ce conflit et que c’est de là que naît sa détermination face aux mouvements sociaux à venir. A la RTC, vingt ouvrières en lutte contre les cadences Le 20 octobre, à la Radiotechnique c’est la vingtaine d’ouvrières de la chaîne ULT1 qui contestent l’organisation de leur travail. A l’origine du conflit, les menaces de licenciement d’une salariée qui ne réussissait plus à faire ses cadences parce qu’elle souffrait d’eczéma97. C’est un atelier, précise la CFDT, où les conditions de travail sont particulièrement dures, la chaîne vient de « Hollande, où la majorité des travaux étaient effectués par des hommes, alors qu’à Caen, le travail est fait par des femmes. Ces machines sont plus ou moins détériorées et demandent de fréquentes interventions de dépanneurs […] ceci entraîne de nombreux arrêts et déplacements de postes, dont les conséquences se font sentir sur les salaires des ouvrières »98. Les ouvrières décident, après avoir rencontré les délégués CFDT, de réduire les cadences pour des salaires identiques et garantis, donc pour la suppression du salaire au rendement, et pour l’amélioration des conditions de travail exigeant notamment de ne travailler qu’à mi-temps sur les machines les plus pénibles, de ne plus travailler sur deux machines en même temps et la « prise en compte des certificats médicaux dans la répartition des postes de travail dans la chaîne, avec l’arrêt des menaces de renvoi »99. Cette baisse des rendements dure presque un mois avant que les délégués syndicaux ne soient reçus par la direction le 27 novembre. Elle propose quelques améliorations sur les conditions de travail (les ouvrières ne travailleront plus que sur une machine à la fois, ne travailleront qu’à 1/2 temps au poste pénible de la « fermeture », augmentation du nombre des régleurs) mais ne cèdent pas sur les méthodes de calcul des salaires : ils restent en fonction de la cotation du poste de travail et du rendement. Le mouvement continue quelques temps mais selon les mots de l’une d’entre elles « 50 ouvrières ça na fait pas tellement sur 7 à 800 ouvrières »100. 95 Ibid. Armand Frémont, Op. Cit., p. 71. 97 Dossier Agence Presse Libération, n°19, mercredi 03 janvier 1973, Les ouvrières des ULT et la baisse des cadences. 98 Ouest France, vendredi 24 novembre 1972. 99 Ibid. 100 Agence Presse Libération, n°43, 47 et 49 ; Dossier APL, n°29, 03 janvier 1973. 96 D. Expectative jusqu’aux élections législatives Cette nouvelle vigueur revendicative de l’année 1972 va être mise entre parenthèses pendant presque quatre mois, une grande partie des ouvriers et au delà de tous les salariés, à commencer par les militants syndicaux, attendant l’aboutissement des revendications par l’accession de la gauche unie au pouvoir aux élections de mars 1973. 4. Une grande espérance commune avec des différences de modalité La signature du programme commun, le 26 juin 1972, entre socialistes et communistes marquent un réel changement dans le contexte politique. L’alternance qui semblait impossible du fait des divisions profondes de la gauche apparaît comme possible, sinon probable face à une droite qui donne des signes d’usure. Cette nouvelle donne provoque l’enthousiasme inconditionnel de la CGT. Dans le Calvados, le bureau de l’UD estime que « cet accord ouvre des perspectives nouvelles pour l’action unie de masse, pour aller vers les changements souhaités par l’immense majorité des travailleurs du Calvados. »101. Un pan entier de l’action syndicale cégétiste va désormais constituer en un travail acharné de popularisation de ce texte et de la stratégie de « nouveau front populaire »102. Dans toutes les entreprises, elle va montrer ce à quoi s’est engagé le programme commun, et égrainer les mesures sociales, comme par exemple dans ce tract de la Radiotechnique où l’on explique aux travailleurs que le programme commun c’est « les 1 000F minimum base 40 heures, l’échelle mobile des salaires, des augmentations de salaires, la suppression des abattements de zone, la grille hiérarchique unique »103. Le programme commun reprend en effet une grande partie des mots d’ordre de la CGT. Un réel enthousiasme s’empare de ses syndicalistes qui, dans toutes les luttes menées entre l’accord entre les deux partis et les élections législatives, appellent à voter à gauche. Louis Rivière constate aujourd’hui : « Il est vrai que dans les conflits, il pouvait arriver que la solution miracle ce soit le programme commun »104. C’est d’ailleurs ce qu’un groupe gauchiste lui reproche dans le conflit Degrenne : avoir fait le lundi 13 novembre un « discours endormant sur les élections et sur le programme commun au lieu de poser les vrais problèmes »105. Pour la CFDT, que ce soit au niveau confédéral ou régional, le programme commun est perçu comme « une avancée »106 que la centrale approuve mais auquel elle ne veut pas, au nom de l’indépendance syndicats-partis, être liée. Ce que leur reprochent les cégétistes : « La CGT ne comprend pas que la CFDT boude le programme commun de la gauche… Nous souhaitons qu’elle participe de façon réaliste et constructive à l’émancipation socialiste […] Il nous faut gagner des millions de consciences, instruire les millions de travailleurs qui seront les artisans de leur libération »107. Ce soutien distancé est rappelé de façon manifeste dans un communiqué du mois de janvier, la CFDT rappelle « sa ferme volonté que se mette en place dans notre pays un socialisme autogestionnaire fondé sur le pouvoir des travailleurs. Pour parvenir à cet objectif, la CFDT bas-normande s’est prononcée pour la voie 101 Ouest France, 03 juillet 1972. L’une des conclusions d’un colloque réunissant des chercheurs du Noffield college et de la fondation nationale des sciences politiques est que « l’avènement d’un nouveau front populaire demeure une formule qui conserve de l’attrait en milieu ouvrier ». Cité par L’année politique, économique et sociale en France, 1973 103 Tract CGT RTC, 28 novembre 1972, en quoi les travailleurs de la Radiotechnique sont concernés par le programme commun de la gauche ?, Arch. CGT 1996/11/168. 104 Entretien avec Louis Rivière, 25 juin 2001. 105 Tract signé d’un « groupe d’ouvriers », 28 novembre 1972, Arch. CGT 1996/11/203. 106 Déclaration d’Edmond Maire à la réunion de concertation CGT-CFDT du 23/08/1972 cité par l’Année politique 1972, op. cit. 107 Communiqué du comité exécutif de l’UD CGT, Ouest France, samedi 23 et dimanche 24 septembre 1972. 102 révolutionnaire d’un syndicalisme de classe et de masse […] C’est à dire que pour la CFDT, le développement des luttes sociales est le moteur essentiel du passage au socialisme », et ne suit qu’ensuite, un appel de deux lignes, à voter à gauche. Les élections ne sont donc qu’un moment, et pas même le moment privilégié, du combat pour la transformation de la société. Cependant pour les deux centrales, et sans doute de façon moins différenciée pour leurs adhérents et sympathisants, l’accession d’un gouvernement de gauche au pouvoir est l’occasion d’obtenir des avantages à moindre frais. On comprend bien que la perspective de pouvoir obtenir bientôt par les urnes, plus que ce qui serait obtenu par les luttes, entraîne un certain attentisme. En revanche, une fois les élections passées, les revendications sortent légitimées, les insatisfactions rendues plus importantes, ce qui contribue au développement des luttes. Une trêve sociale On assiste, de décembre 1972 au lendemain des élections législatives, à un mouvement national de mise en parenthèses de la combativité dans lequel s’inscrit parfaitement le Calvados. Dès le mois de décembre on repasse, en effet, au dessous des 1 000 journées individuelles non travaillées ; encore faut-il remarquer que parmi ces 868 journées perdues, 621 le furent par le secteur économique « Banques, assurances, agences » (il s’agit du règlement du conflit national des banques). Janvier n’en connaît que 238, février 353 et mars 343, le nombre maximum de grévistes par mois est de 187. Seule la grève contre le passage au travail par équipe chez Doat dépasse la semaine. Ce sont donc des conflits limités tant par le nombre de grévistes que par la durée des conflits. Les conflits des laiteries coopératives de Vaucelles et de Lastex sont tous deux liés à des inquiétudes concernant la situation de l’emploi. A la Radiotechnique, le conflit est motivé par le refus de travailler dans les odeurs de produits chimiques, à DOAT les ouvriers d’un atelier ne veulent pas passer au travail en équipe ou du moins pas sans indemnisation financière, à Patispain, la jeune section CFDT organise un débrayage pour faire respecter l’accord d’entreprise qui prévoyait des augmentations et pour faire réparer une fuite de gaz. Enfin à Plastimécanique, la CFDT entend avoir son mot à dire dans la façon dont la masse salariale est distribuée et débraye afin de faire remplacer l’augmentation en pourcentage prévue par la direction par une augmentation uniforme. Parmi les conflits dont on connaît le résultat, trois ont une issue défavorable : aux courriers normands, après une grève bien suivie de quelques jours, le travail reprend le 13 février avec comme seul acquis une prime exceptionnelle de 200 F, les négociations étant renvoyées aux discussions prévues avant le conflit pour le 14 mars. Aux laiteries de Vaucelles et à Lastex, les mouvements n’amènent pas les entreprises à renoncer à des plans limités de licenciements. A Patispain, Plastimécanique, aux bus urbains et à Précidia, en revanche, les revendications des grévistes sont complètement ou très largement satisfaites. II . L’année 1973 : Une conflictualité jusque là inconnue A. Une conflictualité exceptionnelle 5. L’action interprofessionnelle a. De nombreuses actions professionnelles L’année 1973 est marquée de plusieurs journées d’action unitaire : Le 24 janvier voit quelques débrayages chez Massoneilan, Tréfimétaux et à la Radiotechnique108 ; le 21 mars, une journée d’action de la Métallurgie pour « le retour aux 40 heures et la retraite à 60 ans » est ponctué d’un débrayage d’une heure relativement bien suivi à la Radiotechnique, chez Degrenne et chez Beretta109 ; le 05 mai, une nouvelle journée de la Métallurgie, est notamment marquée d’un débrayage important à la Saviem, alors en fin de conflit110. D’autres journées d’action de la Métallurgie sont organisées les 21, 22 et 23 novembre111. Le jeudi 13 septembre, une manifestation réunit 400 personnes environ en solidarité au drame chilien, à l’appel de la CFDT, de la CGT, de la FEN, du MJCF, du MJS, des radicaux de gauche, du PCF, du PS et du PSU112. b. Deux défilés contre la répression Une « journée d’action pour les libertés » est organisée le mardi 30 octobre par les syndicats et les partis de gauche, qui condamnent ainsi les évolutions du conflit LIP113. A Caen, une foule assez nombreuse se presse place St-Pierre. Contrairement à l’ordre prévu de la manifestation, les ouvrières de Jaeger, s’estimant les victimes les plus symboliques de la répression se placèrent en tête du cortège. La CGT ne l’admet pas et souhaite que la manifestation s’ouvre comme prévue, avec la banderole commune. Après des discussions vives entre cédétistes et cégétistes, CGT, FEN et parti communiste font demi-tour et se dirigent dans l’autre sens, tandis que la CFDT, le PSU et les mouvements d’extrême gauche poursuivent le parcours prévu114. Le lendemain dans la presse régionale, les journalistes ont beau jeu de railler les syndicats scandant chacun de leur côté : « unité contre la répression ». c. Manifestation contre l’austérité La manifestation la plus importante est cependant celle du 06 décembre qui répond à un mot d’ordre national des syndicats CGT, CFDT, FEN et des partis politiques de gauche contre l’inflation. Elle réunit une foule importante. Le mot d’ordre de grève générale, bien suivi dans le public (51% à la SNCF, 62% dans l’enseignement secondaire, 705 agents EDF sur 830) touche surtout la Métallurgie, mais en partie du fait de la fermeture des entreprises par les directions qui craignent des coupures EDF115. 108 Paris Normandie, jeudi 25 janvier 1973. Paris Normandie, jeudi 22 mars 1973. 110 Paris Normandie, lundi 07 mai 1973. 111 L’année politique, économique et sociale, 1973, Op. Cit. 112 Ouest France, vendredi 14 septembre 1973. 113 Après le rejet des propositions de relance par la CFDT de LIP, puis par les salariés le 12 octobre, Pierre Messmer avait déclaré : « en ce qui me concerne LIP c’est fini ». Le 23, une perquisition policière avait lieu au local des grévistes. cf. L’année politique, économique et sociale, 1973, Op. Cit. 114 Paris Normandie, mercredi 31 octobre 1973. 115 Paris Normandie, vendredi 07 décembre 1973. 109 La classe ouvrière calvadosienne passe à l’offensive Les trois derniers trimestres de l’année 1973 connaissent une conflictualité exceptionnelle, tous les mois à l’exception d’août enregistrent plus de 1 000 journées individuelles non travaillées. La proportion de conflits importants est plus grande encore qu’en 1972 puisqu’en neuf mois on enregistre treize conflits dépassant les 500 journées dont sept dépassant les 1 000, et trois les 4 000. Un responsable cédétiste de la RTC déclare ainsi « la combativité ouvrière est à son comble »116. Un conflit relativement complexe se déroule aux Bennes Marrel. Plusieurs débrayages les lundi 02 et mardi 03 avril, pour demander le rattrapage des salaires sur ceux de la région parisienne, aboutissent à un accord prévoyant une augmentation de 4% au 1er mars, le paiement d’une prime de soudure et de salissure117. Mais le conflit rebondit à la fin de la semaine suivante quand les salariés, s’apercevant que la nouvelle grille de salaires n’est pas conforme aux accords, cessent le travail le vendredi 13 et le lundi 16 ; devant ce nouveau mouvement, la direction accepte de rectifier la grille des salaires et de tenir ses engagements. La résolution du conflit butte alors sur le refus de la direction de payer les sept heures de grève imposées par la manœuvre de la direction. De nouveaux débrayages ont lieu du mercredi 25 au lundi 30118. Le travail ne reprend finalement normalement que le mercredi 02 mai ; 560 journées individuelles ont été perdues119. 116 Ouest France, vendredi 14 septembre 1973. Paris Normandie, jeudi 09 avril 1973. 118 Paris Normandie, samedi 28 et dimanche 29 avril 1973. 119 DDTE, fiche conflit Bennes Marrel 02 avril-02 mai 1973, Arch. DDTE 865 W 48267. 117 Conflits ayant entraîné plus de 500 journées individuelles non travaillées en 1973 Entreprise Début – fin nb. grévistes / nb. d’heures Effectif total ouvrières perdues Saviem (Blainville) 30/03 – 14/05 709/6250 4 571 JINT Bennes Marrel (Giberville) 02/04 – 02/05 80/132 560 JINT Wonder (Lisieux) 05/04 – 11/04 474/691 1 896 JINT Ateliers de Ndie 06/04 – 02/05 102/436 510 JINT Promodes (entrepôt Carpiquet) 24/05 – 04/06 92/203 724 JINT Svene (Orbec) 04/06 – 21/06 40/52 520 JINT Sonormel (Mondeville) LEROY (St Pierre/ Dives) DOAT (Orbec) RTC (Caen) JAEGER (Mondeville) SMN (Mondeville) SMN (Mondeville) SMN (Mondeville) 08/06 – 13/06 02/07 – 23/07 05/09 – 11/09 06/09 – 02/10 11/10 – 15/10 07/09 – 08/09 21/09 – 22/09 10/10 – 11/10 700/700 201/1462 339/339 40/1558 965/965 4500/6020 4500/6200 4500/6200 1 050 JINT 2 143 JINT 1 356 JINT 720 JINT 1 930 JINT 4 500 JINT 4 500 JINT 4 500 JINT Ciments français 20/11 – 17/12 265/265 5 035 JINT UNILABO (Hérouville) 11/12 – 26/12 92/297 920 JINT Chez Wonder à Lisieux, le mouvement est motivé par une demande d’augmentation et surtout par la volonté de se voir attribuer un 13ème mois. Après un débrayage d’avertissement le 29 mars, l’intersyndicale au niveau du groupe décide d’engager la lutte. La grève est votée dans toutes les usines, à Vernon dès le 03, à Louviers le 04 et à St Ouen et Lisieux le 05120. Le jeudi 05 avril, le débrayage est suivi par 257 personnes sur 691121 ; le lendemain, le conflit s’étend, 481 salariés sont en grève. Au début de la semaine suivante, le personnel se prononce pour la continuation de la grève par 330 voix contre 202. Le mardi 10, les négociations au niveau du groupe aboutissent à un accord prévoyant une augmentation complémentaire de 4%, l’application progressive du 13ème mois : 60% en 1973, 80% en 1974 et 100% en 1975122. Les acquis du conflit sont donc importants, il faut cependant signaler que quelques semaines après, une déléguée CGT se trouve mise à pied 24 heures « pour voir parlé à des ouvriers dans son atelier pendant 10 minutes de pause »123. Les Ateliers de Normandie de St Martin des Entrées connaissent, du 06 avril au 02 mai, un mouvement partiel, limité à deux secteurs, soit à un quart environ de l’effectif (102 sur 436) 124. Les 13 ouvriers professionnels sont en grève totale, tandis que les manœuvres débrayent deux heures par jour ; ils réclament une augmentation horaire de 1 F pour les OS et de 1,5 F pour les OP. Un accord est finalement trouvé qui prévoit une augmentation en deux étapes de 7% et des reclassements (création d’une catégorie OHQ pour certains OP et reclassement des OS qui règlent eux mêmes leurs machines)125. Dans la petite entreprise Svène d’Orbec, qui emploie 52 personnes, un mouvement long, soutenu par l’UD CFDT, permet d’obtenir des résultats. Le lundi 04 juin, la majorité des travailleurs votent la grève pour soutenir les demandes de prime de transport, de 13ème mois et une augmentation de salaire portant le salaire minimum à 1000 F pour 40h. Seuls 5 ouvriers et 7 chefs restent au travail. Le patron, M. Svène arrive de Paris dès le lendemain, mais la discussion se termine par un échange peu châtié. Une semaine passe avant qu’il ne fasse une offre, le vendredi 08. Il propose d’indexer les salaires sur les accords UNIFA, organisation que l’Agence Presse Libération qualifie de « syndicat des patrons le plus réactionnaire »126 ; ce que bien sur refusent les grévistes. Le conflit se poursuit pendant plus de dix jours encore, puis le mardi 19 juin, M. Svène accepte de rencontrer le secrétaire départemental de la CFDT M. Buet en présence de l’inspection du travail ; les cadres menacent, si un accord n’est pas trouvé, de rejoindre le mouvement. Finalement, un accord est trouvé le lendemain, des augmentations de 4 à 8% sont accordées au personnel, qui sont définitivement acquises et auxquelles s’ajouteront les éventuelles revalorisations de salaire accordées par l’UNIFA127. Aux établissements Leroy de St Pierre sur Dives, 150 salariés, dont une majorité de femmes, effectuent une grève illimitée de plus de quinze jours pour exiger de meilleurs conditions de travail et de rémunération. Elles protestent contre le salaire au rendement et l’influence qu’a eue sur les cadences, donc sur les salaires, le passage de quatre à trois 120 Tract CGT Wonder, 04 avril 1973, Le vase déborde, Arch. CGT 1996/11/203. Paris Normandie, vendredi 06 avril 1973. 