WILLIAM HUME BLAKE

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WILLIAM HUME BLAKE
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Jean des Gagniers
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Hume B lake
en Charlevoix
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Hume Blake
en Charlevoix
Jean des Gagniers
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Hume Blake
en Charlevoix
Photographies : Fonds Philip Mackenzie, Musée de Charlevoix.
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec
une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
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Maquette de couverture : Danielle Motard
Conception graphique et mise en pages : Danielle Motard
ISBN 978-2-7637-9482-2
ISBN PDF 9782763794839
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Dépôt légal 3 e trimestre 2013
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T
able des matières
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX
Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI
Présentation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Le Parc national des Laurentides. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
Fontinalis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
L’Alipède, ou la Brillante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Une histoire des Grands-Jardins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Une excursion au temps de Noël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Le lac Emmuraillé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Le quêteux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
T.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
N. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Note. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Annexe I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Annexe II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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173
175
R
emerciements
L’auteur remercie les personnes suivantes qui, de diverses façons,
l’ont aidé dans son travail :
Messieurs Th
omas Donohue
André Jean
Hugues Sansregret
Patrick Pineault
Mesdames Dany Audet
Jocelyne Fournier
Christelle Lavoie
Josette Murdock
Il est particulièrement reconnaissant à madame Annie Breton,
directrice du Musée de Charlevoix, de lui avoir permis de reproduire
plusieurs des précieuses photographies du fonds Philip Mackenzie.
IX
A
vant-propos
« Les aimables étés de La Malbaie avaient pu se succéder, nous
n’avions jamais pensé que ce lieu eût une histoire » : ainsi s’ouvre la préface du bel ouvrage que Georges M. Wrong consacre précisément à cette
histoire. La phrase est un peu surprenante, mais l’effet est voulu : cette
remarque liminaire illustre bien l’attitude d’estivants qui, venant respirer
l’air tonique de La Malbaie et s’y distraire en société, n’ont guère de
curiosité pour le passé du lieu.
Pendant que l’historien, son oncle, découvre ce passé et s’emploie à
le restituer, William Hume Blake, avocat de profession et grand sportif,
consacre le meilleur de ses étés à des excursions et des séjours dans les
forêts encore mal connues que traverse la rivière Malbaie. Contrairement à la plupart des estivants qui s’écartent peu des hôtels et villas de
Pointe-au-Pic et de Cap-à-l’Aigle, Blake, qui ne rêve que de rivières, lacs
et bois, se plaît en compagnie des gens du pays. De fait, il est rare, voire
exceptionnel, qu’un anglophone ait eu et manifesté autant d’estime pour le
monde canadien-français. Mais qui le saurait aujourd’hui si, par bonheur,
ce passionné de nature n’avait eu le goût et le talent de l’écriture ? Sans
XI
Wil li a m Hum e Bl a k e en Ch a r l e voi x
Brown Waters (1915)1 et In a Fishing Country (1922)2, ses deux recueils,
certains aspects du Charlevoix de la fin du dix-neuvième siècle et des
premières décennies du vingtième seraient aujourd’hui ignorés. Quelle
relation avait-on avec un arrière-pays mal connu et presque impénétrable ;
comment voyageait-on durant l’hiver ; dans quelles circonstances fut créé
le Parc des Laurentides ; quel accueil nos gens réservaient-ils à leurs visiteurs ? C’est de cela, entre autres choses que traitent les recueils. Admirée,
vénérée, convoitée, la truite de ruisseau – qui est en réalité un omble – en
est le personnage central ; à la vérité, certains articles relèvent d’un traité
de pêche. Mais l’auteur dont l’esprit est toujours en éveil s’intéresse à bien
d’autres sujets : les lacs, les rivières et leur navigation, la préservation des
forêts et de la faune, les conditions climatiques, les gens… De tout cela,
il parle comme on cause et avec un certain abandon, relatant, décrivant,
expliquant, faisant volontiers part de ses propres façons de voir. Agençant
les propos comme un pêcheur distribue ses lancers autour de lui, c’est sans
apprêt qu’il s’adresse au lecteur. Si son discours n’est pas très suivi, ses
pages se comparent très avantageusement à celles de ce hâbleur de Frédéric
Tolfrey, autre sportman qui, vers le milieu du dix-neuvième siècle, décide
de raconter ses excursions de chasse et de pêche autour de Québec3.
J’ai choisi de traduire de façon libre mais en respectant le plus possible la pensée de l’auteur, ceux de ses articles qui me paraissent le mieux
nous renseigner sur le Charlevoix de l’époque. Esprit studieux, Blake
s’est intéressé à la géomorphologie du pays auquel il était si attaché. À cet
égard, il faut dire que, grâce aux travaux des géologues, de Jehan Rondot
en particulier, nos connaissances ont beaucoup progressé au cours de la
seconde moitié du vingtième siècle. Nous savons aujourd’hui que c’est à
la chute d’une énorme météorite, au cours du Dévonien, que Charlevoix
doit son relief relativement aplani. Si l’on regarde vers l’ouest et le nord, le
pourtour de l’astroblème entaille nettement le massif laurentien ; derrière
1. Brown Waters and other sketches, Toronto, The Macmillan Company of Canada, 1915,
264 pages.
