paul fraisse - Les amis d`Emmanuel Mounier

Transcription

paul fraisse - Les amis d`Emmanuel Mounier
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LES MURS BLANCS
Mes souvenirs
Introduction
Les Murs blancs sont un lieu-dit, une propriété déjà délimitée sur le plan des Chasses
Royales de 1764. Les Murs blancs sont aussi l’aventure d’un groupe de ménages réunis en
un même lieu par la volonté, disons mieux par le charisme d’Emmanuel Mounier.
Chacun de ceux qui se sont joints à lui a eu sa propre histoire avant de le rejoindre,
et chacun a une vision personnelle de ce que nous avons vécu et de ce que beaucoup vivent
encore aujourd’hui. Dans ce mémoire je ne veux, ni ne peux parler au nom de tous. Je
voudrais seulement fixer mes souvenirs personnels de ce qui fut et qui demeure une grande
aventure.
Toute cette histoire commence pour moi très loin, dès le début de la revue Esprit
dont j’ai trouvé les premiers numéros sur la table de lecture de ce foyer de lycéens
catholiques, la Conférence Ampère, qui était animée par le père Chaine1. J’étais alors
étudiant en philosophie. Je me rappelle l’effet que me produisit le numéro de la revue
Esprit intitulé : « Rupture entre le monde chrétien et le désordre établi » (mars 1933). Dans
l’hiver 1932-1933 E. Mounier était venu faire une conférence dans la salle de la Chambre
de Commerce de Lyon. Je n’oublierai jamais son « Eloge de la force » qui me faisait
1
Le jésuite Léon Chaine propose aux lycéens lyonnais un style de vie chrétienne sportif et ouvert, préface
d’engagements adultes. Paul Fraisse est entré au sortir du lycée chez les jésuites, qu’il a quittés après deux
années de noviciat.
2
tourner le dos aux marais cléricaux2. Tout en militant et ayant des responsabilités à la
Jeunesse Etudiante Chrétienne3, j’ai participé à partir de ce moment là aux réunions du
groupe Esprit de Lyon animé par Devivaise, un professeur de philosophie.
Un séjour de deux ans à Louvain pour me spécialiser en psychologie expérimentale,
mon mariage en 1937, mon veuvage en 19384, m’avaient éloigné de ce milieu, mais je
continuais à suivre la revue. Normalement j’aurais dû passer de la J.E.C à la J.I.C, mais ce
mouvement qui se développait dans le milieu bourgeois (les Indépendants) ne m’attirait
pas. J’avais une profession puisque j’étais à la fois Maître de Conférences aux Facultés
Catholiques de Lyon et boursier du C.N.R.S à Paris où je demeurais. Je n’avais plus
d’engagement. Alors, un jour de novembre 1938 je me suis rendu aux bureaux de la revue
Esprit, 137 Faubourg St-Denis, où E. Mounier m’a reçu et m’a écouté. Tout à trac, je lui ai
confié mon passé et mon désir de consacrer tout mon temps libre à la revue et aux groupes
qui gravitaient autour d’elle.
Entre Mounier et moi ce fut le coup de foudre5. J’entrai au Comité directeur de la
Revue, agité par les lendemains de Munich et par la déroute des Républicains espagnols6.
D’autre part, je faisais revivre le groupe Esprit de Paris avec Soutou, Moosman, Andrée
Dupont, Simone Bitry et plusieurs autres7. Nous avons été très actifs8. Nous avons, entre
autres, préparé le numéro d’Esprit de juin 1939 consacré aux immigrés et aux réfugiés9. Le
2
La conférence de Mounier a eu lieu, avec succès, le 14 janvier 1935, c’est l’article « Éloge de la force »,
dans Esprit, qui date de février 1933 (reproduit dans le recueil Révolution personnaliste et communautaire en
1935, cf. Œuvres de Mounier, t. 1).
3
Étudiant en philosophie aux facultés catholiques de Lyon, Paul Fraisse (1911-1996) a été responsable
fédéral (diocésain) de la JEC à Lyon, puis membre de la direction nationale universitaire (étudiants) en 19361937.
4
Marié en juillet 1937 à Renée Dupuy, alors responsable nationale de la JCF étudiante, et installé à Paris, il
a perdu son épouse à la naissance de leur enfant, décédé lui aussi (septembre 1938).
5
Mounier a fait preuve de la force de leur amitié par sa correspondance avec Fraisse prisonnier, puis par sa
confiance en lui dans la gestion de Châtenay et pour représenter Esprit engagé en politique parmi les groupes
de gauche non communiste.
6
Agitation dont témoigne la correspondance reçue par Mounier, pour ou contre sa position vigoureusement
hostile aux accords de Munich (lettres publiées par Nora Benkorich, La trahison de Munich, CNRS Éditions,
2008).
7
Jean-Marie Soutou (1912-2003) a connu Esprit dans le vivant groupe de Pau, il s’est lié à Mounier qui le
prend comme secrétaire de rédaction de la revue en 1939. Simone Bitry (1913-2004), ancienne étudiante à
Lyon, est professeur de lettres au lycée Racine à Paris.
8
Les « Groupes Esprit de Paris » ont été fondés par 25 amis réunis le 13 décembre 1938. Ils comptent
organiser des conférences, tenir une réunion mensuelle et former plusieurs équipes de travail : syndicalistes,
littéraires, juristes, équipe de formation. P. Fraisse en est le responsable coordinateur (annonce d’Esprit,
janvier 1939).
9
Une deuxième annonce expose le travail collectif prévu sur ce thème, qui n’est pas exclusif (une équipe
« syndicaliste » est aussi au travail) et fait appel aux sympathisants pour s’inscrire auprès de P. Fraisse
(février 1939). Après plusieurs réunions et conférences, deux numéros spéciaux paraîtront, intitulés La
Parole est aux réprouvés [Juifs, Noirs, nations opprimées] (juin 1939) et L’émigration, problème
révolutionnaire (juillet).
3
nazisme sévissait en Allemagne. Nous avons étudié de très près la création d’une librairie
personnaliste qui devait s’appeler « Le pain quotidien » mais il y a eu la guerre !
Je reviens à mes relations avec Mounier. Il habitait alors Bruxelles et il venait passer
deux ou trois jours par semaine à Paris pour animer la Revue10. Très vite je lui ai offert
l’hospitalité, à l’automne 38, en lui proposant de venir loger lors de ses passages dans mon
appartement devenu trop grand. Quelques jours après j’ai reçu une carte de lui, que je
transcris car elle traduit l’esprit de nos futurs rapports :
« Pourquoi n’ai-je pas accepté sans délai ? Timidité devant la gratuité, survivance de
notre éducation capitaliste. C’est un peu loin, mais je sens un fil du destin entre nous. Mon
angoisse de ces jours, qui ne m’a pas encore tout à fait quitté, me rendait si présent votre
désarroi à l’entrée de cet hiver.
Et puis nous savons bien qu’avant 10 ans nous serons dans une misère quelconque,
guerre, exil, ou déjà dans l’œuvre de réconciliation par le feu. « Alors c’est le moment des
grandes fraternités, n’est-ce pas ? 11».
Cette cohabitation ne pouvait que resserrer nos liens. Le soir, avant de nous coucher,
nous faisions ensemble une prière au retour de réunions ou de comités.
I- Le premier projet
Au début de 1939, Mounier s’ouvrit à moi d’un projet qu’il avait conçu avec
d’autres amis : vivre en communauté dans une propriété de la banlieue parisienne. Il
s’agissait d’un vieux projet. Déjà le 31 mai 1935 il avait écrit dans un carnet intime : « Ce
serait une belle chose que d’assurer un jour à Esprit, à ce mouvement, au groupe théâtral,
etc….une maison commune avec quelque vie commune. »
Ce projet de 1938 avait été plus spécialement médité avec Niklaus12. Ce dernier était
Suisse et s’intéressait à la psycho-pédagogie. Un autre participant devait être Jacques
10
Elsa/ Paulette Mounier a conservé après son mariage (juillet 1935) son emploi d’assistante pour l’histoire
de l’art et l’ethnologie au Musée d’art et d’histoire du Cinquantenaire à Bruxelles, où elle assure le secrétariat
du Service éducatif des Musées royaux. Mounier a accepté la vie segmentée et fatiguante qu’impliquait pour
lui le choix d’habiter Bruxelles..
11
Carte reproduite dans Mounier et sa génération, éd. Parole et Silence, 2000, p. 223.
12
Émile-Albert Niklaus (né en 1905) est le correspondant d’Esprit à Neuchâtel, où il anime un groupe de
jeunes et travaille à la propagande des groupes d’amis pour la Suisse. Pédagogue intéressé aux méthodes
nouvelles, il fait connaître les maîtres de la pédagogie active ; il a donné une contribution critique sur
l’enseignement au n° spécial Le problème suisse (octobre 1937). Il a confié peu après à Mounier son projet
de s’installer dans le Midi de la France pour y créer une pension scolaire originale où il expérimenterait les
méthodes d’éducation « personnaliste » qui lui tiennent à cœur. Mounier lui fait transformer ce projet, en y
associant son ami belge Jacques Lefrancq, également féru de psycho-pédagogie, et en le doublant du
« Centre Esprit » qu’il aimerait créer, lieu de résidence de plusieurs collaborateurs ou amis de la revue et de
rencontre pour les autres. Cela suppose que Niklaus renonce au Midi pour la région parisienne, ce qu’il
4
Lefrancq. Il vivait déjà à Bruxelles une forme de communauté avec les Mounier. Dans une
villa au 82 rue Victor Gilsoul, chaque ménage occupait un étage, et l’escalier était très
utilisé. J. Lefrancq était un ami d’Esprit de la première heure. Doté d’une forte
personnalité, il était Conservateur aux Musées Royaux de Bruxelles13. Mais il avait un
violon d’Ingres : la psychologie que l’on dit clinique aujourd’hui, à laquelle il s’était initié
auprès du psychologue bruxellois Vermeylen. Dans ces milieux E. Mounier avait rencontré
sa femme, Paulette Leclercq, qui travaillait aussi aux Musées : mari et femme participaient
parfois à la consultation de Vermeylen14.