122 Lisieux Contact, 2ème année, n°2, mars-avril 1973, Arch. CGT 1996/11/185. 123 Communiqué CGT, Ouest France, samedi 05 et 06 mai 1973. 124 Ouest France, vendredi 13 avril 1973. 125 DDTE, fiche conflit Ateliers de Normandie 06 avril-02 mai 1973, Arch. DRTE 865 W 48267 126 Agence Presse Libération, La condition ouvrière chez Svène à Orbec (14), Dossier n°50 du mercredi 25 juillet 1973. 127 Ouest France, jeudi 21 juin 1973. 121 personnes par équipe de travail; elles se plaignent aussi que leurs salaires, revalorisés en février 1973 à 35 centimes au dessus du SMIC, aient été rattrapés par celui-ci128. Après une grève d’avertissement à la fin juin, le service de l’agrafage qui emploie environ 100 personnes, et une cinquantaine de salariés des ateliers de découpage et de caisserie se mettent en grève illimitée le jeudi 05 juillet. Paris Normandie signale que l’influence du mouvement fait passer la production de un million à 200 000 boites de fromage129. Un accord n’intervient qu’à la fin du mois, après plus de deux semaines de conflit. Si les salariés n’obtiennent pas la suppression du travail au rendement, ils en obtiennent des aménagements : une augmentation de la partie fixe du salaire par rapport à la partie payée au rendement, l’égalité des salaires horaires pour les trois membres d’une même équipe, une certaine réduction des cadences, l’attribution de 10 minutes en fin de poste pour le nettoyage des machines. Il est en outre prévu qu’il y ait une personne volante pour trois groupes au travail, ce qui est un compromis par rapport aux positions en milieu de conflit, puisque la direction n’accordait alors que trois « volants » pour dix-huit groupes, soit un pour six et que les grévistes en voulaient neuf, soit un pour deux. Le lundi 23 juillet, le travail reprend normalement. C’est une grève relativement courte mais totale (les 339 salariés n’étant pas au travail) qui touche l’entreprise Doat d’Orbec du mardi 04 au mardi 11 septembre. Le personnel de fabrication débraye pour soutenir le mot d’ordre cédétiste d’augmentation uniforme de 1 F pour tous. Au bout de six jours de grève la direction cède à une partie des revendications des salariés et accepte : une nouvelle grille de classification correspondant à une augmentation moyenne de 7% ; l’attribution d’une prime, pour le personnel non lié à la fabrication, équivalente à 80% de la prime moyenne obtenue par le personnel productif ; l’amélioration de la ventilation des ateliers et du nettoyage des postes. Elle accepte enfin de soumettre aux responsables syndicaux un protocole sur les augmentations de 1974. Les syndicats d’UNILABO demandent à être associés à la définition de la politique salariale de l’entreprise Preuve de la combativité nouvelle de cette période, certains conflits montrent parfois en filigrane une certaine volonté de contrôle ouvrier sur l’entreprise. On verra plus loin les oppositions entre les syndicats CGT et CFDT de la Saviem sur la nature – pourcentage ou uniforme – des augmentations à demander à la direction. A UNILABO, le débat est réglé, le déclenchement du conflit est dû au refus de la direction de suivre le choix des salariés en faveur des augmentations uniformes. Cette exigence de participer à l’élaboration de la politique salariale de l’entreprise n’est pas une tradition du mouvement ouvrier130, mais dans les années soixante-dix, la popularité des idées autogestionnaires, le sentiment de force collective du mouvement ouvrier vont amener une certaine exigence des ouvriers à participer aux décisions qui les concernent. Dans son bulletin régional, la CFDT tire les conclusions de ce conflit, expliquant d’abord qu’il a été possible car il y avait, depuis plus de deux ans, identité de vue entre les sections syndicales CGT et CFDT de l’entreprise pour réclamer des augmentations uniformes131. Elle signale aussi un certain mécontentement des salariés (ces fameux motifs inexprimés) concernant l’augmentation des rendements et l’arbitraire patronal, dénonçant une 128 Ouest France, lundi 09 juillet 1973. Paris Normandie, jeudi 19 juillet 1973. 130 A ce sujet voir Gérard Adam, Jean-Daniel Reynaud, Conflits du travail et changement social, Paris, 1978, pp 88-91. 131 Bulletin régional CFDT , n°2, mars1974, Ach. CFTD 1996/09/44 129 promotion préférentielle des plus proches de la direction : « pour les classifications, la côte d’amour compte encore trop souvent »132. Au mois de novembre 1973, les organisations syndicales décident de demander une augmentation mixte : 5,6% et une somme fixe de 100 F pour tous. Mais la direction, peu disposée à partager le contrôle de la politique salariale, n’exclut pas de favoriser les bas salaires mais ne veut pas le faire « aux dépens de la hiérarchie […] risquant ainsi une fuite [des] éléments les plus dynamiques vers d’autres entreprises »133. Cependant, craignant le déclenchement d’une grève, elle propose une augmentation de salaire, assez conséquente : 6,2% au 01er janvier. Les syndicats refusent, estimant que cela ne fait pas le compte pour les bas salaires, et appellent à une grève de 24 heures le vendredi 07 décembre. Elle est suivie par environ la moitié des salariés, soit 120 à 150 personnes, selon que l’on se réfère aux sources patronale ou syndicale. Le lundi 11 décembre, une assemblée générale, tenue lors d’un débrayage d’une heure, décide d’une forme d’action radicale : la grève illimitée134. Elle dure neuf jours et amène la direction à faire des propositions plus proches de celles des syndicats135. L’accord qui mentionne que « la grève qui vient de se terminer ne doit laisser ni vainqueurs, ni vaincus » attribue à chaque salarié une prime de vie chère de 300F, augmentée de 50F par enfant. Il est de plus prévu des négociations rapides pour mettre en œuvre, le rattrapage des bas salaires. L’accord qui en résulte à la fin février est un modèle du genre, bien loin des augmentations en pourcentage, l’entreprise améliore les salaires de façon inversement proportionnelle à leur niveau. Les salariés les moins payés de l’entreprise se voient augmentés de 94 F, faisant passer le salaire minimum à 1400 F, à l’autre bout de l’échelle hiérarchique, ceux qui touchent plus de 3 085F n’ont pas un centime d’augmentation136. Mouvement national des cimenteries Nous parlions de combats parfois âpres, la grève des cimenteries fait partie de ceux là. D’après les services de la direction départementale du travail, ce conflit a entraîné la perte de 5 035 journées individuelles de travail. Il s’agit donc du plus important conflit de l’année 1973, après celui de la SMN, alors que les effectifs de l’entreprise, avec 265 salariés, sont relativement modestes137. Inutile de dire qu’il s’agit donc d’un conflit long, total ; ce qui est assez rare dans le cadre d’un mouvement national inter-entreprises. Les ciments français sont une des grandes entreprises de ciment en France, ils possèdent deux sites dans le Calvados, celui de Colombelles qui emploie environ 140 personnes et celui de Ranville, qui en emploie un peu moins, 125. Cependant, ce dernier site est destiné à être agrandi, aussi se pose-t-il dans le département, en plus des questions salariales, celle de la pérennité de l’usine de Colombelles. Selon la section syndicale Force Ouvrière, elle est condamnée à court terme, que se passera-t-il alors, pour ses ouvriers ? Dans le département, l’important conflit de novembre est précédé de multiples grèves d’avertissement. En avril, la CGT avait, pour appuyer la revendication de l’augmentation des primes, organisé une grève de 48 heures, les 18 et 19 avril138. Les salariés cessent à nouveau le travail le week-end du 18 au 21 mai139. Le mercredi 19 septembre, les manœuvres 132 Ibid. Paris Normandie, mardi 11 décembre 1973. 134 Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 décembre 1973. 135 Ouest France, samedi 22 et dimanche 23 décembre 1973. 136 Bulletin régional CFDT , n°2, mars1974, Arch. CFTD 1996/09/44 137 DDTE Etat STCF1, décembre 1973, Arch. DRTE 1 009 W 206. 138 Ouest France, vendredi 20 avril 1973. 139 Paris Normandie, samedi 19 et dimanche 21 mai 1973. 133 débrayent pour alerter l’inspection du travail contre la dégradation de leurs conditions de travail. Le 10 octobre, l’intersyndicale CGT-FO lance un mot d’ordre de grève au niveau national pour l’augmentation générale des salaires, la retraite à 60 ans et la grille unique des salaires. A ces revendications nationales s’ajoute, en Basse-Normandie, la demande de garantie de l’emploi pour les ouvriers des sites menacés de Colombelles et de Montebourg dans la Manche. Les syndicats préviennent que c’est le dernier avertissement avant le déclenchement d’une grève illimitée. Le lundi 19 novembre, c’est donc une grève que l’on perçoit d’emblée comme pouvant se prolonger longtemps qui se déclenche140. Le personnel occupe les usines et assure lui même la sécurité des installations. A la fin de la semaine, la rencontre syndicats-direction nationale n’aboutit à rien, les 2% proposés étant jugés très insuffisants141. Dès lors, la grève se prolonge sans qu’il y ait d’évolution réelle à l’intérieur de l’entreprise. A mesure que ce conflit s’éternise, le manque de ciment provoque la mise au chômage technique d’une partie de l’industrie du bâtiment. A terme, au delà d’un certain temps cette situation peut se révéler désastreuse pour cette filière et notamment pour les plus petites des entreprises. La chambre syndicale des entrepreneurs s’en inquiète très tôt ; dans un communiqué publié le 27 novembre, elle évoque un risque de chômage technique pour 15 000 ouvriers142. C’est sur ce front qu’interviennent, ce jour, les maires des communes de gauche de l’agglomération caennaise, Blainville, Mondeville, Ranville, Colombelles, Hérouville-StClair, qui demandent au préfet « de bien vouloir faire part au gouvernement de leur démarche du 27 novembre, afin que celui-ci intervienne auprès des directions des Cimenteries, pour que des négociations aient lieu sans délai »143. Début décembre, quelques entreprises, fragiles, mettent la clef sous la porte. L’UD CGT en rejette la responsabilité sur le patronat et demande à ce que les travailleurs du bâtiment soient entièrement indemnisés. La solidarité joue à plein, les dockers CGT du port de Caen refusent de décharger les bateaux qui contiendraient des sacs de ciment et appellent les autres dockers à se joindre à leur « acte de solidarité de classe »144. Le 12 décembre, après trois semaines, l’approvisionnement en ciment est très insuffisant, « Seuls 20 à 30% des besoins sont assurés », et le prix du ciment d’Allemagne, de Belgique ou d’Angleterre, est entre le double et le quadruple du prix normal. Le patronat refuse toujours de négocier. La direction essaie même de diviser les grévistes, en contournant les organisations syndicales. Elle écrit directement aux salariés le 12 décembre. En réaction à cette pression, la CGT organise une assemblée générale des femmes de grévistes ; la trentaine de femmes présente, après avoir écouté les représentants de l’Union Départementale, écrit à la direction : « Nous, femmes de travailleurs en lutte, pensons qu’au lieu d’essayer de nous influencer par des fausses communications et des propositions irrecevables, il serait temps de discuter vraiment des revendications en cours et nous vous déclarons que, quoi que vous disiez, nous continuerons à soutenir nos maris dans la lutte »145. Le soutien n’aura pas à être long ; la lutte cesse le lundi 17 décembre, après la conclusion d’un accord national qui prévoit une augmentation de 10% sur trois ans, la retraite à 63 ans et une prime de 400 F en décembre. A terme, c’est la garantie d’un salaire de 1 400 F pour 42h146. 140 Paris Normandie, mercredi 21 novembre 1973. Paris Normandie, samedi 24 et dimanche 25 novembre 1973. 142 Paris Normandie, mardi 24 novembre 1973. 143 Ouest France, mercredi 28 novembre 1973. 144 Ouest France, mardi 04 décembre 1973. 145 Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 décembre 1973. 146 DDTE, fiche conflit Ciments Français 20 novembre – 17 décembre 1973, Arch. DDTE 865 W 48 267 141 B. Les syndicats enfin victorieux dans les grandes forteresse ouvrières. 6. La direction de la Saviem est débordée En 1973, la Saviem connaît un long mouvement qui s’achève victorieusement pour les salariés. Dans un tract distribué par la CGT au début du conflit, ce syndicat explique que son déclenchement est dû à l’absence de réponses positives de la direction lors des négociations sur les classifications147. Depuis octobre 1972, malgré neuf réunions, aucune avancée n’a été réalisée. Plusieurs conflits sectoriels avaient montré la détermination et les frustrations des travailleurs. Par exemple, ceux de la section 860 (ponçage, cabines et fourgons) avaient, après plusieurs délégations infructueuses, effectué un débrayage d’une heure pour obtenir des primes de ponçage et de douche148. a. Le déclenchement Toujours d’après la CGT, c’est « d’un débordement des syndicats par la base »149 que le mouvement part le 30 mars. En gamme haute plusieurs dizaines de travailleurs décident de débrayer pour obtenir cinquante centimes d’augmentation horaire, un quart d’heure de pause repas et un remplaçant pour dix OS sur les chaînes. Rapidement, le conflit déborde le cadre des OS de la gamme haute et tend à se généraliser à l’ensemble de l’entreprise. Le lundi 02 avril, il concerne certains travailleurs de la gamme basse, 30 travailleurs du ferrage et 80 travailleurs du pont150. Le mouvement s’organise selon des formes différentes en fonction des services : grève illimitée pour la chaîne de montage de la gamme haute, et du ferrage ; débrayages tournants au pont. L’unité se met en marche, CGT et CFDT, appellent toutes deux au renforcement de l’action. Le mardi 03 avril, la direction essaie de reprendre en main la situation en avisant secteur par secteur pour diviser le collectif ouvrier. Elle accorde 27 centimes d’augmentation à 16 des 31 grévistes de l’atelier du montage où avait commencé la grève ; les autres continuent d’effectuer des débrayages répétés. Au ferrage gamme basse, l’autre atelier en grève illimitée, elle tente de faire remplacer les grévistes, qui décident en réaction d’occuper l’atelier151. Peu à peu, de nouveaux secteurs se joignent au mouvement, le mardi 03 un millier de travailleurs défilent vers les bureaux à 16h30. La direction confirme à la délégation reçue qu’il n’y aura pas de négociation générale pour l’ensemble de l’usine, mais qu’elles auront lieu service par service. Elle tente à nouveau de diviser les grévistes en annonçant qu’elle va procéder à plus d’un millier d’augmentations individuelles. Le 05 avril, les syndicats estiment que 2 500 à 3 000 travailleurs sont dans l’action. La direction déclare que la participation au mouvement ne concerne que 300 personnes. Ce qui ne l’empêche pas de mettre au chômage technique 130 ouvriers de la peinture et du garnissage 147 Tract CGT Saviem, 05 avril 1973, « l’action doit s’étendre. », arch. CGT 1996/11/174 Agence presse Libération, n°59 149 « avril-mai 73 à la Saviem », Le Métallo bulletin du syndicat CGT Blainville, n°1 janvier 1974, arch. CGT 1996/11/174. Ce fait n’est jamais signalé par la CFDT. Aujourd’hui, ni Guy Robert, ni Norbert Aussant ne se souviennent d’un tel déclenchement. 150 Paris Normandie, mardi 03 avril 1973, Agence presse Libération, n°62. 151 Agence presse Libération, n°62. 148 « du fait qu’une trentaine d’ouvriers [ont] arrêté complètement la production des cabines de camion » 152. Pour les syndicats, il ne s’agit pas d’un impératif de production lié à la grève mais d’une tactique d’intimidation, d’un lock-out pour faire pression sur les grévistes et diviser les travailleurs. Ils expliquent ainsi dans un communiqué de presse que « l’impossibilité technique de fournir du travail est un pur mensonge de la direction : il manque actuellement du personnel dans plusieurs ateliers, des heures supplémentaires s’effectuent et du personnel intérimaire est toujours employé »153. Mais cette fois, le mouvement est trop général, l’union syndicale trop solide pour que cette manœuvre vienne tuer le mouvement dans l’œuf. Le lundi 09 avril, 3 000 salariés se rassemblent pour écouter les délégués lors des deux meetings organisés par les syndicats. Un responsable CFDT, M. Adélaïde rappelle ainsi que si « les revendication des travailleurs sont de plusieurs sortes […] la revendication principale commune à tous les travailleurs est 0,50 F de l’heure d’augmentation. C’est une revendication raisonnable, c’est la moitié de la différence qui existe entre les salaires de Paris et de la Province »154. Cette revendication est popularisée par des milliers d’affiches et d’autocollants et répond parfaitement à la mobilisation des OS155. La force du mouvement est due au fait que pour la première fois à la Saviem depuis longtemps, CGT et CFDT s’accordent sur la tactique de lutte : généraliser les grèves tournantes à tous les secteurs afin de faire participer tous les salariés selon leur degré de mobilisation et avoir aux moindres frais pour les salariés la désorganisation la plus complète possible de la production. En face, la direction est dépassée par ce conflit, le plus important depuis 1968 qu’elle ait eu à gérer. Elle n’arrive pas à adopter une position cohérente et hésite entre la fermeté traditionnelle et la négociation. De plus, les formes prises par le conflit la surprennent. Pour Norbert Aussant, cet effet de surprise de la direction a beaucoup joué : « En 1973, les circonstances ont fait qu’on a eu beaucoup de chance : une direction qui n’a pas su gérer, qui laisse démarrer un conflit et qui au bout de huit jours découvre qu’elle ne sait plus qui est gréviste. Et au bout de huit jours, quand elle a voulu faire son enquête pour savoir qui était gréviste, tout le monde disait « non, je suis pas gréviste mais comme j’ai plus de matériel pour travailler, je peux plus travailler »156. Dans ces conditions, le conflit coûte peu aux grévistes alors que la production s’effondre. Au bout d’une semaine et demie de conflit, elle n’a été en gamme haute que de 119 camions sur 252 normalement, de 68 cabines contre 150, de 37 fourgons contre 154 et de 42 boites de vitesse contre 112157. Les carnets de l’entreprise sont pleins, elle ne peut donc pas se permettre de perdre trop de production. La direction a beau annoncer, le mercredi 11 avril, lors d’une réunion extraordinaire du comité central d’entreprise, qu’elle se refuse à négocier avant la reprise du travail158. Le rapport de force encourage les syndicats à refuser ce préalable. «Le conflit est dû à des décisions unilatérales de la direction en ce qui concerne classifications et salaires. c’est à elle de favoriser la discussion »159 déclarent-ils. 152 Paris Normandie, samedi et dimanche 07-08 avril 1973. Ibid. 154 Ouest France, mardi 10 avril 1973. 