Mars 1943 Premières élections sous le ministère De Gaulle
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Mars 1943 Premières élections sous le ministère De Gaulle
Mars 1943 3 – La lutte politique Premières élections sous le ministère De Gaulle 1er mars Charles de Gaulle, Président du Conseil Alger – Le gouvernement De Gaulle est présenté à l’Assemblée, mais aucun vote ne suivra cette présentation. La révision constitutionnelle le permet, voire l’encourage, mais certains le regrettent néanmoins… dont Gaston Monnerville, qui fait pourtant partie de l’équipe ! ……… Le gouvernement De Gaulle du 1er mars 1943 Président du conseil : o Charles de Gaulle Vice-présidents du conseil : o Léon Blum (SFIO) (Ministre des Affaires Étrangères) o Georges Mandel (Ministre de l’Intérieur) Ministres : o Ministre d’État : Justin Godart (PRS) o Ministre d’État : Louis Marin (FR) o Ministre de la Défense Nationale et de la Guerre : Joseph Paul-Boncour o Ministre de la Marine : Henry de Kérillis o Ministre des Finances : Pierre Mendès-France o Ministre de la France d’Outre-Mer : Marius Moutet (SFIO) o Ministre de l’Armement : Raoul Dautry o Ministre du Travail : Jules Moch (SFIO) o Ministre de la Justice : Gaston Monnerville (PRS) o Ministre de l’Air : Charles Tillon (PCF) o Ministre de l’Éducation nationale : Yvon Delbos (PRS) o Ministre des Anciens combattants et des pensions : Albert Rivière (SFIO) o Ministre de l’Agriculture : Eugène Jardon (PCF) o Ministre du Ravitaillement : Henri Queuille (PRS) o Ministre des Travaux publics : Albert Bedouce (SFIO) o Ministre de la Santé publique et de la Famille Française : Georges Pernot (FR). o Ministre des Postes, Télégraphe, Téléphone et Transmissions : André Marty (PCF) o Ministre de l’Information : Jean Zay (SFIO) o Ministre du Commerce et de l’Industrie : Albert Chichery (PRS) Sous-secrétaires d’État : o Sous-secrétaire d’État à la vice-présidence du Conseil : Robert Schuman (PDP) o Sous-secrétaire d’État aux Affaires Etrangères : Roland de Margerie o Sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale : Philippe Serre (PDP) o Sous-secrétaire d’État chargé de la Population indigène accédant à la pleine citoyenneté pour faits de guerre : Maurice Viollette (SFIO) o Sous-secrétaire d’État aux Approvisionnements Militaires : Pierre Cot o Sous-secrétaire d’État aux Travaux Publics : André Février (SFIO) o Sous-secrétaire d’État à l’Enseignement Indigène : Marius Dubois (SFIO) o Sous-secrétaire d’Etat aux Affaires Sociales : Cécile Brunschvicg o Sous-secrétaire d’État à la Santé Publique : Suzanne Lacore ……… Divers changements d’importance inégale distinguent le premier gouvernement De Gaulle de la dernière version du gouvernement Reynaud. La principale nouveauté – peut-on parler de surprise ? – est l’entrée au gouvernement de deux communistes – trois avec Charles Tillon, qui y était déjà, mais sans étiquette. Cette fois, Tillon y figure bien sous l’étiquette PCF. En apparence au moins, le Parti lui a pardonné les « initiatives » prises durant la « période initiale de la guerre » (avant Barbarossa). Deux autres membres du PCF font leur apparition. Ils ont été savamment choisis : un pur et dur du PC, André Marty, et un ancien de l’UPF, Eugène Jardon. ……… « L’Union Populaire Française était le groupe créé par les 22 parlementaires communistes (sur 74) qui avaient osé, en 1939, dénoncer la signature du pacte Ribbentrop-Molotov et les consignes données par Moscou. Une bonne quinzaine d’entre eux avaient pu participer au Déménagement (quelques-uns avaient été incarcérés avec leurs anciens camarades, la police française, après l’arrêté Daladier, ayant parfois eu du mal à distinguer les bons Français des méchants Moscoutaires). Après Barbarossa, l’élargissement puis la libération des députés communistes et la reconstitution officielle du PCF, quelques frictions étaient apparues entre ce dernier et l’UPF. Néanmoins, à l’occasion des commémorations (en privé !) du vingtcinquième anniversaire du début de la révolution d’Octobre, le 7 novembre 1942 1, un accord avait été trouvé entre René Nicod, député de l’Ain et président de l’UPF, et André Marty, député de la Seine, ancien inspecteur