L`Egypte dans la tourmente : révolution ou normalisation
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L`Egypte dans la tourmente : révolution ou normalisation
Business School WORKING PAPER SERIES Working Paper 2014-305 L'Egypte dans la tourmente : révolution ou normalisation ? Jean Messiha Frédéric Teulon http://www.ipag.fr/fr/accueil/la-recherche/publications-WP.html IPAG Business School 184, Boulevard Saint-Germain 75006 Paris France IPAG working papers are circulated for discussion and comments only. They have not been peer-reviewed and may not be reproduced without permission of the authors. L'Egypte dans la tourmente : révolution ou normalisation ? Jean Messiha Administrateur civil hors classe Economiste en chef Ministère de la Défense - Délégation aux Affaires étrangères [email protected] Frédéric Teulon Département finance, IPAG Business School Directeur de l’IPAG Research Lab [email protected] Résumé La destitution du président Mohamed Morsi sous les acclamations de millions d'Egyptiens ne constitue pas à proprement parlé un "coup d'Etat" contrairement à une idée très répandue dans les médias. Il s'agit d'un nouvel acte ou d'une nouvelle étape de la "révolution" qui est en marche en Egypte depuis les événements du 25 janvier 2011. Les Frères musulmans ont commis un certain nombre d'erreurs rédhibitoires à l'origine de leur échec et de leur mise à l'écart, coalisant contre eux une majorité d'Egyptiens. L'avenir du processus de "transition politique" en Egypte reste néanmoins très incertain. Abstract The impeachment of President Mohamed Morsi is not strictly speaking a "putsch" in contrast to a widespread idea in the media. It is a new instrument or a new phase of the "revolution" that is underway in Egypt since the events of 25 January 2011. The Muslim Brotherhood has made a number of crippling the source of their failure and their shelved errors, coalescing against them a majority of Egyptians. Nevertheless, the future of the process of "political transition" in Egypt remains very uncertain. Notes - Ce papier actualise et complète un article initialement publié dans la revue Maghreb/Machrek sous le titre : "Egypte d'une révolution à une autre". - Les opinions et analyses exprimées ici n’engagent que leurs auteurs et non les institutions auxquelles ils appartiennent. The views expressed are those of the individual authors and do not necessarily reflect official positions of the Ministère de la Défense or IPAG Business School. 1 Chronologie 1869 1873 1882 Inauguration du canal de Suez L'Egypte cesse d'être une province de l'empire ottoman et devient semi-indépendante. Les britanniques occupent l'Egypte en réaction à la révolte armée lancée par un chef nationaliste. 1922 La Grande Bretagne accorde l'indépendance à l'Egypte, qui reste de facto contrôlée par Londres 1928 Création en Egypte par Hassan Al-Banna du mouvement des Frères musulmans, avec comme objectif la renaissance islamique et la lutte contre l'influence occidentale. 1952 Putsch des officiers dirigé par Gamal Nasser sous le paravent bienveillant du général Néguib qui est porté au pouvoir. Le roi Farouk est contraint à l’exil. 1954 Nasser évince Néguib du pouvoir. 1956 Crise de Suez. 1961 Lancement d'un vaste plan de nationalisations. 1970 Anouar el-Sadate, candidat de l'Union socialiste arabe (parti unique) devient Président. 1981 Assassinat d'Anouar el-Sadate, son vice-président Hosni Moubarak lui succède. 1992/97 De nombreux attentats sont perpétré par Gamma Al-Islamiyya contre des hommes politiques, des touristes et des coptes. 2011 (25 janvier) Début des manifestations hostiles au pouvoir. (11 février) Démission forcée d'Hosni Moubarak. Le maréchal Tantaoui – représentant du Conseil Suprême des Forces Armées – assure l'intérim et s'engage à rendre le pouvoir à un gouvernement civil. (avril/juin) Dissolution du PND (parti au pouvoir sous Moubarak). Légalisation du Parti de la Liberté et de la Justice (Frères musulmans). 2012 (janvier) Les élections législatives voient le succès de l'ensemble des partis islamistes (24 juin) Mohamed Morsi devient le Président de l'Egypte à la suite d'une élection où il recueille 51,7% des voix contre son rival Ahmed Chafik, figure de référence de l'ancien régime. (novembre) Le président Morsi s'attribue des pouvoirs extraordinaires par décret. Les décisions de l’exécutif sont placées hors de portée de l’appareil judiciaire. (décembre) Adoption d'une nouvelle Constitution. 2013 (mai) Début de la campagne Al Tamarrud (« rébellion ») (1er juillet) Au lendemain de manifestations de masse réclamant la démission de Mohamed Morsi, l’armée lance un ultimatum. (3 juillet) Mohamed Morsi est arrêté après avoir refusé de démissionner. L’armée installe un gouvernement provisoire dirigé par Adly Mansour. Suspension de la Constitution. Les salafistes du parti Al-Nour font allégeance au régime militaire. (septembre) Le confrérie des Frères musulmans est interdite. Des milliers de ses membres sont arrêtés. 2014 Des procès de grande ampleur sont organisés contre les Frères musulmans. Plusieurs centaines de peines capitales sont prononcées. 2 Le 25 janvier 2011, la rue prenait le pouvoir en Egypte mettant à bas un régime « néopatrimonialiste » (Eisenstadt, 1973 ; Kepel, 1984) caractérisé par une organisation politique à la fois très autoritaire, peu différenciée institutionnellement (faiblesse des contre-pouvoirs), basée sur le népotisme et la distribution en faveur d'une minorité de la population d’avantages divers (afin de consolider des réseaux d'allégeances personnelles). Le "compromis arabe" (Salamé, 1994) qui a établi pendant des décennies un accord tacite entre la bourgeoisie et l'Etat, la première profitant de prébendes et le second de l'absence de comptes à rendre a volé en éclats, à mesure que des franges de plus en plus importantes de la classe moyenne supérieure basculaient dans la pauvreté (ce basculement est directement lié aux réformes économiques engagées à partir de 1995 par Hosni Moubarak : réduction des subventions, baisse des droits de douane, privatisations d'entreprises publiques...). Ce tournant néo-libéral a déstabilisé le pays sans pour autant faire décoller l’économie (Gana-Oueslati et Moisseron, 2011). Les Frères musulmans sont arrivés légalement au pouvoir en juin 2012, grâce à leur forte implantation en milieu rural et leurs réseaux clientélistes (Aclimandos, 2011). Ceci nous interpelle : Le corpus théologique et politique des Frères est-il compatible avec la démocratie et les valeurs qui lui sont rattachées (droit des minorités, émancipation des femmes, libertés individuelles...) ? La pratique du pouvoir est-elle de nature à modérer