2. In a Fishing Country, Toronto, The Macmillan Company of Canada, 1922, 263 pages.
3. F. Tolfrey, The Sportsman in Canada, Londres, 1845 ; Un aristocrate au Bas-Canada,
présentation et traduction par Paul-Louis Martin, Montréal, Boréal Express, 1979.
XII
Ava n t-prop os
cette muraille en hémicycle se déploie, remarquablement intact mais plus
accessible qu’autrefois, le monde mystérieux et toujours neuf où plane le
souvenir de William Hume Blake. Ce dernier nous y accompagne par ses
écrits. Ni le bleu-mauve des montagnes, ni les mousses couleur d’ivoire,
ni les clochettes du kalmia, si mobiles dans le vent, n’ont échappé à la
vivacité de son regard. Nous voyons par ses yeux et nous suivons ses pas
à travers la taïga gorgée d’eau. Cet homme qui savait si bien observer, si
bien choisir ses guides, voici qu’il devient le nôtre et nous lui en savons gré.
Jean des Gagniers
XIII
P
résentation
P
armi les auteurs qui, dans les premières décennies du vingtième
siècle se sont intéressés à Charlevoix, William Hume Blake occupe, avec
Georges M. Wrong, une place de choix. Les ouvrages que ces deux anglophones ont consacrés à une région à laquelle ils étaient manifestement
très attachés n’ont rien perdu de leur intérêt. Alors que, historien de profession, Wrong évoque les seigneurs écossais de La Malbaie, Blake, dans
une incessante recherche de lacs et de cours d’eau poissonneux, parcourt
infatigablement un arrière-pays sauvage qui aujourd’hui encore forme la
plus grande partie du comté.
Il n’est guère de pays plus divers que Charlevoix. Vers le sud et
l’est, c’est la vaste plate-forme du Saint-Laurent qui retient le regard. La
lune rythme ses marées ; les vents, les humeurs du ciel en modifient sans
cesse l’aspect. Les montagnes laurentiennes semblent venir à sa rencontre,
y plongent et comme surprises par ses eaux glacées, se figent. Lorsque,
au début du dix-septième siècle, le pragmatique Champlain observe du
pont d’une barque cette côte rocheuse, escarpée, défendue par de larges
vasières, il trouve le pays « montueux », « batturier » ; il n’est pourtant pas
impénétrable, grâce aux vallées de ses deux grandes rivières. Aujourd’hui
1
Wil li a m Hum e Bl a k e en Ch a r l e voi x
2
Pr ésentation
encore, l’ensemble de ce territoire déclaré réserve de la Biosphère1 est relativement peu habité2. Quelques villages3 se sont progressivement établis
le long du fleuve, seule voie de circulation durant longtemps, puis, sur
un plateau intermédiaire vaguement nivelé par la chute de la météorite il
y plus de 360 millions d’années.
Quant au plateau supérieur, montagneux, secret, extrêmement
riche en lacs et en cours d’eau, nos ancêtres l’ont peu fréquenté. L’époque
étant au défrichement, à la préparation d’espaces propices à la vie et aux
échanges humains, on ne songeait alors qu’à faire reculer la forêt. Ceux
qui y pénétraient, et ils n’étaient pas nombreux, y recherchaient le gibier
ou, à l’instar du jeune Thomas Fortin dont il sera question plus loin,
les animaux à fourrure ; comme d’autres, ce forestier avait sans doute
beaucoup appris des Indiens à qui les lieux étaient depuis longtemps
familiers4. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les rivières et
les lacs poissonneux, les bois giboyeux y attirent des amateurs de pêche
et de chasse qui n’ont pas peur des difficultés. Par bonheur, en 1895, le
gouvernement de la province de Québec intègre cette région sauvage et
inhabitée au Parc national des Laurentides (aujourd’hui Réserve faunique
des Laurentides)5. Tour à tour fougueuse et paisible, la belle rivière Malbaie, tout en chutes, rapides, bassins et lentes eaux, traverse ce territoire.
Qu’il s’agisse du spectaculaire Parc des Hautes-Gorges ou de celui des
Grands-Jardins, tous deux emboîtés en quelque sorte dans la Réserve
faunique, cette région a été un véritable paradis pour William Hume
Blake qui, le premier, a su en dire, en célébrer la sauvage et pure beauté6.
1. La Réserve a été créée le 18 novembre 1988. Sa localisation générale est : 47° 10’ N ;
70° 30’ O. Sa superficie : 4600 km2.
2. Un peu plus de 30 000 habitants.
3. Baie-Saint-Paul, La Malbaie sont aujourd’hui des villes.
4. Selon Blake, les derniers Montagnais cessent de les fréquenter vers la fin du XIX e siècle.
Brown Waters, The Laurentides National Park, p. 105.
5. Noms et lieux du Québec, Les Publications du Québec, 1994, p. 356.
6. Cf. Marcel Dubé, Hommage à William Hume Blake, Un précurseur historique des
Grands-Jardins, Revue d’ histoire de Charlevoix, no 3 (octobre, 1999), p. 15-16.
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Aujourd’hui, une montagne7 commémore le nom de l’écrivain, digne et
pérenne hommage à un auteur qui a laissé un peu de son âme à ces lieux
passionnément aimés.