des Brigades Internationales et secrétaire du Komintern. Avant la fin de l’année, UPF et PCF étaient réunis sous la même bannière (rouge). Mais les camarades avaient la mémoire longue… Assez rapidement, les anciens dissidents devaient se retrouver évincés des postes clés. L’exemple de Marcel Capron est flagrant : démissionnaire du PCF en opposition au Pacte, il avait écrit peu après une lettre « À tous les travailleurs, à l'opinion publique » dans laquelle il expliquait la rupture de bon nombre d’élus communistes avec leur parti. Ce qui ne l’avait pas empêché, à l’automne 1939, d’être démis de ses fonctions de maire d’Alfortville par les autorités françaises et de ne participer au Déménagement que sous surveillance policière. Fin 1940, il avait finalement été autorisé à siéger, en tant que non-inscrit. Redevenu PCF en novembre 1942, il avait représenté le Parti dans les entretiens officiels suivant la succession de Reynaud en février 1943. En récompense des services ainsi rendus au Parti (et de la perte de toute sa crédibilité, ce qui était le but recherché), il sera nommé Inspecteur général en charge de la reconstitution des cellules du PCF aux Antilles – une version en apparence assez agréable du saharage. Son suppléant à l’Assemblée désigné par le Parti fut, comme par hasard, choisi parmi les notables du PCF en Afrique du Nord qui n’avaient pas dénoncé le Pacte… Pour terminer, à la fin de 1943, une spectaculaire explosion dévasta la distillerie de rhum qu’il visitait, il s’en tira de justesse ! Les communistes antillais, ayant le sang chaud, avaient peut-être outrepassé leurs consignes… » (D’après Stéphane Courtois, Le PCF dans la guerre, 1939-1946 – Le Parti des 75 000 Carabiniers, Fayard, Paris 1997) ……… Eugène Jardon, député de l’Allier, fondateur dans les années 30 du syndicat communiste Confédération générale des Paysans Travailleurs, arrive à l’Agriculture, en remplacement de Paul Theillier. André Marty, député de la Seine, secrétaire du Komintern, est quant à lui nommé aux Postes, Télégraphes, Téléphones et Transmissions en remplacement d’Alfred Jules-Julien. Les partants ont l’assurance qu’on n’oubliera pas, après la Victoire, les services rendus. L’arrivée des “Rouges” n’est pas le seul changement apporté au gouvernement hérité de Reynaud par De Gaulle, Blum et Mandel (qui ont travaillé, semble-t-il, en assez bonne entente, Mandel faisant contre mauvaise fortune bon cœur). Blum et Mandel restent évidemment à leurs postes. Il semble que Blum ait pensé qu’il jouirait d’une plus grande indépendance que sous Reynaud dans son rôle de ministre des Affaires étrangères… Vincent Auriol (SFIO), ministre de l’Economie et des Finances depuis le Grand Déménagement jusqu’à son remplacement par Pierre Mendès-France en juin 1942, était 1 Différence entre calendriers julien et grégorien oblige ! depuis lors ministre de la Justice. Il est remplacé par Gaston Monnerville (PRS). Mais il reçoit en échange bien mieux qu’un lot de consolation : il va remplacer Joseph Paul-Boncour au poste de Haut-Commissaire à Londres. Paul-Boncour est en effet nommé au ministère clé que vient de quitter De Gaulle : la Défense et la Guerre. Bon connaisseur ès affaires militaires, il a accepté, bien que sans illusions – il va de soi que le Général ne se désintéressera pas du jour au lendemain des activités de ce ministère ! Mais ce grand partisan de la fermeté face à l’Allemagne dans les années Trente ne pouvait refuser d’être aux premières loges pour conduire les armées françaises jusqu’à Berlin. Louis-Oscar Frossard (USR) abandonne les Travaux Publics à Albert Bedouce (SFIO), candidat malheureux aux Présidentielles de 1939. Frossard a négocié en échange de cet important ministère et du retour de l’USR dans le giron de la SFIO une place de choix au sein du futur organigramme de la SFIO – car il est acquis que les instances dirigeantes de celle-ci seront profondément modifiées lors de son tout prochain congrès, le 11 avril à Mostaganem. Bedouce, lui, voit son enthousiasme pour le projet Trans-Saharien porter ses fruits. Pour faire plaisir aux Radicaux, Justin Godart est nommé ministre d’Etat sans portefeuille. Sénateur du Rhône et