leur position ? (Leiken et Brooke, 2007). Comme le rappelle Gilles Kepel (2013a, p.23): « Il y a peu de temps encore, chez les Frères, la démocratie était synonyme d'impiété, car elle confiait la souveraineté au peuple faillible et non à Allah l'Infaillible. » Le 3 juillet 2013, le président Morsi a été déposé et les Frères ont été chassés par la pression de la rue. C'est l'ampleur de la révolte populaire (pétitions et manifestations de masse) qui a légitimé l'intervention de l'armée. Cette dernière est revenue sur le devant de la scène alors que l'on pouvait penser - après l'intérim assuré par le maréchal Tantaoui - qu'elle était trop discréditée pour pouvoir imposer une solution politique. D'un côté, les Frères sont accusés par les jeunes révolutionnaires de la place Tahir, à l'origine du soulèvement contre Hosni Moubarak, d'avoir confisqué la révolution. De l'autre, le Parti de la liberté et de la justice - bras politique des Frères musulmans - en appelle au soulèvement de ses partisans contre ceux qui essayent de lui voler la (sa) révolution par les armes. Un peu plus de deux ans après la chute du régime de Moubarak (l'an III de la Révolution ?), l'Egypte s'est retrouvée au bord de la guerre civile, suite à de grandes manifestations populaires et au retour des militaires sur le devant de la scène. La transition politique égyptienne est porteuse d’un risque d’embrasement et de désagrégation régionale (Kepel, 2013b). Ce risque est néanmoins limité par l’omniprésence de l’armée qui joue non seulement un rôle d’arbitre sur le plan politique (et ceci depuis l’accession au pouvoir en 1952 du colonel Nasser), mais qui constitue surtout l'ossature économique et sociale du pays. Le maréchal Tantaoui et toute la veille garde (écartés des responsabilités par Mohamed Morsi) ont laissé la place à une nouvelle génération d’officiers ayant pour porte-parole le général Abdelfattah al-Sissi. La question de l’avenir de l’islam politique est posée (voir notamment Fuller, 2002). En tout cas le pays est entré dans une phase de transition politique chaotique et très incertaine. L'arrestation et la destitution du président Mohamed Morsi par l'armée pose la question de l'interprétation de cette situation : s'agit-il d'un putsch, d'un coup d'Etat, d'une nouvelle révolution ? (1) Nous montrons ensuite qu’il y a une vraie difficulté à analyser la nature du pouvoir islamiste (2). Il faut également s'interroger sur les raisons qui ont conduit à l'intervention des militaires (3) et sur les perspectives qui s'ouvrent désormais pour l'Egypte (4). Enfin nous en appelons à un retour à une plus grande lucidité (5). 3 I. Révolution, putsch ou coup d'Etat ? Une première question que l’on peut se poser concerne la nature des événements politiques actuels en Égypte : s’agit-il d’une nouvelle révolution, d’un coup d'Etat ou d’un putsch ? Ce débat ne saurait être tranché sans recours à une définition précise de ces trois notions: a/ Le coup d'Etat est un renversement du pouvoir ourdi par une partie plus ou moins importante de l'appareil d'Etat contre le pouvoir en place, en dehors de toute légalité. Cette expression d’origine française est apparue au XIXème siècle à la suite du 18 Brumaire qui a porté au pouvoir Napoléon Bonaparte. La prise de pouvoir peut être ensuite « régularisée » par l’adoption d’une nouvelle Constitution, par l’organisation d’élections ou par un plébiscite. b/ Le putsch (mot d’origine allemande) est quant à lui un coup d'Etat réalisé par les forces armées qui s'approprient le pouvoir et qui souhaitent le conserver. Le putsch repose sur l’utilisation des armes et le recours à la violence. Ce mot est utilisé pour désigner des actions politiques non légitimes et non légales. Dans la langue espagnole le terme équivalent est celui de « pronunciamiento ». Dans la pratique, les termes de « coup d’Etat » et de « putsch » sont souvent considérés comme étant des synonymes. c/ La révolution renvoie à un mouvement beaucoup plus large, s'appuyant sur le peuple et destiné à lui donner la parole et à terme le pouvoir (toute révolution a une dimension populaire). Alors que les coups d’Etat sont perpétués par des minorités actives, les révolutions sont des cas extrêmes d'action collective. A la suite des travaux de Barrington Moore (1966) ou de Ted Gurr (1970), on sait que les grands mouvements de mobilisation de masse et de violence politique résultent de la combinaison de facteurs économiques (recul du niveau de vie), psychologique (frustration relative) et idéologique (défense de systèmes de valeurs ou de croyances). Les révolutions se traduisent par la mise à l'écart des responsables de premier rang et éventuellement de ceux des rangs inférieurs. En ce qui concerne l'Égypte, le mouvement des « officiers libres » en 1952 correspond à un putsch : les Egyptiens se sont retrouvés - du jour au lendemain et à leur plus grande surprise avec un nouveau régime, privé du fait de sa nature de véritable soutien populaire. En revanche, les 2 millions de personnes qui ont manifesté en janvier 2011, ont bien été à l’origine d’une révolution. De même, puisque le renversement de Mohamed Morsi a été précédé par des manifestations rassemblant entre 15 et 20 millions de personnes dans la rue, il semble difficile de parler d'un coup d'Etat. Notons que le nombre de personne présentes dans des manifestations est toujours incertain, mais l'ordre de grandeur fournit ci-dessus nous semble assez fiable. La polémique que certains ont engagé sur ces chiffres est assez représentative du scepticisme de certains responsables américains et européens quant à la nature de ce mouvement politique. De manière étrange, aucune interrogation n’avait émaillé les analyses des faits survenus en 2011. Toujours est-il que la plupart des observateurs locaux, des journalistes et des ambassades étrangères sur place attestent que le nombre de manifestants présents dans les principales villes du pays ont été plusieurs fois plus nombreux que lors de la première révolution qui avait renversé Moubarak. Certes, ce sont officiellement l'armée et son chef, le général Al-Sissi qui ont destitué le président. Mais cette mesure est un point d'orgue et non un point de départ. Point d'orgue d'un mouvement appelé Al Tamarrud ou rébellion en arabe, à l'origine monté par quelques centaines de jeunes révolutionnaires de gauche qui ont appelé à la désobéissance civile et 4 réussi à faire signer une pétition anti-Morsi à près de 21 millions d'Egyptiens (là encore, le chiffre avancé est sujet à caution, mais cette incertitude statistique ne saurait masquer le fait que la pétition d'Al Tamarrud a rassemblé des millions de signatures). Autre argument