***
William Hume Blake est né à Toronto en 1861. Gendre de l’évêque
anglican Benjamin Cronyn, Samuel Blake, son père, a multiplié les activités philanthropiques et participé à la fondation de plusieurs collèges. Fervent anglican (Basse Église), Samuel Blake a publié de nombreux opuscules
religieux. John D. Blackburn (Encyclopédie canadienne) le présente comme
un « homme brillant, au caractère paradoxal, au cœur compatissant et à la
langue acerbe ». Le grand-père, William Hume Blake, ancien solliciteur
du Haut-Canada dans la seconde administration Baldwin-Lafontaine,
était juge en chef de la cour d’appel lorsqu’il mourut à Toronto en 1870.
En choisissant de faire carrière dans le monde du droit, le petit-fils du
juge en chef s’inscrivait dans la tradition familiale. Ce n’est toutefois pas
à sa carrière professionnelle – menée avec succès – que nous voulons ici
nous intéresser mais à d’autres activités qu’on pourrait considérer comme
secondaires s’il ne s’y était livré avec tant d’énergie et d’enthousiasme : la
chasse et la pêche, cette dernière pratiquée avec passion ; la vie en forêt
dont, durant toute son existence, il a été un fervent adepte ; l’écriture,
enfin, qu’il a pratiquée avec talent et grâce à laquelle il demeure présent.
Ses ouvrages bien connus, Brown Waters et In a Fishing Country ont principalement trait aux territoires sauvages de Charlevoix, à leurs rivières et
leurs lacs ; à la pêche et à la chasse ; à ses guides préférés. Ils parlent d’un
monde, de façons de vivre qui appartiennent au passé et témoignent d’un
esprit cultivé, curieux, libéral, ouvert et communicatif. En outre, au fil
7. Haut de quelque 900 mètres, le mont William Hume Blake s’élève un peu à l’est de l’angle
que forme l’Équerre. Latitude : 47° 56’ 71’’ N ; Longitude : 70° 26’ 71’’ O. Officialisé par la
Commission de Toponymie du Québec en 2004, ce nom a été donné pour commémorer
le vingtième anniversaire de la fondation de la Société d’Histoire de Charlevoix. D’autres
personnalités chères à Charlevoix sont célébrées de la même façon. On pense notamment
à Clarence Gagnon, Gabrielle Roy, Félix-Antoine Savard.
4
Pr ésentation
des pages, c’est un homme de cœur qu’on découvre, ce qui le rend plus
sympathique encore. À cet égard, les témoignages de ceux qui l’ont fréquenté concordent et les pages qu’il a consacrées à certains de ses guides
sont éloquentes.
Mille Roches, Pointe-au-Pic
C’est à l’époque où, solliciteur du Haut-Canada, le grand-père de
William Hume Blake doit siéger à Québec qu’il découvre Charlevoix. Par
la suite, chaque été le ramène à La Malbaie avec sa famille. En 1874, son
5
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fils Edward fait construire à Pointe-au-Pic une grande villa qu’il appelle
Maison Rouge8 . Samuel, le père de notre auteur, fait bâtir Mille Roches
où ses enfants, Mabel, Katharine et William vont désormais passer leurs
étés. William va s’attacher profondément à La Malbaie, et non seulement
à la société des estivants où sa famille tient une place importante, mais
aussi à la population locale. Maîtrisant la langue française, cet Irlandais
de souche se plaît en compagnie des francophones dont il aime certaines
façons de penser, de vivre, et dont il apprécie la culture traditionnelle, si
fidèlement préservée.
Dans son ouvrage sur la villégiature à Pointe-au-Pic et à Cap-àl’Aigle, Philippe Dubé rappelle qu’au dix-neuvième siècle, le plaisir de la
pêche contribue à attirer à La Malbaie des sportifs dont certains, désirant
s’adonner à leur sport de façon régulière, choisissent d’y construire des
villas. Déjà, au temps du seigneur John Nairne, la pêche intéressait des
étrangers, notamment un certain Écossais nommé Gilchrist, ami de
Nairne, qui ne voile pas son mépris pour les censitaires francophones
lesquels, faisant fi des interdictions du seigneur, se permettent de pêcher
le saumon de la rivière Malbaie. Mais c’est surtout la truite – elle pullule
dans la rivière et les lacs avoisinants – qui fait venir les pêcheurs. L’un
d’eux, Walter Henry relate en détail un voyage qu’en 1830 il effectue en
goélette, depuis Montréal. Voyage assez pénible, car le petit voilier met
quatre jours à franchir la distance séparant Québec et La Malbaie, jours
misérables que Henry et son compagnon, trempés et grelottants, passent
à l’abri de la grand’voile. Mais la récompense est enviable ; les inconvénients du voyage oubliés, Henry déclare que La Malbaie est un paradis
terrestre9. Blake n’en pensera pas moins. L’accès aux paradis, quels qu’ils
soient, est, on le sait, souvent ardu ; c’est l’impression que laissent certaines
pages de Blake.
8. P. Dubé, Deux cents ans de villégiature dans Charlevoix, Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 1986, p. 170.
