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Dossier I L’interculturalité à l’Ile de la Réunion I
Littératures de La Réunion,
littératures plurielles
Par Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo,
maître de conférences en littératures françaises et francophones,
membre du laboratoire LCF-UMR 8143 du CNRS, université de La Réunion
William Zitte “Sans titre” © Collection privée
Si, depuis le XVIIIe siècle, des écrivains originaires
de La Réunion se sont illustrés, la littérature réunionnaise de langue
française se démarque peu de la littérature française avant les années
soixante-dix. C’est à ce moment qu’émergent des œuvres militantes,
en français et en créole, qui redonnent voix aux “muselés”
et commencent à travailler à partir des formes orales de la littérature.
Ce travail sur les langues et l’oralité se poursuit dans l’expression
théâtrale ou le fonnkër, et témoigne de la nécessité de restituer
leur pluriel aux littératures réunionnaises.
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En raison de sa brièveté, cet article ne peut citer qu’un nombre restreint d’auteurs et d’œuvres,
ce qui, à notre grand regret, ne rend pas justice à l’ensemble de la production insulaire.
Comme les autres îles créoles du sud-ouest de l’océan Indien, La Réunion se caractérise par la pluralité des peuples et des langues qui s’y rencontrent. C’est un
espace de très forts contacts culturels, où se transforment des imaginaires dont
les origines ont souvent été perdues par la violence de l’histoire, où se réélaborent
des mémoires dont les archives n’ont pas été conservées. Pourtant, le texte littéraire réunionnais éprouve de grandes difficultés à faire une place à ces héritages
renégociés. La littérature est bien sûr pétrie de cette pluralité, mais la manière
dont elle se perçoit ainsi que la façon dont on la décrit masquent en grande partie
cette hybridité. Département français après avoir été une colonie, La Réunion
adopte les mêmes modes de validation des littératures que sa métropole. La littérature réunionnaise serait ainsi la littérature écrite – et de langue française.
Les autres modes d’expression en seraient des formes vernaculaires, souvent “folklorisées”. Les anthologies et histoires littéraires ne leur consacrent que de rares
chapitres et ne proposent pas de réflexion sur l’interaction entre ces littératures
car c’est bien un pluriel qui, nécessairement, s’impose. Ainsi se pose-t-il une question majeure : comment décrire les littératures réunionnaises ? Si on les évoque
depuis une perspective métropolitaine, encore massivement prépondérante, on
marginalise des formes textuelles pourtant déterminantes dans la construction du
panorama littéraire réunionnais. On scinde production créolophone et francophone. On s’appuie sur des périodisations qui ne répondent pas nécessairement
à la perception réunionnaise des événements et de l’histoire.
Comment retracer plus justement le déroulement, les contours, voire délimiter
le corpus de ces littératures, faites en référence permanente à la littérature française mais, en même temps, traversées de voix qui font bruisser les langues et les
imaginaires ? Comment définir le sens et les formes que la littérature occupe dans
une île assimilée par son statut de département mais qui exprime de plus en plus
fortement son désir de résistance et de “relocalisation” de sa culture dans son propre territoire ?
Ambivalences de la littérature réunionnaise
Les manuels et anthologies octroient souvent un début clairement daté aux littératures réunionnaises. Il s’agirait des récits de voyage – l’on peut se référer à JeanLouis Joubert, dans son ouvrage sur Les Littérarures de l’océan Indien(1) – qui ont
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contribué à fixer dans l’imaginaire occidental les premières représentations
écrites de l’île. Nous voyons dès lors les difficultés à délimiter le corpus de cette
littérature écrite dont les fondations se font par des auteurs occidentaux, passants
voyageurs. Que dire, à la période contemporaine, des auteurs métropolitains
implantés dans l’île, comme Daniel Vaxelaire, l’auteur de Chasseur de Noirs(2), qui
est certainement le plus connu et le plus diffusé, notamment pour ses romans historiques ? Comment considérer ceux qui ont quitté La Réunion : les métropolitains comme Jean Lods – et son Bleu des vitraux(3) – ou les Réunionnais comme
Monique Agénor – auteur de Bé-Maho(4) –, sans qui les littératures de l’île changeraient radicalement de sens et de contours ? N’y a-t-il pas un anachronisme total
à inscrire comme auteurs majeurs de la littérature réunionnaise les poètes des
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XVIII et XIX siècles qui ne concevaient même pas qu’ils puissent appartenir à une
littérature autre que française ? L’évidence et la banalité de ces questions ne doivent pas masquer les enjeux qu’elles recouvrent. Elles révèlent les ambiguïtés
idéologiques d’une littérature qui se donne tantôt comme régionale tantôt comme
nationale.