étayant la thèse d’une révolution: dans les jours qui ont suivi la destitution du président Morsi, en dehors de quelques manifestations d’islamistes regroupant quelques dizaines de milliers de partisans, aucun phénomène comparable aux rassemblements massifs du 30 juin au 3 juillet n’a été signalé. Plus encore, en face des partisans du président déchu, ceux d'Al Tamarrud continuaient à réunir des centaines de milliers de personnes au Caire afin de rendre tout retour en arrière impossible. Ainsi, s’il s’agissait d’un coup d’Etat militaire, pourquoi, dans les jours qui l’ont suivi, n’a-t-on pas assisté à des manifestations de plusieurs millions de personnes contre l’armée ? En l'absence de ces millions de pétitionnaires et de manifestants, l'armée aurait-elle agi ainsi ? Aurait-elle été fondée à le faire ? Il semble que non. L’armée a répondu d’autant plus volontiers à la demande de la rue qu’elle éprouvait une profonde méfiance à l’égard du pouvoir en place. Il est indéniable qu'elle n'a rien fait pour décourager la mobilisation de la foule, mais il convient toutefois de ne pas surestimer son rôle : quelle institution au monde peut mettre dans la rue un quart de sa population sur un simple appel ? A-t-on oublié qu'il y a encore quelques mois c'est la chute du Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) que la rue égyptienne appelait de ses vœux à chaque rassemblement ? II. Les dessous géopolitiques d'une confusion volontaire Selon nous, la vision américaine et européenne de la situation politique au Maghreb/Machrek est trop ethnocentrique. Cette vision repose sur un postulat erroné, selon lequel les Frères musulmans formeraient un parti comme un autre qui jouerait le jeu démocratique. Or tel ne nous paraît pas être le cas. Il faut se rappeler qu’en 1928 Hassan AlBanna a fondé la confrérie avec pour programme la lutte religieuse et culturelle contre les valeurs occidentales de liberté individuelle, de laïcité et de droits des femmes. Avant la révolution de 2011, les Frères, pouvaient tout au plus présenter des candidats indépendants aux élections législatives, mais jamais sous leur étiquette. Ce n’est pas seulement le refus du pouvoir égyptien d'assister à la création d'un parti politique des Frères musulmans qui explique cet état de fait ; en réalité, nombre de membres éminents de la confrérie rejetaient les règles de la démocratie considérée comme l’émanation d’un Occident honni. Depuis quelques années, pour conquérir le pouvoir les Frères musulmans ont appliqué une véritable métamorphose. Il est légitime de se demander si cette conversion est réelle ou s'il n’est que de façade. Le XXème siècle nous a offert de nombreux exemples de partis peu démocratiques qui ont adopté une rhétorique démocratique pour faciliter leur accession au pouvoir (le cas du parti nazi de l’Allemagne des années 1920 est assez illustratif de cette thèse1). Comme l’analyse fort justement Antoine Basbous (2011): « En qualifiant les révolutions de 2011 de “Printemps arabe”, les Occidentaux ont attribué à ces pays une expérience qu’ils n’avaient pas. En réalité, ces sociétés ne sont pas prêtes à passer de l’autoritarisme dictatorial de leurs anciens dirigeants à un régime démocratique. C’est pourquoi nous considèrons qu’il ne s’agit nullement d’un “Printemps” mais plutôt d’un “Tsunami arabe”, lequel appelle nécessairement des répliques avant une éventuelle stabilisation. » 1 « Jamais aucun autre parti n’a respecté, ne respecte et ne respectera la démocratie que le parti nationalsocialiste parce que notre parti est une émanation du peuple et que respecter le peuple c’est respecter la démocratie » (Adolf Hitler, discours devant le congrès du parti nazi à Nuremberg, avril 1929, cité par René Raymond, Notre Siècle, PUF, 1989). 5 Ainsi, il est surprenant de noter que lorsqu'en 2011 moins de 2 millions de personnes précipitent le départ de Moubarak, les médias et les observateurs du monde politique parlent du "printemps arabe", alors qu'un pouvoir qui a mobilisé contre lui près de neuf fois plus de manifestants est considéré comme un rempart contre l'arbitraire militaire et comme le défenseur de la démocratie. Cette interprétation des faits est d'autant plus stupéfiante2 que la révolution anti-Moubarak de 2011 apparaît rétrospectivement comme un coup de force islamiste. C'est en effet lorsque, après valses-hésitations, la confrérie des Frères musulmans appelle à manifester aux côtés des jeunes et autres libéraux que le mouvement atteint sa masse critique qui permet de faire pencher la balance dans le sens d'un changement de régime. Notons qu’en juin/juillet 2013, alors que d’immenses manifestations ont eu lieu dans tout le pays, on trouvait un consensus dans la presse pour parler de « coup d’Etat » ou de « contrerévolution », certains regrettant même la fin d’un « processus démocratique » (Moisseron, 2013). En fait la démocratie ne se limite pas aux élections, elle n'existe que dans la séparation des pouvoirs, dans le respect de l'opposition et dans la volonté de rassembler et non d'exclure. Quelles raisons expliquent ce prisme déformant ? Les États-Unis et l'Europe par contrecoup ont, dès le départ pris fait et cause pour les Frères musulmans. Libéraux sur le plan économique et ayant donné des gages s'agissant des accords de paix avec Israël, les Occidentaux ont tacitement parrainé ce nouveau régime. Après tout, la Turquie de l'AKP n'est-elle pas dans leur camp ? De même que l'Arabie saoudite qui est une vraie théocratie ? Ce parrainage des Frères par les Etats-Unis s'est fait sous les auspices politiques, religieux et financiers du Qatar. De fait jusqu'au 30 juin 2013 au matin et alors que des millions d'Egyptiens étaient déjà dans les rues, la chaîne Al Jazeera est restée quasi silencieuse à propos de ces événements ; puis, à partir du 30 juin après-midi la chaîne qatarienne a servi de tribune à des membres de la confrérie des Frères musulmans, égyptiens et arabes, pour dénoncer un coup d'Etat et rappeler la légitimité issue des urnes. Cette situation a conduit l'armée égyptienne à fermer les bureaux cairotes de la chaîne et à emprisonner une partie de ses journalistes. Alors même que le Qatar s’est fait le champion des révolutions arabes avec Al Jazeera comme vecteur cathodique, ce traitement de l'information contraste de manière flagrante avec celui adopté en 2011. A l'époque, dès les premiers rassemblements de quelques dizaines de milliers de personnes, la chaîne avait établi une couverture 24h/24h de l'évolution de la situation. Plus encore, les exhortations d'Al Jazeera au peuple égyptien à se révolter contre Moubarak étaient de moins en moins voilées, conduisant les