proche d’Edouard Herriot (il a commencé au conseil municipal de Lyon en même temps que lui en 1904 et fut deux fois de ses ministres dans les années Trente), Godart est par ailleurs l’un des fondateurs de l’Union Internationale contre le Cancer. Cécile Brunschvicg, un peu désœuvrée comme Sous-Secrétaire à l’Enseignement et qui souhaitait un poste plus actif, est nommée Sous-Secrétaire d’Etat aux Affaires Sociales, poste où elle dépendra à la fois des ministères de la Santé et du Travail. Elle sera chargée de proposer plusieurs projets de progrès sociaux à mettre en pratique dès la reconquête du territoire national. Enfin, le même jour, pour flatter l’important partenaire commercial qu’est devenue l’Afrique du Sud, il est décidé d’y envoyer pour la première fois un ambassadeur. Mais pour rassurer les autorités de Pretoria, le choix se porte, sur le conseil de Mandel, sur une personnalité conservatrice, l’ancien gouverneur d’AEF Pierre Boisson (démissionné lors de l’abrogation de l’Indigénat en raison de ses réticences face aux réformes). Il est vrai que les décisions prises par le gouvernement d’Alger dans le but de pousser les populations des colonies françaises à participer le plus possible à l’effort de guerre n’ont pas toutes plu au gouvernement d’Afrique du Sud. Elles ont en effet donné des idées au Parti Communiste SudAfricain et au Congrès National Africain. Leurs représentants respectifs, Moses Kotane et Alfred Bitini Xuma, ont même discrètement rencontré à Alger, au début de l’année, des représentants du PCF et de la SFIO, ce que le cabinet Smuts n’a pas vu d’un bon œil. 2 au 18 mars 19 mars L’art de bien gérer les fortes têtes Alger – Le général René Olry, chef d’état-major de l’Armée de Terre depuis janvier, savait qu’en acceptant ce poste il aurait à gérer des dossiers difficiles. Mais il s’attendait à devoir arbitrer des choix délicats de stratégie, de matériel ou de doctrine, voire même à être impliqué dans des débats tendus avec le pouvoir politique – il ne s’attendait pas à devoir faire face aux crises d’ego de certains de ses généraux… Pourtant, Besson l’avait prévenu ! Le dossier Giraud, entre tous, serait difficile à régler. Et voici qu’il revient sur son bureau, sous la forme d’un article du nouveau journal du soir, nul autre que Le Monde. Olry pensait pourtant que le problème était réglé : nommé inspecteur général de la Défense nationale fin janvier, Giraud était promis à des activités inoffensives comme de longues tournées d’inspection (de préférence très loin des combats) ou la rédaction de rapports sur des sujets de peu d’importance. C’était mal connaître le personnage. A son retour de Grèce, Noguès l’avait certes convaincu de commencer par prendre des vacances bien méritées avec son épouse, dans le sud marocain – mais Giraud était réapparu à Alger au bout de trois semaines seulement, en pleine forme et le teint hâlé, en quête de missions. Olry avait alors discrètement œuvré pour limiter ses activités aux régions où il n’aurait pas l’occasion de fréquenter de trop près les généraux alliés, les Britanniques surtout. Mais après deux ou trois inspections de divisions françaises à l’entraînement en Algérie ou en Tunisie, Giraud avait commencé à bombarder l’état-major de la Défense Nationale de rapports critiques : il y avait trop de personnels affectés aux services de soutien plutôt qu’aux unités de combat, le niveau d’expérience des cadres était médiocre (le “Waterloo des étoiles” et la mise à la retraite des officiers les plus âgés étaient ainsi critiqués de façon à peine voilée), la coordination entre l’Armée de Terre et l’aviation était insuffisante (Giraud regrettait évidemment l’indépendance de l’Armée de l’Air, pourtant acquise bien avant la guerre), certains matériels (américains) ne valaient pas ceux de mai 1940… et pour finir, la place allouée aux troupes américaines en AFN était excessive, laissant les unités françaises bien à l’étroit. Ces récriminations à l’audience limitée n’avaient pas eu de conséquences concrètes, mais elles avaient obligé Olry à consacrer une partie de son temps précieux à calmer ses collègues aviateurs ou les civils du Ministère, irrités par ces critiques