psychologie

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psychologie
PSYCHOLOGIE
Pourquoi
les jeunes prennent
des risques
A
mateurs de sports extrêmes qui sortent des pistes, jeunes
urbains qui effectuent des rodéos en voiture, toxicomanes... les
conduites à risque semblent de plus en plus nombreuses dans nos
sociétés. L’analyse de Monique Bolognini et Bernard Plancherel,
deux chercheurs de l’UNIL.
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ALLEZ
SAVOIR
! / N°31 FÉVRIER 2005
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De récentes statistiques l'ont montré, la Suisse déplore
mille accidents de ski par jour de neige
P
lus loin, plus vite, plus haut, plus
fort : sous la forme de nouveaux
sports extrêmes, d’excès de vitesse ou
autres, les conduites à risque se multiplient. «Et dans le même temps, nos
sociétés tendent à protéger l’individu
contre tout, fait remarquer Bernard
Plancherel, psychologue à l’unité de
recherche du Service universitaire de
psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent
(SUPEA) et auteur avec la sociologue
lausannoise Monique Bolognini d’une
étude intitulée «Recherche de sensation
et prise de risque».
Portant sur les conduites de dépendance, cette recherche parue en 2000 a
été suivie de nombreux travaux dont le
dernier (2004) s’intéresse à la consom-
mation de substances à l’adolescence (lire
encadré en page 23).
Des réactions contradictoires
«On interdit le tabac et l’alcool, on
se préoccupe de sécurité alimentaire,
poursuit le psychologue de l’UNIL et
d’un autre côté on assiste au développement de conduites dont certaines
sont réprimées, comme les excès de
vitesse, et d’autres sont très bien vues.
Les sportifs extrêmes, par exemple,
deviennent des héros médiatiques. Tout
cela est un peu contradictoire. Peutêtre s’agit-il d’autant de tentatives
d’échapper à l’ennui.»
Car la tolérance à l’ennui est, en
effet, l’une des variables mesurées dans
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Pourquoi les jeunes prennent des risques
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→ l’étude lausannoise avec la recherche
d’aventure, d’expériences et la désinhibition.
Les hommes plus que
les femmes
L’étude menée par les deux chercheurs de l’UNIL confirme par ailleurs
que les conduites à risque sont plus fréquentes chez les hommes que chez les
femmes. La prise de risque serait donc
bel et bien une spécificité masculine.
Encore faut-il s’entendre sur le type de
risque dont on parle. Certaines
conduites comme le tabagisme ou la
toxicomanie sont en effet de plus en
plus largement adoptées par les jeunes
filles. Quant à la consommation
d’alcool, elle se modifie chez les ado-
lescentes qui, depuis l’introduction des
alcopops, ont rattrapé les garçons.
Plus joyeux : les jeunes filles sont également plus nombreuses à pratiquer des
sports dit extrêmes même si les aventuriers type Mike Horn sont encore rarement des aventurières.
Homme au volant, mort
au tournant!
Quant à «la recherche de vitesse
avec des engins motorisés dans un
cadre non sportif», qui prend parfois
la forme de «rodéo», comme cela s’est
produit à Genève et dans le canton de
Vaud ces derniers mois, elle reste l’apanage des garçons et a ceci de particulier qu’elle met également en danger la
vie d’autrui.
Denis Balibouse
Monique Bolognini, cheffe d'unité de recherche
à l'UNIL
«Femme au volant, mort au tournant»
n’est donc qu’un slogan vide, à ranger
au magasin poussiéreux des accessoires
du macho de base. «Que des garçons roulent à 200 à l’heure dans les rues de
Genève, cela apparaît comme une action
choquante et répréhensible. Venant de
jeunes filles, c’est inimaginable, fait
remarquer Monique Bolognini, auteure
d’une thèse sur la différence des sexes
face à la santé psychique. Il reste quand
même des stéréotypes sociaux qui font
que les filles sont conditionnées par leur
milieu familial dans leur enfance. Ces
comportements sont de toute manière
multidéterminés. Facteurs influençant la
socialisation du garçon et de la fille et
explications de type biologique se conjuguent pour les expliquer.»
L’attrait du risque
Justement, qu’est-ce qui fait qu’un
jeune fonce à tombeau ouvert dans les
rues d’une ville, pratique le benji jumping, ou prenne en montagne des risques
qui semblent insensés? «Qu’ils soient
réprouvés ou au contraire valorisés socialement, ces différents comportements
apportent du plaisir», répond Bernard
Plancherel.
