De la censure à l`autocensure

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De la censure à l`autocensure
 De la censure à l'auto censure Compte-rendu de la formation du 11 Décembre 2015, Gauchy
A destination des professionnels de l’animation et du social
I / préambule L'histoire du cinéma est intimement liée à l'histoire de la censure et de l'interdiction.
Art dit "total", il n'a eu de cesse de remettre en question les mœurs, la politique, la morale, mais est aussi
devenu l'un des instruments préférés des pouvoirs politiques ou industriels.
Cette formation a pour intention de mettre en lumière les liens intimes entre représentations, idées politiques et
sociales, propagande et émancipation par les images. Elle a aussi pour but d'interroger notre propre rapport, en
qualité de professionnels du socio-culturel et de l'éducation aux images, à ce qui peut faire censure en nous,
autour de nous, dans l'exercice de notre activité professionnelle.
II / rappel du déroulement de la journée MATIN
Une histoire du cinéma par la censure.
APRES-MIDI
Quels sont les objectifs de l'éducation aux images ?
Est-ce la mission de l'éducation aux images d'aborder des sujets difficiles ?
Comment répond-elle aux questions de citoyenneté et à la manière d'être mieux ensemble ?
Deux grands axes autour desquels la censure peut s'exercer :
LE VOIR
Quels sont les problèmes et quels sont les freins qui peuvent empêcher d’emmener un public voir un film ?
Comment en parler avec les jeunes ?
Proposition d'outils pour travailler autour du court-métrage.
LE FAIRE
Retour sur des exemples d'ateliers victimes de censure.
Comment travailler autour de sujets "difficiles" lors d'un projet d'éducation aux images ? Débat, discussion,
méthodologie et exemples.
III / le matin : Une histoire du cinéma par la censure. Du premier baiser de cinéma jugé "dégoûtant" par certains critiques de l'époque, jusqu'à la très récente
annulation du visa d'exploitation du film "La vie d'Adèle", suite au dépôt de plainte de l'association Promouvoir,
nous avons essayé de comprendre les processus qui ont fait que les pouvoirs publics, les associations, les partis
politiques et instances religieuses ont toujours eu "peur" du cinéma et comment, dès le début de son histoire,
toute une partie de la société s'est organisée pour censurer cet art nouveau.
Par le biais d'extraits et d'une chronologie années par années (cf annexe), nous nous sommes rendus compte
que trois grands axes ont motivé les censeurs tout au long des 120 ans qui font l'histoire du cinéma :
- l'atteinte aux "bonnes mœurs" (sexe et violence),
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Compte-rendu de formation – « De la censure à l’autocensure », par Wilfried Jude – 11/12/15
- la critique des religions,
- la critique de l'état ou d'un système politique à l'œuvre.
Evidemment, il a été plus que difficile d'être exhaustif en deux heures et demi, sachant qu’il ne s'est pas passé
une semaine, depuis la création du Cinématographe par les Frères Lumière, sans qu'il n'y ait un cas de
"censure" quelque part dans le monde. Nous avons privilégié la France et les Etats-Unis dans cette histoire, mais
avons essayé d'aborder, du mieux possible, le reste du monde.
Le temps manquant, nous n'avons que très brièvement survolé la capacité de censure des grandes industries
cinématographiques, qui est un quatrième axe important et qui s’approche également de la notion de
propagande (placement de produit, marketing, notion de « Final Cut » : qui a l’autorité sur le « montage final »
d’un film ?).
IV / l'après-­‐midi : questionnements autour de l'éducation aux images : le voir et le faire. Comment aborder des sujets difficiles ? est-­‐ce pertinent et est-­‐ce le rôle de l’éducation aux images ? A partir de quel instant nous censurons-­‐nous ? L'après-midi a été trop courte, car la parole des participants s'est facilement libérée et les discussions ont été
très riches, ce qui fait que nous n'avons pas forcément eu le temps d'aller dans les détails de certains points
prévus au programme :
Après une première digression autour de l'information relative aux attentats du 13 novembre, où certains
participants se trouvaient démunis face aux "Hard news", nous avons abordé la notion essentielle de la
contextualisation des choses. Pour que les publics, avec lesquels nous travaillons, ne se trouvent pas
submergés par les flots d'images, d'où qu'elles viennent, notre devoir est d'aider et d'accompagner chacun
d'entre eux à la verbalisation et à la recherche de toutes informations utiles à la remise en perspective de "l'info
officielle" ou de la "pseudo info" que l'on peut trouver sur les réseaux sociaux.
Nous avons ensuite défini la spécificité de l'éducation aux images en France : contrairement à l'Europe, qui parle
"d'éducation aux médias", la France a structuré l'éducation aux images autour de la cinéphilie. En cela, l'analyse
d'un film travaille sur le point de vue sur le monde, alors que les médias restituent une portion du monde, bien
souvent, en nous dirigeant le regard sous le vernis d'une pseudo-objectivité.