injustifiées et peu constructives. Mais Giraud ne s’était pas arrêté là ! Ayant visiblement trop de temps disponible, il avait commencé à accepter certaines invitations à des dîners en ville et dans divers salons où se mêlaient hommes politiques, diplomates, industriels et journalistes. Le tout-Alger bruissait désormais de rumeurs sur les critiques du général Giraud, tant sur la personnalité du nouveau président du Conseil (qu’il continuait à traiter avec la même morgue et le même dédain que lors de leur temps de service commun à Metz), les opérations (si on l’en croyait, il aurait fallu depuis longtemps débarquer en Dalmatie, Istrie ou Vénétie, ou encore à Salonique), la conduite de la guerre (hélas, à céder le commandement aux Britanniques dans les Balkans ou aux Américains en Italie, on ne pouvait s’attendre à mieux…) et même sur la politique du gouvernement, bien trop teintée de socialisme ! Olry et Noguès avaient discrètement rappelé Giraud à son devoir de réserve, mais sans effet. L’article du Monde étalé sur le bureau d’Olry est la goutte qui fait déborder le vase. Il a évidemment été bloqué par la censure, mais ce qu’il révèle est très inquiétant. Henri Becquart, l’un des hommes politiques les plus à droite de l’Assemblée des Elus de la République, se prévaut désormais en public du soutien du général Giraud dans sa critique de « la politique démagogique du gouvernement vis-à-vis des Indigènes, dont les conséquences seront à coup sûr catastrophiques pour la position de la France, non seulement en Indochine, mais aussi en Afrique du Nord après la guerre ». Olry comprend que c’est en trop, il faut agir avant que ce soit le cabinet du président du Conseil lui-même qui l’exige. Il sait qu’il n’a que quelques heures pour imaginer une solution au “problème Giraud” : un problème complexe, car dans l’armée comme dans l’opinion publique, Giraud reste un nom connu, toujours symbole de professionnalisme et de volonté de se battre jusqu’à la victoire, grâce à son évasion romanesque et à ses victoires dans le Péloponnèse et à Limnos. Le personnage ne peut être simplement mis à la retraite ou enfermé dans un placard ! Il va falloir être créatif… 20 au 27 mars 28 mars Démocratie planétaire Empire français – Dimanche d’élection dans les différents territoires sous le contrôle de la République française ! Du Congo (français) à la Côte (française) des Somalis, de Saint-Pierre et Miquelon à Madagascar, de Guyane en Nouvelle-Calédonie et de Bastia à Tamanrasset, les mairies ont installé des bureaux de vote avec des isoloirs parfois bricolés avec les moyens du bord. Dans les colonies – pardon, en France d’Outre-Mer – le collège électoral est constitué des colons (le mot n’est pas encore péjoratif) et, grande nouveauté, des proches des soldats indigènes engagés volontaires. Autre grande nouveauté, les femmes participent au vote ! Dans certaines colonies, on a bien envisagé de restreindre le vote indigène aux hommes, mais Paul Reynaud, de sa semi-retraite, a jeté dans la balance tout le poids de son autorité morale pour que « la moitié de l’Humanité ne soit plus mise au ban de la Démocratie ». Pour ces territoires, une petite vingtaine de sièges sont à pourvoir pour atteindre le nombre maximum d’Elus de la République fixé par la loi : 600. ……… Dans l’Assemblée élue en 1936 (et qui aurait dû terminer son mandat en mai 1942), on comptait 20 députés d’Outre-Mer (plus 4 en Corse), ainsi répartis: Algérie 10 Sénégal 1 Guadeloupe 2 Guyane 1 Martinique 2 Réunion 1 Etablissements français de l’Inde 1 Cochinchine 1. Certaines des régions de “France Combattante” avaient donc déjà des députés. En Algérie, au Sénégal et à Madagascar, on a en hâte redécoupé les circonscriptions pour faire de la place à de nouveaux élus symboliques. Mais tous les députés des régions d’Outre-Mer concernées ont demandé comme un honneur de remettre leur siège en jeu – ils seront réélus d’autant plus triomphalement qu’aucun candidat ne se présente contre eux. Seul Jean de Beaumont, député de Cochinchine sous occupation japonaise, sera maintenu dans ses fonctions sans se soumettre aux suffrages, à l’exemple de ses collègues de la métropole sous occupation