9. Walter Henry, Events of a military life, Londres, William Pickering, 1843.
6
Pr ésentation
« fuir la chaleur et l’insalubrité des villes ». Plage de Pointe-au-Pic
La région de La Malbaie a tout pour séduire des gens qui veulent
fuir la chaleur et l’insalubrité des villes10. La pureté d’un air parfumé par
la forêt voisine et les brises du fleuve ; la franche beauté du paysage dont la
10. Ainsi voit-on, peu avant le milieu du XIX e siècle, des citadins de Québec venir à La Malbaie
pour se protéger du choléra.
« …l’air incroyablement pur et stimulant ; l’assurance de la fraîcheur alors que tout l’ouest
et le sud transpire et étouffe ; ces bienfaits ainsi que le fleuve et les montagnes éternelles,
nulle main indélicate ne peut les souiller ». W. H. Blake, In a fishing Country, p. 72.
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vigueur se tempère, l’été, d’une singulière douceur ; le fleuve, enfin, dont
les eaux revigorantes sont considérées comme toniques pour ceux qui ont
le courage de s’y plonger : tout cela forme un ensemble incomparable. Ce
sont alors, précise Dubé, « des magistrats qui forment le noyau de la colonie
estivale », lesquels profitent de la fermeture annuelle des cours de justice
et du long congé d’été. Les Blake font partie de ceux qui recherchent
ce climat de détente où ils échappent aux contraintes et tracas de leurs
occupations professionnelles. Ainsi, au fil des étés, se crée une tradition
durable : aujourd’hui encore, La Malbaie voit revenir des descendants
de ces familles. Blake décrit la vie des estivants de son époque ; dans un
article11, il parle longuement de leurs divertissements, des plaisirs simples
qu’ils recherchent et dont – on est en 1922 – il déplore qu’on se contente
de moins en moins. La période de changements rapides où l’on vient
d’entrer a de quoi inquiéter un homme très attaché aux traditions et aux
valeurs du passé. Comme bien d’autres, il écrit pour préserver quelque
chose d’un temps qui lui paraît avoir été plus heureux.
Lorsque, en 1915, William Hume Blake publie son premier livre,
il a plus de 50 ans ; c’est dans son second recueil seulement qu’il évoquera quelques souvenirs de son enfance à La Malbaie. Du temps de ses
études, il ne parle pas, préférant s’en tenir aux événements heureux des
étés au bord du fleuve. Voici comment le décrit F. C. Wade qui l’a connu
à l’université de Toronto :
De taille moyenne, droit comme un jonc, un court stick à la main
droite, il dressait légèrement la tête. Il parlait d’une voix ferme, harmonieusement modulée. Une remarque spirituelle le faisait pouffer
de rire ; une situation comique le décontenançait. La vie de plein air
le mettait en joie – le vert tapis du sol, le bleu du ciel, le vent dans
les arbres, ses compagnons… Tel était William Hume Blake lorsque
je le connus12.
11. « Old Murray Bay » est le premier article de In a fishing Country, p. 9-77. On n’en trouve
pas la traduction dans le présent recueil.
12. F. C. Wade, article nécrologique paru dans University of Toronto Monthly, Juin 1924,
p. 412-415.
8
Pr ésentation
9
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Grâce à ce confrère, nous savons qu’il suit alors les conférences philosophiques de George Paxton Young13 dont, ainsi qu’on verra plus loin,
il subira l’influence. Étudiant en droit, il s’intéresse aussi à la littérature,
ce dont témoignent ses recueils où abondent les réflexions philosophiques
et les références littéraires.
Par bonheur, les Blake et leurs amis étaient grands amateurs de
photographie et nous retrouvons souvent notre auteur parmi des compagnons d’excursion14. Maintes fois publiée, une photo étudiée le montre
seul, immobile, dans l’attitude de quelqu’un qui fait une pause pour réfléchir. S’interroge-t-il sur quelque question philosophique ? Se demandet-il quel appât choisir pour la pêche ? Plus prosaïquement, il pose pour
le photographe. Vu de trois quarts près d’un lac, il est chaussé de hautes
bottes lacées, vêtu d’un pantalon de toile, d’un gilet et d’une ample veste
à grandes poches. C’est Le Pêcheur, avec ses attributs. De la main droite,
il tient une canne à pêche, comme Athéna, sa lance. Une gibecière d’osier
pend à son bras gauche ; la main tient une pipe, éloignée du visage, comme
s’il venait de la retirer de la bouche. C’est la fidèle compagne des heures
de solitude, d’attente, des veillées près de la tente. Elle a le grand mérite,
et ce n’est pas rien, d’éloigner mouches et moustiques. Relevé sur le front,
le chapeau mou dégage un visage plein, aux traits affirmés et volontaires.
L’homme, nous le savons, était singulièrement énergique, et comme le
souligne Wade, plein d’entrain :
Avec quelle gaieté, quelle assurance il menait la marche tandis que
les membres de notre groupe trébuchaient sur les pierres, traînaient
à l’arrière et cherchaient à se reposer sur le sentier. Pour la plupart,
l’ idée de monter sur la charrette était bien tentante ; pas pour Blake.