155 Elle répond parfaitement à la définition qu’en donne M. Aussant : « A la CFDT, on disait « une revendication doit toujours être juste, simple et crédible ». Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001. 156 Entretien avec Norbert Aussant, 30 mai 2001. 157 Ouest France, vendredi 13 avril 1973. 158 Paris Normandie, mardi 10 avril 1973. 159 Ouest France, vendredi 13 avril 1973. De la même façon, la CGT appelle « toutes les catégories professionnelles [à intensifier l’action] afin d’obliger la direction générale à négocier immédiatement sur les revendications et sans qu’elle pose un PREALABLE » tract CGT Saviem, « Un premier recul de la direction générale », arch. CGT 1996/11/174. Il est intéressant de noter qu’une fois encore la CGT essaie de mener à bien l’unification dans l’action des salariés quelle que soit leur position hiérarchique. 153 Le lendemain, jeudi 12 avril, les syndicats choisissent de relancer le conflit d’une façon originale, plutôt que de réunir l’ensemble des grévistes dans un traditionnel grand meeting central, ils organisent 33 réunions d’ateliers160. S’ils se privent ainsi d’une démonstration de force, ils obtiennent, en revanche, en se rapprochant de la base une meilleure expression de celle-ci, qui permet de faire sortir les mécontentements particuliers et d’être au plus près des réalités pour envisager les méthodes d’action, atelier par atelier. Pour la CFDT, qui possède d’avantage de militants formés à la prise de parole, c’est aussi une manière d’accroître son emprise sur le mouvement161. Le jeudi 12, la direction enregistre 33 débrayages, le lendemain 34. Ce même jour, une grève de solidarité éclate à l’usine de Limoges. En fin de semaine, la direction fait un faux-pas supplémentaire, cherchant à faire pression sur les salariés, elle envoie à tout le personnel une lettre rappelant les avantages déjà accordés et faisant ce chantage : « Ce qu’il est possible d’envisager aujourd’hui ne le serait plus si l’entreprise faute de pouvoir vendre ses véhicules se trouvait privée de l’argent nécessaire pour faire face à ses nouveaux engagements »162. L’argument est retourné contre l’entreprise. Les syndicats y voient une reconnaissance implicite de la légitimité du conflit : « M. Vernier-Paillez affirme qu’actuellement il y a des possibilités de satisfaire les revendications, or ces revendications sont déposées depuis très longtemps et la direction les a repoussées en janvier et en février 1973 », la morale qu’ils en retirent est simple : « [quand] les travailleurs sont calmes et [que] les syndicats négocient, la direction annonce que les caisses sont vides »163 ; face au conflit, ces caisses ne sont plus si vides. Une troisième semaine de conflit s’ouvre donc sans qu’aucune négociation sérieuse ait été ouverte. Des premières concessions sont faites des deux cotés, les syndicats envisagent de découpler discussions sur les classifications nécessitant la réalisation d’études et revendication des 50 centimes. De son côté, la direction commence à évoluer et ne parle plus de la reprise comme d’un préalable mais comme une preuve de bonne volonté des grévistes et annonce des négociations prochaines164. Elle essaie pourtant, dans le même temps, de remplacer les travailleurs d’une équipe. Le 17 avril, plus aucun camion ne sort en gamme basse165. En milieu de semaine, le mercredi 18, alors qu’une communication importante de la direction au CE est annoncée pour le soir, les délégués MM. Robert et Digne expliquent au cours de deux meetings, rassemblant plusieurs milliers de travailleurs, qu’il ne faut pas réduire la pression. Le leader cédétiste insiste particulièrement sur le caractère inédit de cette mobilisation : « la direction est au pied du mur. Sa production ne sort pratiquement plus. Jamais à la Saviem, le rapport de force n’a été aussi nettement en faveur des travailleurs »166. A l’issue du meeting de l’après-midi, la poursuite du mouvement est votée à mains levées, à l’unanimité, jusqu’à « la négociation immédiate et sans préalable […] sous les mêmes formes »167. La direction annonce, finalement par un communiqué au CE, la tenue de négociations avec la direction générale le week-end à Suresnes. Elle justifie sa décision par la 160 Ouest France, vendredi 13 avril 1973. Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001. 162 Ouest France, lundi 16 avril 1973. 163 Ibid. 164 Ouest France, mercredi 18 avril 1973. 165 Agence presse Libération, n°62. 166 Paris Normandie, jeudi 19 avril 1973. 167 Ouest France, jeudi 19 avril 1973. 161 reprise du travail à l’usine d’Annonay168 et une baisse de la combativité à celle de Limoges. Il s’agit en fait d’un abandon déguisé du préalable de la reprise du travail. b. Les négociations Les négociations ont lieu au siège à Suresnes les 20, 21 et 22 avril. La CFDT Compose ses délégations de la manière originale que M. Aussant raconte : « on avait décidé de mettre le maximum de militants dans le coup : sur trois négociateurs, il y en avait tous les jours deux nouveaux. Ce qui au niveau des négociations étaient un moyen relativement facile de remettre en cause le mercredi ce que la délégation du mardi avait accepté… C’était de la surenchère à la limite, mais comme on était maître du jeu, on a pu imposer cette méthode là. Moi, je les ai toutes faites parce qu’on avait quand même pensé qu’il fallait qu’il y ait un suivi »169. Quand s’achèvent les négociations, la direction est encore en deçà des attentes de son personnel. Elle a certes proposé une augmentation horaire de 50 centimes mais, comme l’explique la CFDT, « en incluant des augmentations obtenues avant le grève et au titre du maintien du pouvoir d’achat et non du rattrapage province-Paris170 », de plus, il n’y a pas eu d’avancées sur les classifications, pas de calendrier de rattrapage. Sur l’indemnisation de la grève, si la direction accepte de payer les heures de réduction volontaire des rendements, elle se refuse en revanche à payer le lock-out et les heures de grève totale. Selon la CFTD, les formes n’ont pas été respectées non plus ; la délégation de la direction se résumait simplement au chef du personnel et celui-ci a décidé unilatéralement de « [rompre les négociations alors] qu’un certain nombre de question n’avaient même pas été abordées »171. Le mardi 24, à la rentrée du week-end pascal, les ouvriers appelés à se prononcer sur les propositions patronales suivent les consignes syndicales172 et les rejettent par 2434 voix contre 1234. Le mouvement continue, une partie importante des grévistes sont plus déterminés que jamais. Ouest France pour l’illustrer rapporte les témoignages de plusieurs OS : « On a demandé 50 centimes. Il nous les faut. 49 centimes, ce serait se fiche de nous. On se battra jusqu’au bout »173. La direction durcit aussi sa réaction, elle annonce lors d’une réunion exceptionnelle du comité d’entreprise, le mercredi 25 avril, que les horaires de la fin de semaine seraient réduits à 5 heures par jour ; les salariés lock-outés entre le 06 et le 23, sont mis à nouveau en chômage technique174. La logique d’affrontement semble donc prévaloir à nouveau à la Saviem, mais des deux cotés on commence à être las d’une situation qui n’a que trop duré, le conflit évolue rapidement. Le jeudi, les débrayages se multiplient notamment en gamme haute contre les réductions horaires. Le vendredi 27, la direction fait une nouvelle offre, elle propose une nouvelle augmentation de 10 centimes en décembre. Pour les syndicats « c’est un progrès »175. Ils décident donc de consulter la base, le mercredi 02/05 au cours de deux meetings où ils 168 D’après la CFDT, il n’y avait en fait eu qu’une grève de solidarité de deux heures à Annonay. Agence presse Libération, n°63. 169 Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001. 170 Paris Normandie, mardi 24 avril 1973. 171 Ibid., communiqué de la CFDT. 172 Selon l’Agence presse Libération, n°63 la CGT se montre plus réservée que la CFDT M. Digne se contentant de déclarer que la CGT se pliera au vote des travailleurs ; tandis que la CFDT par M. Aussant appelait à « continuer une grève dure avec le soutien financier des lock-outés et des grévistes gamme basse. » . Il faut cependant rappeler que ce journal proche de l’extrême gauche était assez hostile à la CGT et au PCF. 173 Ouest France, mercredi 25 avril 1973. 174 Brochure CFDT Saviem, octobre 1973, Sans titre, Arch. 1996/09/137. 175 Paris Normandie, samedi et dimanche 28 et 29 avril 1973. appellent à voter en faveur de la reprise. La CFDT explique qu’il faut éviter le risque de lockout total de l’entreprise176. 3546 personnes participent à la consultation, 2621 suivent les consignes syndicales, il y a 20 bulletins nuls et il convient de le signaler 905 grévistes refusent la transaction sur les 40 centimes et voudraient poursuivre l’action, qui dure pourtant déjà depuis quatre semaines177. c. Le paiement du lock-out : divisions syndicales La reprise du travail ne règle pas tous les problèmes. Le mouvement a coûté sensiblement plus cher à un certain nombre de travailleurs, aux 130 lock-outés qui veulent donc être dédommagés. Ils y sont d’autant plus incités que la direction payant les travailleurs qui ont volontairement baissé leur production, « la logique voudrait comme le souligne la CFDT qu’elle paie les 130 lock-outés qui, involontairement ont été privés de leur travail »178. Pour la direction, cependant, indemniser les journées chômées ce serait créer un précédent et ainsi se priver d’une arme particulièrement utile pour contenir la combativité au sein de l’entreprise. Mais l’unité syndicale la plus solide que l’on ait connu à la Saviem va se briser sur le soutien aux lock-outés. L’action semble, d’abord, se poursuivre dans l’unité. Au meeting du 02 mai, la CGT propose de continuer à faire de courts débrayages tournants, tandis que la CFDT annonce qu’ « elle est prête à tout mettre en œuvre pour contraindre la direction à payer [le lock-out] »179. Le vendredi 04, des débrayages relativement importants ont lieu dans le cadre de la journée nationale d’action de la métallurgie CGT-CFDT180. Surtout, les ex lockoutés des chaînes de peinture et de garnissage refusent les propositions de la direction de récupération sur 19 samedis et multiplient les débrayages d’un quart d’heure. Le lundi 07 mai, seule la moitié des cabines sortent normalement des chaînes181. Face à cette reprise de l’agitation, la réaction de la direction de la Saviem est plus énergique, elle annonce le passage de 800 ouvriers de la gamme basse de neuf à sept heures de travail hebdomadaire. Le personnel n’oppose pas de front uni. Des militants de la Ligue Communiste à la chaîne peinture et des « inorganisés » au garnissage, ne jugeant sans doute pas les syndicats assez actifs dans la défense de leurs intérêts particuliers, constituent un comité de grève182 « hors syndicats » afin de « coordonner et de populariser la lutte » et élisent des représentants. La CFDT accepter de soutenir cette auto-organisation des travailleurs ; la CGT, hostile à ce genre d’initiative qui souvent accroît le poids des militants d’extrême gauche au sein d’une entreprise, s’élève contre cette « tentative de division des travailleurs menée par des éléments gauchistes extérieurs à l’entreprise [qui] sous-estiment les organisations syndicales dans leur rôle »183. Le 10, les chaînes peinture et garnissage refusent l’augmentation de 20 centimes qui leur est proposée. La direction rétablit alors les horaires normaux pour toute la gamme basse à l’exception des chaînes encore en grève tournante et fait circuler des rumeurs de licenciements ; rumeurs que la CGT répercute en annonçant dans un tract l’éventualité d’un 176 Agence presse Libération, n°64. Paris Normandie et Ouest France, jeudi 03 mai 1973. Norbert Aussant l’explique pas le faible coût financier de ce mouvement qui encourage à une certaine intransigeance. 178 Paris Normandie, mardi 08 mai 1973. 179 Ouest France, jeudi 03 mai 1973. 180 Paris Normandie, vendredi 05 mai 1973. 181 Agence presse Libération, n°65. 182 La méfiance des travailleurs de l’atelier peinture est selon la CFDT liée au comportement de la CGT lors de la grève de la peinture en 1969. Brochure CFDT, octobre 1973, sans titre, Arch. CFDT 1996/09/137. 183 Ouest France jeudi 10 mai 1973. 177 plan de 81 licenciements184. Inquiets, divisés, les grévistes acceptent alors la proposition qui leur avait été faite contre une mise par écrit. Le 11 mai, le garnissage se prononce pour la reprise par 62 voix contre 28 ; puis l’atelier peinture, qui avait voté contre par 28 voix contre neuf, se rallie à sa position. d. Les leçons tirées de ce mouvement Les syndicats se sont donc montrés capables pour la première fois depuis 1968, non seulement de généraliser un conflit à l’ensemble de l’usine mais aussi de faire céder la direction. Pour la première fois, l’unité syndicale a tenu dans la durée, le temps du mouvement. La CFDT juge ainsi que « l’unité d’action entre la CFDT et la CGT pendant le conflit a bien marché. C’est la première fois que cela se passe aussi bien »185. La CGT, elle, estime que ce succès est dû à l’application pour la première fois de sa tactique de luttes de masse : « il faut dire honnêtement que nous n’ avons été suivis dans ce mot d’ordre que très récemment. Nous rencontrions plus souvent des grèves illimitées (grèves bouchons) à quatre ou cinq ouvriers, au lieu de grèves de courte durée, de masse, répétées dans le temps »186. Aussi et peut être surtout, le contexte a joué en faveur de syndicats. La direction n’a pas su trouver de ligne de conduite définie face à un mouvement qu’elle n’a pas su maîtriser ; la situation économique de l’entreprise a fait que la direction ne pouvait se permettre de perdre trop de production et qu’elle a finalement pu, de mauvaise grâce, satisfaire les revendications. Le débat le plus âpre entre les deux organisations a été la question des revendications ; ce qui n’est d’ailleurs pas spécifique à la Saviem mais n’est que l’expression locale de celui qui a lieu entre les deux confédérations. Un désaccord profond existe sur la nature des augmentations souhaitées : la CFDT se prononce en faveur d’augmentations uniformes ; la CGT, dans sa conception unifiante de la classe ouvrière, défend les augmentations en pourcentage. Après le mouvement de mars-avril, la CFDT décide de faire naître un débat afin de pouvoir envisager de façon unitaire les négociations salariales de décembre 1973. Le défi de M. Gombert relevé a. La provocation Dans ce climat revendicatif nouveau, la vieille forteresse ouvrière de la SMN ne pouvait pas rester inerte très longtemps. L’agitation sociale commence tôt, dès les mois d’été : les pontonniers des fours Pits débrayent les 23 juillet et 13 août ; les travailleurs des batteries des fours à coke le 29 août187. Le 16 août, une partie du personnel cesse le travail en solidarité avec les ouvriers de LIP. Cet arrêt est assez représentatif du climat social qui règne à l’intérieur de l’entreprise. Un conflit de ce type est en effet assez exceptionnel puisqu’il n’est porteur d’aucune revendication propre aux grévistes, la direction aurait donc pu se contenter de dégrever la part de salaire correspondant au temps de travail perdu, mais elle entend pénaliser au maximum tout arrêt de travail, aussi décide-t-elle, non seulement d’appliquer le fameux abattement de 5% sur la prime de productivité, mais aussi de se passer d’eux pour le reste de la journée. Elle fait certes vite machine arrière devant la détermination des salariés et 184 Brochure CFTD Saviem, mai 1973, Avril 1973 : bilan de six semaines d’action, Arch. CFDT 1996/09/258. Brochure CFTD Saviem, Avril 1973 : bilan de six semaines d’action, mai 1973. 186 « avril-mai 73 à la Saviem », Le Métallo bulletin du syndicat CGT Blainville, n°1 janvier 1974, arch. CGT 1996/11/174. 187 Tract CGT SMN, 29 août 1973, Pour l’amélioration de leurs conditions de travail… les travailleurs des batteries FAC sont passés à l’action, Arch. CGT 1996/11/179. 185 de leurs syndicats qui décident de « rester sur le tas », et ne retient finalement que le temps de grève effectif188 mais cela est révélateur du climat social. Malgré les différents avertissements de la période estivale, le directeur M Gombert refuse de négocier sérieusement avec les syndicats sur leurs revendications. Ce refus d’ouvrir des discussions est, comme souvent à la SMN, le facteur déclenchant du conflit qui commence dans la tradition SMN, la tradition cégétiste, par un arrêt général de 24 heures, le vendredi 07 septembre. Il est très largement suivi : 80% du personnel le matin, 100% l’aprèsmidi189, mieux le personnel mensuel participe activement au mouvement. Un succès donc, mais qu’il convient de nuancer puisque il n’y eut que 500 auditeurs au meeting syndical du matin, où il fut fait lecture d’une lettre envoyée au directeur pour lui rappeler les revendications, et que le défilé dans les rues de Mondeville dût être annulé faute de participants. Sur les quelques 6000 salariés, un grand nombre préféra rester à la maison, en week-end prolongé en quelque sorte. Les revendications portent, outre la reprise des mots d’ordre nationaux dont l’heure d’information syndicale payée, chère à la CFDT, principalement sur les salaires, une augmentation de 11% avec un minimum de 150 F pour les plus défavorisés, et sur la suppression de l’abattement anti-grève. Les syndicats n’entendent pas s’arrêter à cette démonstration de force et insistent le soir dans un communiqué : « la lutte doit continuer. Dès demain, nous proposerons des débrayages pour aller porter les revendications aux services et lundi matin CFDT et CGT iront renouveler leur demande de réunion à la direction. Si la direction refuse dès […] le mardi matin, une rencontre sera organisée en commun pour une étude des actions à entreprendre afin d’obtenir l’ouverture des négociations sur la base de la plate-forme revendicative »190. Cette journée est donc un avertissement à la direction, une nouvelle demande, cette fois très insistante, d’ouverture de négociations. Mais, comme on l’a vu lors des conflits précédents, celle-ci est très jalouse de ses prérogatives et de son autorité. Pour elle, les syndicats n’ont pas à s’occuper de la politique salariale, qui de plus est pratiquement calquée sur celle de la sidérurgie de l’Est de la France pour des raisons de concurrence. Aussi, loin de chercher à aplanir les choses, le PDG M. Gombert va essayer de gagner l’épreuve de force qui s’engage. La conférence de presse qu’il anime, le lundi 10 septembre, avec les deux autres principaux responsables de l’entreprise, son adjoint M. Guérin et le chef du personnel M. Legrand, est, à bien des titres, une provocation envers les syndicats. Le ton en est brutal. Tous les arguments sont utilisés. Du manque de responsabilité des grévistes par rapport à la sécurité des installations : « un nouveau Noguères ne se produira pas à la SMN »191 ; au risque de chômage technique que font courir pour leurs camarades les services en grève. Ils prétendent ne pas comprendre cette interruption des « quatre années, ou presque, de calme social » alors que selon eux, les salaires ont augmenté de manière satisfaisante et sont supérieurs à la moyenne des entreprises de la sidérurgie. Pour le directeur, les raisons véritables de cette grève ne résident pas dans le mécontentement d’une partie du personnel mais viennent 188 Tract CGT SMN, 17 août 1973, Arch CGT 1996/11/179. Paris Normandie, samedi 08 et dimanche 09 septembre 1973. 