La Réunion n’a pas de population autochtone, elle est entièrement peuplée d’habitants allogènes, il faut donc bien que la littérature y ait un début. Mais en même
temps, lui assigner une telle date de naissance, c’est la concevoir exclusivement
à partir des productions écrites en français et taire l’élaboration d’un imaginaire
insulaire interculturel. C’est aussi lui appliquer une hiérarchie qui, pour la pensée européenne, relève de l’évidence : la supériorité de l’écriture sur l’oralité.
L’oralité, en effet, est souvent conçue comme une étape archaïque dans la construction de la littérature. Elle relèverait d’une pratique “traditionnelle” souvent
obscure, propre à un groupe. Elle préparerait, en somme, l’avènement de l’écriture, considérée comme plus aboutie et ouverte sur le monde. Or la littérature
écrite ne peut se concevoir, à La Réunion, qu’en interrelation avec la littérature
orale. C’est leur développement conjoint qui a permis de façonner un rapport
à l’histoire, à la mémoire, au réel plus proche qu’il n’y paraît et que l’on ne peut
percevoir si on les traite chacune en corpus séparé(5).
Littérature française ou littérature
réunionnaise ?
La littérature écrite n’a pourtant de cesse de juguler cette coprésence des textes
et des imaginaires, et se montre particulièrement docile à l’égard des canons
importés de la France. Connue comme “île des poètes”, La Réunion donne nais-
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sance au XVIIIe siècle aux Tibulle et Properce que sont Parny (Évariste Désiré
de Forges, comte de Parny) et Bertin, très inspirés par la poétique et la métrique
françaises. Pour la plupart, ces poètes n’entretiennent avec leur île natale que des
rapports assez lointains(6). Certains influent à leur tour sur le champ littéraire
français qui est pleinement le leur, comme Leconte de Lisle avec le Parnasse, au
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XIX siècle. Si Lacaussade est aujourd’hui largement oublié, il fut un temps son
grand rival dans les salons parisiens. Les poètes déplorent l’esclavage et vont jouer
sur la pensée française, mais dans une poésie le plus souvent qualifiée d’imitative.
Pourtant, même à cette période où la suprématie d’une langue et d’une littérature
écrite n’est pas questionnée, transparaît la diversité qui fonde l’île. Les auteurs ne
la recherchent pas toujours. Néanmoins, ses effets se font sentir au fil des siècles
d’une façon plus ou moins importante(7). Les Chansons madécasses d’Évariste
Parny(8), en 1787, en sont un exemple frappant. Outre que l’auteur y fonde le genre
du poème en prose, il présente son œuvre comme une traduction en français
de chansons malgaches recueillies de la bouche d’esclaves à Bourbon. Ce subterfuge témoigne de l’importance qu’il accorde à l’imaginaire et au discours de
l’Autre. Cette présence ambiguë se retrouve dans le roman colonial, qui décrit les
pratiques et les cultures des différents groupes qui peuplent l’île et a pour but de
montrer qu’il en a la connaissance et la maîtrise afin de rappeler à quel point
la France doit poursuivre sa “mission civilisatrice”. Tout en exprimant une hantise de la créolisation, les théoriciens du roman colonial – tel Marius-Ary
Leblond(9), prix Goncourt en 1909 – ne peuvent qu’irriguer leurs œuvres de la présence discordante de ces autres voix(10). C’est encore le cas, après la départementalisation, du roman Sortilèges créoles, Eudora ou l’île enchantée, de Marguerite-Hélène
Mahé(11), qui construit son œuvre sur la légende de Grand-Mère Kal (ou GrandMère Kalle) et fait revenir une sorte d’inconscient de l’esclavage.
Le tournant des années soixante-dix
C’est à partir des années soixante-dix que la littérature réunionnaise ne se satisfait
plus de cette présence fantomatique des voix et remet en question la prédominance du point de vue européen. Jusque-là tenue sous l’étouffoir colonial et sous
le joug d’une codification formelle métropolitaine(12), elle récuse progressivement
son appartenance à un champ littéraire exclusif et à un monolinguisme triomphant. Établir la périodisation de l’histoire littéraire de l’île en fonction de la date
de la départementalisation – en 1946 – n’a donc pas de réelle validité. L’onde
de choc que suscite cette modification de statut ne se fait sentir que dans la décen-
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nie soixante-dix : peu à peu le discours se libère, les points de vue énonciatifs
se redéfinissent, un regard sur soi émerge. De nombreux auteurs, souvent proches
du Parti communiste réunionnais, se rangent alors aux côtés des dominés. Le discours colonial se trouve invalidé par des textes qui revisitent une situation sociale
longtemps tue ou édulcorée, comme le laisse entendre le titre du roman d’Anne
Cheynet, Les Muselés, en 1977(13).