autorités égyptiennes de l'époque à brouiller la chaîne. Il est donc difficile de croire que cette stratégie, pour le moins intrusive, du Qatar en Égypte, chasse-gardée de l'Amérique, ait été mise en oeuvre sans l'aval de cette dernière (Messiha et al., 2012). Le Qatar a dépensé beaucoup d’énergie et d’argent pour déstabiliser les dirigeants des anciens régimes jugés hostiles (Zine Ben Ali, Hosni Moubarak, Mouammar Kadhafi puis Bachar elAssad), l’objectif n’était pas de faire des pays en question des vitrines de la démocratie, mais de soutenir - au travers des Frères musulmans - l’islam sunnite arabe face à l’Iran et aux Chiites (Keppel, 2013a). Plus encore, il s'agissait pour le Qatar de lutter contre la politique régionale de l'Arabie saoudite et dans une moindre mesure des Emirats Arabes Unis, ces deux pays ayant affiché de longue date une hostilité marquée vis-à-vis des Frères musulmans.3 Les Saoudiens sont hostiles aux Frères musulmans car ils leur disputent le magistère suprême de l’islam en tant que gardiens des Lieux Saints (La Mecque et Médine). En revanche, ils 2 Voir notamment la couverture faite par le New York Times des événements égyptiens. Au lendemain de la chute de Mohamed Morsi, l’Arabie saoudite, les Emirats et le Koweït ont annoncé une aide financière cumulée de 12 Mds de dollars. Le Qatar envisage d’en faire autant, mais c’est surtout en raison de l’arrivée du nouvel émir dont le souci de normaliser ses relations avec l’Arabie est connu. 3 6 soutiennent les salafistes qui exigent des croyants sunnites l’obéissance aux oulémas d’Arabie saoudite. Le Qatar soutient financièrement les Frères musulmans, considérés comme des alliés peu désireux de bouleverser sur le plan extérieur les grands équilibres régionaux et sur le plan intérieur peu sensibles à la remise en cause des hiérarchies sociales sur le plan intérieur. En facilitant dans plusieurs pays l'accès au pouvoir des membres de la confrérie, le Qatar entend conforter son statut de nouvelle puissance régionale. III. Des erreurs rédhibitoires Les révolutions arabes prennent à défaut les modèles traditionnels des politologues et des sociologues sur la « transition politique », modèles qui mettent en avant les voies par lesquelles un pays peut accéder plus rapidement à la modernité, à l’ouverture de la société et au développement (Apter, 1965; Dobry, 2000). Les Frères musulmans ont un programme d'inspiration religieuse et non centré sur ces préoccupations, ceci explique pourquoi ils ont commis quatre erreurs rédhibitoires qui expliquent leur échec et leur mise à l'écart du pouvoir : 1/ La première erreur est liée au fait que les Frères ont capté l'appareil d'Etat à leur profit et phagocyté les principales institutions de manière outrancière, relevant de leurs fonctions en quelques mois des milliers de responsables de la Police, d'officiers de l'armée, de juges et de hauts fonctionnaires. Au moment de leur arrivée au pouvoir, les Frères vont surtout s’attaquer à la Police, dont ils cherchent à se venger après des années de lutte contre les services de sécurité qui ont conduit en prison et à la torture des milliers de Frères (ainsi mois d’août 2012, Mohamed Morsi va relever en un seul décret 400 officiers et généraux de police). Certes, on pourra rétorquer que tout nouveau pouvoir élu procède à des changements administratifs pour mettre en place les conditions de mise en œuvre de sa politique. Toutefois ce raisonnement ne s'applique qu'à la frange supérieure de la fonction publique (niveau des directeurs d'administration centrale, des préfets, du commandement militaire et sécuritaire, etc.). Or en Egypte, c'est à une véritable chasse aux sorcières à laquelle on a assisté, le pouvoir s'arrogeant le droit de licencier ou d'embaucher les techniciens de la télévision publique ! C'est donc à un véritable Etat "frère Musulman" que Mohamed Morsi et la confrérie voulaient parvenir à terme afin de rendre inopérant tout éventuel changement ultérieur de régime4 ; 2/ La deuxième erreur a été d'ignorer systématiquement l'opposition qui représentait près de 48% des Egyptiens si l'on se réfère aux résultats de la présidentielle. A aucun moment, le président élu n'a engagé avec elle un dialogue sur les questions essentielles alors même que la situation intérieure ne cessait de se dégrader (depuis le début de l'année 2011) et commandait donc sinon une union nationale du moins un rapprochement, ne serait-ce que tactique. Mohamed Morsi et la confrérie considèrent en effet qu'ils ont été appelés par Dieu pour présider aux destinées, forcément islamistes, du pays et qu'en conséquence, leurs adversaires ne peuvent être que les ennemis de Dieu. Persuadés d'agir au nom 4 Voir les préconisations de Hassan Al Banna (1906-1949) le fondateur de la confrérie et surtout de l'intellectuel Sayyed Qutb (1906-1966), qui prévoient de manière claire et sans ambiguïté que l'objectif de leur mouvement est l’instauration d’un Etat islamique, et que cet objectif n'est ni négociable, ni amendable. 7 d'Allah et du Coran, les Frères ne peuvent pas, ontologiquement, considérer l'opposition comme elle le serait dans une démocratie occidentale. Illustrons ceci par un exemple. En décembre 2012, en pleine crise économique, le général Al Sissi, invite le président Morsi à réunir un sommet réunissant toutes les composantes politiques de la nation. Après avoir accepté, Morsi a été rappelé à l'ordre par le guide de la confrérie (Mohammed Badie) qui lui a rappelé qu'on ne pouvait réunir, sur un pied d'égalité, des représentants de Dieu et des représentants d'intérêts terrestres ! Suite à quoi, le sommet a été ajourné sine die.5 3/ Ensuite, il faut aussi évoquer l’adoption d'une Constitution qui reposait sur des dynamiques culturelles et religieuses porteuses d’un autre ordre politique que celui de l’Etat occidental (Badie, 1992), avec des débats qui peuvent apparaitre en Occident comme étant d’un autre âge, en tout cas très éloignées des réflexions actuelles sur le postmodernisme (Kumar, 1995) ou sur la post-démocratie ! L’Egypte est écartelée entre son héritage culturel/religieux et la réalité d’un monde postmoderne et multipolaire. Cette Constitution ressemblait davantage à une circulaire interne à la confrérie qu'une Loi fondamentale représentant l'ensemble du peuple égyptien et destiné à moderniser les institutions.6 Un pas a été fait en direction de ceux qui pensent que le Coran tient lieu de Constitution : l’autorité au-dessus du peuple vient « de Dieu » (Aclimandos 2007; Avon, 2012).7 Destinée à renforcer l’unité du camp islamiste, cette loi fondamentale ouvrait la voie à une islamisation renforcée du droit égyptien 8, ce qui n’a pas