190 Ouest France, samedi 08 et dimanche 09 septembre 1973. 191 Paris Normandie, mardi 11 septembre 1973. Pour les syndicats, le problème est dû au fait que la direction n’a pas respecté l’accord qu’ils avaient passé pour le maintien des installations et a distribué deux fois plus de cartes de sécurité que nécessaire. 189 d’ «une poussée partisane, qui […] s’est manifestée dès le lendemain des élections législatives ». Il s’en prend plus particulièrement à la CGT qu’il accuse de se livrer à une surenchère par rapport à sa rivale : « au printemps dernier, la CFDT a mené une grève importante à la SAVIEM, dont on a beaucoup parlé. Depuis, la CGT n’a de cesse de frapper un grand coup »192. Selon lui, les quatre assemblées générales organisées pour consulter le personnel à la demande de la CFDT n’ont réuni, en plus des délégués, que 99 salariés193. De plus, selon lui, le succès relatif de cette journée n’est dû qu’à l’intimidation physique opposée aux salariés qui voulaient venir travailler, organisée par « des gens dont la vocation, les jours de grève, est de servir de troupes de choc ». Le directeur, après avoir annoncé qu’il portait plainte pour atteinte à la liberté du travail, explique qu’il « défie publiquement ces syndicats de mener une grève de 24 heures, suivie par au moins 20% du personnel, en laissant toutes les entrées de l’usine libres ». Le lendemain, nouvelle démonstration d’intransigeance, M Gombert expédie la réunion extraordinaire du comité d’entreprise demandée par les syndicalistes en quelques minutes, leur laissant juste le temps de lire une déclaration de principe et de protester contre l’arrêt de certaines installations194. Le conflit qui s’ouvre se présente alors comme un affrontement frontal entre les syndicats et la direction, dont la première manche est une manche médiatique. Le directeur a cherché à discréditer ses salariés en les faisant passer pour des privilégiés ; pour y répondre et s’assurer le soutien de la population, les syndicats distribuent un tract explicatif de leur lutte à plusieurs dizaine de milliers d’exemplaires195. Quelques heures après la réunion du comité d’entreprise M Avrillon de la CGT déclare aux 1500 travailleurs qui se sont réunis devant les grands bureaux « face à la provocation et au chantage, les travailleurs veulent la lutte »196. Un délégué cédétiste M. Masseron signifie au directeur que son syndicat n’entrera pas dans le piége de la division qu’il lui tendait : « L’union d’action se porte bien […] la CGT et la CFDT ont une identité de vue sur les actions en cours »197. Les actions particulières et d’ensemble s’enchaînent alors. Le jeudi 13 septembre, le meeting syndical réunit plus de 2000 travailleurs et se conclut par un défilé dans les rues de Mondeville. Plus d’un travailleur sur trois participe donc activement à la grève. Pour les syndicats le défi de la direction a été relevé. Cette même après-midi, les délégués syndicaux interviennent auprès de la préfecture où ils sont reçus par le chef de cabinet du préfet M Pietri, qui leur promet d’intervenir auprès de l’inspection du travail pour qu’elle offre sa médiation198. Une semaine plus tard, le mercredi 19 septembre, un meeting à la cantine débouche à nouveau sur une manifestation ; ces 1500 participants demandent au maire de Mondeville d’intercéder en leur faveur auprès du directeur199. Une délégation des maires de Blainville, Colombelles, Démouville, Giberville et Hérouville-St-Clair, le 28 septembre, est infructueuse, ils n’obtiennent qu’un rappel des oppositions de principe à toute nouvelle augmentation200. b. La question du préalable de la reprise du travail 192 Ouest France, mardi 11 septembre 1973. Révélateur de la politique d’encadrement de la direction SMN, M. Gombert déclare les avoir compté luimême de sa fenêtre... 194 Ouest France, mercredi 12 septembre 1973. 195 Tract CGT-CFDT horaires et mensuels SMN, 21 septembre 1973, Les travailleurs de la SMN sont en lutte. Pourquoi ?, arch. CGT 1996/11/179 196 Ouest France, mercredi 12 septembre 1973. 197 Ibid. 198 Ouest France, vendredi 14 septembre 1973. 199 Ouest France, jeudi 20 septembre 1973. 200 Paris Normandie, samedi 29 et dimanche 30 septembre 1973. 193 Le vendredi 21 septembre, l’entreprise est pratiquement bloquée par les piquets de grève qui font respecter la consigne de grève générale de 24 heures ; il n’y a, selon les syndicats, toutes catégories de personnel confondues, que 10% du personnel présent à son poste201. Cette journée marque un nouvel essor de la lutte. Les débrayages par secteur se multiplient, il ne se passe plus une journée sans que l’entreprise n’en connaisse au moins un. Ainsi, entre le jeudi 27 et le vendredi 28 on a : pour l’équipe du soir, les travailleurs du plancher des aciéries et de la fosse Thomas ; la nuit, l’ensemble de l’aciérie ; le lendemain au poste du matin, la fosse Thomas, les pontonniers, les cockeurs du parc à ferraille202… Partout, les arrêts de travail gagnent en fréquence et en intensité. Le mercredi 03 octobre, les hauts fourneaux débrayent 24 heures, le jeudi c’est le train de 450203. Devant cette montée en puissance de la contestation, la direction fait alors un premier pas et répond à l’inspection du travail qu’elle accepte l’ouverture de négociations le lundi 08 avec les syndicats204, mais suite à un imbroglio à l’espagnol, la réunion n’a pas lieu. La direction revient sur sa décision expliquant que les syndicats n’ont pas joué le jeu et que la situation sociale n’est pas restée calme pendant le week-end. Bien au contraire, entre vendredi et samedi soir, une grève de 24 heures a immobilisé les aciéries et les principaux laminoirs finisseurs. Pour les syndicats, la situation est le résultat d’une manœuvre de la direction qui a volontairement soufflé le chaud puis le froid. Ils se justifient en expliquant qu’elle n’a d’abord pas posé de préalable à la négociation le vendredi ; qu’elle a ensuite appliqué les amendes de 5% aux aciéries sachant pertinemment que cela ferait naître un mouvement ; et que ce n’est qu’alors que la grève était déclenchée, qu’elle a décrété la condition du calme social dans l’entreprise. CGT et CFDT témoignent de leur bonne foi indiquant que, si prévenues trop tard elles n’ont pu faire cesser ces mouvements, elles n’en ont, en revanche, pas déclenché d’autres le dimanche. Ce contretemps n’entame pas la détermination des syndicats. Le samedi 06 octobre, la CGT déclare par exemple : « Non ! Monsieur Gombert, ce n’est pas vous qui êtes en position de force… Mais les travailleurs avec la CGT et la CFDT. NOUS NE VOULONS PAS DE PREALABLE AUX DISCUSSIONS ! »205. Si des négociations paraissent proches, la question du préalable de l’arrêt des conflits reste posée. Le mardi 09 octobre, la foule est nombreuse, route de Cabourg pour écouter les leaders syndicaux, juchés sur les abris de bus. La riposte syndicale s’engage dans l’unité, même si les discours du délégué cédétiste Pierre Robert laisse percevoir l’envie de son syndicat de généraliser le conflit et d’organiser des actions longues et continues : « Nous acceptons la proposition d’une action de 24 heures, malgré les problèmes que cela représente »206 déclare-t-il. Le lendemain, l’usine est à nouveau totalement paralysée ; seules les taches de sécurité sont assurées par les quelques travailleurs qui se sont rendus au travail. Les entrées de l’usine sont gardées par des piquets de grève efficaces et calmes. La direction, qui n’a toujours pas reçu les délégués syndicaux, reçoit pour la deuxième fois les journalistes. M Gombert, après avoir répété que satisfaire l’ensemble des revendications du personnel mettrait en danger financier l’entreprise déclare : « Il ne s’agit pas de tuer la poule aux œufs d’or. L’état de prospérité est un état précaire »207, et qu’il ne reste plus que deux alternatives, la mise en sommeil des installations ou la prise de contact avec le personnel. Façon d’indiquer que, s’il acceptait à contre-cœur de lever le préalable de 201 Ouest France, samedi 22 et dimanche 23 septembre 1973. Tract CGT-CFDT, vendredi 28 septembre 1973, Les travailleurs des aciéries sont passés à l’action, Arch. CGT 1996/11/161 203 Paris Normandie, vendredi 05 octobre 1973. 204 Paris Normandie, mardi 09 octobre 1973. 205 Tract CGT SMN, 06 octobre 1973, Monsieur Gombert, il faut discuter !, Arch. CGT 1996/11/179. Voir page suivante. 206 Ouest France, mercredi 10 octobre 1973. 207 Paris Normandie, jeudi 11 octobre 1973. 202 l’arrêt du mouvement, il n’excluait pas, en cas d’enlisement des négociations et si l’agitation continuait, de procéder à un lock-out général du personnel. Pour les syndicats, il s’agit « d’un premier succès »208, le conflit change de nature, on entre enfin dans la phase des négociations, du bargaining. 208 Tract CGT-CFDT SMN, 11 octobre 1973, Ouverture des négociations, Arch. CGT 1996/11/179. c. Les négociations Dès le lendemain de cette grande grève, le jeudi 11 octobre, direction et délégués se rencontrent pour convenir ensemble d’un calendrier de discussions. Trois réunions se déroulent dans la semaine, les vendredi 12, mercredi 17 et jeudi 18 octobre. A plusieurs moments, le tension est telle que la rupture paraît imminente. A l’ouverture de la seconde session par exemple, les syndicats lisent la déclaration suivante : « A la lecture du texte de projet de protocole, la CGT et la CFDT constatent que son contenu est en retrait par rapport aux discussions de vendredi et dénature les positions des organisations syndicales CGT et CFDT. Les premières propositions de la direction, ne peuvent masquer le lourd contentieux restant à solutionner »209. Malgré tout, les discussions se poursuivent et l’on avance vers un accord, dont les syndicats expliquent que, même s’il est assez loin du contenu de la plateforme revendicative commune, il « apporte cependant des points positifs et ne comporte aucune clause qui pourrait porter préjudice aux travailleurs de la SMN »210. La direction concède : 3,30% d’augmentation de salaire supplémentaire, avec un minimum de 80 F par mois pour les plus bas salaires ; un treizième et un quatorzième mois, en décembre et en juillet, qui viennent remplacer les primes de productivité et de vacances versées jusqu’alors ; l’ouverture des droits à la retraite payée à 70% dès 63 ans pour tous les salariés et dès 60 ans pour ceux des feux continus sous condition d’ancienneté. L’accord prévoit enfin l’intégration progressive d’une partie des primes d’atelier et de fabrication dans le salaire fixe (la prime antigrève). En revanche, les syndicats n’ont pas réussi à obtenir que les nouvelles dispositions concernent le paiement de la prime de productivité pour la fin de l’année ; la direction s’engageant seulement, à réduire les abattements de moitié et à les compenser d’un quart supplémentaire si la production retrouvait au mois de décembre un cours normal. Le bilan de ces discussions est globalement positif211. C’est donc tout naturellement qu’après avoir consulté la base, CGT et CFDT signent l’accord le vendredi 26 octobre212. Preuve de cette phase ascendante du mouvement ouvrier, après plus d’un mois de conflit, après une provocation patronale, les syndicats sortent victorieux de l’épreuve de force engagée. Il n’y a plus d’abattement antigrève à la SMN. C. Un certain renouveau de la répression Cette période faste pour le mouvement ouvrier est aussi marquée, dans certaines entreprises, par un regain de fermeté et de répression. 7. Promodes : refus de négocier et répression. a. Fermeté pendant le conflit Le jeudi 24 mai, un conflit au niveau du groupe Promodes éclate ; les deux dépôts de Carpiquet, ceux d’Evreux, de Rennes, de Cherbourg et de St Brieux se mettent en grève illimitée. A Carpiquet, la grève est suivie à 80% selon les syndicats, et par 92 salariés sur 203 dans un entrepôt et par 38 sur 135 dans l’autre selon l’Inspection du Travail. Les grévistes protestent contre le fait que leurs demandes d’ouverture de négociations soient restées lettre 209 Paris Normandie, jeudi 18 octobre 1973. Paris Normandie, samedi 20 et dimanche 21 octobre 1973. 211 Elles ne sont d’ailleurs pas closes puisque d’autres sont prévues ultérieurement sur divers sujets comme les structures des salaires, la mensualisation, le fonctionnement de la sécurité de l’entreprise en période de grève… 212 Paris Normandie, samedi 27 et dimanche 28 octobre 1973. 210 morte et demandent un salaire minimum de 1100 F pour 40h, l’intégralité du 13ème mois dès 1973, le paiement du temps de travail effectif des chauffeurs livreurs et une heure d’information syndicale payée213. Tout au long du conflit, les forces de l’ordre empêchent les grévistes de bloquer l’entreprise et permettent l’entrée et la sortie de camions, à nouveau sous le prétexte de la liberté de circulation. Ils interviennent trois fois, le soir du 24, le lendemain vers 19h00 et le lundi 28. Le vendredi 25 mai, la direction propose une augmentation de 70 F pour les salariés gagnant moins de 1200 F et de 50 F pour ceux touchant entre 1200 F et 2200 F, et aussi de faire passer la gratification semestrielle payable au 31 décembre à l’équivalent d’un demi mois de salaire214. Ces avancées ne sont pas jugées suffisantes par les syndicats et le mouvement continue. La direction Promodes n’accepte plus dès lors de négociation à l’échelle du groupe et renvoie les grévistes aux responsables d’entrepôt. Le lundi 28 l’entrepôt de Bayeux rejoint le mouvement. A Carpiquet, on connaît, un moment, une situation tendue après qu’un camionneur ait forcé le barrage des grévistes, ne faisant heureusement pas de blessés215. Peu à peu, un certain nombre de dépôts reprennent le travail, c’est le cas à Bayeux le vendredi 01er juin ; à Carpiquet, les grévistes sous la conduite de la CFDT ne cessent la grève que le mardi 05 juin au matin. Les délégués cédétistes appellent à refuser les heures supplémentaires et à appliquer sans l’accord de la direction la semaine de 44 heures216. b. Répression ensuite Quelques semaines après, un délégué CFDT de l’entrepôt est licencié sur un prétexte futile, on lui reproche une altercation avec un supérieur, « dont il n’est pas à l’origine [et qui] s’est passée en dehors de son temps de travail »217. A la fin du mois de juin, l’inspection du travail l’accepte. Sur le moment, la CFDT ne peut que protester et s’interroger : « Quand les négociations sont bloquées, quand les institutions légales n’agissent que pour garantir les pouvoirs de la classe dominante, quand les travailleurs et les délégués ne jouissent plus d’une garantie d’emploi parce qu’ils ont osé exercer leur droit de grève, quand la légalité s’apparente à l’injustice organisée, quelle voie reste-t-il aux travailleurs ? »218. Ce licenciement s’inscrit dans un contexte de répression syndicale organisée par Promodes aussi bien aux entrepôts qu’aux magasins. Dans une communication bilan de l’année 1973, la CFDT peut signaler plusieurs faits pour chaque site, allant de l’intimidation légère au harcèlement moral et aux tentatives de licenciement. Promodes n’accepte pas semble-t-il, l’implantation cédétiste - ces sections syndicales n’ont que de 6 mois à trois ans d’existence. A Bayeux, quatre militants CFDT sont sanctionnés d’avertissements injustifiés juste avant les élections professionnelles. A l’entrepôt Interfrais, une employée syndiquée est « privée de son bureau et, pendant deux mois, travaille et trie ses papiers le plus souvent à genoux sur le sol. Juste après sa nomination comme déléguée syndicale CFDT, la direction lui confie la tâche de noter sur une feuille les fautes et les erreurs professionnelles des autres 213 Ouest France, vendredi 25 mai 1973. Paris Normandie, samedi 26 et dimanche 27 mai 1973. 215 Paris Normandie, mardi 29 mai 1973. 216 Paris Normandie, mardi 05 juin 1973. 217 Ouest France, lundi 25 juin 1973. 218 Ibid. 214 employés »219. Sur le même site, un délégué CFDT est « soupçonné publiquement de vol sans la moindre preuve »220, la direction essaie de le convaincre de démissionner. Au magasin Continent Côte de Nacre à la sortie de Caen, la direction multiplie les pressions lors des élections professionnelles : « une adhérente CFDT se retrouve sans son accord comme candidate sur une la liste d’une organisation plus complaisante », le jour du vote, il n’y a que les bulletins de l’autre organisation sur le dessus des deux piles. A Continent Mondeville, un militant insulté par un chef qui n’est pas le sien répond et est suspendu pendant deux jours et demi221. Il faut aussi y ajouter toutes les tentatives faites pour se séparer du délégué syndical de Continent Mondeville Bernard Gy. Il est d’abord accusé de manière non étayée de fautes professionnelles, puis la direction cherche à le muter en le déclassant mais devant le refus de l’Inspection du Travail y renonce ; enfin le rayon presse dont il était responsable est supprimé, la CFDT remettant en cause la justification économique de cette décision222. Radiotechnique : grève illimitée d’une quarantaine d’ouvriers. a. Des mouvements très partiels depuis 1968 La Radiotechnique n’a jamais connu de grand mouvement de l’ensemble de l’entreprise depuis 1968, les mouvements qui y ont eu lieu ne concernaient que quelques services. Ils consistaient souvent en des réactions aux conditions de travail déplorables. A la fin du mois de janvier 1973, par exemple, un atelier réduit volontairement son rendement pour protester contre les conséquences des arrêts de production (pannes de machines, mauvais démoulages…) sur leurs salaires, du fait des primes de rendement223. En mars, ce sont les ouvrières ULT (finitions et marquages) qui débrayent pour protester contre les conditions de travail qui résultent du déménagement de leur atelier dans un baraquement que les salariés appellent le «cabanon »224. La direction leur demande de continuer à sortir la même production dans des locaux qui ne sont pas adaptés, où l’espace manque et où la ventilation laisse à désirer, alors même que le déménagement n’est pas complètement terminé et que les salariés de l’entretien continuent à repeindre et à souder les machines. Face à ces arrêts, face aux pressions qu’exercent les syndicats en sollicitant l’inspection du travail, la direction est souvent amenée à céder. b. 40 salariés en grève pour l’ensemble de l’usine En septembre, un conflit à motivation salariale, concernant une large partie des salariés, se déroule mais avec des méthodes d’action adaptées à la situation souvent précaire de nombre des travailleuses. C’est de nouveau les salariés du service ULT qui sont en pointe du mouvement et qui débrayent face à des différences d’augmentation mal comprises et effectuées, selon la CFDT, « à la tête du client »225 ; ces arrêts gagnent ensuite les autres ateliers. Le mardi 11 septembre, lors de la réunion du comité d’entreprise, ce syndicat soumet 219 Communiqué CFDT, 30 novembre 1973, Arch.1996/09/48. De larges extraits en sont repris par la presse régionale. 