A partir de cette différence, nous nous sommes engagés dans un échange visant à (re)définir les grands
objectifs de l'éducation aux images, tout en posant comme présupposé sa nécessité absolue dans un monde
saturé par les images. Nous avons aussi fait la différence entre être éduqué aux images et être éduqué par les
images. Enfin, et avant de lister les objectifs, nous avons "évacué" le fait qu'un film n'est pas qu'un sujet, et que
dans le cas où il ne sert que de "support" à un débat autour de tel ou tel sujet, ce n'est pas de l'éducation aux
images.
Au-delà du premier aspect lié à la "méfiance" - les images peuvent être manipulées, il faut donc savoir les
décrypter pour prendre le recul nécessaire à leur compréhension, acquérir des clés de lecture et d'analyse,
savoir faire la différence entre les différents statuts des images et apprendre le vocabulaire utilisé par les médias
- nous avons listé que l'éducation aux images permet aussi de :
- Aller à la rencontre d'un univers artistique proposé par un réalisateur, comme artiste pensant et
proposant sa vision.
- Découvrir d'autres cultures, d'autres manières de penser par le biais du regard du cinéaste.
- Redécouvrir l'universalité de l'œuvre d'art que peut être un film, et apprendre à s'ouvrir à de belles
choses. Exemples cités : "Où est la maison de mon ami" de Abbas Kariostami, "Mon voisin Totoro"
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Compte-rendu de formation – « De la censure à l’autocensure », par Wilfried Jude – 11/12/15
de Hayao Miyasaki. Au-delà de la culture générale et de l'expérience du regard, le cinéma peut nous
rendre "meilleurs" par ce qu'il nous apporte, et peut nous "émanciper" en nous proposant d'autres
regards et en nous ouvrant l'esprit.
- "Dés-affecter" un film en verbalisant tous ensemble autour de lui. D'une personne à l'autre, en
fonction de notre culture, de notre éducation, mais aussi de nos émotions et de notre vécu, nous ne
voyons jamais le même film. Le fait d'en parler tous ensemble, en essayant de tirer tous les fils d'un
film, permet, non pas de le "neutraliser" face à notre ressenti, mais au contraire, de le réinvestir de nos
émotions plus fortement, grâce à l'échange avec les autres. J'ai cité le cas d'une séance organisée par
des adolescents de Châteauroux qui avaient programmé "Les bêtes du Sud Sauvage" de Benh Zeitlin,
lors d'une séance de restitution d'atelier. Suite à une incompréhension entre la salle et les centres de
loisirs, le film a été projeté à des enfants un peu jeunes, car il comporte des instants un peu difficiles.
Par chance, le film était court et le groupe d'enfant avait 20 minutes devant lui avant le départ, ce qui a
permis de discuter avec eux en toute liberté, et de désangoisser ceux qui avaient vécu le film "trop"
émotionnellement.
Nous avons ensuite abordé certains écueils de l'éducation aux images, notamment sur le hors-temps scolaire :
parfois et en fonction des publics avec lesquels nous travaillons, nous leur proposons des "films-miroirs" qui les
renvoient à leur propre "condition" (films sur l'immigration, films sociaux, etc.). Même si cela peut marcher
parfois, car le film est assez réussi pour que la rencontre avec lui soit forte, c'est une erreur que l'on peut éviter.
Nous avons débattu sur le fait que pouvoir parler d'un film, en partant d'un vocabulaire simple et commun
(échelles des plans, description de séquences,...), permet la mise à distance des émotions pour mieux
comprendre les intentions et les qualités d'un réalisateur.
Naturellement, la question du faire est arrivée rapidement dans les discussions : faire un film en atelier, c'est
aussi une forme d'accès à la citoyenneté : cela peut développer chez le groupe des qualités d'écoute, de
partage, de cooptation, de coordination. Un film, c'est une micro société à l'œuvre, qui a besoin les uns des
autres pour fonctionner, dans un but de création. Faire un film permet aussi que chacun puisse trouver une
place.
LES FREINS QUE L'ON PEUT SE METTRE LORS D'UN PROJET D'EDUCATION AUX IMAGES
Nous avons commencé à lister les contraintes (sociétales, personnelles, culturelles) qui nous retiennent de
montrer des films :
-
Peur de montrer des films trop "intellos", ou "élitistes", de "dégoûter" les publics de revenir en voir de
nouveaux. Dans ce cas-là, nous avons redit la nécessité de préparer les films, de s'armer
intellectuellement pour pouvoir répondre aux interrogations des publics.