empêché les salafistes du parti Al-Nour de s’insurger contre la politique hégémonique de Mohamed Morsi (Lacroix, 2013). En dépit du fait qu’en termes idéologiques, salafistes et Frères musulmans partagent un même but (l’instauration d’un Etat islamique qui applique la charia), l’exercice concret du pouvoir par le gouvernement Morsi a été une source de division au sein du mouvement islamiste et au sein de la société égyptienne. Cette question des rapports entre l'islam et le politique est complexe. La volonté de mettre le Coran au centre de la pratique gouvernementale peut conduite à des solutions très diverses. Comme le rappelle Rémi Madinier (2013) : « La référence, dans une Constitution, à l’islam et à la charia, c’est-à-dire au corpus juridique tiré des textes sacrés, ne dit pas grand-chose du régime politique ou juridique qui sera appliqué. En effet, rien dans le Coran ne peut être directement appliqué dans un État moderne. Il n’y a pas une charia, mais plusieurs, et les interprétations ont énormément varié d’une époque et d’une zone géographique à l’autre. » Dans le cas égyptien, c'est la volonté d'utiliser la Constitution afin de renforcer la concentration des pouvoirs qui a joué un rôle de détonateur. 4/ La quatrième erreur des Frères a été de sous-estimer les difficultés économiques de l’Egypte. L’absence d’expérience de gestion ou d’administration d’un Etat a combiné ses 5 Il semble que ce camouflet infligé au général Al Sissi, associé à la volonté de Mohamed Morsi de faire passer en force ses projets de réforme des institutions, ait été le point de non retour dans les relations entre les deux hommes. On peut renvoyer ici à la presse égyptienne (Al-Ahram...) pour plus de détails sur cet épisode. 6 Les Frères musulmans n’avaient pas pour priorité de moderniser l’Egypte, mais de mettre en œuvre leur doctrine d’islamisation progressive des institutions publiques, comme cela est détaillé dans tous leurs écrits depuis la fin des années 1920. S’ajoute à cela les velléités de vengeance par rapport aux structures en place qui les ont, il est vrai, longtemps combattu. 7 Les salafistes d'Hezb En Nour ont un point de vue identique ce qui semble fragiliser fortement la position de l'armée. En fait les militaires se sont associés avec Al Nour pour des raisons purement tactiques, dans le but de diviser le courant islamiste. 8 Le droit égyptien était jusqu’à présent un mélange du code napoléon et de la charia. L’objectif des Frères est de faire de la charia la seule et unique source de droit 8 effets délétères avec une situation financière depuis longtemps dégradée. Aux yeux de beaucoup d’Egyptiens, Mohamed Morsi est progressivement apparu comme étant non pas le président de tous les Égyptiens, mais comme le représentant d'une organisation opaque (à l'image d'Hezb En Nour, un parti politique salafiste) désireuse de reprendre la place laissée vacante par l'ancien régime. Quant aux Frères, ils ont été perçus comme un groupe soucieux avant tout de ses propres intérêts patrimoniaux.9 Le pouvoir islamiste ne s'est jamais vraiment soucié de s'entourer de personnalités compétentes ou de technocrates expérimentés, pouvant administrer le pays.10 Les nominations aux postes clés ou secondaires ont bénéficié aux fidèles de la confrérie, jusqu'à des anciens terroristes comme celle, rocambolesque, du gouverneur de Haute Egypte, ex-membre de la Gamaa Al-Islamiya, groupuscule qui a assassiné plusieurs dizaines de touristes à Louxor en 1997. Par ailleurs, une des priorités était d'apporter un soutien aux partis Frères à commencer par le Hamas et les populations de la bande de Gaza. L'acheminement de mazout et autres produits de première nécessité vers le territoire palestinien a participé de la dégradation du niveau de vie d'une majorité de citoyens dont les effets ont fini par se faire sentir jusque dans les services les plus indispensables à la vie quotidienne : l’eau, l’électricité ou l’essence (ce soutien aux partis Frères n'explique qu'une partie du problème, les pénuries étant liées avant tout à des causes structurelles : dépendance énergétique et alimentaire vis-à-vis de l'étranger, croissance démographique...). Ainsi, entre l'opposition politique à la mainmise de la confrérie sur l'appareil de l'Etat et l'agrégation des mécontentements découlant d'une gestion désastreuse du pays, Mohamed Morsi et les Frères musulmans ont réussi à coaliser contre eux une grande partie des Égyptiens. La dégradation sans précédent de l'économie égyptienne soumise à une forte inflation, avec des réserves de devises en chute libre (passées en dessous du seuil des trois mois d’importation) et des flux touristiques en baisse sensible ont fini par affecter gravement les intérêts de l'armée dont les généraux sont des hommes d'affaires contrôlant près du tiers du PIB du pays11 (l’armée commercialise toutes sortes de biens et services : vêtements, eau minérale, pesticides, stations-service, entreprises de nettoyage…). C'est aussi pour cela que l'institution militaire s'est jointe à la révolution (afin de défendre ses intérêts économiques). IV. Où va l'Egypte ? Les événements récents auront un impact important non seulement sur l'Egypte elle-même, mais aussi sur l'ensemble du monde arabe dont elle est le pays le plus peuplé (85 M d'habitants). Les Frères musulmans, partis d'Egypte, ont gagné en influence dans les pays voisins et ils ont réussi à placer une partie de leurs adeptes à des postes de responsabilité (à 9 Le même reproche pourrait être fait à l'armée égyptienne, mais l'armée n'est pas un parti politique et elle est la figure de l'Etat. 10 Une illustration : le FMI a expliqué le retard à trouver un accord financier avec l'administration Morsi par l’absence d’interlocuteur crédible et expérimenté côté égyptien. 11 Les estimations des spécialistes vont de 25% à 40%. Nous retenons ici celle d'Amr Hamzawy, ancien directeur de recherche pour le centre Carnegie pour le Moyen-Orient, professeur de sciences politiques à l’université du Caire et spécialiste de l'étude de l’armée égyptienne. 