220 Ibid. 221 Ibid. 222 Tract CFDT Carrefour, Mammouth et entrepôts, 02 février 1973, Travailleurs-consommateurs de CarrefourMammouth stop à la répression, Arch. CFDT 1996/09/48. Promodes lance en 1973 sa propre enseigne Continent ; ses deux magasins étaient auparavant sous les franchises Carrefour et Mammouth. 223 Agence presse Libération, n°52. 224 Agence presse Libération, n°57. Ouest France, 09 mars 1973. 225 Paris Normandie, vendredi 14 septembre 1973. à la direction les revendications des salariés : 60 F pour tous, l’application du principe « à travail égal, salaire égal », enfin la suppression de la cotation des postes. La direction refuse. Le même jour, une assemblée générale réunit plus de 400 personnes. Les délégués savent que, bien que le mouvement soit populaire, les conditions d’une grève générale illimitée sont difficiles à réunir dans l’entreprise. Il convient donc d’adopter une autre stratégie : «orienter la lutte vers un soutien par l’ensemble du personnel des secteurs les plus engagés dans l’action »226. On laisse à la charge des 40 salariés des ateliers U.L.T. et du Silicium, la charge de faire grève pour l’ensemble du collectif ouvrier de l’entreprise ; chaque salarié s’engageant en contre-partie, à leur verser 1% de son salaire de base par semaine. C’est la tactique de la grève « thrombose » ; la faiblesse numérique des grévistes est compensée par leur place stratégique dans le cycle de production. Selon les techniciens de la CFDT, l’usine devrait connaître de graves problèmes de production en moins d’une semaine. Mais la direction décide de laisser pourrir le conflit pendant trois semaines, non sans multiplier les pressions sur les salariés. Elle essaie, dans plusieurs communiqués de presse, de délégitimer la grève en faisant passer ses ouvriers pour des nantis. Appliquée à la Radiotechnique cette tactique patronale, assez traditionnelle, est d’autant plus scandaleuse que d’après l’enquête de la CFDT sur les salaires dans les moyennes et grosses entreprises de la métallurgie bas-normande, les salaires y sont parmi les plus faibles de la région et sûrement les plus faibles de l’agglomération caennaise. Le communiqué mentionne notamment : « Du 1er juillet 1972 au 30 juin 1973, le salaire moyen du personnel ouvrier [a] progressé de plus de 14% […] Pendant la même période, l’indice national des prix de détail a varié de 7,41% »227. Elle cite alors les montants des rémunérations sans préciser, comme le rectifie le lendemain la CFDT, qu’il s’agit des « salaires bruts, y compris les heures supplémentaires, les primes… »228 et que les 14% ne correspondent qu’ « à la moyenne des augmentations de salaire de cette année dans l’industrie électrique ». La CFDT de toute manière plaide pour la revalorisation des bas-salaires car elle considère que l’inflation pénalise davantage les bas salaires229. Elle laisse ensuite planer la menace du lock-out : « il faut bien réaliser que les perturbateurs dans un secteur limité mais volontairement choisi pour bloquer l’ensemble de l’établissement, ne pourront manquer si elles se prolongent […] d’entraîner des arrêts qui seraient supportés par le personnel des autres secteurs »230. Il n’aura pas lieu, car la direction arrive tout au long du conflit à « assurer tant bien que mal une production minimum »231, en remplaçant les ouvriers par des ingénieurs, des agents de maîtrise et de nouveaux embauchés. Le jeudi 20 septembre, elle se justifie et, à mots à peine couverts, menace les grévistes dans une note aux salariés : « pour assurer un travail régulier à ceux qui ne font pas grève, il peut être nécessaire de procéder au remplacement des grévistes. […] le défaut d’embauchage de personnel de remplacement peut même engager la responsabilité de l’employeur […] Si à la 226 Selon Paris Normandie, l’assemblée générale, appelée ce jour même par la CFDT, a regroupé environ 400 personnes. 227 Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 septembre 1973. 228 Paris Normandie, lundi 17 septembre 1973. 229 Il convient aussi de rappeler que les syndicats contestent le calcul de l’indice des prix officiels de l’INSEE. La section RTC explique ainsi que comme ce sont les produits de consommation courante qui augmente le plus rapidement, l’impact de l’inflation sur les budgets modestes est particulièrement important. Les augmentations des budgets d’alimentation, d’électricité, par exemple, sont sensiblement identiques quel que soit le revenu du ménage. C’est une des motivations des augmentations uniformes. « Il est évident que pour les bas salaires, très nombreux à la RTC, l’augmentation du coût de la vie est très proche de 14% ». 230 Paris Normandie, samedi 15 et dimanche 16 septembre 1973. 231 Communiqué CFDT, Ouest France, mardi 02 octobre 1973. fin de la grève, l’entrepirse se trouve en présence d’un personnel pléthorique, [elle peut] procéder à des licenciements parmi des salariés ex-grèvistes »232. Le vendredi 21 septembre, soufflant le chaud et le froid, la direction renouvelle ses menaces de chômage partiel et d’embauches nouvelles, en lieu et en place des grévistes, mais précise les modalités de l’augmentation prévue avant le conflit d’octobre. Elle accorde 5% pour la tranche de rémunération égale ou supérieure à 1500 F, 4,5% pour les autres. Une troisième semaine de grève illimitée s’ouvre, sans que la CFDT ait pu être reçue pour négocier. Le syndicat, qui en fait une nouvelle fois la demande, constate, amer : « La RTC refuse […] d’entamer une négociation avec les travailleurs, même par l’intermédiaire de l’Inspection du Travail »233. La semaine s’achève sans aucun signe d’ouverture de la direction. Le lundi 1er octobre, devant les risques qu’encourent la quarantaine d’ouvriers grévistes, constatant la relative inefficacité de leur grève, l’assemblée générale décide de cesser le mouvement. Il faut souligner cependant, comme la CFDT l’a fait sur le moment, que si la grève n’a pas abouti à un accord, la direction a sans doute été un peu plus généreuse pour l’augmentation d’octobre qu’elle ne l’aurait été autrement. c. Répression contre la CFDT Dans ces conflits, on retrouve la CDFT, organisation majoritaire de l’entreprise et soutien de l’action. La direction multiplie les pressions sur cette organisation et ses militants, mais c’est tout particulièrement contre un de ses militants les plus actifs, Bernard Anne, que s’exerce un véritable harcèlement. La personnalité rugueuse et déterminée du délégué qui, selon l’expression d’un journaliste de Paris Normandie, « pousse parfois un peu loin le cochonnet »234 ne peut pas coexister avec la direction autoritaire de la Radiotechnique. En décembre 1972, la direction décide une première fois de « priver de tout travail intéressant »235 cet agent technique qui travaille dans l’entreprise depuis juin 1965, et de le rétrograder de fait OS, puis le met à pied devant son refus d’accepter ses nouvelles fonctions. Plus de six mois après, et grâce aux pressions de l’inspection du travail, on lui confie une nouvelle étude sur le thème : « les dépôts polycristallins du Silicium » ; avant de la lui retirer en mars 1974, pour mettre en réparation un appareil technique, un four ASM ; mais les réparations faites, le directeur le maintient à des taches subalternes236. En 1978, « il est le seul agent technique qui n’a bénéficié d’aucune promotion depuis 1967. Sa prime de fin d’année est la plus basse. En fait d’augmentation, il ne bénéficie que de rattrapages »237. D’après la CFDT, la direction essaie, de plus, de l’isoler en effectuant un « chantage […] sur des travailleurs qui le fréquentent »238 . Le 25 mai 1978, le directeur de l’entreprise M. Le Bos est finalement condamné à 2 000 F d’amende pour entrave à l’exercice du droit syndical par le tribunal de Grande Instance de Caen. Il estime que la mutation dont a été victime Bernard Anne aurait due être autorisée par l’Inspection du Travail239. 232 Ouest France, vendredi 21 septembre 1973. Ouest France, mardi 25 septembre 1973. 234 Paris Normandie, samedi 22 et dimanche 23 avril 1978. 235 Paris Normandie, lundi 19 mars 1973. 236 Tract CFDT Radiotechnique, La situation de Bernard Anne, 11 septembre 1974, Arch. CFDT 1996/9/50. 237 Paris Normandie, samedi 22 et dimanche 23 avril 1978. 238 Brochure CFDT, Réalité de la répression syndicale récente et actuelle (concernant particulièrement la CFDT), 08 février 1974, arch. CFDT 1996/9/50. 239 Paris Normandie, vendredi 26 mai 1978. 233 Reprise en main patronale chez Jaeger L’usine de Jaeger, qui a toujours été une des usines les plus combatives de l’agglomération, a obligé sa direction à céder en 1972 lors du mouvement contre le salaire au rendement. On peut penser que c’est de ce mouvement que naît la volonté de la direction de reprendre la main pour ne plus être obligée à céder de nouveau face à un conflit social. a. Le mouvement de grève à la carte La grève d’octobre, lancée par la CFDT, vite rejointe par la CGT, présente une organisation originale que les syndicats baptisent la « grève à la carte », qui ressemble à la forme de lutte adoptée à la Saviem : les services s’arrêtent les uns après les autres, pour des durées relativement courtes ; mais de manière plus organisée puisque, tous les soirs, une « commission ouvrière » planifie les débrayages du lendemain. Cette organisation qui permet la participation d’une large partie du personnel et ne coûte pas trop cher aux salariés, désorganise grandement la production. Les syndicats souhaitent la satisfaction de trois revendications : une augmentation uniforme de 300 F, la suppression des trois jours de carence en cas de maladie, la réduction du temps de travail. La direction laisse d’abord faire pendant dix jours, du 1er au 11 octobre, puis réagit brutalement. b. Une réaction brutale Ce jeudi 11, les salariés qui se rendent au travail, trouvent portes closes, les grilles fermées par des points de soudure, l’entrée barrée d’un poids lourd. Sur ce camion, il y a écrit en lettres vertes : « Usine fermée pour raisons techniques. Convocations individuelles par lettre à domicile »240. La surprise est grande pour le personnel qui, sans doute en raison de la grève des Postes, n’a pas reçu la lettre de la direction avertissant de la fermeture de l’entreprise. Celle-ci se terminait par une invitation à retourner un document individuel « qui aura valeur d’engagement » ; elle ne souhaite donc reprendre dans un premier temps que les non-grévistes. Pour la première fois pour notre période, la stratégie du lock-out est employée à froid, sans avertir le comité d’établissement, et surtout de manière générale. La direction propose dans le même temps quelques avancées, telle que la suppression des trois jours de carence et la publication d’un programme de réduction d’horaire mais en les conditionnant au retour à la normale de la production. Plus grave pour la cohésion du mouvement, elle propose d’accorder le « glissement d’une classe pour les personnels dont l’activité est redevenue normale »241. Elle ne s’arrête pas là mais profite de cet arrêt de travail pour débuter son projet de spécialisation dans la fabrication des tachymètres (les boites noirs des poids lourds) en déménageant plusieurs chaînes de production hors de l’usine dans la nuit. Elle redémarre la production dès le vendredi 12 de manière partielle, puis totale le lundi, renonçant finalement au projet « d’étaler sur plusieurs jours [la] reprise »242 du fait de pressions de l’inspection du travail. Elle se montre par contre dans l’impossibilité de faire le tri entre les non-grévistes et les grévistes puisque ces derniers suivant les consignes syndicales, ont tous renvoyés l’engagement demandé par la direction. La CFDT considérant 240 Paris Normandie, vendredi 12 octobre 1973. Note au personnel, Ouest France, vendredi 12 octobre 1973. 242 Paris Normandie, samedi 13 et dimanche 14 octobre 1973. 241 que légalement celui-ci n’a aucune valeur et « n’interdit pas aux travailleurs d’exercer leur droit de grève »243. La semaine qui suit est une période d’accalmie tendue. Les syndicats organisent des débrayages, les lundi 15244 et mercredi 17245 après l’échec de l’entrevue du lundi. Les jeudi et vendredi, ils acceptent de respecter, à la demande du directeur du travail et de la main d’œuvre M Danglehant, une trêve de quarante-huit heures pour que s’ouvrent des négociations sérieuses246. Pendant cette semaine, les syndicats se plaignent d’une atmosphère de « chasse aux délégués » 247. La maîtrise les surveille sans cesse, contrôle les personnes à qui ils parlent. Le lundi 22, la rencontre entre les deux parties, n’apporte cependant pas de règlement au conflit et le mouvement de « grève à la carte » reprend. Jaeger répond de nouveau brutalement, la maîtrise informe tous les salariés qui ont participé aux arrêts de travail, qu’ils sont mis à pied pour trois jours. En tout, c’est 164 salariés qui sont ainsi sanctionnés pour « atteinte à la liberté du travail ». Le lendemain, ils envahissent en protestation, le centre administratif où se trouvent les services de la Direction Départementale du Travail248. C’est la fin du mouvement de « grève à la carte », cette forme d’action est venue buter contre l’intransigeance patronale. La lutte ne parvient pas à rebondir, la tentative d’une partie des grévistes de prendre la tête de la manifestation contre la répression du 30 octobre n’aboutissant, pathétiquement, qu’à la diviser en deux cortèges249. La reprise en main patronale de l’entreprise continue. Selon la CFDT, la direction essaie d’instaurer « un climat de peur »250, où chantage à l’emploi et brimades se combinent. Au mois de novembre, dix-huit ouvrières sont contraintes d’accepter un travail posté, des six qui refusent, une seule conserve son emploi car elle est enceinte. Peu de temps après, une autre salariée est licenciée pour « menaces de voies de fait » sans qu’elle ait pu se faire accompagner par un délégué du personnel lors de son entretien avec le responsable du personnel. On lui reproche une altercation avec son supérieur, qui l’avait, selon la CFDT, volontairement poussée à bout. En plus de ces pressions, la direction rompt discrètement l’accord de 1972 supprimant le salaire au rendement, sans toutefois revenir à la situation antérieure251. III. L’ entrée dans la crise A. La conflictualité se prolonge malgré l’entrée dans la crise 8. La nature durable de la crise n’est pas tout de suite perçue On l’a dit la crise n’est pas tout de suite perçue comme une fatalité appelée à durer. Jusqu’en août au contraire, les acteurs sociaux, les milieux dirigeants se montrent rassurants. 243 Ouest France, samedi 12et dimanche 14 octobre 1973. Ouest France, mardi 16 octobre 1973. 245 Ouest France, jeudi 18 octobre 1973. 246 Paris Normandie, samedi 27 et dimanche 28 octobre 1973. 247 Ouest France, mercredi 17 octobre 1973. 248 Ouest France, samedi 27 et dimanche 28 octobre 1973. 249 Paris Normandie, mercredi 31 octobre 1973. 250 Ouest France, mercredi 21 novembre 1973. 251 Paris Normandie, mercredi 21 novembre 1973. 244 Le premier ministre Jacques Chirac déclare ainsi en août 1974 : « il n’y aura pas de crise économique n’en déplaise à M. Séguy »252. L’idée de récession durable ne s’impose que peu à peu, avec peut-être plus d’évidence à la fin du troisième trimestre, comme l’explique l’Année Politique, « s’il est toujours difficile d’indiquer le moment précis où s’ouvre une nouvelle période économique ou politique sur le plan de la sensibilité et des thèmes idéologiques, il ne semble pas récusable que le mois de septembre marque un tournant »253, les éditoriaux se multiplient pour parler de la crise économique. Le 25 septembre, le président de la République déclare : « qu’on ne s’y trompe pas, nous sommes entrés dans une autre époque de croissance économique » 254. Cependant, il faut encore du temps pour que cette logique soit intégrée par les salariés et les syndicats et que l’on cesse de la percevoir comme un discours des conservateurs pour amener à une modération salariale. C’est ce qu’explique Guy Robert : « On est vraiment les enfants de l’expansion continue, et pour nous, cela ne pouvait être que comme ça en permanence… voilà la réalité. Même à d’autres niveaux, au niveau du bureau national [de la CFDT], entre 73 et 76, quand j’en étais membre, Jacques Juliard, qui n’est pas n’importe qui, disait : « attention, à ne pas parler de crise structurelle ; car c’est quand on parle de ce type de crise qu’on l’a crée . […] Ce n’est d’abord pas facile à prédire sur le plan scientifique et puis ce n’est pas facile de prendre la responsabilité syndicale de dire que c’est une crise structurelle… parce que qu’est-ce que cela provoque comme réaction collective ? Est-ce que cela bloque complètement la combativité ? Nous on était de toute façon, plus portée sur l’expansion continue, les patrons ont du fric, ils peuvent payer… » 255. L’action interprofessionnelle Au plan national, après une certaine pause à la fin de l’année 1973, on assiste à une reprise de la conflictualité au mois de février, limitée au mois d’avril par les circonstances de l’élection présidentielle suite au décès de Georges Pompidou. L’inflation motive un grand nombre de conflits. Un certain nombre de conflits portant sur la question de l’emploi s’étendent sur plusieurs mois. Le début de l’année 1974 est marquée par une nouvelle série de polémiques entre les deux confédérations. La CGT reproche à la CFDT à la fois des attitudes gauchistes et droitières256. En janvier la CGT dénonce la gestions cédétiste du dossier LIP ; elle se plaint de l’intransigeance de sa section puis de son implication dans le dossier de reprise qui n’est pas conforme, estime-t-elle, à la tradition syndicale française. Selon la fédération métallurgie cégétiste, la CFDT a « pratiqué une certaine forme de collaboration de classe après avoir joué au supra-révolutionnaire »257. En mars, la CGT nationale reproche à la CFDT sa tendance à soutenir des actions minoritaires, notamment les occupations d’usine en se basant sur les exemples locaux des usines Moulinex de Cormelles et de la Saviem258. L’unité 252 L’Année politique, économique, sociale et diplomatique de la France, 1974, Edition de la Revue politique et parlementaire, Paris, 1975, p. 160. 