Tout ceci explique la triple orientation du projet définitif. Il se proposait de réaliser a)
un collectif d’habitats, dit « Centre Esprit » ; b) une unité pédagogique pour 5 ou 6 enfants
de 15 à 18 ans dont le but était de former des personnes authentiquement libres, c'est-à-dire
consciemment engagées ; c) enfin un cabinet de consultations pédagogiques et de dépistage
psychologique. Psychologue moi-même, je m’inscrivais assez bien dans ce dernier projet.
Je serais plus spécialement chargé des tests psychomoteurs.
Ces deux derniers projets ont été présentés avec quelque emphase dans un article
d’Esprit de juin 1939, intitulé « Une nouvelle réalisation Esprit », portant en sous-titre
« Un centre d’études et d’orientation psycho-pédagogiques 15».
Le premier objectif était le plus fondamental : créer un centre Esprit16. J’en veux
pour preuve qu’en juillet 1939, pendant le Congrès annuel d’Esprit qui se tenait à Jouy-en
Josas, tous les participants ont consacré une matinée à la visite des Murs Blancs. Je nous
vois encore, Emmanuel et moi, sur le perron, expliquant à nos amis assis dans l’herbe
l’ensemble de nos projets.
Revenons au concret immédiat : comment avons-nous trouvé la maison et le
premier financement ? Niklaus et Lefrancq avaient un petit capital. Mounier et moi nous
disposions de quelques économies dues en grande partie à l’apport à nos familles.
accepte d’envisager ; une abondante correspondance au long de l’année 1938 (cf. Mounier et sa génération,
op. cit., p. 213-227) met au point la fusion des deux idées en un projet, que Mounier soumet à Fraisse.
13
Jacques Lefrancq (1894-1949), professeur de philosophie et directeur du Service éducatif des Musées, a
abandonné la revue qu’il avait créée sitôt après avoir lu le prospectus annonçant Esprit, et il s’est mis à la
disposition de Mounier avec générosité et efficacité. « Bras droit » de Mounier en Belgique, il est devenu
aussi son ami le plus fraternel. Handicapé par les séquelles de ses blessures de guerre, il aurait besoin, pense
Mounier, d’une semi-retraite avec une activité d’enseignement
14
Fraisse passe sur le rôle majeur de Lefrancq auprès de son ancienne étudiante Elsa Leclercq, convertie peu
après lui et présentée par lui à Mounier (Paulette est le prénom qu’elle a substitué plus tard au diminutif
« Poulette » hérité de son enfance).
15
Un premier appel intitulé « Pour une maison "Esprit" », en mars, lançait les lecteurs parisiens à la
recherche d’une grande maison avec jardin potager sans détailler les diverses activités qu’elle abriterait.
16
Lieu de vie, la résidence comporterait des chambres où loger les collaborateurs et amis de passage, et des
salles de réunions pour des groupes de travail et pour des week-end d’études.
5
Pour la maison, Mounier écrivit à plusieurs maires de la banlieue sud de Paris,
en demandant s’il n’y avait pas de propriétés à vendre. A l’époque l’offre dépassait la
demande. Les promoteurs n’existaient pas et l’idée de co-propriété n’était pas dans la
perspective de l’époque. Ces grandes propriétés - souvent résidences secondaires - étaient
une charge trop lourde pour une vraie famille.
Nous avons ainsi visité trois belles propriétés, l’une à Meudon, l’autre à l’Hay les
Roses. Nous avons finalement opté pour la troisième, dite « Les Murs Blancs », au 19 rue
d’Antony à Châtenay-Malabry. De cette propriété on trouvera en annexe une description
ainsi que les menaces de dépeçage qui pesaient sur elle. Nous avons passé outre et bien
nous en a pris. Une difficulté supplémentaire s’est cependant présentée. Madame Mauban,
la propriétaire, veuve de Louis Robin, était l’héritière d’un bien qui était dans sa famille
depuis un siècle. Elle voulait bien vendre, mais pas à n’importe qui. Elle désirait avoir des
assurances sur l’acheteur et ce qu’il en ferait. Elle croyait que nous voulions installer une
clinique et cette idée lui déplaisait. La confiance ne régnait pas. J’ai décroché son
acceptation en me présentant chez elle dans le 7e arrondissement, et en tendant à la femme
de chambre une carte de visite où était imprimé « Maître de Conférences aux Facultés
Catholiques de Lyon ». Cette caution « bourgeoise » fit merveille. Accord conclu. Je
rapportais la nouvelle à E. Mounier qui m’attendait à la terrasse d’un café en haut du
Boulevard St-Michel. Il restait à passer l’acte notarié.
Sur les conseils toujours très avisés de Louis Dulong, un ami d’Esprit de toujours17,
nous avons constitué une société anonyme à cause de sa souplesse juridique qui s’est en
effet révélée utile pour réaliser les projets de l’après-guerre18. Le 15 juin 1939 nous
acquérions Les Murs Blancs pour la somme de 200.000 francs de l’époque19. Le prix était
bas à cause des menaces de découpage.
Aussitôt nous avons fait des plans, aidés par deux architectes, les frères Dorian.
Tout de suite on installa un appartement provisoire pour Mounier et sa famille, c'est-à-dire
sa femme et leur première née Françoise20. Celle-ci était très malade, atteinte d’une
17
Dulong, professionnel des opérations financières, a souscrit personnellement des actions de la revue, en
tient bénévolement les comptes depuis l’origine et conseille Mounier constamment déficitaire.
18
Société constituée le 10 juin 1939 au capital de 100 000 F, avec Fraisse comme administrateur délégué.
Les 100 actions sont réparties entre les quatre associés fondateurs : 25 à Mounier, 24 à Fraisse, Lefrancq et
Niklaus, et une à trois proches collaborateurs de Mounier (pour atteindre le chiffre obligatoire de 7
actionnaires) : P.-A. Touchard, animateur dévoué de la revue et des groupes, L. Dulong, et J.-M. Soutou,
secrétaire de rédaction.
19
Les quatre amis ont mis à contribution leurs parents.
20
Elsa/Paulette Mounier a abandonné son emploi au musée de Bruxelles pour être avec son mari sans risquer
d’être séparée par une frontière.
6
encéphalite aiguë (on ne le savait pas clairement à cette époque) à la suite d’un vaccin
antivariolique. Le cas était rare mais connu. Ce fut une épreuve très douloureuse pour
Mounier et sa femme. Jamais Françoise ne sortit d’une torpeur post-encéphalique. Elle
mourra à 18 ans dans une maison spécialisée sans jamais avoir pu parler, marcher et même
s’alimenter toute seule21.
Les travaux débutèrent dès le mois de juin. [La propriété comportait trois bâtiments
d’habitation. Le plus important, le « pavillon blanc », éloigné de l’entrée, était une maison
de maître : pièces communes et de réception au rez-de-chaussée, quatre chambres au
premier étage, cinq au deuxième et quatre chambres mansardées au troisième, avec deux
greniers et deux caves. La « nursery » des anciens propriétaires ou « pavillon jaune », près
de l’entée à gauche, logement plus récent, avait cuisine et salle à manger au rez-dechaussée, avec un cabinet photo et un jardin d’hiver doublé d’une orangerie, trois
chambres au premier et cinq au second. Enfin le pavillon du gardien abritait un petit
logement au 1er étage, et au rez-de-chaussée un grand hangar pour deux voitures, prolongé
par des communs (écurie, chenil et clapier et autres dépendances)].
L’immeuble principal avait par derrière une cuisine en ruine. Nous décidâmes de la
reconstruire et d’avoir à la fois une cuisine commune, nécessaire en particulier pour nos
futurs pensionnaires, tout en gardant dans chaque appartement une petite cuisine privée. Ce
détail est significatif : nous voulions vivre ensemble, mais en ayant chacun un appartement
complet pour respecter la vie privée22.
Dans le pavillon principal, au rez-de-chaussée, on taillait dans les pièces de
réception un petit appartement pour moi qui étais seul alors ; au premier étage devaient
s’installer les Mounier ; au deuxième on préparait deux petits appartements, l’un pour les
Lefrancq, l’autre pour leur mère. Il était entendu que Niklaus restructurerait le pavillon dit
du gardien pour son usage familial.
Mounier installé dès la fin de juillet 1939 au deuxième étage du pavillon jaune,
m’avait offert l’hospitalité à partir du mois d’août, date à laquelle nous étions revenus d’un
camp à Lescun dans les Pyrénées qui avait regroupé plusieurs des animateurs du groupe
21
Françoise née en mars 1938 est tombée malade en novembre. Ses parents sont alors partagés entre la
douleur et l’espoir en la médecine. C’est seulement en avril 1940 qu’ils auront un diagnostic définitif. Elle
mourra à Cernay (Haut-Rhin) le 1er juillet 1954, à 16 ans.
22
Mounier rappelle constamment à ses amis que la communauté à inventer exclura la promiscuité pour
procurer à chacun « une vie de liberté intense ».
7
Esprit de Paris : Jean-Marie Soutou qui avait amené Claude-Edmonde Magny23, puis
Andrée Dupont, Rolande Thoraval, Simone Bitry et moi-même. Des liens affectifs
s’étaient noués à la fin de l’année scolaire entre Simone et moi. Elle était agrégée de
lettres. Ces liens devaient se transformer en un véritable amour.
Nous vivions donc en cette deuxième quinzaine d’août d’une part dans la ferveur de
nos projets qui se réalisaient sous nos yeux24, et d’autre part dans la crainte d’une guerre
franco-allemande que tout laissait prévoir. Nous n’avions pas de radio et chaque matin,
Mounier se précipitait chez le marchand les journaux. Je me rappelle avec précision ce
matin du 25 août où il a ouvert le journal qui annonçait la signature imprévue du pacte
germano-soviétique. Nous avons tout de suite imaginé la suite. Nous avons fait arrêter les
travaux et préparé notre mobilisation, Mounier comme auxiliaire à Grenoble, moi au 14e
Zouaves de Lyon. Ici s’arrête l’histoire de notre premier projet. Par miracle, il a eu une
suite.