9 l'instar de la Tunisie). Le coup d'arrêt populaire à la propagation des pouvoirs islamistes est une première dans le monde arabe post-révolutions de 2010-2011.12 Le premier scénario est celui d'un effet de dominos inverse, celui d'une fin programmée de l'islam politique dans la région Maghreb-Machrek. La « fable islamiste » s’est effondrée sous l’impact de la crise culturelle (et économique pour les pays non exportateurs de pétrole) qui affecte les sociétés arabes, comme le dit Gilles Kepel (2013b) : « La victoire des Frères musulmans en Egypte et d’Ennahda en Tunisie illustrait le conte de fée politique – seriné sur la chaine qatarienne Al Jazeera – d’un avenir radieux du monde arabe où une fusion harmonieuse entre charia et démocratie garantirait la pérennité de la rente pétrolière aux monarchies du Golfe tout en faisant régner la paix sociale sous l’égide de gouvernants barbus flanqués de femmes voilées. Loin de l’adultération imposée par l’Occident, les sociétés musulmanes retrouveraient leur authenticité, aliénée depuis la colonisation. » Le second acte de la révolution est venu rappeler de manière fracassante que si les Egyptiens sont pieux, ils ne sont pas, pour la plupart, favorables à un régime qui viendrait s'immiscer dans leur liberté de tous les jours et ne veulent pas de pères la morale qui viendraient leur intimer ordre de faire ou de ne pas faire. Le peuple égyptien est un peuple joyeux, qui aime rire, même de sa misère, qui aime l'art, la danse du ventre, le cinéma, la shisha et de temps en temps et en cachette, une canette de bière (on peut se référer ici aux romans du prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz). L'Egypte est un pays qui hait l'ordre et la discipline (les comportements des automobilistes sur la route ou des fonctionnaires dans les administrations sont là pour nous le rappeler). C'est donc cette Egypte-là qui s'est réveillée chassant de manière spectaculaire - et pour la première fois dans l'Histoire du pays, sans pharaon, raïs ou homme providentiel - une dictature rampante. Une autre évolution, plus improbable, consisterait pour les Frères à accepter la volonté du peuple et à se réinsérer progressivement dans le processus démocratique en assumant leur part de responsabilité dans la conduite du pays et en abandonnant leur volonté hégémonique de concentration en leurs mains de tous les pouvoirs. Le mouvement islamiste restera-t-il l'arme au pied ? Il se peut - et c'est le second scénario que la frange la plus radicale qui a renoncé à la violence dans les années 1990, revoit sa position et passe dans la clandestinité. Toutefois, ces groupuscules ont été largement décapités par les forces de sécurité au cours des vingt dernières années et ils ne semblent pas aujourd'hui disposer de la masse critique les rendant capables de provoquer des affrontements armés ou une guerre civile. Cela n'empêchera évidemment pas les violences, les tueries et les attentats, mais ceux-ci devraient rester sous contrôle. Que gagnerait en effet la confrérie à déclarer la guerre sainte et à se lancer dans un djihad aux résultats incertains dans une société égyptienne profondément pacifiste ? En tout état de cause, la rue arabe en général et égyptienne en particulier est versatile, prompte à brûler aujourd'hui ce qu'elle adulait hier et vice-versa. C'est cela qui explique que l'armée est cette fois beaucoup plus prudente qu'en 2011 et refuse catégoriquement de garder un pouvoir qui pourrait demain, la discréditer à nouveau, comme l'a montrée la malheureuse expérience du maréchal Tantaoui et du CSFA. L'avenir du pays est donc toujours en pointillés et ceux qui parlent d'un 1905 (séparation en France de l'église et de l'Etat) égyptien se trompent peut-être autant que ceux qui parlaient d'une révolution « de type 1789 » en 2011. Les deux scénarii ne s'excluent d'ailleurs pas. La situation actuelle peut, en effet, générer à court terme une explosion d'intégrisme violent et conduire à terme à la marginalisation de l'islam politique. 12 Les événements que l'Algérie a connu dans les années 1990 ne se situent pas sur le même plan. Les militaires étaient au pouvoir et les islamistes qui avaient la rue (et donc les urnes) avec eux. La répression et l'interruption du processus démocratique ont laissé la virginité gouvernementale des islamistes algériens intacte. 10 V. Soyons lucides Les extrémistes veulent détruire la civilisation occidentale et s'opposent aux plus nobles acquis de nos sociétés en termes de libertés et de droits humains. Quoi de plus normal de les combattre ? Or, contre toute attente, sur l’Égypte, les dirigeants occidentaux ont opérés une curieuse volte-face en prenant fait et cause pour les islamistes. Quelle stratégie, et au-delà, quelle logique poursuivons-nous donc ? Beaucoup d’Égyptiens affamés ont certes accepté, par la force des choses, la main tendue pendant des années, par les organisations caritatives islamistes. On découvre aujourd'hui que même s'ils sont devenus plus pieux, en partie pour faire plaisir à leurs bienfaiteurs, ils n'en ont pourtant pas embrassé leur vision du monde et du pays comme beaucoup en Europe ou en Amérique l'ont cru. La généralisation du voile dans les rues du Caire ne doit pas jeter un voile sur la réalité des aspirations du peuple égyptien. Aujourd'hui, ce peuple se soulève contre le fanatisme et pousse son armée à entrer dans l'arène pour mettre un coup d'arrêt à la destruction en coupe réglée des institutions séculières et à la gabegie économique et l'Occident s'entête à n'y voir qu'un coup d’État contre un gentil président élu. Pire, la Maison Blanche dit craindre un effet domino dans tout le monde arabe... Dans cette perspective en effet, la victoire récente de Bachar Al Assad en Syrie sonne comme un coup d'arrêt à l'expansion islamiste en Orient, et les événements en cours en Égypte confirment un retournement que les Occidentaux s'acharnent à refuser. Pourquoi ? La conception stratégique de l'Amérique mais aussi de l'Union européenne semble en réalité construite sur plusieurs erreurs qu'il s'agit ici d'identifier et de clarifier. 1/ La première erreur est de croire que le Parti de la Justice et du Développement (PJD) est un parti comme un autre, selon une vision ethnocentrée bien connue. Tel n'est pas le cas. Le PJD est la vitrine politique de la confrérie des Frères musulmans, nébuleuse sectaire et fanatique dont le but rémanent est de détruire toute forme de modernité et de progrès et de ramener autant que possible la société au temps du prophète. Destruction de l’État, vu comme un concurrent d'Allah, organisation coranique de la société, prééminence de la charia, voilà la quintessence de leur programme. Faut-il d'ailleurs rappeler que jusqu'à une période récente les Frères s'abstenaient de toute participation au processus politique, même local, voyant dans la démocratie une forme de déchéance par rapport à la pureté islamique ? Plus que n'importe quel parti extrémiste, la confrérie présente un danger majeur pour la démocratie parce qu'elle base son programme sur une religion et traite ses adversaires comme des ennemis, et des ennemis de Dieu (un peu comme la conception nazie, sous la plume de Karl Schmitt). Les slogans lancés contre les militaires et les policiers récemment en témoignent. Plus encore, une fois le pouvoir capté, il n'y a aucune raison de le rendre aux apostats et infidèles, fut-ce par la démocratie. Pourtant, ce qui se passe en Égypte est historique et porteur d'une grande espérance : pour la première fois, un grand pays arabe, dont le seul horizon était jusqu'à présent l'islamisme radical, voit son peuple se lever massivement et rejeter brutalement cette issue. Qu'attend l'Occident pour applaudir ? Faut-il penser que seules les victoires américaine ou européenne contre l'islamisme méritent d'être saluées ? 