Premier à quitter le campement, il était le dernier à se reposer, portant toujours la charge la plus lourde. Pour lui, la chasse et la pêche
13. Pasteur presbytérien de Knox Church, à Hamilton, Young renonça à ce ministère, fut
professeur de philosophie et de religion à Knox College et devint le premier inspecteur
d’écoles d’Ontario. Il enseigna la logique, la métaphysique et l’éthique à l’Université de
Toronto à partir de 1871. Il mourut en 1889.
14. Le fonds P. Mackenzie, au Musée de Charlevoix (La Malbaie), comprend plusieurs centaines de photographies de l’époque.
10
Pr ésentation
étaient plus qu’un divertissement, c’ était devenu une passion, une
religion – religion commune à – qui sait voyager léger et vivre à la dure
accueillant la pluie en amie et n’estimant aucun chemin trop long 15.
W. H. Blake, écrit Damase Potvin qui l’a connu, « était surtout
un pêcheur et ses ouvrages le prouvent. Il était aussi chasseur. Mais il
aimait la chasse, non pas tant pour chercher le gibier, le traquer, l’abattre,
que se donner un prétexte de courir à travers les bois16. » Et Potvin de
rappeler une phrase que Lord Tweedsmuir a écrite dans la présentation
d’une nouvelle édition de Brown Waters17 : « la pêche est quelque chose
de plus qu’un sport ou un métier ; c’est un mode de vie, une attitude de
l’esprit ». Selon Wade, c’était pour Blake « une religion ». Le terme est à
peine excessif, car à la lecture de ses recueils, on se rend compte que ce
sport, avec l’ensemble des activités qu’il commande, a été pour lui, soit
qu’il s’y livre avec ardeur, qu’il s’y prépare, ou que, de loin, il ne cesse de
rêver aux rivières et aux lacs préférés, une préoccupation constante, une
passion. Si jamais salvelinus fontinalis sous ses diverses formes a été l’objet
d’une sorte de culte, c’est bien de la part de Blake. Avec ses lacs splendides,
ses rivières généreuses, la forêt devient le bois sacré où s’exerce ce culte ;
elle revêt un caractère inviolable qu’il faut respecter et sauvegarder. FélixAntoine Savard a appelé la vaste région sauvage qui domine le littoral et
le plateau intermédiaire de Charlevoix « le haut pays de la liberté18 » ; la
liberté, le silence, la paix, l’âme profonde d’une nature intacte, c’est ce
que, tel autrefois Énée, le rameau d’or19, Blake vient y chercher.
***
15. Ibid., la fin de la dernière phrase est tirée de la dédicace de Brown Waters.
16. À ce sujet, cf. D. Potvin, Thomas, le dernier de nos coureurs de bois, Le Parc des Laurentides,
Québec, Les Éditions Garneau, 1945, p. 224-225.
17. Préface de Lord Tweedsmuir pour l’édition de 1940, illustrée par Clarence Gagnon.
Toronto, The Macmillan Company of Canada Limited.
18. J. des Gagniers, Monseigneur de Charlevoix, Montréal, Fides, 1996, p. 3.
19.Virgile, L’Énéïde, Livre VI., 135 sq.
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Wil li a m Hum e Bl a k e en Ch a r l e voi x
« de vastes espaces ouverts, tapissés de mousses »
Il y a déjà plusieurs années que Blake fréquente le territoire que
traverse la rivière Malbaie lorsque, à sa grande joie, en 1895, le gouvernement de la province de Québec crée le Parc des Laurentides, un projet
lancé une année auparavant. Mesurant au départ 6 480 km2, cette réserve
voit bientôt sa superficie augmentée à 9 663 km2. Le Parc est situé entre
les régions de Québec au sud, de Charlevoix à l’est, du Saguenay et du
Lac-Saint-Jean au nord et de Portneuf à l’ouest20, il comporte trois grands
secteurs : celui de Stoneham dans la partie sud ; celui de Saint-Urbain
à l’est ; celui du Lac-Saint-Jean au nord. Il correspond ainsi au Massif
des Laurentides dont les montagnes très anciennes doivent leurs formes
20. http://www.sepaq.com (3 juin 2011).
12
Pr ésentation
arrondies à l’usure du temps21. Le Parc porte aujourd’hui le nom de
Réserve faunique des Laurentides.
Ces masses gneissiques et granitiques remontent à plus d’un milliard d’années et leur géologie est complexe. Plusieurs glaciations les ont
rabotées et usées ; c’est à la dernière d’entre elles qui s’est achevée il y a
quelque 10 000 ans que ce haut territoire doit l’aspect mouvementé que
nous lui connaissons. De nombreux cours d’eau dont les rivières JacquesCartier et Malbaie prennent naissance sur le plateau élevé qui en forme le
centre ; ils alimentent plusieurs centaines de lacs. Cette région rocheuse
est le domaine de la pessière à cladonie. Elle comprend de vastes espaces
ouverts, tapissés des mousses dont les caribous se nourrissent22. Blake qui
connaissait bien les lieux pour y avoir beaucoup circulé, parle de Grand
Jardin, de Grand Jardin des Ours23. Les Grands-Jardins24 dont la superficie
est de 259 km2 sont donc un parc à l’intérieur d’un parc. C’est une région
de caractère nordique, ce qui, à cette latitude, ne laisse pas d’étonner.