II- La guerre
Ses promoteurs dispersés, les travaux arrêtés, les Murs Blancs étaient à l’abandon.
A l’instigation de Mounier, Madame Landsberg vint plusieurs fois pour vérifier l’état des
lieux25. Andrée Dupont aussi. Pendant le mois de janvier 1940, à l’occasion d’une
permission, je vins aussi à Châtenay. Dans le parc je trouvai un homme dans la force de
l’âge qui, avec quelques gamins, « faisait » du bois. Je m’insurge. L’homme qui s’appelait
Gouzy, reconnaît les faits. Il me signale qu’avec le rationnement dû à la guerre, la tentation
de venir prendre du bois, couper des arbres, ne fera qu’augmenter, d’autant plus qu’il y a
une brèche dans le mur. Il faudrait me dit-il, que cette propriété soit gardée. Je comprends,
et choisissant le moindre mal, je fais du voleur un gardien qui viendra s’installer dans
l’appartement du gardien. Nous ne le rétribuerons pas, mais en plus du logement, il pourra
23
Claude-Edmonde Magny, pseudonyme littéraire d’Edmonde Vinel, ancienne élève de l’ENS-Ulm,
professeur agrégée de philosophie. Elle inaugurera en février 1940 une collaboration appréciée et durable à
Esprit.
24
Mounier a annoncé l’ouverture en octobre du Centre Esprit et du Centre psycho-pédagogique et lancé une
souscription pour les financer, en faisant aussi appel aux dons en nature (meubles neufs ou usagés, lingerie,
vaisselle) pour une vingtaine de pièces et trois salles de consultation (Esprit, août 1939).
25
L’épouse de Paul-Louis Landsberg, le philosophe qui a acquis un ascendant considérable sur l’équipe
d’Esprit. Bien que déchu de la nationalité allemande et ayant demandé la nationalité française, il sera interné
dans un camp en mai 1940, s’évadera et gagnera péniblement la zone non occupée.
8
profiter des deux potagers et des arbres fruitiers. Gouzy était en fait un futé plus ou moins à
la charge de ses parents, cafetiers dans un bar de la Butte Rouge. Il était donc du pays.
La solution se révèlera bonne. Gouzy se lancera dans des cultures maraîchères, fera
paître dans le parc tantôt une vache, tantôt des chèvres. Les arbustes en souffriront, mais
l’essentiel sera préservé. Pendant l’occupation, il pratiquera un véritable commerce
« libre » de fruits et légumes. La seule difficulté naîtra quand nous nous installerons en
1946, et que nous lui demanderont de quitter les lieux. Après quelques criailleries, nous
arriverons à nos fins. Mais nous n’en sommes pas là.
A l’automne de 1939 il avait été question que des réfugiés polonais
viennent occuper les lieux. Nous étions d’accord ‒ par correspondance ‒ Mounier et moi,
en leur demandant de respecter le plan de nos travaux. Mounier avait même suggéré que
l’on continue les travaux, mais nous étions déjà endettés. L’affaire ne se réalisa pas.
Pendant la guerre de 1940, deux obus sont tombés sur la propriété, dont un sur la cuisine
mais sans exploser. Pendant l’occupation, dès le 6 août, la propriété a été réquisitionnée
par les Allemands. Ils l’ont occupée sporadiquement en août et septembre 40, et l’ont
réquisitionnée officiellement le 1er décembre 40, avec occupation partielle jusqu’au 15
septembre 1943. A vrai dire, l’état des locaux ne facilitait pas une véritable occupation, et
le plus souvent les soldats allemands venaient faire de l’exercice dans le parc où ils ont
abandonné une carcasse d’hélicoptère dont nous avons eu bien du mal à nous débarrasser
après la guerre. Cette carcasse fera finalement le bonheur d’un jeune aéro-club. Si nous
avions hérité d’un hélicoptère, par contre les Allemands avaient transporté au lycée Marie
Curie un billard qui faisait partie des meubles au moment de l’achat. Sa vétusté nous a
découragés de le récupérer après la guerre.
Ajoutons que nous avons touché en 1944 et 1945 des indemnités pour cette
réquisition, indemnités payées par la Paierie Générale de la Seine !
Ces sommes nous ont aidés à régler nos dettes correspondant aux travaux effectués
en 1939. J’ai tout un dossier de lettres envoyées à ce sujet par nos architectes, les frères
Dorian, à Paul Fraisse, à Emmanuel Mounier, puis à Simone Bitry que Mounier avait
chargée très vite, dès l’été 1940 de s’occuper de la propriété. Devis, discussions sur les
abattements, impôts impayés transmis par Maître Faroux, lettres des entrepreneurs. Tout
était très compliqué puisque Fraisse était soldat puis prisonnier26, Mounier à Grenoble puis
26
Paul Fraisse rédigera pendant ses trois années de captivité des notes, tantôt journal quotidien, tantôt
méditations, qu’il publiera (Écrits de captivité 1940-1943, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme,
9
en zone non occupée27. Simone Bitry qui avait rejoint son poste à Paris dès octobre 1940,
présentait un avantage particulier : des membres de sa famille habitant en zone non
occupée, elle pouvait aisément franchir la ligne de démarcation aux petites et grandes
vacances et rencontrer Mounier28.
Mais nous n’avions pas l’argent suffisant pour régler nos dettes. La correspondance
conservée m’apprend cependant que mon père et Niklaus ont envoyé chacun 70.270 francs
en avril ‒ mai 1942. Les dettes étaient réglées par ces avances.
Été 1943. Je rentre de captivité comme «
als nicht benötigter
Sanitätangehöriger ». Je ne l’étais pas en réalité, mais aussi bien en Allemagne qu’en
France - grâce à mon père - les états étaient truqués : je n’étais pas un sanitaire mais je me
suis fait passer pour tel. Évasion bureaucratique si l’on veut, après une première évasion
manquée en août 1942. J’épouse le 28 août 1943 Simone Bitry, et nous nous installons
dans mon ancien appartement, 25 rue Gassendi. De là, nos visites à bicyclette aux Murs
Blancs se multiplient, et nous achetons même des légumes à Gouzy.
Je retrouve E. Mounier en septembre 1943 caché dans une pension de famille de
Dieulefit. Lui aussi a vécu bien des péripéties. La revue interdite en août 1941, puis plus
tard, arrestation, prison, procès où il a été acquitté29. Il doit fuir. Dans ce Dieulefit, bien
nommé, nous tenons avec Jean Lacroix, Paul Flamand, Pierre Emmanuel 30 un mini-comité
directeur d’Esprit, orienté vers l’après-guerre. Je discute aussi longuement avec Emmanuel
Mounier de Châtenay. Il m’apprend que nos plans d’avant-guerre sont bouleversés. Les
Lefrancq ne veulent plus quitter Bruxelles et Niklaus a dû prendre un métier en Suisse… Il
renonce au projet des Murs Blancs. Du coup notre aspect pédagogique s’écroule. Nous
décidons de persévérer, en ne prenant en compte que l’aspect « Centre Esprit ». Saturés de
vie collective et de promiscuité dans les camps ou les prisons, nous décidons de renoncer à
1991). Les lettres de Mounier à Fraisse en 1938-1942 ont été publiées dans le Bulletin des Amis d’E. Mounier
(BAEM), 85 et 86, 1996.
27
Mobilisé dans le Dauphiné jusqu’à l’armistice, Mounier démobilisé en zone non occupée y reste et après
être passé à Grenoble chez ses parents où il retrouve Paulette et Françoise, s’installe en août à Lyon où il
demeure avec elles jusqu’à son arrestation en janvier 1942.
28
Elle lui donne alors des nouvelles de ses amis, et lui transmet des documents provenant de la zone occupée.
29
Acquitté le 30 octobre, il a gagné Dieulefit avec sa famille (Anne est née en août 1941), sous le nom de
Leclercq. Il regagnera Paris à la Libération, après cinq ans d’éloignement.
30
Lacroix (1900-1986), professeur de philosophie en khâgne à Lyon, collaborateur d’Esprit dès l’origine,
membre du Comité directeur et animateur depuis 1937 d’un groupe Esprit vivant, a été le plus proche
compagnon de Mounier en 1940-1942. Flamand (1909-1998), co-fondateur des éditions du Seuil à la veille
de la guerre, a été le délégué en zone occupée de l’association d’animation culturelle Jeune France en 19401942, et après une tournée d’information en zone sud, de Lyon à Dieulefit, reprend son métier d’éditeur.
Emmanuel (Noël Mathieu, 1916-1984), jeune poète devenu ami de Mounier, qui a publié trois textes de lui
en 1939-1940 (dont le poème « Prière pour nos ennemis », en juin 1940), est installé à Dieulefit. Pierre
Seghers l’a fait connaître en publiant dès 1941 Tombeau d’Orphée.
10
la cuisine commune en maintenant des salles de réunion à usage interne et externe. Dès le
20 août 1940, à Montverdun, chez le Père Montuclard31, Mounier a écrit dans son Carnet X
p.26 : « Il faut assurer le minimum de rencontres pour que la communauté ne soit pas
seulement verbale. Quelques communautés, elles spatiales, pourront avoir une valeur
exemplaire : groupes de ménages non co- mais juxta- habitants comme nous projetons à
Châ
tenay ; appartement loué en commun par des isolés, toujours avec mille soins pour
assurer l’indépendance dans le lien, l’ouverture sur le dehors, et déjouer les embûches de la
promiscuité. Pour le reste il ne serait demandé qu’un vœu général d’engagement, un
engagement solennel de s’engager chacun dans sa situation temporelle, toute liberté de
vocation sauvegardée ».
Mais ce ne sont encore que des vœux et nous ne savons, en ce mois de septembre
43, qui nous rejoindra. Dans l’hiver j’assure la maintenance de Châtenay. Je fais boucher
les trous du mur, réparer les arêtiers du toit du pavillon blanc, et je m’active pour faire
payer la réquisition
Arrive l’été 1944. Vacances. Pas d’autos évidemment, et pas de train non plus.