Dans les romans, la focalisation passe par des personnages ordinairement rangés
parmi les subalternes : travailleurs exploités et exilés – Zistoir Kristian. Mes
Aventures, histoire vraie d’un ouvrier réunionnais en France, en 1977(14)–, petits
pêcheurs – Quartier Trois Lettres, en 1980(15)–,
engagés indiens – Boadour… Du Gange à
Les romans réunionnais
La Rivière des Roches, de Firmin Lacpatia, en
ne se conforment pas
1978(16)… Cette littérature met en scène lutaux attentes des
tes sociales et politiques anticoloniales. On le
lecteurs ni de l’édition.
voit aussi dans la poésie, avec Anne Cheynet
– Matanans et langoutis, en 1972 –, Alain
Lorraine – Tienbo le rein, en 1975 –, Agnès Gueneau – La Réunion, une île, un
silence, en 1979(17). L’écriture retourne puiser dans les histoires et les légendes de
l’île ainsi que dans la mémoire orale pour ériger des figures héroïques de marrons
résistants, comme dans Boris Gamaleya, Vali pour une reine morte, en 1973(18).
Cependant, les romans succombent parfois à une sorte de schématisme dans l’opposition entre les humbles et les puissants. Les stéréotypes et les schèmes descriptifs déjà présents dans le roman colonial se maintiennent : les individus sont essentialisés, la victimisation du petit créole est éternisée. Le texte est alors dédouané
d’un questionnement plus approfondi sur les structures de pouvoir et les responsabilités historiques. La réappropriation des voix dans le roman réunionnais de
langue française est d’autant plus délicate à cerner qu’elle ne se traduit pas par des
stratégies immédiatement visibles(19) : on y trouve une construction et une langue
assez conventionnelles. Les romans réunionnais ne se conforment pas aux attentes
des lecteurs ni de l’édition. Il est d’ailleurs significatif que le genre se porte mal et
ne se renouvelle pas, malgré les œuvres majeures d’Axel Gauvin (Faims d’enfance,
1987, L’Aimé, 1990…). Les productions sont rares, si l’on excepte les belles réussites de Jean-François Samlong (L’Empreinte française, 2005), Jean-Louis Robert
(Creuse, ta tombe, 2006), Claire Karm (Monstres, 2007), et très peu lues(20)…
C’est l’une des raisons pour lesquelles la critique dit souvent du champ littéraire
réunionnais qu’il est en retard par rapport à d’autres zones francophones. En
réalité, cette désaffection du roman invite à repenser les catégories. Elle témoigne
du fait que ce genre n’est pas le lieu privilégié où La Réunion construit son dis-
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cours et sa représentation d’elle-même. Si l’on tente de cerner les tensions à l’œuvre dans le champ littéraire réunionnais, on voit que s’érodent les frontières entre
littérature et paralittérature. À l’abri des pressions normatives de la langue et des
formes validées par la tradition occidentale s’élabore un discours sur soi dont font
partie les récits de vie et autres souvenirs d’“écrivants”. On constate cette vogue
dans toutes les littératures contemporaines préoccupées de la transmission de
mémoires fragilisées. Elle est également présente dans le panorama éditorial
réunionnais, où ces récits visent à pallier les vides de l’histoire officielle. Mais,
là encore, s’élaborent des réseaux de stéréotypes, qui semblent dire un rapport
réunionnais difficile au présent. La littérature écrite en français ne paraît donc pas
la plus efficace pour dire le sujet réunionnais.
Vitalité de la poésie créolophone
Faut-il chercher du côté de l’expression créolophone une écriture plus apte
à exprimer la vision du monde réunionnaise et à réconcilier les Réunionnais avec
la littérature ? En 1951, le poète Jean Albany(21) avait déjà utilisé les ressources de
la langue créole pour la faire jouer au contact du français. Les poètes de la “créolie”, Gilbert Aubry, Jean-Henri Azéma, ou des auteurs plus engagés comme Alain
Lorraine ou Boris Gamaleya ont poursuivi cette recherche. En fait, la littérature
en créole est née de la réécriture de fables de La Fontaine par Louis Héry, dans
Fables créoles(22), en 1828. Utilisé précocement en littérature, le créole est considéré
comme un jeu de salon pour les “dames de Bourbon” et reste profondément déprécié. Il n’a commencé à être pensé comme langue littéraire possible qu’à la période
contemporaine. Bien que La Réunion soit une île polyglotte et que son champ littéraire ne puisse être conçu que comme plurilingue, sa production créolophone
reste méconnue et attachée à l’idée d’une revendication identitaire plus qu’à la
recherche d’une esthétique et d’une poétique. En 1977 paraît, en version bilingue,
un roman-clé, polémique et politique, qui fait de la langue une arme de dénonciation : Zistoir Kristian, Mes Aventures. Histoire vraie d’un ouvrier réunionnais en
France, de Christian. Ce roman appuie l’idée que la langue constitue un vecteur
symbolique majeur de réappropriation, de restauration d’une histoire et d’une
culture, de localisation du discours.