Le plaisir, c’est le maître mot de toute
l’aventure : «La plupart des jeunes qui
adoptent des comportements à risque en
tirent une récompense d’abord au niveau
de la sensation elle-même et, dans l’après
coup, par rapport au défi qui a été relevé,
ajoute Monique Bolognini. Dans le cas
de la conduite «sauvage», la recherche
de sensations, basée sur le plaisir procuré par la vitesse, s’accompagne d’un désir
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→ de compétition et de rébellion contre les
normes, du besoin de vivre quelque chose
d’exceptionnel et de dépasser des limites
dans un but d’affirmation de soi. Souvent, la recherche d’autonomie et d’une
prise de distance par rapport à la famille
entre aussi en jeu.»
Un besoin
de toute-puissance
A cela s’ajoute parfois le déni du
risque, souligné par certains sociologues
qui établissent un parallèle entre ces
comportements et la posture du héros.
La personne se percevant comme invulnérable serait persuadée de sa maîtrise
totale et de sa toute-puissance.
On évoque aussi l’ordalie à propos des
conduites à risque, une métaphore par-
lante selon Bernard Plancherel : «L’expression fait référence aux fameux jugements de Dieu médiévaux, explique-t-il.
On jetait à l’eau ou au feu des coupables
présumés. S’ils survivaient à l’épreuve,
ils étaient considérés comme innocents.
Dans le cas des jeunes qui jouent avec
la mort pour s’assurer du sens de leur
existence, ces comportements sont vus
comme une sorte de procédure d’autoengendrement, de renaissance.»
Un trait de personnalité
Qu’en est-il de la recherche de sensations elle-même? De quoi s’agit-il exactement et pourquoi certains individus
sont-ils concernés plus que d’autres?
«Elle correspond au besoin pour un sujet
d’obtenir et de maintenir un haut niveau
Denis Balibouse
Bernard Plancherel, psychologue à l’unité de recherche du Service universitaire
de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (SUPEA) de l'UNIL
de stimulation, explique Monique Bolognini. Le postulat de base est que les personnes avides de sensations ont un taux
peu élevé de production d’adrénaline et
de dopamine, entre autres. Ces personnes
vont recourir de façon compulsive à des
sensations et stimulations afin d’élever
l’activation cérébrale et de la maintenir
à un haut niveau. Cela se fera soit par la
consommation de substances psychotropes soit par d’autres conduites à
risque.»
La recherche de sensations est ainsi
vue comme un trait de personnalité assez
répandu, qui éclairerait beaucoup de
conduites basées sur la prise de risque.
Elle se retrouve dans des comportements
aussi divers que la toxicomanie, l’alcoolisme, les désordres alimentaires, les
sports extrêmes ou la conduite «sauvage».
«Secures» et «insecures»
Il y aurait donc des personnalités plus
enclines que d’autres à la prise de risque
du fait de cette recherche de sensations.
«Selon la théorie actuelle de la personnalité, le tempérament, une donnée innée,
présente deux traits principaux, l’extraversion et l’inhibition, qui correspondent
à deux attitudes fondamentales : l’approche et l’évitement, reprend Bernard
Plancherel. Il y a prépondérance de l’une
ou de l’autre dans la personnalité. Déjà
chez les bébés on parle dans la théorie
de l’attachement des individus «secures»,
ceux qui explorent leur environnement,
ceux qui vont vers le monde extérieur,
les objets et les autres, et qui sont en
recherche de stimulations. On leur
oppose les bébés «insecures», qui restent
en retrait. Un individu sensible à la
récompense est davantage en recherche
de stimulation, source potentielle de
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Kingfisher
Dans l'univers du risque, les hommes sont
plus nombreux que les femmes. Ellen McArthur, qui se lance régulièrement dans des régates
en haute mer, fait figure d'exception
Pourquoi les jeunes prennent des risques
Scuderia Ferrari Marlboro
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Nos sociétés sont souvent ambiguës à propos de la prise
de risque individuelle : alors qu'elles stigmatisent les chauffards, elles adulent les vedettes
du sport automobile comme Michael Schumacher
→ récompense. Certains auteurs pensent
que 60 % de la recherche de sensations
seraient génétiques contre 40 % seulement qui seraient dus à l’acquis.»
Les différences fille/garçon
Quant à la comparaison fille/garçon,
les évaluations de jeunes en milieu scolaire font apparaître qu’une différence
importante demeure : celle qui existe
entre les troubles dirigés contre soi et les
troubles portés sur l’extérieur. «Les filles
ont beaucoup plus de troubles internalisés, type dépression et anxiété, que de
troubles externalisés ou agis (violence,
agressivité, etc.). L’exemple des troubles
alimentaires souvent associés à une dépression est parlant : ils sont à 90 % féminins. Les garçons, eux, sont plus dans
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l’agir et les activités dites à risque, consommation de substances, conduites dangereuses ou sports extrêmes», constate
Monique Bolognini.