253 Ibid., p. 163. 254 Ibid. 255 Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001. 256 Ce qui correspond bien à la composition diverse de la CFDT qui s’affirme, quelques années plus tard, avec le virage idéologique de l’ouverture imposé par la direction confédérale. L’Union Régionale Basse-Normandie restera par contre sur une ligne combative, bientôt oppositionnelle et connaît l’un de ses premiers désaccords, quand des dirigeants confédéraux appellent à participer aux Assises du socialisme en avril 1974 sans que l’on comprenne bien s’ils le font à titre personnel ou syndical. 257 L’Année politique, économique, sociale et diplomatique de la France, 1974, Op. Cit., p. 127. 258 Ibid. p. 136. d’action ne se rompt pas, du fait du contexte difficile pour les salariés, et une plate-forme revendicative est même adoptée par les deux confédérations le 31 mai. Ce nouvel accord entraîne l’organisation de journées interprofessionnelles largement suivies en fin d’année. Le 25 octobre, a lieu une journée nationale pour la défense de l’emploi qui ne mobilise que peu, il n’y a par exemple que 80 personnes au rassemblement CGT de Lisieux. Le 19 novembre, la journée d’action contre la politique d’austérité organisée par les syndicats CGT-CFDT-FEN mais sans les partis, cette fois, est d’une autre ampleur. Elle réunit près de 4500 personnes dans les rues de Caen selon les renseignements généraux. Paris Normandie, estime la foule à 6000 et peut-être plus259. A Lisieux, il y a en près de 500260. A Bayeux près de 300. La journée interprofessionnelle du 12 décembre est à nouveau décevante puisqu’il n’y a Caen que 400 manifestants261. Une autre manifestation interprofessionnelle est organisée le 15 novembre par les UD en soutien aux postiers262. Les conflits continuent à être nombreux L’année 1974 reste dans une logique revendicative forte. La conflictualité est très forte pendant les premiers mois, février, mars et avril connaissant plus de 3 000 journées individuelles non travaillées, mars connaissant même le niveau extraordinaire de 21 356 journées en raison des conflits Saviem et Moulinex, soit presque deux fois plus pour ce seul mois que le total de l’année 1969. Ensuite, elle reste forte mais légèrement en retrait par rapport à 1973. Le dernier semestre entraîne la perte d’un nombre de journées moins important malgré l’important conflit de la SMN en septembre-octobre. Le quatrième trimestre témoigne d’un certain attentisme par rapport à la crise, puisqu’il ne connaît pas d’autre conflit localisé, les seules grèves étant des journées nationales dans les imprimeries et chez les dockers. Cette coupure relative de l’année en deux se perçoit aussi au niveau des conflits importants, qui, peu nombreux, sept pour l’ensemble de l’année 1974263, contre 13 l’année précédente, ont pour leur grande majorité lieu pendant le premier semestre. De janvier à juin, il y a ainsi cinq conflits importants : ceux de la Saviem et de Moulinex déjà évoqués, un conflit à St Denis SOFACO, un aux Ateliers de Normandie et un à Blaukpunt. La seconde moitié de l’année n’en connaît que deux : une grève de 24 heures chez Dahl et le conflit de la SMN. Conflits ayant entraîné plus de 500 journées individuelles non travaillées en 1974 259 Paris Normandie, mercredi 20 octobre 1974. Note des renseignements généraux, 19 novembre 1974, Arch. préfectorale 854W47 110. 261 Note des renseignements généraux, 12 décembre 1974, Arch. préfectorale 854W47 110. Elle est l’occasion d’un nouvel échange de courriers entre les deux unions régionales ; la CGT reproche à la CFDT de ne pas appliquer les décisions prises en commun, refus de la mise en place d’un service d’ordre, modification du parcours, tracts communs non distribués. Lettre de l’UR CGT à l’UR CFDT de Basse Normandie, 20 décembre 1974, Arch. CGT 1996/11/158. 262 Note des renseignements généraux, 15 novembre 1974, Arch. préfectorale 854W47 110. 263 En signalant une nouvelle fois que l’on groupe les fiches conflits différentes établies pour la SMN et que l’on ne tient pas compte de la participation au conflit généralisés (conflits des banques en 1974). 260 Entreprise Début – fin nb. grévistes / Effectif total Saviem (Blainville) 18/02-12/03 2451/6894 nb. d’heures ouvrières perdues 3894 JINT Moulinex (Cormelles) 11/03-18/03 3385/3385 16925 JINT St Denis SOFACO (Bayeux) 01/04-25/04 214/220 1177 JINT Ateliers de Normandie (St Martin des Entrées) Blaukpunt (Mondeville) 04/04-25/04 148/487 20/05-28/05 340/780 1530 JINT DAHL (Lisieux) 01/07-02/07 535/535 535 JINT SMN (Mondeville) SMN (Mondeville) 19/09-10/10 10/10-17/10 100/6237 6237/6237 1500 JINT 6237 JINT 543 JINT B. Les premiers mois de 1974 9. Des conflits importants qui aboutissent à des résultats a. Un conflit généralisé dans les banques Le secteur des banques du Calvados participe à un mouvement national qui part le 11 février du Crédit lyonnais et s’achève avec succès le 17 avril. Il entraîne au niveau départemental, la perte de 227 journées en février, 4658 en mars et 943 en avril. Il est marqué par deux défilés de près de 300 personnes, l’un à Caen le 15 mars et l’autre à Bayeux le 21. b. De nombreux conflits localisés contre l’inflation Au début de l’année 1974, on le disait, les conflits sont nombreux, le plus souvent motivés par des demandes d’augmentation (c’est le cas des treize conflits de plus de 24 heures signalés par l’Inspection du Travail), et aboutissent à des accords assez favorables aux salariés. Seul un conflit à Massoneilan n’aboutit pas à un accord, encore faut-il préciser qu’il ne s’agissait que d’un conflit très partiel, ne concernant que 22 ouvriers professionnels264. Tous les conflits importants s’achèvent de façon satisfaisante pour les grévistes. Chez St Denis SOFACO à Bayeux, une grève d’une semaine, du 01er au 08 avril, suivie par la grande majorité des salariés, 214 sur 220, amène le patron à accorder une augmentation complémentaire de 20 centimes, en plus des 6,5% prévus ; il s’engage aussi à ouvrir des négociations rapidement sur la question du 13ème mois265. Le conflit des Ateliers de Normandie de St Martin des Entrées ne concerne que la section peinture qui réclame 1 F 50 par heure de primes d’insalubrité et de salissure et une augmentation de 0,50 F du salaire horaire, ainsi que le versement d’un treizième mois. Ils effectuent une grève tournante du 04 avril au 25. Au bout de près de trois semaines de conflit, un accord est trouvé qui prévoit une augmentation de 3% au début mai, une prime d’assiduité 264 Fiche conflit Massoneilan 24 juin – 12 juillet 1974, Arch. DRTE 1009 W 09. Ces 22 ouvriers perdent cependant 318 journées individuelles. 265 DDTE, Fiche conflit St Denis SOFACO 01er avril – 08 avril 1974, Arch. DRTE 1009 W 09. de 2% pour tout les personnels et enfin ne concernant que la peinture une prime d’insalubrité de 50 F266. Enfin, un conflit touche l’ex-Sonormel, devenue Blaukpunt, à la fin mai. Les salariés rassurés sur l’avenir de l’usine souhaitent voir leurs salaires rattraper le niveau de ceux des autres grands établissements industriels de Caen. Un premier arrêt d’une demi-heure a lieu le 09 mai, jour de la paie. La direction ne voulant pas discuter des rémunérations, les salariés décident d’effectuer une nouvelle grève le lundi 20. Les ouvriers des chaînes se mettent en grève illimitée, tandis qu’une centaine d’autres effectuent des débrayages quotidiens de deux heures267. Une première proposition, une augmentation de 6% pour les OS et de 3% pour les autres, est rejetée par les grévistes qui déclarent accepter la reprise contre une augmentation de 100 F. Les syndicats s’élèvent contre le chantage de la direction qui menace de réexpédier des chaînes en Allemagne si le travail ne reprend pas. « Le personnel ne cédera pas au chantage à l’emploi… Blaukpunt a été heureuse de racheter l’usine de 1973, en trouvant une main d’œuvre moins chère qu’en Allemagne » 268 déclarent la CGT et la CFDT. Au début de la seconde semaine du conflit, les syndicats font une nouvelle proposition, ils acceptent de se contenter des augmentations proposées si la direction y ajoute le paiement en heures supplémentaires de deux samedis de récupération déjà payés. L’accord se fait alors presque sur les bases des propositions du début du conflit, les cinq jours de grève supplémentaires ne sont pas tout à fait remboursés par les nouveaux acquis, toutefois les syndicats déclarent : « c’est par la grève que nous avons obtenu cette augmentation supplémentaire du 01er juin»269. Ce conflit s’achève donc plutôt favorablement mais l’on peut déjà constater que la nouvelle direction de l’entreprise n’hésite pas à exercer le chantage à l’emploi et qu’elle n’a en définitive presque rien céder au delà de ses premières concessions. Le Calvados à nouveau sur le devant des polémiques intersyndicales a. Saviem A la Saviem, l’ambiance est toujours à la revendication. Comme ailleurs, on ne perçoit la crise économique que comme un ralentissement temporaire. La victoire de 1973 est encore dans toutes les mémoires. Ainsi, travailleurs et syndicats, ne sont-ils pas disposés à accepter la modération salariale que le premier ministre Pierre Mesmer encourage. Au contraire, ils sont prêts à entrer dans l’action270. La filiation avec le mouvement précédent est sans cesse rappelée ; ainsi lors d’un meeting syndical, un des responsables CFDT M. Aussant déclare : « comme en avril-mai 1973 […] l’action se développe un mois et demi après des négociations ratées dans lesquelles les travailleurs avaient placé beaucoup d’espoir »271. Le mouvement se déclenche en réaction aux négociations sociales au niveau du groupe, le 19 décembre 1973. Pour les salariés de Blainville, « les réponses de la direction aux demandes d’augmentation de salaire – et d’augmentation uniforme – ont été enregistrées comme une double provocation. Par le bas niveau des augmentations, mais aussi par le fait qu’elles l’aient été en pourcentage contrairement à l’avis majoritaire »272. Le lundi 11 266 DDTE, Fiche conflit Ateliers de Normandie 04 avril – 25 avril 1974, Arch. DRTE 1009 W 09. Paris Normandie, mardi 21 mai 1973. 268 Communiqué CGT-CFDT Blaukpunt, Ouest France, jeudi 22 avril 1974. 269 Ouest France, mercredi 29 mai 1974 270 Ce mouvement a été précédé d’une série de mouvements de secteur qu ont entretenu la combativité. 271 Ouest France, jeudi 21 février 1974. 272 Ibid. 267 février, une partie des ouvriers du service de la réception et des magasins se met en grève illimitée. Selon les syndicats, 90% des salariés qui déchargent les camions y participent. Ainsi, bien que ce mouvement ne concerne que 47 personnes, il risque d’induire des conséquences sur l’ensemble de l’entreprise ; l’usine de Caen étant essentiellement une usine d’assemblage, sans les pièces nécessaires, le chômage technique risque de toucher rapidement les ateliers273. Pendant la semaine, les débrayages de solidarité se multiplient dans les autres services. Outre des questions de classifications, propres au service, les revendications que soutiennent cette grève-bouchon sont générales à l’ensemble de l’usine et portent sur les rémunérations : augmentation de 100 F pour tous et salaire minimum de 1650 F. La direction réagit alors en dosant subtilement ouverture et fermeté. Coté fermeté, elle menace, lors d’un comité entreprise exceptionnel le jeudi 14 février, de devoir mettre 1900 personnes en chômage technique au début de la semaine suivante si le mouvement continue ; elle s’appuie sur le contexte économique : « Au moment, où pour faire face aux effets de la crise de l’énergie et de l’inflation, l’entreprise mobilise tous ses moyens pour sauvegarder l’emploi, les ressources des salariés et sa capacité économique, [une épreuve comme celle-ci] aurait les conséquences les plus graves »274. Le lendemain surviennent les premières ouvertures ; la direction fait aux délégués syndicaux des propositions sur les qualifications : 36 salariés du service progressent d’un échelon, 12 OS2 passent même professionnels, proposition est faite de transformer 12 postes supplémentaires après étude et enrichissement des tâches275. Devant ces avancées, l’atelier reprend le travail. Le mouvement est cependant lancé, et dès le début de la semaine suivante, des débrayages tournants désorganisent la production, tant en mécanique, qu’en gamme haute. Le mardi 19 février, un millier de travailleurs de « la mécanique » défilent dans l’usine, se réunissent en meeting et décident de reprendre à leur compte les demandes d’une augmentation uniforme de 100 F et d’un salaire minimum de 1650 F. En réaction, la direction annonce, la réduction des horaires de travail à cinq heures par jour pour tous les services, à l’exception des services commerciaux et de l’atelier des pièces de rechange qui assurent une certaine rentabilité financière, à partir du lendemain 20 février. L’après-midi, 700 personnes défilent dans l’usine276. Le mercredi 20 février, un meeting rassemble plus de 3000 travailleurs. Dans la confusion, la sono étant presque inaudible, les syndicats proposent dans un premier temps de rester sur place et d’effectuer les horaires normaux de travail, mais la proposition est rejetée277 et il est finalement décidé d’intensifier le harcèlement mené en organisant service par service débrayages, meetings, défilés et réductions de production278. Le meeting s’achève en défilé dans l’usine. Le lendemain, jeudi 21, des réunions par ateliers ont lieu qui décident des modalités de lutte. Mais en milieu de matinée, la direction annonce, que les réductions d’horaire n’ayant entraîné qu’une recrudescence d’agitation dans l’entreprise, elle a décidé de procéder au lockout total de l’entreprise à partir du lendemain, vendredi 22 février. Le MRP (service des pièces de rechange) décide alors de se mettre en grève par solidarité. 273 Ouest France, vendredi 15 février 1974. Ibid., 275 Ouest France, samedi 16 et dimanche 17 février 1974. 276 Ouest France, mercredi 20 février 1974. 277 Brochure de L’Union Communiste de France Marxiste-léniniste (UCF m-l), Saviem, février-mars 1974, Arch. Perso. Pierre Coftier. 278 Paris Normandie, jeudi 21 février 1974. 274 + L’unité syndicale se fissure sur la question du lock-out On le voit l’attitude de la direction de la Saviem est plus déterminée qu’en 1973, l’effet de surprise ne joue plus et elle a tiré des leçons du conflit précédent. De plus, le contexte économique joue pour elle, puisqu’elle a un stock de 2000 camions qui attendent sur les parkings de l’entreprise. Elle n’entend pas être, selon l’expression d’un journaliste de Ouest France, « la première grande entreprise française à devoir coucher les pouces devant une demande d’augmentation découlant directement de la dégradation du pouvoir d’achat, due au contexte économique actuel »279. Pour Norbert Aussant, les syndicats « [n’ont] plus du tout affaire à la même direction. C’étaient les mêmes hommes, mais ils avaient tiré les leçons de 1973 »280. Du coté syndical, l’entente n’est pas la même. Le violent débat sur la question des augmentations a laissé des traces et CGT et CFDT ne vont pas savoir opposer de front syndical uni. Le point d’achoppement est la question de l’occupation. Le jour même de l’annonce du lock-out, la section CGT de la Saviem prend les devants et « dénonce l’attitude du PDG de l’entreprise qui consiste, en lock-outant l’usine, à pousser une partie des travailleurs à occuper les lieux […] les travailleurs ne tomberont pas dans le piège »281. Pour la CFDT, par contre, cette radicalisation est imposée par l’attitude patronale et est la seule solution pour éviter l’isolement des travailleurs. Mais la CFDT ne veut pas partir seule dans l’occupation et essaie de pousser la CGT à cette action qu’elle ne souhaite pas. Pour Guy Robert : « le débat, c’est accepter le lock-out ou résister par l’occupation. Les salariés le veulent, il nous semble. La CGT ne le veut pas et elle tente un jeu – que l’on voit bien sur le moment parce que l’on a de très mauvais rapports. Ils veulent qu’on y aille, un peu à l’aventure, ils vont laisser pourrir le conflit et nous désigner comme les responsables de l’échec… c’est en gros le piège dans lequel on sent que l’on est pris »282. Pour Jean-Louis Fouques : « La CGT de la Saviem a été entraînée par la section de la CFDT. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. Je me rappelle leur avoir dit qu’on allait au casse-pipe. Le lock-out a été employé par le patronat à partir de cette date là, et puis fortement en plus. Dans ce contexte, et alors que le mouvement de 74 est un mouvement minoritaire, ils ont décidé d’occuper l’usine »283. Les positions des deux syndicats étant inconciliables, la CGT refusant la proposition cédétiste de n’occuper que les services qui fonctionnent encore, elles se retrouvent sans position commune au meeting du vendredi 22 avril qui rassemblent 1500 personnes malgré la fermeture de l’usine. Les délégués cédétistes Guy Robert et Norbert Aussant y commentent alors longuement les divergences. Guy Robert rappelle cependant que les syndicats sont d’accord « sur un point essentiel, il faut garder l’unité »284. Les grévistes devront trancher en début de semaine. Un peu plus de la moitié des participants au meeting part alors en défilé dans les rues de Colombelles, le slogan le plus crié étant : « une seule solution : l’occupation »285, les cégétistes sont parfois pris à partie. A Suresnes, peu de choses sortent du comité central exceptionnel qui a lieu ce jour. Seule proposition notable du PDG, M. Vernier-Paillez une prime de bilan de 400 F en mars, si le mouvement s’arrête. Loin de chercher l’apaisement, il déclare aux délégués réunis que le 279 Ouest France, vendredi 22 février 1974. Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001. 281 Ouest France, vendredi 22 février 1974. 282 Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001. 283 Entretien avec Jean-Louis Fouques. 