Avec Simone nous allons toujours à bicyclette villégiaturer à Châtenay dans l’appartement
occupé par Mounier en 39. Les évènements se précipitent. Les Allemands, en retraite,
veulent récupérer Châtenay et notre appartement. Je m’y oppose avec efficacité, ayant
appris en captivité à parler aux officiers allemands (on peut leur dire beaucoup de choses à
condition d’être à six pas et au garde à vous). Nous jetons cependant dans le puits du
potager tous nos livres politiques. Sait-on jamais ? Notre départ est précipité par une
affiche qui réquisitionne tous les hommes valides de Châtenay pour creuser des tranchées
au Petit Clamart dans le but de contenir l’avance des Alliés. Nous repartons vers Paris alors
que fument déjà à l’horizon les cuves de pétrole bombardées par les Alliés. Nous estimons
que nous serons plus à l’abri dans l’anonymat et la complexité de la grande ville, s’il y a
bataille pour Paris.
Le calcul était bon. Le 25 août 1944, juchés sur un autobus à la Porte d’Orléans, nous
avons vu arriver au milieu de son armée le général Leclerc debout dans sa voiture. Quel
instant !
31
Mounier passe quelques semaines dans ce presbytère rural où le P. Montuclard, dominicain (1904-1988),
élabore une règle pour le mouvement « Communauté » qu’il a créé en 1936 avec un groupe de laïcs, dont
l’étudiant Paul Fraisse, et de prêtres (germe de « Jeunesse de l’Église »). Mounier, en profond accord avec
son projet de renouveler la vie chrétienne, échange avec lui sur les thèmes de la vie communautaire.
11
III- L’installation aux Murs Blancs
1)
Les participants :
Paris libéré, Mounier regagne la capitale et fait reparaître la revue. Nous nous
préoccupons beaucoup aussi des Murs Blancs. L’Université allait décider de notre premier
associé. Henri-Irénée Marrou (alias Davenson quand il écrit sur la musique), compagnon
de route dès le début d’Esprit, professeur à Lyon pendant la guerre, avait maintenu des
liens très étroits avec Mounier et la résistance32. Nommé en 1945 à la Sorbonne comme
professeur d’Histoire des religions, il n’avait pas d’appartement. Nous lui offrons le seul
appartement aménagé à Châtenay : celui des Mounier en 1939. Il accepte. Les Marrou,
avec leurs trois enfants, Françoise, Jean, Catherine, devinrent ainsi nos premiers occupants
permanents.
1945-1946. Le moment est venu de transformer nos rêves en réalité. Nous procédons
d’abord à une nouvelle affectation des locaux. Dans le pavillon blanc, au rez-de-chaussée,
un appartement est réservé, à la demande de Mounier, à Jean-Marie Domenach : ancien
khâgneux, maquisard, il est rédacteur d’un journal lyonnais qui prolonge la résistance et
qui s’appelle, je crois, Aux Armes33. Recommandé par Jean Lacroix, son ancien maître, il
doit devenir secrétaire de rédaction à Esprit. Il arrivera avec sa femme Nicole et son
premier né : Jean-Luc.
Mounier avant la guerre devait s’installer au premier étage. Mais cette fois il préfère
le second car je suis marié. Maintenant, j’ai déjà un fils, Jean (30 avril 1945). Il a peur du
bruit engendré par les futurs petits Fraisse. Je prends donc le premier étage, Mounier le
second avec sa femme et sa fille Anne.
32
Henri-Irénée Marrou (1904-1977), normalien agrégé d’histoire, a collaboré à Esprit à partir de 1935, en
signant Davenson non seulement ses articles sur la musique mais aussi les notes critiques sur l’Italie fasciste
qu’il adressait à la revue depuis Naples où il enseignait. Rentré en France en 1940, il a été nommé à
l’Université de Montpellier, puis à celle de Lyon en 1941 où il a été un des animateurs de la résistance
spirituelle dans le monde universitaire. Mounier démobilisé avait passé quelques jours dans son chalet des
Alpes en août 1940, et Marrou, bien que plus hostile que Mounier au régime de Vichy, avait soutenu la
nouvelle série d’Esprit. Titulaire de la chaire d’histoire ancienne du christianisme, qui était vacante depuis
1938, il jouira d’une grande liberté par rapport au cadre classique des programmes et des concours
universitaires. Avec une grande estime pour Mounier et la qualité de son action spirituelle, il est réticent
envers son hostilité à tout anticommunisme, et se tient à l’écart du militantisme révolutionnaire de nombreux
amis d’Esprit.
33
Domenach, né en 1922, a été un des animateurs de la résistance étudiante contre le STO, avec son ami G.
Dru, avant de participer au travail clandestin des jeunes intellectuels issus de l’École d’Uriage, puis à leur
action militaire dans les combats de 1944. Cela l’a amené à accomplir son temps d’armée, jusqu’à mai 1945,
à la rédaction du journal édité par l’autorité militaire de la place de Lyon. Mounier, qui l’a remarqué et
embauché, lui laisse l’année 1945-46 pour préparer à Lyon l’agrégation de philosophie, qu’il ne décroche
pas. À l’été 1946, il prend sa fonction à la revue (aux éditions du Seuil, rue Jacob) et occupe le logement
promis à Châtenay.
12
A chaque étage, il fallait pratiquement tout installer, cuisine, salle de bains, W.C, et
de préférence le chauffage central. Or dans l’hiver 1945-1946 tout était strictement
rationné. Par chance, un ami un peu lointain d’Esprit était entrepreneur. Il possédait de
nombreux bons de matériaux parce qu’il était chargé d’importants travaux à l’Opéra de
Paris. Le gros œuvre a été réalisé assez rapidement, mais tous les autres aspects posaient
problème : électricité, gaz, canalisations. Au moins une fois par semaine je me rendais à
Châtenay sur une petite moto. Et tout a été prêt pour septembre 1946, époque à laquelle
nous avons empli le pavillon blanc.
Dans le pavillon jaune, la situation a évolué avec un an de décalage. Le premier étage
était divisé en chambres. Marrou a souhaité descendre du second au premier. Nous avons
donc fait aménager cet étage. Le second devenant vide, je proposai à Mounier qui fut tout
de suite d’accord, de l’offrir à Jean Baboulène, ancien polytechnicien, secrétaire général de
la J.E.C d’avant guerre. Il rentrait de captivité et avait pris la direction de Témoignage
Chrétien.
L’alliance nous semblait prometteuse, et elle le fut. Il vient donc s’installer en
septembre 1947 avec sa femme Jacqueline et leurs trois filles, Françoise née avant guerre,
puis Thérèse et Catherine.
Comment tout cela a-t-il été possible financièrement ? Dans les années 45-46 nous
avons eu six Assemblées Générales de la Société des Murs Blancs. Évidemment chacun
d’entre nous était son locataire et payait un loyer normal, mais il fallait financer ces
importants travaux. Nous avons vendu des parties rapportées, emprunté, augmenté le
capital. Nous y sommes arrivés. [ L’A.G. de juin 1946 a décidé une augmentation du
capital de la société qui est passé à 600 000 F. Les 500 nouvelles actions ont été souscrites
en partie par Mounier et surtout par les dizaines d’amis qui ont répondu à l’appel lancé
dans la revue, tandis que les actions souscrites en 1939 par Niklaus lui étaient rachetées.]
Allons à l’essentiel. Le pavillon blanc a fonctionné vraiment comme un centre
Esprit. Nous nous réunissions chaque matin dans le bureau d’Emmanuel, Jean-Marie, le
secrétaire de rédaction, et moi qui avait en charge le groupe politique. Le matin en effet
nous restions à Châtenay et l’après-midi nous allions à nos travaux respectifs. Souvent
dans la soirée nous nous retrouvions pour quelque réunion au 27 rue Jacob où était installé
Esprit, après avoir dîné sobrement chez Mme Amour, rue Guénégaud. Nous rentrions tous
les trois par le même métro, prolongeant, par le fait même les discussions de la soirée.
13
A Châtenay même nous réunissions souvent le comité directeur d’Esprit.
Nous y consacrions un dimanche et nous allions déjeuner dans l’un ou l’autre des petits
restaurants de la route de Versailles.
Parfois nous organisions le dimanche après-midi des conférences suivies de
discussions. Une cinquantaine de nos amis y participaient. Je me souviens tout
particulièrement de Berdiaeff34 que j’avais été chercher en voiture à Vanves. Ce fut là une
de ses dernières sorties. Mais sont aussi venus Gary Davis 35, Marguerite Buber-Neumann36
et d’autres dont j’ai perdu la mémoire.
En 1947, Emmanuel prit l’initiative d’une rencontre spirituelle pendant tout le weekend. Il n’y avait là que les habitants des Murs Blancs avec nos invités, le Père Ganne, le
Père Depierre, le Père Dubarle, l’abbé A.Ball37. La réunion fut passionnante. Pas de texte
écrit mais Emmanuel ne cessa pas de prendre des notes qui ont été publiées bien après dans
le Bulletin des Amis d’E. Mounier (octobre 80 n°54). On y trouve plusieurs thèses reprises
au Concile Vatican II ou dans les réflexions actuelles.
Cette réunion avait été réservée aux habitants des Murs Blancs. Nous tentions ainsi
des expériences de vie communautaire. Celles-ci pouvaient aller de simples réunions
d’amitié à des corvées collectives de désherbage ou de déronçage du parc qui n’était pas
alors dans l’état actuel. Il faut reconnaître que ces séances de jardinage furent peu
34
Nicolas Berdiaeff (1874-1948), à qui Mounier rendra l’hommage d’avoir été un fidèle collaborateur de la
revue, le premier à montrer la complexité du phénomène communiste qu’il a connu et pratiqué au temps de
Lénine (« Vérité et mensonge du communisme », n°1, octobre 1932), expert aussi en réflexion sur le sort du
christianime dans le monde moderne (dans Esprit, en mars 1933 et en août 1946) comme sur le marxisme
soviétique (Introduction au « Cahier Nicolas Berdiaeff », Esprit, août 1948).
35
Garry Davis, ancien militaire américain qui a abandonné sa citoyenneté, milite en « citoyen du monde »
pour un gouvernement mondial par-dessus les frontières et les systèmes d’alliances. Sa campagne en France
est soutenue par plusieurs intellectuels de gauche non communistes, et Mounier s’y associe en 1949, tandis
que Domenach représente Esprit chez les Combattants de la paix et de la liberté à direction communiste.