Nous sommes là dans la taïga ; le terme barrens, désert, revient souvent
sous la plume de Blake. Le caribou qui y a abondé a disparu au début du
vingtième siècle pour des raisons qui demeurent mystérieuses.
En 1890, et donc cinq ans avant la création du Parc des Laurentides, un certain D. C. Thompson loue du gouvernement de la province
le territoire qu’arrosent la rivière Malbaie et ses tributaires. Il fonde alors
le club de La Roche25 dont un forestier de Saint-Urbain devient le
21. Pour un bref aperçu de la géologie du Parc, cf. J. des Gagniers, Charlevoix, pays enchanté,
p. 5. Pour une étude détaillée, cf. Jehan Rondot, Géologie de Charlevoix, Gouvernement
du Québec, Ministère de l’Énergie et des Ressources, Service géologique de Québec, MB
89-21, 1989, Vol. 1 (Introduction et Précambrien).
22. Le tapis spongieux des parterres de « mousses de caribous » se compose de plusieurs thallophytes ; la cladonie étoilée ; la cladonie des caribous ; la cladonie mitis ; Cetraria nivalis.
23. Brown Waters, p. 109 : « peut-être le plus étendu et le mieux connu de ces espaces ouverts ».
24. Depuis 1981, on parle du Parc des Grands-Jardins. Histoire de la région des Grands-Jardins,
Québec, Ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, 1988. Sur ce parc, sa géologie,
ses conditions climatiques, sa végétation, sa faune, cf. J. Boisclair et al. : Parc des GrandsJardins, Le Plan directeur, Québec, Ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, 1990 ;
F. Saint-Aubin, Les Grands Jardins, haut lieu de Charlevoix, Québec, Éd. Gid, 2009.
25. Auquel on donne le nom de « Murray Bay Fishing Club ».
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gardien26. Thompson ne tarde pas à céder son club à Samuel Hume Blake
qui, à son tour, le transmet à son fils William, notre auteur. Ce dernier
s’associe quelques Américains et un oncle, le Torontois Hume Cronyn.
Progressivement, des Montréalais vont remplacer les Américains. Le système des clubs prévaudra longtemps (presque un siècle), le gouvernement
estimant avantageux de concéder des portions de territoire à des particuliers qui en défraient le gardiennage, s’engagent à construire des chalets,
entretenir des sentiers, enfin, à assurer la protection des lieux et du gibier.
***
La rivière Malbaie27 prend sa source au lac Malbaie et au lac à Jack,
quelque 40 kilomètres au nord de Petite-Rivière-Saint-François. À qui
en observe le cours le long de la vallée Saint-Étienne, cette rivière paraît
calme mais les choses se passent autrement dans les Grands-Jardins où se
succèdent rapides et chutes. Elle n’est donc que partiellement navigable et,
comme on le verra, même pour des canotiers expérimentés, elle présente
bien des dangers28. Dans sa traversée des Grands-Jardins, la Malbaie coule
vers l’est et paraît vouloir s’aller jeter dans le Saguenay ; à peine sortie de
ce parc, elle se ravise, se coude, amorçant sa longue descente vers le SaintLaurent. Elle décrit alors une parfaite figure d’équerre ; L’Équerre, c’est le
nom qu’on a donné à ce segment dont les « eaux mortes », retenues par un
barrage29, sont navigables par une vedette sur sept kilomètres. Depuis ses
deux lacs d’origine jusqu’à l’Équerre, la rivière descend de 500 mètres ;
de l’Équerre à La Malbaie et au fleuve, de 300 mètres ; un tel dénivellement explique le caractère tumultueux de son long cheminement vers le
Saint-Laurent.
26. À ce sujet, cf. D. Potvin, op.cit., chapitre XIV, « Les clubs du Parc », p. 171-183.
27. Sur cette rivière, cf. Raconte-moi …la rivière Malbaie, dir. S. Gauthier, avec la collaboration
de Guy Godin et al., Québec, Presses de l’Université Laval, 2004.
28. Il est fréquemment question de passages ardus et même périlleux dans les textes de Blake.
Voir aussi le Chapitre XII (The story of the Rapids) dans The camp at Les Érables, Toronto,
Warwick, 1890, p. 62-68. Ce chapitre est signé S. V. Blake.
29. Depuis 1912.
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Pr ésentation
Jusqu’au début du vingtième siècle, on l’a vu, la région de l’Équerre
est peu fréquentée30. La rivière y coule calmement entre de très hautes
falaises lesquelles, avec les trois montagnes qui les dominent, composent
un paysage d’une saisissante grandeur. Le mont des Érables auquel Blake
fait référence culmine à 1045 mètres. Le secteur des Hautes-Gorges - c’est
30. L’accès en est alors ardu. On s’en fera une idée en relisant la montée des draveurs dans
Menaud, maître-draveur, de Félix-Antoine Savard (Montréal, Éditions Fides, Collection
du Nénuphar, 1964, Chapitre II, p. 23 sq.). Ce roman a paru en 1937.
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Copie d’une carte ayant
appartenu à W. H. Blake.
Fonds P. Mackenzie,
Musée de Charlevoix
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Pr ésentation
le nom qu’on lui donne aujourd’hui - est devenu parc national en 199831.