284 Ouest France, samedi 23 et dimanche 24 février 1974. 285 Ibid. 280 conflit « peut même contrarier l’application de la politique de rémunération prévue en décembre »286 et envoie une copie de ses déclarations au domicile de chaque travailleur. Le lundi, le désaccord syndical n’est pas réglé ; au meeting du matin, qui réunit environ 2000 personnes287, leurs divergences sont à nouveau exposées publiquement. Les délégués CFDT expliquent qu’ils sont de nouveau contraints à se rallier à la position CGT, que M Aussant qualifie de « la position la plus molle »288. A savoir la demande de réouverture de l’entreprise, pendant le temps de négocier, en échange d’un arrêt des perturbations. M. Robert peut ainsi déclarer : « nous nous rallions une fois de plus à la position de la CGT. Mais nous aurions aimé pouvoir le faire en tenant compte de l’avis des travailleurs »289. La direction s’empare de cette proposition et accepte de convoquer une réunion du comité d’entreprise le lendemain, sans toutefois en communiquer l’ordre du jour, et de rouvrir les portes. Les travailleurs s’emparent du débat sur l’occupation. Le soir, à la manifestation de soutien à la Saviem qui réunit plus de 2000 personnes, dont un grand nombre de jeunes, lycéens ou étudiants, le porte-parole de la CGT se fait huer par une partie des participants quand il fait référence au programme commun290. Le lendemain, les propositions patronales n’ont que peu évolué, elles sont en outre non négociables puisqu’elles sont affichées dans l’usine en même temps qu’elles sont révélées aux délégués. Elles sont très nettement inférieures aux revendications et à nouveau en pourcentage. Au meeting qui réunit à 10h entre 1500 et 2000 travailleurs, les syndicats appellent donc à la relance du mouvement de débrayages partiels. Rien n’est encore prévu en cas de nouveau lock-out. La CGT est chahutée par les éléments les plus déterminés : « ça gueule encore plus quand Digne veut prendre la parole et c’est la colère quand le délégué CGT répète au micro… que la CGT n’est pas tombée dans la provocation ! »291. L’après-midi, après près de trois heures de réunion, CGT et CFDT se mettent d’accord sur l’organisation préventive d’un vote des travailleurs. L’intitulé en est explicite : « Si la direction applique illégalement une nouvelle fois le lock-out, je suis (pour ou contre) l’occupation de l’usine. La CGT et la CFDT s’engagent à appliquer la décision majoritaire et à mettre tout en œuvre pour assurer sa réussite ». + Second lock-out, la division syndicale Le lendemain, mercredi 27 février, 3060 travailleurs participent à la consultation, 2055 en faveur de l’occupation, 1292 contre. La CGT, qui déclare qu’elle suivra la décision de la majorité, avertit la direction de ne pas considérer les 1292 voix contre l’occupation comme n’étant pas prêt à l’accepter292. La direction réagit avec la même intransigeance et annonce un quart d’heure avant la fin des horaires normaux un nouveau lock-out. L’occupation devient aussitôt effective ; pendant tout le conflit, les syndicats multiplient déclarations, communiqués et tracts pour expliquer qu’elle n’est pas la cause mais la conséquence du lock-out. Dès le départ, comme le souligne Ouest France293, délégués cégétistes et cédétistes ne se font pas la même idée de l’occupation. La CGT est plus en retrait, ses délégués se massent dans le local syndical ; la plus grande partie de son activité consiste à filtrer les éléments extérieurs à l’entreprise et à veiller à la préservation de l’outil de travail. « Nous, quand on 286 Ouest France, lundi 25 février 1974. Paris Normandie, mardi 26 février 1974. 288 Ouest France, mardi 26 février 1974. 289 Ibid. 290 Ouest France, mardi 26 février 1974. 291 UCFml, Op. Cit. 292 Paris Normandie, jeudi 28 février 1974. 293 Ouest France, samedi 02 et dimanche 03 mars 1974. 287 rentre dans une occupation d’usine », précise Louis Rivière, « on préserve le matériel, on y met la sécurité. On prend l’engagement de préserver l’outil de travail, y compris de l’entretenir pendant l’action. Ca repose essentiellement sur la CGT »294 La CFDT est plus présente et essaie d’organiser des commissions pour la faire vivre : une seule fonctionne réellement, la commission de popularisation. « En 68, on avait déjà eu quelques éléments. [explique Guy Robert] Il s’agit de traduire sur des grands cartons, d’extérioriser les conditions de vie interne. […] On a refait un peu la même chose en 74, avec plus ou moins de succès parce que c’était pas facile à animer : l’écrit, le dessin, c’est pas une pratique extrêmement fréquente. […] on mettait parfois quelques semaines, là où il aurait fallu deux heures. Il aurait aussi fallu tout un encadrement »295. Autre signe de la fragilité de l’union syndicale, le parti communiste, dont on sait la proximité avec la CGT, distribue un tract qualifiant la CFDT de « jusqu’au-boutiste ». Les responsables des deux syndicats se rencontrent le week-end, à de multiples reprises. Plus de six heures de réunion pour aboutir à une position commune pour le meeting du lundi. Position minimale, que chaque syndicat peut lire à sa façon : ils sont prêts à reprendre normalement le travail en cas d’ouverture de négociations sérieuses, ils reprendront l’action sous de nouvelles formes en cas de levé du lock-out sans négociations et poursuivront l’occupation en l’absence de toute ouverture patronale296. Par contre, l’organisation d’une manifestation a achoppé sur l’opposition de la CGT à la participation des « groupuscules gauchistes qui traînent ses responsables dans la boue »297. Très vite, la direction de la Saviem gagne la bataille juridique, le juge des référés ordonne l’expulsion « au besoin avec le concours de la force publique »298 dans « un délai de 24h à compter de la signification » qui a lieu le lundi. La direction peut ainsi légitimement demander l’intervention des forces de police dès le lendemain. De leur coté, les syndicalistes multiplient les pressions sur la préfecture pour s’assurer de la non intervention des forces de l’ordre ; une délégation d’élus, de gauche bien sur, mais aussi de droite avec le sénateur-maire de Caen M. Girault, interviennent en ce sens ; le lendemain une délégation syndicale demande à être reçue. Finalement, le mercredi 06 mars, le préfet, M. Mestre, laisse entendre aux délégués syndicaux qu’il reçoit qu’il ne fera intervenir la force publique qu’au cas où se produiraient des déprédations ou l’introduction d’éléments extérieurs299. Si la direction ne demande pas l’intervention des forces de police, elle reste cependant ferme sur ses positions. Le directeur du personnel, M Coudray reçoit les syndicats en plusieurs occasions au manoir d’Hasting à Bénouville. La première fois, le vendredi 01er mars300, une seconde fois le lundi, à nouveau le mercredi matin mais sans rien proposer de nouveau. Le mercredi après-midi, la direction générale précise même : « Nous ne négocierons pas les revendications salariales […] L’ouverture de l’usine ne sera pas décidée tant que nous n’aurons pas la garantie d’un travail normal, c’est-à-dire tant que les syndicats ne donneront pas de mot d’ordre dans ce sens »301. Elle conditionne de plus l’application des propositions déjà émises à un règlement rapide du conflit. La direction mise sur l’épuisement financier des salariés, joue sur le pourrissement d’un conflit qui s’éternise. Il est vrai que l’on 294 Entretien avec Louis Rivière, 25 juin 2001. Entretien avec Guy Robert, 30 mai 2001. 296 Ouest France, mardi 05 mars 1974. 297 Conférence de presse de l’UD CGT, Ouest France, mardi 05 mars 1974. Pendant le mouvement, les groupes d’extrême gauche s’en étaient vivement pris à la CGT « traîtres à la classe ouvrière » déclarait l’un de leur tract. 298 Paris Normandie, samedi 02 et dimanche 03 mars 1974. 299 A ce sujet, il est intéressant de noter que les syndicats avaient fait voter par l’assemblée générale du jeudi 28 février l’exclusion des militants extérieurs à la Saviem. UCFml, Op. Cit. 300 Ouest France, mardi 05 mars 1974. 301 Ouest France, mercredi 06 mars 1974. 295 assiste à un effritement de la participation aux meetings syndicaux. Reprenons les estimations données par les journaux : le lundi 1500 personnes, mardi et mercredi 500, le jeudi 300. De plus, l’unité syndicale se lézarde, la question de l’organisation d’une manifestation de soutien envenime les relations entre CGT et CFDT, à nouveau en raison de l’irrémédiable question des soutiens, la CFDT souhaitant ne faire aucune exclusive, la CGT ne voulant pas des gauchistes Au bout d’une semaine de discussion, la CFDT décide de l’organiser seule, dénonçant « les exclusives ou [les] censures »302 de la CGT ; tandis que l’UD CGT explique qu’elle ne participerait pas et considère que son alliée est plus « soucieuse de son prestige que de l’intérêt des travailleurs ». Au meeting du jeudi 07 mars, les interventions montrent bien que les deux syndicats ne jouent plus la même partition. Aux accents de fermeté de la CFDT qui estime que « le conflit doit se terminer par une négociation qui doit porter sur les salaires et les heures perdues »303 répondent les déclarations cégétistes : « nous ne sommes pas des partisans du tout ou rien »304. Pour la première fois publiquement, elle laisse même entendre qu’une levée de l’occupation, devenue à ce stade symbolique, serait peut-être un gage de conciliation. Elle se fait plus claire, le lendemain par la voix de M. Digne : « après dix jours de lock-out, la réouverture de l’entreprise est la préoccupation numéro un. C’est pourquoi la CGT pense qu’il faut lever l’occupation »305. La CFDT, par contre, reste déterminée. Le cédétiste, Norbert Aussant, explique que « l’heure n’est pas au découragement, mais à l’unité pour imposer une solution pendant ce week-end » et fustige la tentative de « démobilisation » cégétiste. De manière intelligente, c’est le moment que la direction choisit pour faire des ouvertures minimes. Deux séances de négociations, l’une le vendredi 08, l’autre le samedi 09 permettent d’aboutir à un protocole d’accord. La direction s’engage à permettre le rattrapage des jours de lock-out, à payer intégralement la prime trimestrielle et rappelle ce qui était prévu, la seule somme obtenue est la prime de 60 F versée à ceux qui viennent participer au scrutin devant ratifier la reprise306. La CGT le reconnaît : « les grandes revendications n’ont même pas été discutées »307 mais elle précise : « nous avons quand même obtenu quelque chose. Il serait ridicule de perdre ce petit quelque chose en refusant les propositions de la direction »308. La question rédigée par les syndicats et la direction se pose ainsi : « Les propositions de la Direction concernant la réouverture de l’usine me conviennent. Réponse OUI ou NON »309. La CGT appelle à voter oui, la CFDT, qui explique au meeting qu’il aurait convenu de voter « non », se refuse à donner des consignes de vote, estimant que « les conditions pour une importante victoire ne sont pas réunies depuis que la CGT a abandonné la lutte »310. Comme l’explique Louis Rivière, pour la CGT, « [les cédétistes] se dégagent de toutes responsabilités, en disant que si la grève échoue c’est donc de la faute de la CGT qui veut reprendre le travail. C’est une attitude irresponsable ; ils ont pourtant leurs dirigeants qui négocient »311. 302 Ouest France, vendredi 08 mars 1974. Ibid. 304 Ibid. 305 Ouest France, samedi 09 et dimanche 10 mars 1974. 306 UCF m-l, Op. Cit. 307 Ouest France, lundi 11 mars 1974. 308 Ibid. 309 UCF m-l, Op. Cit. 310 Ouest France, mardi 12 mars 1974. 311 Entretien avec Louis Rivière, 25 juin 2001. 303 Le scrutin est massif, 5889 salariés y participent sur 6862 ; le résultat en est des plus nets, 4526 personnes approuvent la reprise du travail à ses conditions contre seulement 1399. + Conséquences du mouvement Après le conflit, la CFDT exploite efficacement les différents qui existent avec la CGT : « c’est vrai que c’était facile pour nous de dire si on avait été plus unis, si la CGT avait moins déconné cela n’aurait pas été un échec. Quand on exploite cela aux élections, c’est des arguments qui portent. En périodes électorales, on ressort tout. Par certains côtés c’est de l’électoralisme quoi ? Mais plus le résultat est bon et plus on a de relais, plus on a d’influence dans les ateliers »312. Après ces deux grands mouvements de 1973 et de 1974, la meilleure implantation de la CFDT se traduit finalement dans le résultat des élections professionnelles. Entre les élections de délégués du personnel de 1973 et celles de 1974, il y a plus de dix points de différence. La CGT passe de 44 à 34%, tandis que la CFDT passe de 40 à 55% des voix, réalisant, après le conflit de 1974, son meilleur score avec près de 61% des voix. b. Moulinex + Des syndicats divisés face à une direction déterminée Le conflit de mars 1974 de Moulinex porte en lui toutes les contradictions et les tensions du mouvement ouvrier calvadosien. La CFDT est nettement majoritaire à l’usine de Cormelles, mais le conflit concerne l’ensemble du groupe, et c’est alors la CGT qui a le plus d’influence. Les deux syndicats pensent donc, tous deux, avoir la légitimité de défendre leurs choix revendicatifs. Au meeting du jeudi 07, c’est l’impression de divergence qui domine. Les cédétistes défendent les augmentations uniformes et la baisse des cadences, les cégétistes, les augmentations en pourcentage, avec un minimum de 150 F et la réduction de la durée du travail. Concernant les actions à entreprendre, pas d’avantage de consensus, la CFDT plaide pour la grève générale, la CGT pour des débrayages répétés. Elle explique qu’elle « n’est contre aucune action mais [qu’]elle considère qu’il ne faut pas que les travailleurs gaspillent leurs forces »313. Elle désapprouve aussi la décision de la CFDT de constituer un comité de grève pour l’animation du conflit qu’elle considère comme une porte ouverte aux gauchistes. Il faut cependant préciser que les attaques de l’organisation Front Rouge sont d’une telle violence que la CFDT et le comité de grève doivent demander publiquement à cette organisation de cesser de diffuser son bulletin. Sans réel contrôle sur l’action, la CGT n’arrivant pas, par exemple, à faire imposer une consultation des travailleurs sur l’occupation, contestée par les groupes d’extrême gauche, elle se retrouve à Cormelles un peu en retrait dans le mouvement. Les scènes les plus importantes du conflit vont de toute façon se jouer dans le département voisin de l’Orne et principalement à l’usine d’Alençon. Les syndicats se retrouvent de plus face à une direction déterminée qui a intégré la crise économique à son discours et en appelle à la responsabilité des salariés. Elle déclare notamment que les charges nouvelles auxquelles elle doit faire face ne permettent pas d’améliorer les rémunérations des salariés. Mais cette logique ne passe pas alors que, quelques jours auparavant, le PDG expliquait, dans une interview au quotidien Le Monde, que l’entreprise se portait bien économiquement314. Une remarque du journaliste fournissait même 312 Entretien avec Norbert Aussant, 11 mai 2001. Ouest France, vendredi 08 mars 1974. 314 Le Monde, mardi 05 mars 1974. La direction y explique qu’elle a passé le cap de la crise pétrolière. La réduction des horaires de travail de 42h30 à 40h00 en janvier n’était qu’une anticipation de difficultés 313 une étincelle propice à mettre le feu aux poudres : « entre 1968 et 1973, les bénéfices nets ont progressé de 500% et le salaire moyen d’une ouvrière spécialisée d’environ 100%… La croissance, oui, mais pour qui ? »315. + L’occupation Dans un contexte de hausse rapide des prix et alors même que les horaires de travail ont été réduites, l’augmentation de 5,7% proposée par la direction est jugée insuffisante par les salariés et se traduit aussitôt par des débrayages dans les différentes usines du groupe. Le mouvement revendicatif se développe, l’usine d’Alençon connaît, le 8 mars, ce qui n’était encore jamais arrivé dans sa longue histoire, un débrayage de plus de 2000 personnes316, puis entame une grève illimitée avec piquets de grève, imposant une occupation de fait317 . A Cormelles, au retour du week-end, le lundi 11 mars318, la grève est largement suivie : 36% des 3450 salariés selon la direction, 70% selon les syndicats. Des piquets de grève filtrent les entrées pour dissuader les non grévistes d’aller travailler ; les huissiers de la direction prenant des photos chaque fois qu’ils se montrent trop pressants. Une première tentative de bloquer les grilles – en protestation à leur fermeture le matin après le meeting pour empêcher un défilé des grévistes précisent les syndicats – est interrompue par l’intervention du corps urbain de la police de Caen. Dans l’après-midi, les deux syndicats se réunissent pour établir une plate-forme revendicative commune qui reprend, en fait, la majeure partie des positions de l’organisation majoritaire, la CFDT : augmentation uniforme de 200 F, 50 F de compensation pour les réductions horaires pour les OS, le passage OS2 de tous les OS1, la classification P1 pour les caristes et la mise en place d’un service de transport pour le personnel. Dernière péripétie de la journée, le comité de grève décide qu’à partir du lendemain les piquets de grève empêcheront toute entrée dans l’entreprise. Le lendemain mardi 12 mars, nouvelle dissension, la CGT cherche à faire ratifier l’occupation de l’usine par un vote des travailleurs auquel la CFDT s’oppose ne jugeant pas cette procédure mobilisatrice. La participation est donc très faible, un peu moins de 500 votants parmi lesquels 362 votent pour la poursuite de l’occupation319. Le lendemain, les différentes manières syndicales de s’inscrire dans l’action s’affirment encore un peu. Au meeting du matin, la CFDT appelle à durcir le mouvement, tandis que l’intervention cégétiste met en garde les travailleurs contre l’action « d’éléments gauchistes extérieurs à l’entreprise »320. Dans l’après-midi, un huissier remet une convocation devant le juge des référés aux délégués cédétistes. La direction leur reproche de s’être rendus coupables de voies de fait et d’atteintes à la liberté du travail, soutenue en cela par les cadres qui, réunis le matin en assemblée générale, se sont élevés « contre la remise de l’usine à un comité de grève qui leur refuse tout droit d’expression »321. Le lendemain, un scrutin des membres du second collège confirme leur opposition à la grève. 212 personnes y participent sur les 299 inscrits. Dix-huit, seulement votent en faveur de la motion de soutien à la grève des ouvriers, 192 déclarent se « considér[er] lock-outé[s] et [être] prêt à reprendre le travail dès la d’approvisionnement en plastique qui n’ont pas eu lieu. Les commandes ne fléchissent pas, indique-t-elle, au contraire on constate un accroissement de 30% par rapport au mois de janvier 1973. 