36
M. Buber-Neumann, épouse de l’ancien dirigeant communiste allemand, est devenue un des premiers
grands témoins des horreurs connues ou cachées des deux systèmes totalitaires depuis la publication (par A.
Béguin, proche de Mounier) du récit de son double internement dans les camps nazis puis dans ceux de
Staline (Déportée en Sibérie, Seuil et La Baconnière, 1949, cf. Esprit, septembre 1949).
37
Cette rencontre suit le numéro d’Esprit « Monde chrétien, monde moderne » (août 1946). Y ont également
participé les PP. Chenu, Congar, Chambre, Fraisse et Rideau, et les abbés Boulier et H. Leclercq. Le compte
rendu publié dans le BAEM avait été rédigé par Mounier à partir de ses notes et laissé inédit.
Pierre Ganne (1904-1979), jésuite, assistant du P. de Lubac à la Facultés de théologie de Lyon, connu de
Mounier et collaborateur d’Esprit en 1941, résistant, lié à des groupes de militants syndicalistes ou politiques.
André Depierre (1918-2011), membre fondateur de la Mission de Paris, animateur à Montreuil d’une
communauté ouvrière de prêtres et laïcs. Il est un des principaux interprètes des découvertes et des initiatives
des prêtres ouvriers, et a donné à l’enquête d’Esprit citée un long texte dont Mounier a fait la conclusion du
n° spécial (« Un témoignage d’avenir », Esprit, août 1946, p.321-344). Parrain en 1947 de Martine Mounier,
il sera destinataire d’une des dernières lettres écrites par Mounier (20 mars 1950, Œuvres, t. IV, p. 830) et
célébrera la messe de ses obsèques (« Ce témoin persévérant de Dieu », Esprit, décembre 1950).
Dominique Dubarle o.p. (1907-1987), philosophe, professeur à l’Institut catholique de Paris
14
nombreuses. Henri Marrou n’y était guère favorable ; Emmanuel qui prônait l’équilibre de
la personnalité par le développement de l’esprit et du corps y était maladroit.
Que ce portrait de nos activités communes ne laisse pas croire que nos relations de
personne à personne ou de ménage à ménage aient été sans problèmes. Mais ceux-ci
demeuraient de manière privée, sauf peut-être mes coups de gueule quand l’un ou l’autre
échappait aux obligations d’une communauté que j’envisageais sans doute d’une manière
trop idéaliste. Mounier m’a écrit en 48 et 49 plusieurs lettres à ce sujet pour relativiser
certains heurts. Je sais aussi qu’il a écrit à propos de Châtenay à Nicole et Jean-Marie, de
même qu’à Jean-Marie en tant que secrétaire de rédaction, quand il n’agissait pas selon ses
desseins.
Ajouterai-je que les Marrou étaient mal intégrés, Henri étant accaparé par son
travail […]. Du côté Baboulène, lui était très pris par son travail, mais Jacqueline a noué
très vite des liens avec plusieurs femmes des Murs Blancs.
Le positif l’emportait certainement sur les aspects négatifs, comme allait le
démontrer notre survie après la mort de Mounier.
2) La mort de Mounier
La mort subite de Mounier, le 21 mars 1950, a bouleversé notre groupe et chacun
d’entre nous.
L’été précédent il avait eu en vacances une alerte cardiaque. Evidemment il avait
continué ses travaux tout en consultant sans hâte. Le résultat de certains examens n’était
pas encore connu quand est survenue sa fin brutale. J’avais la veille au soir pressenti sa
fatigue. J’étais sorti à 23 heures pour m’occuper des poubelles. A ma grande surprise
j’avais constaté qu’il n’y avait plus de lumière ni dans son bureau ni dans sa chambre. Or il
travaillait toujours très tard dans la nuit. A 3 heures du matin on sonne à notre porte.
Paulette, sa femme, est là, épouvantée : « Emmanuel ne bouge plus, ne respire plus ». Nous
montons, nous appelons tout de suite son docteur, qui ne peut que confirmer ce que nous
avions perçu : arrêt du cœur ou hémorragie cérébrale. Je réveille aussitôt toute la maison.
Tous ouvrent leur porte, hagards, désorientés voire incrédules. Nous voici réunis dans la
chambre d’Emmanuel pour sa dernière toilette. Nous finissons tous la nuit à une messe de
la première heure à la paroisse. Deux jours d’émotion avant les obsèques et le défilé des
amis. Les obsèques seront simples mais suivies d’une grande foule. Un ministre, Robert
Prigent, François Mauriac et tant d’autres. Le Père Depierre prononce une homélie pleine
de tristesse et d’espoir. Emmanuel sera inhumé dans la concession que je possède au
15
cimetière du Vieux Châtenay où sont déjà enterrés ma femme et mon fils nouveau-né mort
en 1938. La tombe deviendra alors celle des Murs Blancs38.
IV- 1950-1956
A partir de là, tout change lentement. Emmanuel avait été le fondateur charismatique
d’Esprit et aussi des Murs Blancs. Immédiatement après sa mort, des comités se succèdent
à Châtenay. Ils décident après débats et hésitations de demander à Albert Béguin, d’ailleurs
absent de Paris, d’assurer la direction de la Revue39. Domenach devient rédacteur en chef
et j’assume la direction de la Revue jusqu’au retour de Béguin.
Pour les Murs Blancs, pas de changements institutionnels. Je suis toujours président
de la Société et veille à l’entretien des bâtiments et du parc. Baboulène s’occupe des
comptes, J.M.Domenach du chauffage et des poubelles, les Marrou de la fermeture des
portes extérieures pendant la nuit.
Le Comité directeur de la Revue se réunit chaque mois à Châtenay. Cependant
l’impulsion à faire du nouveau, à développer l’esprit communautaire diminue.
Par ailleurs le développement de nos familles, à cette époque, multiplie les liens. Il y
a deux filles chez les Mounier, Anne (1941) et Martine (1947). Il y aura quatre enfants
chez les Domenach, Jean-Luc (1945), Vincent (1947), Nicolas dont je serai le parrain
(1950), Fanny (1951). Chez les Baboulène l’aînée, Marie-Françoise, souffre d’un grave
diabète et mourra en 1967 après de nombreuses complications et de grandes souffrances ;
Thérèse (1946) a été suivie de Catherine (1947). Puis est né Pierre, tué à quelques mois
dans un accident d’auto. Lui succèdent Jérôme (1951) et Emmanuel (1961). Chez les
Fraisse se suivent à la même époque Jean (1945), Claire (1947), Geneviève (1948), Agnès
(1953). Remarquons l’année 1947, particulièrement féconde, puisque quatre familles se
sont accrues en quelques mois. Les enfants Marrou sont d’une autre génération. Françoise,
Jean, Catherine sont nés avant la guerre et partagent peu les ébats des enfants nés pour la
plupart aux Murs Blancs entre 1947 et 1953. J’y reviendrai plus loin quand ils auront
grandi.
À ce stade, je dois parler du problème des gardiens, car il a été pour nous tous cause
de grands soucis. […] Il faut dire qu’il y a beaucoup de travail pour entretenir le parc,
38
Elle a accueilli depuis Paulette Mounier en 1991, Paul Fraisse en 1996 et Simone en 2004.
« Succession difficile » assurément, et même « fragile et contestée » selon G. Boudic (« Esprit » 19441982. Les métamorphoses d’une revue, IMEC Éditions, 2005, p. 125-143).
39
16
couper l’herbe, maintenir les allées, mais aussi le verger que nous avons enrichi dès le
début de notre séjour : pommiers, poiriers, cerisiers, abricotiers, cognassiers, noyers, mais
aussi groseilliers, cassis, framboisiers. Nous avons même, un certain temps, cultivé des
fraises et tenté les premières années une récolte de pommes de terre. J’ai toujours eu la
responsabilité du parc et du verger, fort de mes expériences de la captivité.
Les problèmes financiers n’avaient pas cessé de se poser, et nous avons fait de
nombreuses opérations grâce surtout à des avances de locataires permanents.
V- 1957-1965 :
1) Les agrandissements
Les années 1956-1957 voient s’accomplir d’importantes transformations, dues en
partie à la croissance des familles. Elles touchent à chacun des immeubles.
En 1956, nous ajoutons une aile supplémentaire au pavillon blanc. Il était bordé au
nord par une « salle à manger d’été » qui servait à nos grandes réunions. Nous la
remplaçons par une construction en dur, qui réserve la salle de réunion au rez-de-chaussée,
permet d’agrandir mon appartement au premier étage et offre, au second, une terrasse à
Paulette Mounier. En 1960, le rez-de-chaussée sera attribué à la famille Domenach qui y
aménagera trois chambres. Les réunions se tiendront désormais dans l’ancienne remise à
voitures, aménagée à cet effet.
La transformation la plus importante concerne le rez-de-chaussée du pavillon
jaune. Au départ n’avaient été prévues que deux chambres. L’une a servi à Jean Marrou,
l’autre a été occupée successivement par des hôtes de passage : Jean-Pierre DuboisDumée, Robert de Montvalon, mon collaborateur Stéphane Ehrlich aujourd’hui professeur
à Poitiers. Enfin, en 1949, y avait habité Albert Béguin, ce qui, sans que nous le sachions,
avait préparé son passage à la direction d’Esprit en 1950.
En 1957, il s’agit de bien autre chose. Nous nous préparons à accueillir une
sixième famille, celle de Paul Ricoeur, qui vient d’être nommé professeur de philosophie à
la Sorbonne. Il collabore à Esprit depuis des années. Il y fait entendre la voix des
protestants. Il arrive avec sa femme Simone, ses enfants, Jean-Paul, Marc, Nöelle, nés
avant la guerre et sa captivité, et aussi Olivier (1947) et Etienne (1953) qui appartiennent à
la même génération que nos enfants. Pour eux on refond entièrement le rez-de-chaussée de
la maison jaune, auquel on adjoint une ancienne orangerie, où pourront être découpées
17
plusieurs chambres superposées. C’est la plus importante des transformations effectuées
depuis la fondation.