Les films "nuls" : ce qui nous a obligé à redéfinir ce que chacun de nous trouvions nul, en fonction de
nos attentes, de notre culture, de nos approches.
La version originale comme frein pour certains. Nous avons cependant fait la différence entre les
publics qui savent lire mais qui n'aiment pas ça et les publics en réelle difficulté de lecture.
Au-delà des aspects légaux (interdictions aux moins de 12 et 16 ans), difficulté de montrer certains
films au regard de leur sujet et de leur traitement : La violence physique (femmes et enfants battus), le
sexe et tous ses corollaires : nudité, prostitution, homosexualité, scènes d'amour physique, la religion
et tous ses corollaires : le fait religieux, la critique de la religion comme dogme ou système. Nous avons
lié ces thèmes, car les uns se font parfois l'écho des autres : homosexualité et religion par exemple, qui
entraîne parfois un sentiment de manque de légitimité à montrer un film parlant d'homosexualité, de
peur aussi, d'avoir un retour négatif des parents.
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Compte-rendu de formation – « De la censure à l’autocensure », par Wilfried Jude – 11/12/15
Nous avons aussi abordé le fait que la sexualité, pour certains participants, était trop exposée. Nous avons alors
fait un parallèle entre un film, qui est œuvre de l'esprit, avec la pornographie en ligne, accessible au plus grand
nombre, et notamment aux ados. Nous en avons déduit que "désamorcer" un film de ce qui peut sembler délicat
(exemple : "La Vie d''Adèle" d'Abdellatif Kechiche) était une des voies à prendre, lorsqu'on se sent armé pour le
faire.
Après la pause, nous avons abordé des exemples de censure et d'auto censure : Certains professeurs, en
Picardie, ne voulant pas que leur classe vienne voir "Kaïro" de Kiyoshi Kurosawa, au prétexte que le film aborde
le suicide, le cas "Tomboy" de Céline Sciamma, ou une poignée de parents et d'associations ont refusé que leurs
enfants voient le film, au détriment de l'immense majorité des autres parents, qui eux n'ont aucun problème
avec le film.
Afin d'engager le dialogue autour d'un film, j'ai parlé des exercices mis en place lors d'ateliers de
programmation, pour pouvoir libérer la parole :
- description du premier et du dernier plan,
- résumé et "pitch" du film,
- description de sa séquence préférée,
- choix d'une image pour un support de communication,
- description de son plan préféré,
- choix d'une séquence comme teaser,
- répondre à une question autour du film,
- dessin représentant le film,
- trouver le "Climax" du film,
- trouver le personnage principal et le personnage central d'un film, ...
Au-delà de l'aspect ludique, ces exercices ou "jeux" autour du film permettent d'enclencher rapidement une
discussion et de ne parler que de cinéma.
Pour terminer l'après-midi, nous avons abordé certains cas de censures institutionnelles sur des projets
d'éducation aux images :
Un projet photographique aux Mureaux, porté par Sophie Loubaton, que le maire et le Directeur Général
des Services ont voulu faire annuler, suite à une photo et un témoignage en leur défaveur. L'adjoint à la
culture et le porteur du projet (ARCADI) ont été obligé de rappeler à la mairie que c'était bien un projet
d'éducation aux images, et non une commande institutionnelle pour vendre l'image de la municipalité.
La Mairie a donc poursuivi le projet, mais n'en a plus fait après.
Un projet de vidéo avec des jeunes aux Ulis, porté par Olga Gambis, où deux séquences d'un premier
montage du film a fortement déplu au maire. Après des tentatives de médiation, les deux séquences ont
été retirées du film.
Un projet à Creil où les jeunes ont dû aller rencontrer le maire pour défendre leur montage,
comprenant une séquence problématique. Après dialogue, la Mairie a gardé le montage original, mais
n'a plus jamais travaillé avec l'ACAP.
Un projet de fiction à Saint-Cyr en Val, où le scénario écrit et réalisé par les adolescents raconte
l'histoire d'une humiliation. Le résultat est passé en plein air devant 300 personnes, et deux adjointes
ont été révoltées par le film. Centre Images et le responsable du Service Jeunesse ont mis en place une
médiation, pour que les jeunes puissent discuter avec les élues de leur film : les deux élues ne se sont
pas présentées, c'est l'adjointe à la culture qui est venue.
Au final, nous avons constaté que rien n'était inoffensif : en effet, les jeunes confrontés à ce type de censure
"politique" et "institutionnelle" se rendent compte que faire un film, c'est aussi émettre un point de vue, prendre
une responsabilité et pouvoir défendre son propos.
Wilfried Jude
Acap – Pôle Image Picardie
Compte-rendu de formation – « De la censure à l’autocensure », par Wilfried Jude – 11/12/15