Cette réappropriation en action grâce à la langue est visible aussi dans la poésie
militante d’Alain Armand, d’Axel Gauvin, de Danyèl Waro, Patrice Treuthardt ;
dans les romans de Daniel Honoré ou de Graziella Leveneur. La poésie contemporaine, très productive, continue de manifester son engagement dans un désir de
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réforme de la société réunionnaise, avec André Payet, Babou B’Jalah ou Mikaèl
Kourto… Mais c’est la langue elle-même qui devient matériau de la réflexion – et
univers où se tisse une “nouvelle relation à l’île”(23). Des références intertextuelles
non occidentales s’y mêlent à des formes postmodernes de déconstruction du langage, de lettrisme, dans une esthétique mondialisée. La vivacité de cette poésie
moderne est-elle le signe que la littérature réunionnaise se construit sur une opposition entre littérature affaiblie en français et développement, voire autonomisation, d’une littérature en créole ? En réalité, le créole, d’ordinaire considéré
comme populaire, est ici perçu comme élitiste et savant. Du coup, cette poésie est
peu lue, en dehors d’un cercle d’initiés, et conserve une force et un rôle avant tout
symboliques.
Théâtre, kabar fonnkër et arts urbains
En revanche, des formes paralittéraires en créole, visant la connivence, s’installent
durablement dans ce champ littéraire. Assez négligées par la critique, elles peuvent développer librement leur voix propre(24). C’est le cas des albums pour la
jeunesse(25), qui réinvestissent la tradition orale, et de la bande dessinée, qui
exploite les stéréotypes de la société réunionnaise avec ironie et autodérision.
Pour sa part, le théâtre, qui joue sur le mélange des langues et la corporalité, trouve
son public et se voit diffusé en dehors de l’île. L’espace du corps forme un nouveau
discours, qui permet de contourner la problématique des langues.
On le voit avec le travail d’Emmanuel Genvrin et de son théâtre Vollard, avec
Lolita Monga, et surtout avec la troupe Talipot(26). Appuyé sur la performance,
la danse, le rituel, des esthétiques multiples, des langues et des pratiques théâtrales internationales, ce théâtre se rattache à la fois au rejet postmoderne de toute
forme de classification générique, en même temps qu’il repense l’oralité – et les
formes et fonctions de celle-ci.
C’est aussi le cas des formes poétiques oralisées, très contemporaines, qui ont un
poids important dans la formation d’une résistance culturelle. Les kabar fonnkër(27)
connaissent ainsi un succès qui ne se dément pas, bien qu’ils aient beaucoup
changé et qu’ils se soient professionnalisé. Ils sont d’ailleurs parfois rebaptisés
“kabar poèm”, pour bien spécifier cette mutation.
Mais la requalification ne s’arrête pas là. Le fonnkër oralisé et la joute du kabar entrent aisément en conjonction avec la forme urbaine et contemporaine du slam, qui
commence à s’implanter dans l’île. Le rôle de plus en plus important des “arts
urbains” illustre pleinement le chevauchement des espaces-temps dans lesquel
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évoluent les Réunionnais, vivant de concert une forme de globalisation qui rapproche l’île de l’Occident, en même temps qu’une interrogation constante sur
leurs fondations et un fort désir d’ancrage.
Une “poétique de l’hospitalité”
Ce n’est donc pas tant l’opposition des langues qui doit être ici prise en considération que les fonctions de la littérature, les rapports qu’elle entretient avec ses destinataires et sa capacité à se concevoir comme en dehors des classifications et des
rigidités taxinomiques. En somme, c’est une “poétique de l’hospitalité”(28) qui semble répondre au mieux aux demandes de la société réunionnaise. L’affaiblissement
du statut de Métropole de la France au sein de la mondialisation renforce le désir
des artistes de travailler à partir des discours et des formes que produit le lieu insulaire. Parmi eux, l’oralité symbolise la modalité de localisation la plus efficace. Le
champ littéraire réunionnais ne peut se concevoir pleinement, en effet, que si les
distinctions et les hiérarchies entre oralité et écriture et entre langues sont abolies.