La même année nous faisons refaire toute la toiture du pavillon jaune, travail
facilité par une subvention et un prêt du Fonds National d’Amélioration de l’Habitat.
Ajoutons quelques mots sur le petit pavillon d’entrée. Après le départ des
gardiens, l’appartement a été occupé par Jean Bodin, aujourd’hui enseignant à Sciences Po,
puis par deux de nos jeunes ménages. Jean-Paul Ricoeur et sa femme Françoise (mariés le
2 août 1966) y sont restés trois ans. Jean et Paule Marrou les ont remplacés jusqu’à leur
départ en province. En 1969, ce pavillon deviendra propriété de l’ « Association des Amis
d’Emmanuel Mounier », dont nous reparlerons plus loin.
2) Les adolescents
Ma transition est toute trouvée. Les enfants vont dominer cette période de notre
histoire. Je viens de parler des mariages. Ce sont d’abord ceux des anciens, c’est-à-dire des
enfants nés avant la guerre. Nous avons cité Jean-Paul Ricoeur et Jean Marrou. Il faut y
ajouter les mariages de Françoise Marrou, de Marc et de Noëlle Ricoeur, de Thérèse
Baboulène. Ces deux derniers ont été fêtés au Murs Blancs. Je me rappelle le regret de Paul
Ricoeur voyant partir sa fille, l’imprévu du mariage de Thérèse quand la pluie nous a
obligés à nous réfugier à la Faulotte [pension d’étudiantes qui jouxte le parc].
Mais le fait le plus marquant est l’activité de la classe des jeunes nés entre 1945 et
1950 (trois chez les Fraisse et trois chez les Domenach). Ils se sont constitués en bande
sous l’impulsion des aînés Jean-Luc Domenach et Jean Fraisse. Ils jouent ensemble,
disputent des compétitions sportives. Plusieurs jardinent et essaient de récolter quelques
légumes et quelques fleurs sur des parcelles mises à leur disposition.
On a le reflet de leurs activités et de leur évolution en relisant leur journal, polycopié
par la revue Esprit de novembre 1960 à avril 1964. Il y a onze numéros appelés d’abord
Murs-Blancs-Cancan, puis en juillet 1963 Regards sur…, ce qui indique un changement
d’optique que je soulignerai. Dès le premier numéro, il se présente comme l’organe de
l’ADEM (Association des enfants des Murs Blancs). Cette indication souligne une volonté
d’organisation. Murs Blancs Cancan a au début un Comité directeur dont Jean-Luc est le
président, Jean le secrétaire général, Olivier le commissaire aux Loisirs, Vincent le
trésorier. La composition de ce comité variera d’ailleurs. Le journal reflète leurs activités
et leurs intérêts. Le sport y tient d’abord une grande place. Le n°1 annonce pour le 30
18
octobre 1960 la IIIe olympiade. Et on parle beaucoup des concours de pétanque, de pingpong, de billes, de badmington, voire de rugby.
Ils s’intéressent à eux-mêmes. Pendant trois numéros, Martine fait des reportages sur
les uns et les autres. Les aînés Marc Ricoeur et Anne Mounier prennent part parfois à leurs
jeux. Mais les plus jeunes se sentent exclus et l’ADEM créée pour eux ‒ c’est-à-dire
Nicolas, qui passera vite dans le camp des grands, Fanny, Agnès et Etienne ‒ l’ADBM ou
Association des Benjamins des Murs Blancs dont s’occupent Catherine et surtout
Geneviève.
Les bonnes histoires sont celles des drames du lever quotidien dans toutes les
familles mais surtout chez les Domenach où Jean-Luc, dit le Gorille, est une cible préférée.
Mais il y a aussi une rubrique cinématographique où excellent Thérèse et Olivier.
Pendant plusieurs numéros paraît une excellente rubrique appelée « Comparaisons
cinématographiques », signée Thérèse Baboulène. Le principe est le suivant : prendre une
expression courante et mettre en face le titre d’un film. Je ne résiste pas au plaisir d’en
glaner quelques unes :
Interrogation écrite : Sueurs froides.
Le professeur d’histoire : Guerre et Paix.
Le chahut : La révolte des esclaves.
Le baccalauréat : La grande Illusion.
A la rubrique Cinéma s’ajoutera par la suite la rubrique théâtre, portant sur des pièces
classiques. Comme pour les films on s’intéresse à l’action, mais on juge aussi les
interprètes.
Le carnaval 1961 donne lieu à une grande fête avec de multiples déguisements qui
seront classés, comme le sont d’ailleurs, d’un numéro à l’autre, les meilleurs articles du
numéro précédent.
Mais peu à peu les activités sportives se diversifient et du coup s’extériorisent : ainsi
le cheval, le football et le tennis, il a été question de construire un court de tennis dans le
parc, mais nous avons toujours reculé devant les dépenses d’installation et d’entretien.
Dès décembre 1961, Jean-Luc annonce que le journal va devenir plus sérieux : « À
16 ans nous vieillissons ». Il est vrai que l’ADEM ne se définit pas par des activités
sportives ou la rédaction du journal, mais par des réunions. En 1962, l’ADEM demande un
local. On lui attribue la cave des Marrou ; on y trouverait encore aujourd’hui des traces
d’inscriptions. Ils s’y rencontrent dans l’amitié, dans la préparation du journal, mais aussi
dans des séances à thème : le cinéma, la jeunesse, la télévision, la lecture, ils demanderont
19
même des conférences à leurs pères : A J.-M. Domenach sur le journalisme, à P.Fraisse sur
la messe ; sur leur invitation, mon frère, le Père Lucien Fraisse, leur donnera le 9 novembre
1963 une retraite à la Roche-Dieu.
Ce qui frappe le plus à la lecture de leurs journaux est le développement de leurs
intérêts. En avril 1962, Jean et Jean-Luc écrivent l’un et l’autre un article sur la fin de la
guerre d’Algérie. Jean-Luc en reparlera dans le numéro suivant. Il est vrai que cette guerre
nous a tous marqués. Deux d’entre nous, Marrou et Ricoeur, ont été perquisitionnés par la
police pour des articles anti-conformistes. En 1961, au moment du putsch des généraux,
l’appel affolé de Michel Debré une nuit m’a incité ainsi que Jean-Marie à partir coucher
chez des amis. Fausse alerte. Mais en 1962, l’O.A.S. sévit à Alger et aussi à Paris. Les
bureaux d’Esprit ont été saccagés, plusieurs de nos amis plastiqués. L’O.A.S a inscrit son
sigle sur nos murs. Il faut nous protéger. Pendant plus d’un mois, nos aînés, aidés par des
équipes d’étudiants d’Antony, ont veillé chaque nuit, faisant des rondes, avec leur P.C
installé dans la salle de ping-pong où chaque famille à son tour fournissait vivres et
boissons.
Rien d’étonnant à ce que Murs Blancs Cancan consacre des articles à cette guerre.
Le passage à l’adolescence de la plupart les conduit à la réflexion sur leurs études et leurs
examens. En juillet 1963 ils consacrent un numéro presque entier au thème péguyste
« Notre Jeunesse ». La plupart des articles ne sont pas signés car ils abordent des
problèmes fondamentaux : les relations parents-enfants, la religion où il est dit que « la foi
est bien frêle », « Adam et Eve » ou la difficulté de l’amitié entre garçons et filles, article
qui conclut qu’ « un groupe d’adolescents est chose extrêmement sérieuse ». Les deux
derniers numéros (déc. 63, avril 64) sont consacrés en majorité au thème « Sommes-nous
Français ? » avec des articles assez nationalistes. Au maximum ils acceptent une Europe
économique. Le dernier article porte sur « La pauvreté humaine » : il contient bien sûr des
références à la faim dans le monde, mais sont surtout envisagées les pauvretés de tous les
hommes : la maladie, les déficits de l’intelligence, la difficulté à se réaliser, voire à se
dépasser. En juillet 1964, feu d’artifice de l’ADEM en quelque sorte : une balade en vélo
de tout le groupe dans le Périgord. Il y aura une dernière suite à Vars dans l’hiver 19671968 grâce à l’obligeance de P. Mounier qui leur a prêté son chalet. L’ADEM s’est
d’ailleurs un peu confondue après 1962 avec le Club des Jeunes de la paroisse qui jouit
d’une grande autonomie, grâce d’ailleurs à l’activité de Jean. Bientôt ce sera la grande
dispersion.
20
3) Les Parents. La politique
Mais avant d’en arriver là, il faut un peu parler des parents. Chacun est de plus en
plus absorbé par son travail professionnel et par ses publications. Je n’en parlerai pas car
ils n’ont pas grande répercussion sur la vie des Murs Blancs.
Ce qui a compté a été la mort d’Albert Béguin au printemps 1957. Jean-Marie
Domenach40 a pris normalement sa succession mais il a demandé la liberté de repenser la
Revue. Les anciens ‒ et je me sens un ancien ‒ doivent se retirer. Nous entrons au Conseil
d’Administration comme dans un Comité des Sages. Le Comité directeur est complètement
modifié. Cette nouvelle structure, conforme aux lois de la vie et certainement aux vues
d’E. Mounier, modifie sensiblement la vie des Murs Blancs qui ne peuvent plus se dire
« Centre Esprit ». Plus de Comité directeur ou de réunion de travail, sauf une ou deux.
L’aspect communautaire se manifeste alors par des repas mensuels chez les uns et les
autres à tour de rôle. Nous organisons aussi des « dimanches Murs Blancs » où, à partir
d’une large liste d’adresses, nous invitons des amis à écouter un conférencier dont le nom a
été suggéré par Jean-Marie grâce à ses contacts à Esprit. Ainsi sont venus entre autres Jean
Lacouture41, Jacques Delors, le Père Chenu, Philippe Ariès, Ruhlmann, Claude Bourdet,
Jacques Julliard. Ces séances dureront jusqu’en 1977. Elles ont pris fin par le
vieillissement et la diminution de notre public. Sans engager en rien les Murs Blancs, je
dois signaler que j’ai milité de 1960 à 1970 au P.S.U de Châtenay. Aux élections
municipales de 1965, notre section avait décidé de tenter sa chance. J’étais tête de liste.