2/ La deuxième erreur est de dire que Morsi a été élu à la majorité des voix en juin 2012 et que son renversement va à l'encontre de la légitimité électorale (selon la formule bien connue : refus de voir la rue se substituer aux urnes). Ce qui s'est passé en 2013 en Égypte en dit long sur ce qui se serait passé l'année précédente, si l'on avait annoncé la victoire de Ahmad Chafik, l'autre candidat en lice à l'époque. Les Frères musulmans, alors beaucoup plus 11 puissants en raison de leur virginité du pouvoir, avaient installé partout dans le pays des comités fanatisés prêts à en découdre. Après de nombreux jours de tergiversations et pour éviter de mettre le pays à feu et à sang, la commission électorale, sans doute sous la pression de l'armée, s'était résolue à annoncer la victoire de Morsi. Fataliste, le peuple égyptien ne s'est pas opposé à ce choix (qui fut une surprise pour beaucoup) et s'est dit qu'après tout, pourquoi ne pas donner une chance à une organisation qui avait soulagé tant de maux dans les quartiers miséreux où elle avait même remplacé l’État. 3/ Ce que s'est passé du 30 juin au 3 juillet 2013 - et c'est la troisième erreur - ne relève en rien d'un coup d’État. La plupart des organes de presse occidentaux s'est lancée dans une curieuse querelle de chiffres pour savoir si le mouvement Tammarod (ou rébellion, le mouvement à l'origine des manifestations anti-Morsi) avait rassemblé 10, 15 ou 20 millions de signatures. Le fait est qu'entre le 30 juin et le 3 juillet il y avait plusieurs millions de personnes dans la rue pour réclamer le départ de Morsi, là où seulement 2 millions de personnes avaient, en 2011, précipité le départ de Moubarak sans qu'aucun journal européen ou américain ne trouve à y redire. Jusqu'au 3 juillet et à la vue de l'amplification du mouvement, le général Al-Sissi, ministre de la Défense, a proposé au président Morsi d'annoncer des élections anticipées, fussent-elles seulement législatives. Refus catégorique de l'intéressé sous la pression du guide suprême qui considérait qu'on ne livre pas le pouvoir aux mécréants. Pourquoi l'Occident n'a-t-il pas, à ce moment précis, diligenté des médiations afin que le pouvoir égyptien accepte le principe de ces élections qui auraient eu le mérite de désamorcer, en amont, le conflit ? La vérité est que tout le monde savait que Morsi et les Frères étaient devenus très impopulaires et que, par conséquent, ces élections étaient perdues d'avance. Européens et Américains, qui avaient bâti toute leur politique moyen-orientale sur la pérennité des Frères au pouvoir, ne tenaient pas vraiment à les voir partir. Mais si la question est d'ordre purement démocratique, ces élections auraient du être organisées. En effet, la démocratie ne se réduit pas à un instantané électoral qui donnerait par la suite un blanc-seing à l'autorité élue. Faut-il rappeler qu'en 1968, lorsque, au mois de mai, des millions de jeunes sont descendus dans la rue pour défier violemment le pouvoir gaulliste, le président, tout de Gaulle qu'il était, fort de sa légitimité non seulement politique mais surtout historique, a procédé à une dissolution de l'assemblée nationale et a appelé à des nouvelles élections, élections qui ont d'ailleurs conforté sa légitimité ? Un vrai pouvoir démocratique sait donner la parole au peuple lorsque les convulsions de celui-ci deviennent critiques. Et elles l'étaient, incontestablement, dans l’Égypte de Morsi en ce 3 juillet. S'entêtant à dire que son élection en 2012 le dédouanait de tout compte à rendre devant les millions de citoyens dans la rue, il a fini, sous la pression de cette même rue, à être déposé par l'armée. Si coup d'état il y avait eu, les millions auraient été contre l'armée (et ils l'ont été à maintes reprises depuis la chute de Moubarak). Or ils sont avec elle. Aujourd'hui encore, les islamistes sont très minoritaires dans le pays. Sans évoquer le fait que les places fortes des islamistes (Adaweya et Nahda) réunies ne comptabilisaient que 25.000 personnes seulement, le nombre d'encartés au PJD est de 700.000 et le parti n'est soutenu que par 15% de la population, selon tous les sondages, sondages qui montrent par ailleurs que l'action des forces armées et de sécurité recueille l'assentiment de 80% des Égyptiens… Que faut-il d'autre aux pays occidentaux pour qu'ils réorientent leur stratégie vers un soutien aux nouvelles autorités ? 4/ La quatrième erreur est de dire que le bain de sang provoqué le 14 août au cours de l'assaut des forces de l'ordre contre les places Rabaa Al Adaweya et Nahda aurait pu être évité et que les médiateurs européens et américains auraient soi-disant arraché un compromis, compromis refusé par l'armée. La vérité est que, à ce jour, les islamistes continuent de poser comme condition irrédentiste à toute reprise du dialogue le retour de Morsi à son poste de président. Et tout le monde sait très bien que cette condition est irrecevable, non pas seulement par l'armée mais par une écrasante majorité d’Égyptiens. Ajoutons que les nouvelles autorités ont 12 attendu près d'un mois et demi avant de donner l'assaut, période au cours de laquelle elles ont multiplié les exhortations à évacuer les sit-ins et à réintégrer le nouveau jeu électoral ; les islamistes n'ont rien voulu entendre. Toute perte de vies humaines est bien entendu regrettable et il n'est pas question ici de s'en féliciter. En même temps, il n'est pas de révolution sans victimes. Toute proportion gardée et en réitérant la compassion pour les victimes et leurs familles, les révolutions égyptiennes ont été jusqu'à présent bien moins meurtrières que leurs homologues occidentales... 