Ce lieu n’est pas seulement spectaculaire, il est d’une grande richesse géologique et écologique. Du lit encaissé de la rivière aux sommets les plus
élevés, on observe une remarquable succession de domaines ou étages climaciques, depuis les feuillus dont l’orme, l’érable, le bouleau, aux résineux,
jusqu’au sol dépouillé de la toundra. Phénomène bien particulier, les cinq
grandes zones de végétation du Québec s’y trouvent ainsi représentées.
Si, comme cela est manifeste, Blake est sensible à la beauté de tels
paysages, il est rare qu’il se soucie de décrire un site de façon détaillée. En
général, il se contente de quelques notations sur les abords immédiats : une
piste à ornières, un bord de lac, la couleur de l’eau, l’aspect du ciel. S’il lui
suffit d’esquisser les lieux, il excelle à suggérer un climat, une atmosphère et
cela convient parfaitement à des morceaux qui veulent être brefs. Il y a toutefois des exceptions, comme la longue description du parcours hivernal
dans « Une excursion au temps de Noël ». Au moment où il fréquente les
Hautes-Gorges, ni la géologie ni la géomorphologie des lieux n’ont été
étudiées32 ; circuler dans cette région relève encore de l’exploration et
de l’aventure, ce qui n’est pas pour déplaire à un homme de sa trempe.
Faute de cartes, de points de repère, des moyens de communication qui
nous sont familiers, les excursions parfois prolongées qu’il entreprend
avec des compagnons comportent des risques. De la part de celui qui
les dirige, elles requièrent une préparation méthodique, l’expérience de
la vie en forêt, un jugement éclairé et sûr. Le monde inhabité où l’on est
réduit à ses propres ressources est rempli d’imprévus et les conditions
climatiques peuvent y changer brusquement. Aussi, Blake fait-il appel à
des guides éprouvés, comme Thomas Fortin ou Nicolas Aubin. Thomas,
qui a commencé à trapper seul, dès l’âge de 17 ans et qui a circulé en
compagnie d’Amérindiens, connaît si bien ce secteur des Laurentides
qu’il deviendra un jour gardien du Parc. Quant au Métis Nicolas Aubin,
il est d’autant plus à l’aise sur ce territoire qu’il n’a cessé d’y pêcher et d’y
31. Sa superficie est de 224,7 km2.
32. Sur les premières explorations de caractère professionnel (N. Andrews, 1830 ; W. H.
Davies, 1835 ; J. Stewart, 1847), cf. Guy Godin, « Regards anciens sur l’arrière-pays de
Charlevoix », Revue d’ histoire de Charlevoix, 44, 2003, p.11 sq.
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chasser avec les siens. Ces forestiers d’exception ont leurs secrets ; ainsi,
les Duchêne dont il est question dans « Une histoire des Grands-Jardins »
(A tale of the Grand Jardin) semblent être les seuls à connaître le secteur
du lac de l’Enfer33. Ces hommes sont à la fois alertes, adroits, ingénieux et
singulièrement endurants. Sans la maîtrise d’un canotier comme Nicolas
Aubin, telle descente de rapide pourrait bien mal se terminer34. Dans ce
périlleux exercice, on joue parfois sa vie ; Blake mentionne une noyade
lors d’une descente de la Malbaie. Au cours d’une excursion de pêche le
long de la Côte-Nord, lui-même et ses compagnons échappent de peu au
naufrage. Le péril n’est tout de même pas constant et, si l’on en juge par
les photographies de l’époque, certaines des réunions du club de La Roche
paraissent fort joyeuses. C’est dans un climat de franche détente et de
bonne humeur qu’en 1890 se déroule une excursion aux Érables dont nous
possédons la relation détaillée35. Au matin du sept août – c’est un jeudi –
ils sont une quinzaine à quitter La Malbaie avec cinq canots chargés sur
des charrettes. Une partie du chemin s’effectue dans des voitures légères
qu’on appelle planches36 et qu’un cheval peut aisément tirer. Le soir, ils
dorment dans des tentes dressées non loin de la rivière, près du lac Jérôme.
Ils parviennent aux Érables (au bas de l’Équerre) le lendemain, vendredi ;
l’un des charretiers continue de les accompagner ainsi que deux Métis,
Olivier Dumont et Nicolas Aubin. C’est en quelque sorte d’un voyage de
reconnaissance qu’il s’agit puisque, à deux reprises, certains d’entre eux
vont remonter les « eaux mortes37 », franchir des rapides, trois chutes – et
donc, multiplier les portages – pour enfin s’apercevoir qu’en amont, la
rivière n’est qu’une suite de rapides et que ses berges sont infranchissables.
Les explorateurs reviennent alors au camp des Érables. Publié peu
après l’expédition, The Camp at Les Erables, comprend 13 brefs chapitres
33.
34.
35.
36.
37.
Brown Waters, p. 152.
Cf. In a Fishing Country, Old Murray Bay, p. 97 sq.
The Camp at Les Érables.
Voitures à quatre roues et munies d’un seul siège.
Moins étendues qu’aujourd’hui puisqu’elles ne seront retenues par une digue que des
années plus tard.