Nous n’avons pas dépassé les 3% de rigueur. Est-ce à cette occasion que dans le Vieux
Châtenay, les Murs Blancs sont dits les « Murs Rouges » ? Je crois plutôt que ce surnom
40
Béguin a nommé Domenach co-directeur avec Béguin en juin 1956 pour préparer son propre retrait, qu’il
souhaite à la fois sans doute par lassitude et difficulté à gérer le conflit ouvert entre l’aile « progressiste »
(dont est P. Fraisse) et la majorité « réaliste », plus libérale, du comité directeur (avec Marrou), et peut-être
pour répondre à la demande du rédacteur en chef qui semble s’être plaint d’être surchargé de travail sans
avoir les mains libres (cf. G. Boudic, « Esprit » 1944-1982, op. cit., p. 236).
41
Lacouture, grand reporter au Monde, éditeur au Seuil avec la collection « l’Histoire immédiate » dont il est
directeur et auteur, se fait aussi biographe, d’abord des leaders des pays du Tiers Monde devenus
indépendants.
Le P. M.D. Chenu (1895-1991), théologien dominicain réputé, souvent engagé aux côtés des militants
ouvriers et des catholiques de gauche, devient un contributeur important aux travaux du Concile Vatican II.
P. Ariès (1914-1984), historien original, pionnier de la démographie historique et de l’histoire des mentalités,
est un spécialiste de la vie privée, de la famille et des attitudes devant la vie et la mort ; se disant
« traditionaliste », c’est le seul de ces invités qui ne soit pas de gauche, alors que le sinologue Robert
Ruhlmann (1921-1984), professeur à l’INALCO s’affirme catholique de gauche.
Claude Bourdet (1909-1996), journaliste disciple de Maritain puis un des dirigeants de la Résistance
(Compagnon de la Libération), ami d’Esprit et co-fondateur de l’hebdomadaire L’Observateur en 1950, est
une personnalité majeure de la gauche révolutionnaire non communiste.
J. Julliard (né en 1933), agrégé et historien du mouvement ouvrier, catholique laïque et lié à Esprit, directeur
au Seuil de la collection « Politique », est à la CFTC un des intellectuels animateurs de la « deuxième
gauche ».
21
date de 1967, date à laquelle nous votons tous un appel à voter Lavol, maire communiste
de Robinson, contre le candidat de la droite.
Ce sera, je crois, notre seule manifestation publique collective, je dis bien collective,
car chacun d’entre nous a signé de nombreux manifestes.
Peut-être faut-il rappeler une vieille et courte histoire. En 1945, H. Marrou avait été
élu conseiller municipal. Il avait accepté ‒ à son corps défendant ‒ de mettre son nom sur
la liste M.R.P dans les toutes dernières places. Les votes préférentiels possibles, dans cette
élection, en avaient fait un élu. A la première séance du Conseil municipal les
communistes l’avaient agressé vivement sans savoir qu’il avait été vice-président du Front
National de la Résistance42. H. Marrou qui ne se voyait pas dans le rôle de conseiller
municipal, en avait profité pour donner sa démission.
VI - 1965-1971
1)
Le départ des enfants.
Si la période 1950-1965 a été dominée par les enfants, arrive l’heure des départs.
D’abord la mort de Françoise Baboulène en 1967. Dès 1965 Vincent Domenach a
quitté Paris pour Lyon où il se mariera en 1970. Plusieurs ont des chambres à Paris où ils
poursuivent leurs études supérieures. Geneviève puis Jean font des séjours d’études à
Rouen.
Puis arrive la nouvelle vague des mariages de ceux nés en général après la
guerre. Jean Fraisse et Anne Mounier en décembre 1968, Jean-Luc Domenach en 1970,
Fanny Domenach, Claire Fraisse et Martine Mounier en 1971. Parfois ces mariages
animent les Murs Blancs ; le plus souvent, pour des raisons diverses, ils sont extérieurs à
nos Murs.
D’autres partent autrement. Mai 68 auquel plusieurs d’entre nous ont participé
activement, a laissé des traces chez nos enfants. Étienne Ricœur le premier, à la fin de
1970 fait une fugue qui sera définitive. Ses parents retrouveront vite sa trace, car il n’est
pas parti seul. Mais il ne reviendra pas, ira de communauté en communauté dans le Midi de
la France, pour s’arrêter enfin dans les Pyrénées. Il arrivera à vivoter en faisant des bijoux
42
Le Front national était un vaste rassemblement créé à l’initiative du PCF clandestin au printemps 1941
pour accueillir et contrôler tous les groupes d’opposants à Vichy. Développé ensuite avec diverses sections
professionnelles (dont écrivains, universitaires, etc.) comme lieu apprécié de la rencontre de résistants patriotes
avec les communistes, il a mis en évidence aux postes honorifiques ses membres étrangers au parti, dont des
catholiques notoires.
22
artisanaux. Certes il revient faire de brefs séjours chez ses parents avec lesquels il
entretient des rapports très affectueux. Sa fugue sera suivie par celle d’Agnès en février
1972. Bachelière, elle ne supportait pas de faire des études supérieures. Ni le M.P.C ni
l’économie ne l’avaient accrochée. Nous la retrouverons dès le premier soir de sa fugue en
lançant un coup de téléphone à Taizé. Mais elle aussi ne reviendra pas. Elle a rejoint une
communauté dans l’Ariège où elle passera six mois. Elle la quitte en disant : « Les
communautés, ras le bol ». Elle a vécu avec un brave garçon rencontré là-bas, élevant des
chèvres et aussi des moutons. Puis avec un autre compagnon elle se spécialisera en
apiculture. Comme Étienne elle a gardé des liens étroits avec ses parents, son frère, ses
sœurs, qui étaient devenus des courtiers pour vendre ses fromages puis son miel. En
décembre 1982 elle a décidé d’abandonner cette vie et de se reclasser. Elle est revenue sur
Paris, a travaillé comme employée puis fait deux ans d’IUT dans le secteur « animation
socio-culturelle ». A la date où j’écris, elle cherche un emploi.
[…]
2) Le départ des Baboulène et la crise de 1971
1970-1971 est un nouveau tournant dans notre histoire. J’ai parlé des fugues, des
mariages. L’heure de la première séparation des fondateurs a suivi.
[En mai 1971, Jean Baboulène annonce son intention de s’installer à Paris, pour
raisons familiales et professionnelles.] Cette décision entraîne une remise en cause profonde
du sens de notre présence aux Murs Blancs et de son devenir.
[Dans l’immédiat, il faut actualiser la situation juridique et financière en évaluant le
prix de cession des actions du partant. La législation avait imposé en 1969 la transformation
de la société anonyme en société immobilière par actions, dont l’Association des Amis d’E.
Mounier devenait actionnaire ‒ opération compliquée par la hausse du prix des propriétés,
surtout dotées d’un parc (celui des Murs Blancs est déclaré zone non ædificandi par le POS
des années 60). Ces question agiteront la communauté, avec des discussions sur le statut de
« privilégiés » que la jouissance de ce grand parc et la plus-value en cas de vente donnent à
ses membres. On décidera d’indexer le prix des actions sur l’indice du coût de la construction
à partir de 1972, avec une marge de négociation. Un accord passé en 1964 entre les six
familles avait prévu qu’au cas où l’une voudrait vendre ses parts, elle laisserait pendant un an
la priorité aux autres pour le choix d’un successeur ‒ et pendant six mois dans le cas d’une
location.]
23
VII- 1972-1980
[La famille Baboulène est remplacée en 1972 par celle de Michel Winock, maîtreassistant d’histoire à l’Université de Vincennes, lié à Esprit, qui prépare le livre Histoire
politique de la revue « Esprit » (1930-1950) qui paraîtra au Seuil en 197543. Mais la
communauté est amputée par des deuils.]
Jeanne Marrou est morte en 1976 d’une attaque cardiaque. Henri Marrou ne lui a
survécut qu’un an. En avril 1977 il est emporté par une occlusion intestinale. Ce furent de
très lourdes pertes pour nous. Marrou était discret mais toujours amical, ouvrant sa porte
non pas aux bavards mais à tous ceux qui souhaitaient profiter de sa vaste culture.
En 1977 les élections amenaient comme adjoint à la Mairie de Châtenay-Malabry
deux maîtres assistants d’histoire, qui comme tous les historiens, connaissaient la valeur du
maître Marrou, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Ils prennent la
décision de baptiser notre rue d’Antony du nom d’Henri-Irénée Marrou. Tous les jours, en
rentrant aux Murs Blancs, je vois la plaque indicatrice de la rue, et tous les jours j’ai un
serrement au cœur. La plaque me rappelle la séparation.
Il est vrai que le lycée s’appelait déjà depuis 1972 lycée Emmanuel Mounier, mais
des considérations politiques ont toujours empêché son inauguration. Paulette Mounier
cependant a siégé dans ses conseils.
Pour l’inauguration de la rue Henri-Irénée Marrou, la Mairie avait bien fait les
choses. L’inauguration stricto sensu, a eu lieu devant la plaque dont j’ai déjà parlé, le
buffet et la réception de la Mairie étant organisés dans le parc.
[…] La succession des Marrou s’est faite sans encombre, car la dernière année de sa
vie, Marrou avait hébergé sa petite-fille, Cécile Flament, fille de Françoise, qui terminait ses
études de droit. Les enfants Marrou, héritiers de l’appartement, décidèrent de le conserver
malgré le poids des charges. Ils tenaient à cet appartement, qui est aussi pour eux un pied-àterre quand ils viennent à Paris. Maintenant Cécile y est installée comme avocate.
[Cependant Michel Winock, qui a annoncé fin 1978 son prochain départ, doit être
remplacé, ce qui posera le problème de la procédure à suivre pour le choix du successeur. Ce
sera réglé un an plus tard, grâce au P. Chambre44.] Celui-ci, vieil ami, connaissait notre
43
Une édition revue et augmentée sera publiée en 1996 sous le titre « Esprit ». Des intellectuels dans la cité
(1930-1950)
44
Henri Chambre (1908-1994), jésuite de l’Action populaire ami d’Esprit, économiste et spécialiste du monde
soviétique (Le marxisme en Union Soviétique (Seuil, coll. Esprit, 1955), enseigne à l’Institut catholique et aux
Hautes Études ; il est un proche collaborateur de F. Perroux.