5/ La cinquième erreur relève d'une description pour le moins manichéenne de la scène politique actuelle en Egypte. Enfourchant sans sourciller une vision simpliste (américaine ?) des choses, les Occidentaux s’échinent à croire qu'il y a d'un côté les gentils partisans désarmés d'un président déchu et de l'autre des méchants militaires et policiers qui ne rêvent que d'asseoir la dictature en les exterminant. L'atlantisme est passé par là et a laissé des traces, même chez nous. Comme toujours en Orient, la vérité est un peu plus complexe. Sans dresser d'inventaire à la Prévert de toutes les exactions islamistes, énonçons les plus saillantes, qui ont d'ailleurs été dénoncées urbi et orbi tant par le grand Mufti d'Al Azhar (la plus haute autorité de l'islam sunnite) que par la quasi totalité des oulémas d'Arabie Saoudite : · La mosquée de Rabaa, où s’étaient enfermés les Frères, était une véritable poudrière, où les forces de l'ordre ont découvert un vaste arsenal de guerre (fusils d'assaut, RPG7, lancegrenades, etc.) ; · Depuis des semaines, les milices fréristes sèment la terreur dans l’ensemble de la population : meurtres, enlèvements, kidnappings, demande de rançons, rapt et viol de filles mariées de force à des musulmans ; · Plus d’une vingtaine de postes de police pillés et brûlés ; près d’une cinquantaine de policiers et d’officiers massacrés et torturés de la manière la plus abjecte (une vidéo postée sur YouTube montre un barbu arrachant le cœur d'un soldat et le manger…), la dernière datant du 19 août (25 officiers sauvagement assassinés lors de l'attaque d'un poste de police au Sinaï) ; · Mausolées soufis détruits et familles chiites massacrées ; · Une cinquantaine d’églises, d’écoles et d’institutions chrétiennes brûlées dans la seule journée du 14 août, sans parler des prêtres et chrétiens attaqués et tués – dont des enfants en bas âge – pour la seule raison qu’ils sont chrétiens. Et bien entendu, aucune dénonciation occidentale qui serait taxée d’"islamophobie", crime bien plus grave chez nous que ceux commis là-bas… ; · Près de 1500 personnes massacrées par les milices de Morsi au cours de son année de règne, crimes que vient de dénoncer Amnesty International dans son dernier rapport. Pourquoi les pays occidentaux, pourtant au fait de l'ensemble de ces actes par les télégrammes diplomatiques qu'ils reçoivent de leurs chancelleries, n'ont-ils pas dit mot ? 6/ La sixième erreur a trait à la souveraineté de l’Égypte que les Occidentaux font exagérément dépendre de leurs financements. L'objectif central des Etats-Unis est d'avoir un gouvernement égyptien prêt à coopérer avec eux de façon à ce que les intérêts stratégiques des Etats-Unis soient préservés (Sharp, 2014), à la limite peu importe que l'Egypte soit gouvernée par militaires ou par des islamistes. Les États-Unis ont institué une aide annuelle de 1,5 Mds USD à l’Égypte depuis 1979 et que l'Union européenne octroie également des centaines de millions d'euros (700 M EUR depuis 2007). Ces pays pensent tenir les nouvelles autorités par les bourses en agitant le spectre d'une suspension voire d'une annulation de ces aides au cas où il ne serait pas ouvert droit aux requêtes des islamistes. Là encore, les Occidentaux se trompent. Il faut se rappeler que l'aide américaine n'est qu'une parenthèse qui s'est ouverte au lendemain de la signature du Traité de Camp David par lequel l’Égypte mettait fin à son état 13 de guerre avec Israël. En effet, ce traité signait la rupture avec ses voisins arabes, notamment les pays du Golfe qui avaient usé de l'arme du pétrole pour soutenir Nasser puis Sadate contre l'Occident (lui-même soutien d'Israël). En signant la paix avec l’État hébreu, l’Égypte savait que tous les financements arabes allaient cesser du jour au lendemain. Pour ne pas compromettre cette signature, les États-Unis s'étaient alors engagés à les compenser, le temps qu'il faudra. Depuis la chute de Morsi, Arabie Saoudite, Koweït et Émirats Arabes Unis déversent des tombereaux de liquidités aux nouvelles autorités avec une aide cumulée de 12 Mds USD en quelques semaines (soit une décennie d'aide américaine…) et annoncent que ses aides seront maintenues autant que nécessaire. Cette assistance financière renoue ainsi avec le statu quo antérieur à Camp David. Bien entendu, l'appui de ces pays n'est pas désintéressé, mais le résultat est le même. La concurrence des bailleurs de l’Égypte et leurs divergences d'analyse confèrent à ce pays une nouvelle souveraineté et autorisent le général Al Sissi à ne plus prendre Barack Obama au téléphone … Conclusion Si les États-Unis et l'Europe ne veulent pas perdre crédibilité et influence au MoyenOrient, il est urgent de regarder les faits tels qu'ils sont et ne pas s'enfermer dans une stratégie basée sur l'apparence et le politiquement correct. La manière dont les médias et les responsables politiques des pays occidentaux ont analysé les événements en Égypte en dit beaucoup sur les premiers comme sur les seconds. L'Occident semble en permanence en retard par rapport aux "printemps arabes". L'interprétation qui est donnée des événements n'est pas indépendante des intérêts géostratégiques des différents protagonistes. En tout état de cause, il importe de réfléchir de manière renouvelée sur les fondements de la démocratie et de la légitimité politique dans une région où l'histoire et la culture importent autant sinon plus que les péripéties ou événements de court ou moyen termes. L’Egypte est prise dans des enjeux qui dépassent ses propres convulsions politiques tout en les alimentant : leadership au sein du monde musulman, contrôle du pétrole et du gaz, conflit israélo-palestinien. En tout cas, la seconde étape de la révolution égyptienne représente une situation inédite, une onde de choc qui ne manquera pas d'avoir des répercussions importantes tant sur l'Egypte, que sur l'ensemble du mouvement islamiste et au-delà. Pour la plus grande partie des Egyptiens, l'enjeu crucial était d'éviter qu'une dictature politique ne remplace une dictature religieuse, aucune des deux ne semblant pour l'instant définitivement écartée. Comme le dit très justement Ben Abdallah El-Alaoui (2014) : « Le régime est désormais placé devant un choix épineux : va-t-il ressusciter le système Moubarak, avec un général AlSissi passant du kaki au costume-cravate, ou préférera-t-il le modèle pakistanais, où les civils ont leur mot à dire, mais laissent aux militaires leur droit de veto sur les dossiers importants?» Références Aclimandos T. (2007), « Les Frères musulmans égyptiens : pour une critique des vœux pieux», Politique africaine, décembre, n°108. Aclimandos T. (2011), « Splendeurs et misères du clientélisme », Egypte et monde arabe, n°7, pp. 197-219. 14 Apter D. (1965), The Politics of Modernization, Chicago, University of Chicago Press. Arafat A.D. (2009), The Mubarak leadership and future of democracy in Egypt, Palgrave, Macmillan. Avon D. (2012), « Les Frères musulmans et ‘l’état civil démocratique à référence islamique’ », Les Cahiers de l’Orient, n°108, hiver, pp. 81-96. Badie B. (1992), L’Etat importé. 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