Lettre de François Nau au père Richard, s.j.

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Lettre de François Nau au père Richard, s.j.
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LETTRE DU PÈRE NAU, MISSIONNAIRE
AU CANADA, AU R. PÈRE RICHARD, PROVINCIAL
DE LA PROVINCE DE GUYENNE, À BORDEAUX
(Québec, 20 octobre 1734)
Mon R. Père
P. C.
Nous nous embarquâmes le 29 de may sur le Ruby commandé
par Mr le chevalier de Chaon, et nous restâmes deux jours en
rade, pour attendre les bons vents. Ces deux jours suffirent de
reste pour nous faire concevoir quel serait l’ennuy de notre
navigation. La seule vue de la Ste-Barbe où nous devions coucher
pendant la traversée, nous déconcerta tous, moy le premier. C’est
une chambre grande comme la Rhétorique de Bordeaux, où l’on
voit suspendu en double rang des cadres, qui devoient servir de
lit aux passagers, aux passagères, aux officiers inférieurs et aux
canoniers. Nous étions pressés dans ce lieu obscur et infect
comme des sardines dans une banque. Nous ne pouvions nous
rendre à nos lits sans nous heurter vingt fois la tête et les jambes.
La bienséance ne nous permettoit pas de nous déshabiller. Nos
habits à la longue nous brisoient les reins. Le roulis de mon toit
démontoit nos cadres, et les meslait les uns avec les autres. Une
fois, je fus emporté avec mon cadre, sur un pauvre officier du
Canada que je pris sous moy comme un quatre de chiffre. Je fus
ainsi demi quart d’heure sans pouvoir me tirer de mon lit.
Cependant l’officier étouffait et avait à peine la force de jurer.
Dès le premier jour, la Ste-Barbe fit répandre des pleurs à un de
nos missionnaires. Le R. P. de Lauzon cragnait que nous ne
fussions obligés de descendre à terre, parce que le pleureur
n’aurait jamais voulu revenir à bord ; autre désagrement, la
compagnie que nous aurions jour et nuit. Monseigneur nôtre
evesque se rendit à La Rochelle, lorsqu’on ne l’y attendot plus, et
s’embarqua avec nous. Il amena une douzaine d’abbés, qu’il
avait ramassé sur le pavé de Paris, et aux portes des Eglises,
gens, la pluspart, ignorants, et sans éducation, qui se croyoient
en droit d’insulter tout le monde, qui se querelloient
continuellement entre eux, et qui osoient attaquer jusques aux
Source : Rapport de l’archiviste de la Province de Québec, 1927, pp. 267-269.
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officiers du vaisseau ; ils se seroient fait mettre aux fers sans la
considération qu’on avait pour le prélat Nous évitions ces genslà, autant que nous pouvions, et nous tâchions de faire bande à
part avec trois prêtres de St-Sulpice, hommes d’esprit et d’une
rare piété. Messieurs les officiers ont eu pour nous toutes les
attentions possibles ; aussi leur étions nous recommandés de la
bonne façon par Monsieur de Maurepas. Ils mettoient une
grande différence entre nous et la suite de l’évêque. Le prélat
convenoit qu’ils avoient raison ; troisième désagrément : la
vermine et l’infection.
Nous avions à bord une centaine de soldats de nouvelle levée,
dont chaqu’un avoit avec soy un régiment entier de Picardie. En
moins de huit jours ces picards affamés se répandirent partout ;
personne ne fut exempt de leurs morsures, pas même l’évêque ni
le capitaine. Toutes les fois que nous sortions de l’entrepont,
nous nous trouvions couverts de pous. J’en ay trouvé jusques
dans mes chaussons ; autre fourmilière de pous, et source
d’infection : c’étoient quatre vingt faux sauniers, qui avoient
langui pendant un an dans les prisons. Ces misérables auroient
fait pitié aux plus barbares des Turcs. Ils étoient demi-nuds,
couverts d’ulcères, et quelques uns même rongés tous vifs par les
vers. Nous nous cottisâmes et fimes une quête dans le vaisseau,
pour leur acheter des chemises des matelots, qui en avoient de
reste ; nos soins ne les empêchèrent pas de mettre dans le navire,
une espèce de peste dont tout le monde a été attaqué, et qui nous
a fait mourir vingt hommes à la fois, que les officiers et les
passagers qui se portoient bien étoient obligés de faire la
manoeuvre à la place des matelots. Le R. P. de Lauson fut fait
contre-maitre des ecclésiastiques. Ces malades offrirent une belle
matière à notre zèle. Le P. Aulneau s’est distingué par son
assiduité à servir les malades. Dieu luy conserva la santé à la
traversée pour le bien du vaisseau. Mais à peine fut-il à terre
qu’il eut son tour, il fut conduit à deux différentes reprises
jusqu’aux portes de la mort. On ne diroit pas maintenant qu’il
ayt été malade. Je suis le seul Jésuite qui n’ait pas été incommodé
pas même du mal de mer.