allemande. ……… Le 28 mars 1943 sont attribués : – Pour la Corse : 4 sièges (tous existants) – Pour l’Algérie : 12 sièges (dont 10 existants) – Pour l’Afrique Occidentale Française : Sénégal-Mauritanie : 2 sièges (dont 1 existant) Soudan français-Niger : 4 Guinée : 2 Côte d’Ivoire : 3 Dahomey-Togo : 1. Le territoire de Haute-Volta a été dissous en 1932 et partagé entre le Soudan, le Niger et la Côte d’Ivoire (il ne sera rétabli qu’après la guerre). – Pour l’Afrique Equatoriale Française : Tchad-Oubangui : 2 Cameroun : 2 Gabon-Moyen Congo : 1. – Pour Madagascar : 3 (dont 2 existants). – Pour les territoires du Pacifique (Tahiti, Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna…) : 1 (le pasteur Charles Vernier). ……… Pour plusieurs des nouveaux élus “Indigènes”, cette élection sera un premier grand pas dans une longue carrière politique. Le cas le plus marquant est peut-être celui de Ferhat Abbas en Algérie, déjà conseiller municipal de Sétif et rédacteur en chef de L’Entente FrancoMusulmane. Malgré le faible nombre de sièges en jeu, ces élections auront un retentissement médiatique énorme – y compris en Métropole occupée, où les autorités de Collaboration se feront un plaisir de montrer Noirs et Arabes faisant la queue devant les isoloirs, avec des commentaires fielleux. Aux Etats-Unis, on préférera montrer la ferveur qui saisit la Corse récemment libérée, où le taux de participation aurait (selon les chroniques locales, peut-être teintées d’exagération méditerranéenne) « dépassé 100 % ». Quelle importance, protestera, bien des années après, un vieux routier de la politique dans l’Ile de Beauté : « N’était-il pas naturel de permettre à ceux qui avaient donné leur vie pour la Libération de participer au choix des représentants du Peuple ? »… ……… Les élections du 28 mars 1943 en Afrique Noire française D’après l’ouvrage de P. Kevin, Des Colonies à la France d’Outre-Mer, 1965, Tallandier éd. « La campagne électorale de mars 1943 laissera quelques nostalgies. Même si les intrigues, les querelles, voire les discrètes pressions administratives n’y ont pas manqué, elle a été remarquablement indemne d’oppositions raciales, religieuses ou ethniques. Ce fut, dira un des élus, l’abbé Aupiais, « l’élection des hommes de bonne volonté ». La plupart des sièges d’Algérie, des Antilles et de la Réunion sont déjà pourvus et, par accord entre les partis, les titulaires se représentent sans rencontrer de concurrence. Dans ceux rendus vacants par décès ou incapacité, le groupe parlementaire du sortant présente un candidat, là encore sans opposition. Mais dans la vingtaine de nouveaux sièges créés par la loi Reynaud, la compétition est ouverte et offre aux citoyens, anciens ou nouveaux, le plaisir trop longtemps réprimé de la lutte politique. Plusieurs candidats potentiels sont absents, retenus par leurs obligations militaires. Mais pour les présents, c’est un véritable parcours du combattant, au sens propre : il faut aller jusqu’au fond de la brousse pour chercher les familles des soldats, qui forment maintenant une notable partie du corps électoral. L’établissement des listes a été laborieux, la loi Reynaud laissant cette formalité dans un flou calculé. La République ayant accepté le vote des femmes, mais n’admettant pas la polygamie, certains fonctionnaires n’ont voulu reconnaître qu’une femme par soldat, et il y eut bien des colères et des pleurs autour des bureaux de vote. D’autres scribes ont évité ces chamailleries grâce à une astuce : inscrire comme successives des épouses qui, de fait, étaient simultanées. Il a été encore plus difficile d’établir si les intéressées étaient majeures, le mariage précoce étant la règle et l’acte de naissance un article peu répandu dans les savanes. La formule retenue a souvent été de réserver la carte d’électrice aux mères de deux enfants au moins. Mais, l’un dans l’autre, en multipliant les certificats de notoriété plus ou moins complaisants, on est parvenu à inscrire la plupart de ceux et celles qui le demandaient 2. – L’AOF, la partie la plus peuplée des territoires africains, se taille la part du lion avec 12 députés. La circonscription du Sénégal (incluant la Mauritanie) était