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Pr ésentation
rédigés par ceux qui y ont participé. Le ton en est léger, résolument
humoristique, un peu « collégien ». Les deux textes les plus intéressants
sont signés, l’un par S.V. Blake38, l’autre, par notre auteur39. Ce n’est pas
avant 1915, 25 ans plus tard, que paraîtra Brown Waters mais, ainsi qu’en
témoigne la description très imagée des Hautes-Gorges (la plus complète
que nous lui devions), Blake est en pleine possession de son style :
38.Chapitre XII, The story of the rapids, p. 62-68.
39.Chapitre IX , Story or the Falls Expeditionary Force, p. 48-57.
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Cette journée-là, le ciel était couvert. Un vent puissant balayait les
cimes sans qu’un souffle n’effleurât la rivière. Quelque deux mille pieds
au-dessus de nous, les nuages glissaient rapidement, occultant les rudes
sommets. Des deux côtés, les précipices et les falaises escarpées luisaient
d’ humidité. Parfois, un flot de brume dévalait silencieusement un
couloir, traversait de compactes colonies de ciguës40 et, duveteuse avalanche, semblait devoir nous engloutir. Lorsqu’un souffle ascendant
souleva les vapeurs en immenses volutes et tourbillons, il fut momentanément possible d’entrevoir les masses montagneuses, mystérieusement
vastes. Par instants, des jets de pluie passaient en rafales, annonciateurs
d’un orage imminent.
D’ énormes quartiers de rocher jonchent le lit de la rivière et on aperçoit, des centaines de pieds plus haut, leur point d’origine. Le fond de
la gorge est entièrement peuplé d’arbres ; des géants en regard de ceux
qu’on a l’ habitude de voir dans les Laurentides. La rivière coule paisiblement entre ses berges de sable jaune, comme si, dans son innocente
existence, elle n’avait jamais, entendu parler de furieux rapides et de
chutes écumantes41.
Joli tableau dont les mouvantes vapeurs font penser à l’art d’un
Turner. Quelques phrases suffisent à dresser les hautes murailles entre
lesquelles coule la rivière. Des nuages en déroute annoncent l’orage ; des
brumes se propagent, masquant les sommets comme dans la peinture
chinoise des Song. Ne manquent même pas, tout en bas, les témoins
minuscules qui sont la conscience de cet univers fluide et mystérieux.
N’est-ce pas à la façon d’un peintre que l’auteur saisit et esquisse les traits
essentiels de ce paysage ? Loin d’être statique, pourtant, sa description
imagée est portée par une sorte de souffle : tout y est mobile et changeant.
Ainsi arrive-t-il à Blake de prêter des sentiments à la nature, de jeter sur
elle un regard qu’on peut qualifier de romantique.
***
40. Conium maculatum L.
41. p. 52.
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Pr ésentation
Avant la création du Parc des Laurentides, il était à peu près impossible de contrôler les activités de ceux qui circulaient librement sur ce
vaste territoire. Pour les Hurons, les Montagnais, les Métis, les Blancs
qui vivaient en périphérie, c’était une source d’approvisionnement en
gibier, poisson et fourrures. Rivières et lacs regorgeaient de grosses truites ;
la population de caribous semblait inépuisable. Désirant régulariser la
pêche et la chasse, le gouvernement eut recours au système dont il a été
question ci-dessus, lequel avait au moins le mérite d’alléger ses charges.
Sur les privilèges et obligations des concessionnaires, l’auteur nous renseigne assez42 ; selon lui, ce système est idéal puisqu’il assure, à peu de
frais pour le gouvernement, la protection du Parc et de sa faune. On
comprend que Blake appuie chaleureusement un protocole qui, tout en
sauvegardant des lieux qui lui sont chers, sert en même temps ses intérêts de sportsman. La politique du gouvernement, remarque-t-il, « a eu
d’admirables résultats », aussi, ce dernier doit-il persévérer dans la bonne
voie. De fait, la soudaine exclusion de tous ceux qui, jusque-là, avaient
tiré une partie de leur subsistance de la chasse et de la pêche, et donc du
braconnage, faisait nécessairement des mécontents. L’auteur en convient
mais pour aussitôt ajouter que ces derniers ont fini par se résigner. Sans
doute, mais ils n’avaient guère le choix. Il reste que, si ce système avait ses
avantages, il n’en privilégiait pas moins une classe de gens fortunés parmi
lesquels on comptait bien des étrangers ; on s’en rend aisément compte en
consultant les listes de membres des clubs de l’époque et celles de leurs
invités. Cela ne correspondait pas vraiment à la description du Parc :
« réserve forestière destinée à être un endroit de pêche, de chasse et de
délassement pour les citoyens de la province de Québec43 ». Ces derniers
devront patienter plus de 60 ans avant que le Parc, ses lacs, ses rivières
leur deviennent vraiment accessibles, mais comme rien n’est parfait, les
42. Brown Waters, The Laurentides National Park (Le Parc national des Laurentides), p. 124.
Voir aussi : Damase Potvin, op. cit. ch. XIV, p. 171-183.
43. Le texte de la Loi est : « réserve forestière, endroit de pêche et de chasse, parc public et
lieu de délassement, sous le contrôle du commissaire des terres de la couronne, pour les
citoyens de la province […].
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