La grande action des années soixante-dix avait permis de redonner sa valeur aux
textes vernaculaires – chants, contes, devinettes, proverbes – et d’en faire le fondement de la culture(29). La littérature contemporaine écrite le retravaille et lui fait
place(30). Mais la tâche qui demeure à accomplir est certainement d’élargir les limites-mêmes de la conception de la littérature en admettant en son sein des formes
jusque-là proscrites. Ainsi, le texte du maloya peut-il sortir de sa dimension d’abord musicale pour trouver place dans le champ littéraire, comme le postule
Carpanin Marimoutou(31). Lieu majeur de confluence intertextuelle, ce genre
musical revisite des récits de Madagascar, de l’Inde, de l’Europe, dans l’espace et le
monde créoles. Ce moyen d’expression propose en effet un discours sur le sacré,
l’histoire, la traite, élabore des jeux ironiques de contestation sociale, sexuelle et
politique et assure ainsi une forte connivence qui unifie la société réunionnaise(32).
Au croisement d’une double hétérogénéité, celle de la créolisation et celle de
la mondialisation, les littératures réunionnaises sont d’une grande complexité.
Elles demandent une redéfinition de l’idée de littérature, jusque-là imposée par
l’Occident : il s’agit d’en repenser les catégories, de ne plus refouler les expressions
qui ne semblent pas conformes à ce que l’on en attend(33), de prendre en compte les
récits alternatifs que produit un discours contemporain qui ne cesse de retravailler les héritages dont il dispose.
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Notes
1. Joubert, 1991, p 205.
2. Vaxelaire, 1982.
3. Lods, 1987.
4. Agénor, 1996.
5. La Réunion n’est pas une société orale, selon les critères de Jack Goody, 2007, puisque l’oralité s’y est développée
dans la conscience de l’écrit, pendant que l’écrit s’est élaboré dans la connaissance des productions orales.
6. Formés en France, les poètes ne revenaient pas toujours dans leur île. Certains d’entre eux ne l’évoquent
d’ailleurs même pas, comme Léon Dierx.
7. Marimoutou, 2004.
8. Parny, 1787.
9. Les théoriciens du roman colonial, Georges Athénas, alias Marius, et Aimé Merlo, alias Ary, signant les œuvres littéraires
qu’ils ont écrites en collaboration sous le nom de Marius-Ary Leblond, théorisent le genre en 1926 dans Après l’exotisme de Loti,
le roman colonial, Vald-Rasmussen, Paris.
10. Magdelaine-Andrianjafitrimo ; Marimoutou, 2007, p. 27-29.
11. Mahé, 1952.
12. Marimoutou, 2006-b, p. 251-270.
13. Cheynet, 1977.
14. Christian, 1977.
15. Gauvin, 1980.
16. Lacpatia, 1978.
17. Cheynet, 1972 ; Lorraine, 1975 ; Gueneau, 1979.
18. Gamaleya, 1973.
19. Ces stratégies sont soulignées également pour d’autres littératures, lire : Coussy, 2007, p. 69-79 ; Moura, 1999.
20. Gauvin, 1987 et 1990 ; Samlong, 2005 ; Robert, 2006 ; Karm, 2007.
21. Albany, Zamal, 1951.
22. Héry, 1828.
23. poésie militante : Armand, 1978 ; Gauvin, 1983 ; Waro, 1996 ; Treuthardt, 2000 ; romans : Honoré, 1980 ; Leveneur,
2000 ; poésie contemporaine : Payet, 1990 ; B’Jalah, 2002, Kourto, 2002. Langue qui tisse une “nouvelle relation à l’île” :
Hélias, 2007, p. 99.
24. Cassiau-Haurie, 2008.
25. Takam Tikou, “L’océan Indien et le livre de jeunesse”, n° 14, La Joie par les livres, Paris, 2007.
26. Cajee, 2007, p. 183-204.
27. Réunions, joutes poétiques. De Fonnkër : “états d’âme”, “poésie”, et Kabar – mot aux origines à la fois malgaches et
françaises –, “discours”, à Madagascar, et, à La Réunion, “réunions où l’on chante et danse”.
28. Magdelaine-Andrianjafitrimo et Marimoutou, 2007, p. 27-29.
29. Marimoutou, Félix, 2007.
30. Marimoutou, 2002 ; Robert, 1999.
31. Marimoutou, 2006-a, p. 101-155.
32. On trouve ce processus de manière générale dans les chansons, y compris à l’heure actuelle, dans le rap ou le ragga.
33. Thonon, 2006, p. 71-85.
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