la seule à avoir eu une vraie vie démocratique avant la guerre. Elle passe d’un siège à deux : le sortant, Galandou Diouf, maire 2 Les conditions se feront plus strictes quand il s’agira d’attribuer les pensions et autres avantages sociaux aux familles des combattants, ce qui provoquera des manifestations houleuses après la guerre. de Rufisque, étant mort en 1941, les deux fauteuils étaient en jeu. Les élus du Sénégal, dans une députation globalement très jeune, feront presque figure de grands anciens. Le magistrat Amadou Lamine-Gueye accepte à contrecœur de reprendre l’étiquette de la Gauche indépendante (plutôt à droite, comme son nom ne l’indique pas) pour perpétuer l’appartenance de feu Diouf. Son cadet, Léopold Sedar Senghor, futur champion des lettres africaines, se présente sans hésitation comme socialiste. Senghor, qui a failli être fait prisonnier de guerre en 1940, a réussi quelques mois plus tôt à rejoindre l’Afrique après une véritable odyssée à travers la France occupée et l’Espagne franquiste. La circonscription Soudan-Niger, qui fournit beaucoup de bons soldats, n’envoie pas moins de quatre élus de la République à Alger. La plupart viennent de l’école normale d’instituteurs William-Ponty, à Gorée, qui constituera une pépinière de dirigeants. Nazi Boni, directeur d’école, ne passe pas inaperçu avec son prénom insolite et ses impressionnantes scarifications faciales ; ce sera un député exigeant à la commission de la Défense, tout comme ses collègues Fily Dabo Sissoko à la commission de l’Outre-Mer et Boubou Hama à celle de l’Education. Enfin, Jean Silvandre, fonctionnaire antillais et socialiste, s’est fait élire au Soudan français bien qu’il réside au Sénégal : il a été prié de se déplacer pour ne pas concurrencer les “grands anciens”. Notons que le jeune et longiligne Modibo Keita n’a pas fait partie de ces premiers élus, contrairement à ce que prétendra bien plus tard sa biographie officielle, tout comme le tout aussi jeune (à un an près) Nigérien Diori Hamadi Diori. La représentation de la Guinée est plus discrète : un colon (Corse et de gauche), Jean Ferracci, et un instituteur venu de William-Ponty, Yacine Diallo. La Côte d’Ivoire élit Félix Houphouët-Boigny, médecin et planteur, dans le sud, et Ouezzin Coulibaly, professeur… à William-Ponty, dans le nord (ancienne et future Haute-Volta). A ces deux Indigènes s’ajoute un vieil administrateur, l’ancien gouverneur François Reste de Roca. C’est dans la circonscription unique Dahomey-Togo que l’élection est la plus riche en rebondissements. Le candidat le mieux placé au départ semblait être le Togolais Sylvius Olympio : fils prodigue de la bourgeoisie afro-brésilienne, ayant étudié dans plusieurs capitales européennes et occupé des postes importants dans diverses entreprises anglaises et américaines, il est un des rares Africains vraiment au fait de l’économie moderne. Mais, à la veille du scrutin, on s’avise qu’il n’est pas né à Lomé comme il le prétend, mais au Togo britannique, et que ses titres à la naturalisation sont insuffisants. Évincé, il va s’employer à barrer la route à son compatriote et rival sur la scène togolaise, le docteur Martin Aku. Un orateur proche d’Olympio ira jusqu’à traiter Aku de « Boche financé par un Collabo » : il est vrai qu’Aku, qui est aussi noir qu’on peut l’être, a fait ses études de médecine en Allemagne (avant le nazisme) et qu’il est soutenu par Jacques Lemaigre-Dubreuil, le patron des huiles Lesieur, dont le rôle passé en France occupée comporte quelques zones d’ombre. LemaigreDubreuil est en partie à l’origine des ennuis d’Olympio, non pour des raisons politiques, mais parce qu’Olympio représente en Afrique française les intérêts du trust américain Unilever, le grand concurrent de Lesieur… Les voies du Seigneur étant impénétrables, cet imbroglio va faire le succès d’un saint homme, le père Francis-Marie Aupiais, provincial des Missions. Le père, très aimé au Dahomey où il exerce et enseigne depuis quarante ans, est paradoxalement soutenu par la gauche : Joseph Apithy, chef de file des socialistes dahoméens, a veillé à ce qu’aucun des siens ne se présente contre l’abbé. Ce soutien n’est peut-être