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Nous arrivâmes à Québec que le 16e d’aoust c’est-à-dire que
le quatre-vingtième jour depuis notre embarquement, c’est une
des plus longues navigations qui se soit faite de France en
Canada. Ce qui nous a retenu si longtemps sur mer, c’est que
nous avons toujours eu les vents contraires, et si violents, que
nous démattâmes de notre mat de hune de devant vers les accors
du grand banc. Nous avons été huit jours sans pouvoir porter de
voiles, la mer se jouoit de notre navire comme d’une chaloupe, et
les vagues sautoient à bord comme dans une barque. Un anglois
ou un forban auroit eu bon marché de nous s’il nous avoit
attaqué dans le temps que nous avions tant de malades, mais
nous n’avons eu rien à craindre de ce côté là. La grandeur de
notre navire faisait peur à tous ceux que nous rencontrions,
même à un vaisseau de Roy que nous rencontrâmes au grand
banc. Il nous apperçut 7 heures plus tôt que nous ne
l’apperçûmes. Aussitôt il fit fausse route, mais comme le vent ne
le servait pas à souhait, et que nous marchions mieux que luy,
nous le joignimes vers les 3 heures du soir, et le rasseurâmes ;
c’étoit la Charente commandée par Mr de la Sauzaie. Il nous
envoya un officier avec des rafraichissements de marine, c’est-àdire des liqueurs : nous rîmes beaucoup de leur peur, mais s’ils
eussent été ennemis, ils auroient eu plus de raison de se mocquer
de nous ; car ils étoient préparés au combat dès huit heures du
matin, et nous n’avions pas un canon en état de tirer.
Enfin les fatigues et les dangers de la mer sont passés : il ne
me reste plus que des douceurs. Le R. P. de Lauzon m’a destiné à
la mission de Saut St-Louis, où il a lui même passé 17 ans. Je m’y
rendray dans 15 jours d’icy. C’est la plus agréable et la plus
florissante mission du Canada. On y compte près de douze cents
sauvages chrétiens. Je seray là avec le P. Labretonnière et un
frère. Le P. Degonnor quite le Saut où il est assez inutile, parce
qu’il n’a pas voulu se donner la peine d’apprendre la langue
iroquoise. Le P. Aulneau passera l’hyver à Québec pour y
préparer son examen de la 4e année ; peut-être ira-t-il au
printemps prochain à la découverte de la mer d’ouest, car la cour
veut absolument avoir là dessus plus que des conjectures. Les
François, qui sont revenus cette année des pays d’en haut, nous
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ont rapporté que les sauvages leur avoient dit, qu’il y avoit à
onze cents lieues de Québec des peuples blancs et barbus soumis
à un Roy, que ces peuples bâtissaient leurs maisons à la françoise,
qu’ils avoient des chevaux et d’autres animaux domestiques. Ne
seroit-ce point des Tartares, ou des échappés des Japponois ? Les
sauvages ont parlé des François à ces peuples qui ont été charmés
d’apprendre qu’il y eut dans le Canada une nation blanche et
barbue, comme la leur. Les François sont apparemment nos
frères, disent-ils, et nous voudrions bien les voir, invitez les à
venir chez nous. Si ce récit est vray, voilà une belle porte ouverte
à l’Évangile. Mais on se défie fort de la sincérité des Canadiens
qui ont fait ce rapport car il n’est point de pays au monde, ou
l’on mente plus qu’en Canada. La guerre continue toujours
contre le reste des Renards, et les peuples qui les ont pris sous
leur protection. Le P. Guignas n’a point été pris, comme on le
craignoit, mais il a beaucoup à souffrir, parcequ’on ne peut rien
lui envoyer avec sûreté. Voilà deux ans de suite que les provisions
qu’on luy envoyoit sont tombées entre les mains des ennemis. Le
P. Deblorifort, qu’on attendoit de la province de Lyon, et qui en
étoit parti pour se rendre à la Rochelle, n’a point paru en Canada.
On ne sçait ce qu’il est devenu ; on conjecture que le P. de
Laneuville l’aura débauché pour les missions des îles. Nous
avons pourtant grand besoin d’ouvriers : s’il nous en venoit une
douzaine l’an prochain il n’y en auroit pas trop. Je vais battre la
quaisse dans la province par mes lettres, afin d’avoir une bonne
recrue. J’écris à quelques Jésuites de bonne volonté, qui m’ont
autrefois parlé de leur vocation pour les missions étrangères. Je
suis persuadé qu’ils trouveront auprès de votre Révérence toutes
sortes de facilités pour exécuter leur dessein. J’ay besoin autant
que jamais du secours de vos Stes prieres, je vous le demande
instament, et vous prie d’être persuadé que je seray toute ma vie
avec tout le respect possible, mon R. P., de V. R. le très humble et
très obéissant serviteur,
NAU, de la compe de Jésus.
A Québec, ce 20 octobre 1734.
Source : Rapport de l’archiviste de la Province de Québec, 1927, pp. 267-269.
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