La raison de cet état de fait? «L’éducation et les pressions sur la jeune fille
par rapport à son identité et ses changements viennent accentuer des différences dues aux données biologiques. Les
garçons sont encore socialisés dans une
orientation de prise de risque, de réussite et d’efficacité alors que les filles le
sont dans une orientation de socialisation et de sauvegarde de la santé.»
Un phénomène de mode
Monique Bolognini évoque encore un
autre facteur : l’hyperactivité. «On peut
imaginer que les jeunes concernés par les
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comportements à risque sont hyperactifs
ou qu’ils ont manifesté précédemment
une forme de troubles du comportement
– agressivité, violence, trouble de l’attention, etc. Il s’agirait d’individus qui
ne se sentent exister que dans l’agir. Mais
il existe une médication contre l’hyperactivité et l’intérêt commercial en jeu est
considérable. Ce trouble a d’ailleurs également été associé à la toxicomanie.
Déterminer son importance réelle est
donc très compliqué.»
Une chose est sûre, le développement
des conduites à risque est typique de nos
sociétés occidentales. «Dans tous les
domaines, on cherche à repousser des
limites dans un mouvement de fuite en
avant dont nul ne sait quand et comment
il prendra fin», constate Bernard Plan-
cherel. Pour le psychologue, «l’esprit du
temps» n’est pas non plus étranger à certains comportements «qui s’apparentent
à des phénomènes de mode. On ignore
pourquoi telle conduite apparaît à un
moment donné, comme le jeu du foulard,
par exemple. A l’époque, la presse en a
peu parlé pour éviter un effet d’entraînement.»
Je consomme et alors ?
Une centaine de jeunes consommateurs de cannabis, de
16 ans en moyenne, ont été suivis pendant quatre ans
par les chercheurs de l’UNIL.
La dernière recherche menée au SUPEA par Monique Bolo-
Le risque, c’est une drogue?
gnini et Bernard Plancherel évaluait la consommation de sub-
Pour une fois, les médias se seraient
bien tenus. Ce n’est pas toujours le cas,
à en croire Monique Bolognini qui suggère qu’ils ne sont pas innocents dans la
multiplication de certaines conduites :
«Un jeune qui fait un rodéo est à peu près
assuré que son «exploit» aura un écho
dans la presse. Or le besoin d’action spectaculaire et la motivation, consciente ou
inconsciente, d’impressionner sont une
partie de l’aventure.»
Répréhensibles ou non, les conduites
à risque seraient-elles addictives ? Pour
Bernard Plancherel, «elles le sont dans
la mesure où il y a une répétition nécessaire et un sentiment de sevrage en cas
d’arrêt. Or, quiconque pratique intensément un sport, extrême ou non, le sait :
s’arrêter c’est s’exposer à la morosité et
à la déprime. L’hypothèse d’une forme
de dépendance à l’effort physique est
donc sérieuse.»
Quant à la consommation de substances,
Monique Bolognini rappelle que «la Suisse est
le pays où proportionnellement à la population, le taux est le plus
élevé en Europe, comme
l’ont montré les données
de l’Institut suisse de
prophylaxie de l’alcoolisme (ISPA). Et ce taux
se maintient parmi les
plus élevés en dépit de
toutes les tentatives de
prévention.»
stances à l’adolescence dans une perspective longitudinale.
Une centaine de jeunes consommateurs de cannabis, de 16
ans en moyenne, ont été suivis pendant quatre ans.
L’étude a révélé une forme de déni dans la manière dont
les jeunes se représentent la consommation. Cette donnée
est importante pour les stratégies de prévention. A la question de savoir s’ils auraient besoin d’aide pour résoudre leurs
difficultés, les jeunes qui avaient des problèmes importants
de consommation répétée répondaient par la négative. Ils
n’avaient donc pas du tout identifié la consommation comme
un problème.
Entre cette banalisation et la perception de l’adulte, le hiatus est évident. «Il faut dire que seule une petite proportion
de la population consomme de manière régulière et suivie, pré-
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cise Monique Bolognini.
Mais ceux-là ne voient pas
où est le problème : ils
considèrent
que
leur
consommation n’est ni
dangereuse ni risquée. La
consommation modifie
donc l’attitude du jeune
par rapport à la manière
dont il se représente le
produit. D’où l’intérêt
d’étudier la problématique
des représentations.»
Elisabeth Gilles
E.G.
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