315 Ibid. 316 Ouest France, vendredi 08 mars 1974. 317 Ouest France, jeudi 14 mars 1974. 318 Ouest France, mardi 12 mars 1974. 319 Paris Normandie, mercredi 13 mars 1974. 320 Ouest France, jeudi 14 mars 1974 321 Ibid. réouverture de l’usine »322. Au tribunal323, l’avocat de la société demande l’évacuation mais reconnaît que la CFDT est « parvenue à écarter les éléments étrangers à l’usine qui essayaient d’accroître le désordre », et poursuit ironiquement qu’il ne lui semble pas que la CGT« ait pris part à l’occupation »324. Le vendredi, le président accorde finalement l’évacuation prévoyant si besoin le concours de la force publique « dans un délai de 24 heures à compter de la signification de l’ordonnance » 325. + La reprise Entre temps, la situation a évolué. La direction est obligée de revoir sa position de fermeté devant l’importance du mouvement et sa généralisation à la plupart des usines du groupe, sur ses dix usines, sept sont dans le mouvement : les deux plus importantes, celles d’Alençon et de Cormelles sont en grève générale ; des débrayages ont lieu à St-Lô, Fresnay sur Sarthe, Argentan, Villaines-la-Juhel et Mamers. Le mercredi 13 mai, elle propose aux délégués d’Alençon qu’elle reçoit, de tenir une réunion exceptionnelle du comité central d’entreprise l’après-midi même. Au bout de plus de trois heures de négociations, elle propose aux délégués un calendrier d’augmentations que les syndicalistes acceptent de soumettre aux suffrages des salariés. S’il ne répond pas à l’ensemble des revendications des salariés, la CGT estime cependant « qu’un grand pas en avant a été accompli » et précise : « l’expression de l’ensemble du personnel nous guidera sur la position que nous devons prendre pour la suite de ce conflit »326. La CFDT, de son coté laisse « le personnel libre de son vote »327. En somme, si aucun syndicat ne donne de consigne de vote, il apparaît que la CGT ne serait pas hostile à l’acceptation des propositions patronales, tandis que la CFDT aimerait poursuivre l’occupation pour maintenir un rapport de force qu’elle estime favorable. A la veille du scrutin, la seconde usine du Calvados, celle de Falaise, est mise « en chômage technique […] jusqu’à nouvel ordre par manque de pièces et de matière première »328. La participation au vote est décevante, 1242 personnes seulement sur les 3126 inscrits du collège « ouvriers ». Au moment du dépouillement, il y a 822 bulletins « pour » la reprise, 420 « contre » et deux nuls. Le comité de grève et la CFDT décident cependant d’attendre, avant de lever l’occupation, les résultats des autres établissements329. Un peu plus tard dans la journée, on apprend que l’usine d’Alençon à voté « non », suivant en cela les consignes de sa section CGT. Toute la journée du samedi est occupée par un débat au sein du comité de grève, faut-il lever l’occupation en application du vote de Cormelles ou considérer que le mouvement n’est pas terminé puisque la majorité des sites est encore dans la lutte. Certains contestent de plus la rédaction du bulletin qu’il juge ambigu : le « oui, mais » aurait trompé, selon eux, certains travailleurs désireux de continuer à lutter. Aussi, beaucoup aimeraient poursuivre l’occupation au moins jusqu’à lundi. Mais, au risque d’être taxé d’antidémocratique s’ajoute un nouvel élément en milieu de matinée : un huissier vient signifier aux grévistes l’avis d’expulsion. Dès lors si l’usine n’est pas libérée avant dimanche matin, la direction peut faire appel à la force publique. La CFDT n’estime pas qu’il faille 322 Ouest France, vendredi 15 mars 1974. Le président du tribunal ouvre la séance en déclarant que, contrairement à ce que prétend la CFDT, la justice n’est pas une justice de classe. 324 Ouest France, vendredi 15 mars 1974. 325 Ouest France, samedi 16 et dimanche 17 mars 1974. 326 Ouest France, vendredi 15 mars 1974. 327 Ibid. 328 Ibid. Il est possible de se demander si la concomitance ne cache pas une forme de pression sur les salariés. 329 Paris Normandie, samedi 16 et dimanche 17 mars 1974. 323 prendre ce risque et parvient à en convaincre le comité de grève qui rend les clefs de l’usine au chef du personnel, M Leroy330. Le lundi matin, c’est donc dans l’amertume que les militants les plus investis dans le mouvement se réunissent ; l’occupation levée, la grève peut cependant continuer, CGT et CFDT se déclarent toutes deux en faveur de la poursuite, mais détail peu encourageant, dans deux meetings séparés331. Le mardi matin, en l’absence des délégués CGT, la CFDT doit constater le caractère minoritaire de son action. Le meeting du matin ne rassemble qu’à peine deux ou trois cent personnes. Elle appelle donc à la reprise du travail. Le mercredi 20 mars , le mouvement ne concerne plus la région caennaise. Son dénouement se joue à Alençon, où un millier d’irréductibles continue la lutte. La direction finit par accepter d’améliorer ses propositions, le jeudi 21 mars. L’intersyndicale peut alors se féliciter, pour elle « l’honneur est sauf »332, l’accord prévoit un calendrier d’augmentations, reprenant celle de 5,2% au 01er mars et y ajoutant 35 centimes au 01er avril pour les OS et les P1, puis une augmentation de 3% quand l’indice I.N.S.E.E. aura atteint 134,9 mais en tout cas avant le 01er septembre. c. Polémique sur les occupations d’usine A Cormelles, le conflit s’achève donc dans l’acrimonie et l’insatisfaction. Dès le déclenchement du conflit la CGT était en retrait d’un mouvement dont l’initiative lui échappait presque intégralement puisqu’une partie des décisions étaient prises par le comité de grève. La CFDT s’en prend à la CGT, l’accusant de ne pas avoir suffisamment joué le jeu, d’avoir été incohérente entre sa section d’Alençon et de Lisieux, d’abord dans un tract rédigé pendant le week-end333, puis au meeting du mardi où M. Le Foll déclare : « Nous avons tous le sentiment que la journée d’hier a été perdue. La confusion règne, et la CGT en est la responsable par ses mots d’ordre contradictoires et par son absence dans le déroulement réel des luttes »334. La CGT polémique, elle aussi. Les conflits de Cormelles et de la Saviem servent d’exemples à M. Berthelot, secrétaire confédéral de la CGT, dans un article du Monde du 15 mars 1974 pour décrire la tendance de la CFDT à recourir à des actions minoritaires. C. Un temps de doute 10. Des conflits de faible ampleur Pendant le second semestre, la conflictualité marque un premier recul dans le Calvados. Il n’y a que peu de conflits, six seulement de plus de vingt-quatre heures au troisième trimestre : une grève d’une journée chez Dahl en juillet, une grève avec occupation contre la fermeture de l’entreprise de travaux publics Mercier de Caen en août335, trois jours de grève pour soutenir des revendications salariales chez L.N.I. à Aunay sur Odon qui s’achèvent par l’engagement d’ouvrir des discussions ; une grève de près de quinze jours de 12 salariés d’un atelier de Wonder pour obtenir la mutation de leur chef ; la grève de la SMN et enfin un débrayage aux Bennes Marrel pour soutenir le cahier de revendications. Il y a donc uniquement des conflits de faible ampleur pendant ce trimestre. Pour le dernier trimestre 330 Ouest France, Ouest France, 332 Ouest France, 333 Ouest France, 334 Ouest France, 335 Ouest France, 331 lundi 18 mars 1974. mardi 19 mars 1974. samedi 23 et dimanche 24 mars 1974. lundi 18 mars 1974 jeudi 21 mars 1974. samedi 10 et dimanche 11 août 1974. Le conflit n’est pas signalé par l’inspection du travail. 1974, la situation est plus marquée encore, il n’y aucun conflit localisé. La conflictualité du mois de novembre est due intégralement aux journées nationales du Livre le 13 novembre et des dockers le 18. + Un conflit avorté chez Dahl En dehors de l’important conflit de la SMN, le seul conflit qui dépasse le seuil des 500 journées se déroule chez Dahl à Lisieux. Il ne dure qu’une journée et n’atteint cette ampleur qu’en raison de la fermeture des portes par les grévistes. Une consultation du personnel désavoue cette initiative, 244 salariés se déclarent pour la reprise contre seulement 175 pour continuer la lutte336. Conflit en demi teinte à la SMN. a. Des mouvements partiels nombreux : ne pas payer la crise Le conflit de la SMN est donc une exception dans le marasme conflictuel calvadosien. Les travailleurs de la SMN subissent, comme tous les autres travailleurs du pays, l’impact de l’augmentation des prix sur leur pouvoir d’achat. Dès le début de l’année, des mouvements partiels viennent rappeler à la direction, la combativité des travailleurs, leur refus de «payer les frais de la crise que [le pouvoir et le patronat] on engendré »337. Un seul point sépare les organisations syndicales pendant cette année : la nature des augmentations demandées. L’inflation rapide portant sur les produits de consommation courante renforce le poids des arguments cédétistes en faveur des augmentations uniformes : « Compte tenu que l’augmentation des prix entraîne sensiblement la même dépense supplémentaire, quelle que soit la place occupée dans la hiérarchie (nous avons tous besoin de nourriture, de logement, de chauffage et de nous déplacer) »338. La CGT pense toujours qu’il ne faut pas opposer les catégories entre elles mais qu’il faut mener de front les deux combats : « Tout en étant pour la hiérarchie des salaires, la CGT demande et organise la lutte pour relever les plus bas salaires, les pensions et les retraites »339. CGT et CFDT polémiquent alors par tracts interposés. Les cédétistes expliquent que la demande d’augmentation de 10% de la CGT « favorise les hauts salaires »340 et milite pour une augmentation uniforme de 200 F. Pour contrer l’argument, la CGT se fait maximaliste et demande 10% avec un minimum de 200 F. Selon elle, la CFDT ferait cadeau au patron de la différence de tout ce qui est supérieur aux 200 F . A la fin du mois de mars, le service des hauts fourneaux effectue plusieurs débrayages. Sous l’influence de la CFDT, il soutient une augmentation uniforme de 200F et revendique l’application des 40 heures sur cinq jours hebdomadaires ; les délégués cégétistes du service acceptent de reprendre ces mot d’ordre approuvés par la base341. Malgré ce mouvement, les augmentations accordées par la direction sont en pourcentage ; surtout, elles ne suffisent pas à suivre l’évolution du coût de la vie. 336 DDTE, Fiche conflit Dahl 01 juillet – 02 juillet 1974, Arch. DRTE 1009 W 09. Tract CGT- CFDT SMN, Déclaration des élus CGT-CFDT au comité d’entreprise, 02 octobre 1974, Arch. CGT 1996/11/158. 338 Tract CFDT SMN, 08 avril 1974, Refus des 200 F, refus des 40 heures pour tous, Arch. CGT 1996/11/158. 339 Tract CGT SMN, 05 mars 1974, Des mots aux chiffres, Arch. CGT 1996/11/158. 340 Tract CFDT SMN, 09 avril 1974, Hauts fourneaux, nouveaux débrayages, Arch. CGT 1996/11/158. 341 Tract CFDT SMN, 02 avril 1974, Unité d’action pour les 200F, Arch. CGT 1996/11/158. 337 Le mécontentement s’exprime service par service. En juillet, les travailleurs du port demandent le statut dockers. Les travailleurs des laminoirs des TPF, trains à fils n°1 et 2, Train 450 débrayent à plusieurs reprises pour la suppression du travail de nuit le samedi. Ceux de la traction effectuent des arrêts de travail pour soutenir la révision des salaires, des primes et des classifications. C’est d’un de ces mouvement, celui de la gare, que va naître le conflit d’octobre 1974342. b. L’extension du conflit Le jeudi 19 septembre, le service arrête le travail, pour une revalorisation de la prime de roulement et la création d’une prime liée aux conditions de travail, le tout représentant 40 centimes environ. Face à ces revendications, le chef du service n’a qu’une réponse : toutes les questions salariales seront examinées lors de la réunion du 10 octobre. La grève se poursuit donc dans ce secteur clef pour la production343. Avec la certitude que si elle se prolonge, elle entraînera la paralysie de l’entreprise toute entière. D’autant plus que, on le sait, la direction de la SMN a toujours considéré le lock-out comme une arme de négociation et qu’elle ne ferait cette fois-ci qu’imiter la Saviem et Jaeger. Le lundi 23 septembre, elle fait arrêter deux hauts fourneaux ; le troisième est alimenté par camions344. Au bout d’une semaine de marche réduite de l’entreprise, elle confirme lors d’une réunion extraordinaire du comité d’entreprise, le 02 octobre, qu’elle renvoie toute négociation au 10, et annonce qu’elle entend diminuer l’activité des laminoirs finisseurs (TF1 et TF2, TPF) en supprimant un certain nombre de postes de travail à partir du vendredi 04345. Dès le déclenchement du conflit de la gare, les syndicats – d’abord la CGT seule le 25 septembre346 puis l’intersyndicale le 02 octobre – avaient appelé à l’élargissement du conflit pour éviter le danger du lock-out et de l’isolement des travailleurs. CGT et CFDT écrivent : « la CGT et la CFDT demandent à l’ensemble des travailleurs de la SMN d’agir sous les formes diverses allant de la pétition à la délégation et aux débrayages » 347. Le vendredi 04 octobre, dans un meeting réunissant la majeure partie des ouvriers des premiers postes lock-outés, venus au travail pour répondre aux consignes syndicales, les délégués « propo[sent] aux travailleurs de modifier leur action et d’adopter la tactique de lutte qui a été approuvée par l’ensemble des travailleurs de la SMN en septembre et en octobre 1973 (débrayages par services limités dans le temps) […] la direction laisse pourrir la situation des travailleurs de la gare, l’ensemble doit réagir » 348. Le mouvement entre dans une seconde phase : de mouvement sectoriel, il devient mouvement d’ensemble de l’entreprise, malgré le fait que l’influence de la grève de la gare se réduit au fur et à mesure de l’amélioration du service de substitution par camions. En début de semaine, la direction rouvre un deuxième haut fourneau. Ce qui permet de mettre un terme au chômage technique. Le mardi 08 octobre, un meeting réunit un peu plus de 800 personnes. A deux jours des négociations salariales, auxquelles tous les chefs de service ont renvoyé les délégations, les syndicalistes réaffirment leur volonté de lutte généralisée au cas où elles n’aboutiraient pas. 342 Tract CGT- CFDT SMN, 02 octobre 1974, Déclaration des élus CGT-CFDT au comité d’entreprise, Arch. CGT 1996/11/158. 343 Ouest France, jeudi 26 septembre 1974. 344 Paris Normandie, jeudi 26 septembre 1974. 345 Paris Normandie, samedi 28 et dimanche 29 septembre 1974. 346 Tract CGT SMN, CGT horaires et mensuels de la SMN communiquent, Arch. CGT 1996/11/161. 347 Tract CGT- CFDT SMN, Déclaration des élus CGT-CFDT au comité d’entreprise, 02 octobre 1974, Arch. CGT 1996/11/158. 348 Ouest France, samedi 05 et dimanche 06 octobre 1974. Le jeudi 10 octobre, les propositions de la direction ne satisfont pas les grévistes, alors qu’ils demandaient une augmentation mixte de 150 F uniformément et de 7%, le directeur M. Gombert ne leur accorde que 3% au 01/10 et une rallonge de 2%, moitié immédiatement, moitié en décembre au cas où « le calme [reviendrait] dans l’usine avant le 17 octobre »349. Dès le lendemain les débrayages par services se multiplient : l’agglomération, les services électriques, les ateliers centraux et les laminoirs entrent en action. Les grévistes de la gare, par contre, acceptent de reprendre le travail après le week-end. Le lundi 14 octobre, un meeting devant les grands bureaux rassemble entre 600 et 1200 salariés, selon que l’on considère les estimations de la direction ou des syndicats. Un journaliste de Ouest France s’interroge, assiste-t-on au « début d’un durcissement et d’une généralisation du conflit, ou au contraire est-elle un simple baroud d’honneur »350. La journée de grève générale du mercredi 16 octobre est, en revanche, un succès puisque seuls 300 travailleurs pénètrent dans l’entreprise. De solides piquets de grève, bien organisés, empêchent, il est vrai, les entrées, la CGT ayant de plus refusé d’appliquer l’accord d’octobre 1973 sur la sécurité puisque la direction a distribué des cartes anonymes, non datées et ne portant pas indication des postes et des services351. Le mouvement de débrayages partiels continue. On enregistre des débrayages, notamment, au service électrique général, aux fours Pitts et à la gare le mercredi 23 ; aux fours Pitts encore, les 24 et 25 ; aux aciéries, aux hauts fourneaux, ainsi qu’à l’entretien le samedi 26. La direction annonce alors un nouveau lock-out des TPF et du T450 pour réduire les stocks pendant le week-end352. c. La fin du conflit Au début du mois de novembre, la direction, prétextant une accalmie du conflit, lève le préalable de la reprise et accepte de tenir une réunion préparatoire le vendredi 08 novembre353. Elle y fait un petit geste supplémentaire et propose 4% sur les salaires réels, ce qui correspond à une augmentation totale de 7% depuis le 01er octobre et accepte de passer la prime de panier repas à 12 F. Pour la CGT, c’est « une satisfaction relative »354 : satisfaction car les salariés ont obtenu un peu plus que ce qu’ils auraient eu sans avoir eu recours à l’action, relative car ils n’ont obtenu que le maintien et non la progression du pourvoir d’achat. Dans un contexte national de la conflictualité, les grèves se multiplient dans le Calvados à partir de juin 1972. La querelle sur les actions minoritaires se poursuit, tandis que dans certaines usines, les ouvrières ne veulent plus perdre leur vie à la gagner. Après une courte période de trêve électorale, on connaît une déferlante ouvrière. La plupart des grandes entreprises connaissent un mouvement et les directions, même celles de la Saviem et de la SMN, sont généralement contraintes à céder. Chez Jaeger, la répression commence. Alors vient la crise dont on ne mesure pas d’abord l’ampleur et dont l’influence reste limitée sur le développement des grèves. Pendant six mois, les salariés continuent à lutter et obtiennent souvent satisfaction. On remarque pourtant, précocement, à Moulinex et à la Saviem par exemple, qu’avant de connaître des difficultés économiques, les directions des 349 Ouest France, vendredi 11 octobre 1974. Ouest France, mardi 15 octobre 1974. 351 Ouest France, jeudi 17 octobre 1974. 352 Paris Normandie, samedi 26 et dimanche 27 octobre 1974. 353 Ouest France, jeudi 07 novembre 1974. 354 Paris Normandie, samedi 09 et dimanche 10 novembre 1974. 350 entreprises adoptent un langage de la crise pour refuser les revendications. Quand la crise s’installe au second semestre, seul le conflit SMN trouble l’attentisme qui règne sur le monde ouvrier.