pas totalement désintéressé : Apithy est à l’armée comme lieutenant d’artillerie et ne peut donc pas être candidat pour son propre compte, de sorte qu’il trouve avantage à laisser le siège à un vieillard vénérable qui ne risque pas de s’y éterniser. De fait, le père Aupiais mourra avant la fin de son mandat, et c’est Apithy, fraîchement démobilisé, qui lui succédera en 1945 comme député du Dahomey. – L’AEF ne totalise que cinq élus. Deux viennent de la circonscription Tchad-Oubangui : l’abbé Barthélémy Boganda, encore un ecclésiastique, représente le Sud chrétien, alors que le vétérinaire René Malbrant, chef du service de l’élevage d’AEF, est surtout apprécié par le Nord musulman riche en troupeaux. Malbrant interviendra à maintes reprises sur les questions agricoles et sera à l’origine d’une mini-crise du gouvernement de Gaulle en provoquant la chute du ministre Eugène Jardon, cultivateur de l’Allier peu au fait des réalités africaines. Dans ce dossier, Jardon sera mal soutenu par le Parti communiste, qui ne lui a pas pardonné d’avoir désavoué Thorez en 1940. L’égalité des races n’entraîne pas nécessairement celle des sexes : la seule femme candidate de cette élection, la journaliste Jeanne Viale, une métisse née au Congo, n’obtiendra au Tchad que 57 voix sur 5 793 (elle se rattrapera en devenant sénatrice de l’AEF à la veille des indépendances). Le Cameroun a choisi deux “cléricaux”, Louis-Paul Aujoulat, médecin-chef, Européen d’Algérie et figure marquante de l’Action catholique, et Alexandre Douala Menga Bell, planteur, qui s’honore d’appartenir à une famille de… résistants : son père, chef d’une tribu douala, a été pendu par les Allemands en 1914, à l’époque où le Cameroun était encore une colonie du Kaiser ! La circonscription du Gabon-Moyen Congo, peu peuplée, n’envoie qu’un député : Aristide Issembé, comptable de l’administration. Sa carrière parlementaire sera brève et ne survivra pas au retour de Jean Félix-Tchicaya, son rival local, passé entretemps lieutenant aux tirailleurs sénégalais d’AEF 3. Issembé clôt la liste des cinq élus d’AEF. – Madagascar envoie trois députés, ce qui, de l’avis des Malgaches, est peu. Deux sont pratiquement élus d’avance. Jacques Rabemananjara, fonctionnaire du ministère des Colonies (à présent de l’Outre-Mer), s’est mis en congé pour se présenter dans son île natale. Il était jusque-là chargé du dossier épineux des Africains prisonniers de guerre en Europe occupée. Politiquement, il fait le grand écart entre les couleurs de ses ministres successifs, Georges Mandel (centre-droit) et Marius Moutet (socialiste), tout en flattant les penchants nationalistes de son électorat. Un métropolitain, le vieux médecin Tony Bousserot, tient le flambeau du radical-socialisme. Reste le troisième siège, très disputé entre les divers groupuscules et sociétés secrètes nationalistes qui animent la scène malgache. Jean Ralaimongo, chef historique des nationalistes, a renoncé à se présenter pour raisons de santé (il mourra avant la fin de l’année). Sa succession est disputée entre le pasteur Ravelojaona, le docteur Joseph Ravoahangy et un autre docteur, Joseph Raseta : autant l’AOF est une colonie d’instituteurs, autant la grande île, marquée par les missionnaires protestants, est une pépinière de médecins et d’infirmiers. Ravoahangy est réputé modéré (ou désabusé), tandis que Raseta est présenté par ses adversaires, sans grand souci de cohérence, comme anti-français, communiste et projaponais. Ravoahangy l’emporte par une large majorité. La députation de l’Afrique française (hors AFN) compte donc 5 Français originaires de Métropole, 2 Français d’Outre-mer et 13 Indigènes. Au point de vue social : 6 enseignants, 1 magistrat, 5 médecins ou vétérinaires, 4 autres fonctionnaires, 2 ecclésiastiques et 3 planteurs. Leurs sympathies politiques se partagent entre le socialisme, le catholicisme social (qui, ici, peut être protestantisme ou même islam) et le vieux radical-socialisme des fonctionnaires. » 29 au 31 mars 3 Rappelons que les “tirailleurs sénégalais” sont recrutés dans toute l’Afrique Noire française, que ce soit sur les rives du Sénégal, du Niger, de la Volta, du Chari ou de l’Ogooué.