24
problème, il savait aussi que ses amis François et Claude Denoël qui avaient une maison à Gif
sur Yvette souhaitaient se rapprocher de Paris, lui travaillant à l’ISMEA que dirigeait un autre
vieil ami, François Perroux. Le courant passe de part et d’autre, les Denoël vendent leur
maison de Gif et entrent aux Murs Blancs le 1er juillet 1980 avec leurs deux filles, Séverine et
Charlotte.
VIII- « Les Amis d’Emmanuel Mounier »
Emporté par le rythme de l’histoire intérieure des Murs Blancs, j’ai omis un
évènement qui à long terme nous toucha profondément : Jean-Marie Domenach avait
décidé, fin 1976, de quitter la direction d’Esprit, décision importante car il était le dernier
lien entre nous et la Revue. Son candidat était son rédacteur en chef Paul Thibaud. Il n’y
avait que deux solutions : accepter cette candidature ou dire que l’aventure d’Esprit était
finie, ce que pensait déjà Jean Lacroix à la mort d’Emmanuel Mounier comme à la mort
d’Albert Béguin.
Le compromis fut de conserver le titre Esprit en y joignant le slogan « changer la
culture et la politique ». D’autre part il fut entendu que les membres du Conseil
d’Administration donneraient leur démission et cèderaient leurs parts ‒ fictives ‒ à ceux
que désignerait Paul Thibaud.
Nous voici donc orphelins de la revue45. Nous ne sommes plus qu’un habitat collectif
d’amis. Chacun va évoluer selon ses idées. Nous retrouvons Jean-Marie Domenach
professeur à l’École Polytechnique, après un passage à l’École des Journalistes. Il sera en
opposition avec nos options communes pour l’union de la gauche en 1981. Mais ceci
n’interfèrera pas avec nos amitiés. Il est vrai que les réunions du dimanche n’ont pas repris,
ni les dîners internes. Gardons un espoir.
Le départ d’Esprit de Jean-Marie Domenach a provoqué la séparation pratique de la
Revue et de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier. Cette association avait été
créée peu après la mort de Mounier. Elle publiait un bulletin semestriel depuis 195246.
C’était le personnel d’Esprit qui la gérait et elle vivotait un peu. Après que Domenach ait
quitté la Revue, nous l’installons dans les locaux de la bibliothèque personnaliste qui avait
45
Paul Thibaud affirmera nettement que son équipe ne se situe pas dans le droit fil de la « tradition
personnaliste », et il critiquera assez radicalement ce qu’il appellera « l’idéologie personnaliste ».
46
Le n° 1 (février 1952) indique sommairement les buts de l’association : venir en aide à sa femme et à ses
filles d’une part, d’autre part rassembler tous ceux pour qui la pensée de Mounier a compté et la faire
connaître en publiant des inédits, des témoignages et des études, informer des réunions et manifestations le
concernant. Paul Fraisse la préside, assisté de P. Flamand et d’H. Marrou et de L. Dulong secrétaire. En
1954, le bureau élargi comprendra, avec les mêmes, A. Depierre, A. Béguin, J. Lacroix, P.-A. Touchard et D.
Villey
25
été constituée à Châtenay dans l’ancien pavillon du gardien. En 1969, ce pavillon était
devenu propriété de l’association, et celle-ci le septième co-propriétaire de notre Société
Murs blancs. Au rez-de-chaussée se trouvait notre salle de réunions (l’ancienne remise).
Au premier, deux chambres avaient été aménagées pour des étudiants, ou des visiteurs de
la bibliothèque. Nous y avions rassemblé bien entendu une collection complète d’Esprit
depuis 1932 et une collection du Bulletin de l’association, mais aussi des photocopies de la
correspondance d’E. Mounier, toutes les coupures d’Argus où son nom était cité, enfin des
centaines de volumes sur la période d’Esprit et sur l’œuvre d’E. Mounier. Elle a surtout été
fréquentée par des étudiants étrangers qui poursuivent une œuvre sur Mounier et sur le
personnalisme : Espagnols, Anglais, Australiens, Allemands, Italiens, Canadiens s’y
succèdent pour quelques jours ou quelques semaines. Certains ont bénéficié de la bourse
annuelle délivrée par l’Association. Paulette Mounier gère l’ensemble du pavillon et
s’occupe activement de la bibliothèque.
Aidé d’une secrétaire qui habite Chatenay et vient deux heures tous les samedis, je
tâche de rendre vigueur à l’Association désormais rapatriée. Je centre mes efforts sur le
Bulletin, qui aujourd’hui en est à son 63e numéro. Je reconstitue des collections complètes
grâce à la photocopie. Je relance d’anciens ‒ parfois très anciens ‒ abonnés, dont un
nombre respectable se réabonne et s’inscrit à l’Association. Malheureusement, beaucoup
ont disparu.
Pour redresser cette disproportion démographique, j’organise en janvier 1980 à Paris,
une Journée des Jeunes autour de la pensée de Mounier. Sans beaucoup de publicité, nous
réunissons avec Jean Conilh, Paulette Mounier et Jean-Marie Domenach, environ 70
jeunes. Résultat appréciable.
A la Toussaint 1982, nous avons fait plus. L’Association a organisé un colloque de
trois jours sur le thème « Le Personnalisme d’hier et de demain » à l’occasion du
cinquantenaire de la création d’Esprit. Nous avions choisi comme cadre le villagevacances de Dourdan. Ce fut un grand succès par la qualité et la quantité des participants
(plus de 150), par celle des orateurs. Je ne rentrerai pas dans les détails puisque ce colloque
a été publié par le Seuil en janvier 1985, soigneusement revu par Paulette Mounier et
Simone Fraisse47.
Pour le 80e anniversaire de la naissance d’Emmanuel Mounier nous avons organisé
une journée d’études le 27 avril 1985, sur le thème « Emmanuel Mounier, l’homme et
47
Le Personnalisme d’Emmanuel Mounier, hier et demain. Pour un cinquantenaire, Seuil, 1985.
26
l’œuvre ». A la différence du colloque de 1982 où s’étaient exprimés beaucoup de
compagnons d’Emmanuel Mounier, nous avons voulu donner cette fois la parole à ceux
qui n’avaient connu Mounier qu’à travers son œuvre, Bernard Comte de Lyon, Jacques Le
Goff de Quimper, et par exception Jean-William Lapierre. Réunion réussie, mais
seulement une cinquantaine de participants dont tous ceux des Murs Blancs.
Pour ce même anniversaire, le lycée Emmanuel Mounier a organisé une exposition et
une matinée de discussion où parlèrent Abel et moi-même. Les débats furent suivis d’une
réception à la mairie.
En cette même année 1985, Paulette Mounier, elle aussi, a 80 ans. Nous avons fêté
cet anniversaire par une grande réunion dans le parc. Les familles des Murs Blancs ‒
parents, enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants souvent venus de province, avaient
joint leurs efforts pour contribuer à cette réception. Paul Ricoeur rendit un hommage ému à
Paulette Mounier, et la collectivité lui offrit un poste de télévision. Tous furent enchantés
de ces retrouvailles, et j’y ai vu un signe du poids que notre groupe avait joué dans leur vie
aussi bien que dans la nôtre.
A ce moment de l’histoire, je me retourne pour saisir d’un coup d’œil notre aventure.
Dirai-je d’abord que je suis fier de sa durée malgré les évolutions et les ruptures. Cette
permanence est liée d’abord à Emmanuel Mounier qui a pensé notre communauté avec un
sens aigu des respects des familles et des personnes. Communauté, le mot est peut-être trop
fort, mais tout de même les liens qui nous unissent ne sont pas ceux de simples copropriétaires. Il y a entre nous des amitiés, des entraides, des complémentarités. Tous ceux
qui sont encore là reconnaissent leur dette à Mounier, même s’ils ne l’ont pas connu.
Emmanuel Mounier est aussi présent parmi nous par la Bibliothèque personnaliste.
Pour l’extérieur, en France et à l’étranger, les Murs Blancs restent le gardien de la pensée
d’E.Mounier. Les chercheurs travaillent à la Bibliothèque, mais ils vont aussi discuter avec
Paulette Mounier, Paul Fraisse, Jean-Marie Domenach, Paul Ricoeur.
De cette unité, tous ceux qui y ont participé en sont aussi les acteurs. Je pense y avoir
joué un rôle non négligeable en assurant depuis 1939 la responsabilité financière,
administrative, coopérative, en veillant sur les toits et les murs, les portes et les clôtures, le
parc et le verger, en me gendarmant quelquefois. Communauté oblige !
Nous avons vécu aussi dans un cadre privilégié. Je n’ai pas le style pour décrire notre
entrée fleurie pendant tout le printemps par les crocus, les forsythias, le magnolia, les iris
puis enfin par les roses et le chèvrefeuille. Toutes les fleurs s’épanouissent dans la portée
27
d’un immense hêtre pourpre dont les jeunes feuilles ont un soupçon d’orangé et
s’empourprent à l’automne, demeurant longtemps accrochées à des branches dont elles ne
savent pas se séparer.
A la droite de l’entrée, un pin insolite avec une seule et énorme branche qui atteint
nos communs.
Quelques pas de plus et se dévoile le parc lui-même. Une grande pelouse d’herbe
verte ‒ il ne s’agit pas de gazon ‒ est cernée par d’anciens et très beaux arbres. A gauche,
des arbres plus jeunes mais qui rattrapent les autres en hauteur, à savoir deux séquoias
plantés en 1963. Plus loin, très vieux, un épicéa dont les branches penchent jusqu’au sol.
Au centre enfin, le tulipier. L’arbre doit avoir dans les 150 ans, l’âge de la maison blanche.
Il a soulevé le sol tout autour de lui et s’épanouit dans un tronc qui se sépare très vite en
deux énormes branches symétriques. De l’arbre il a la forme canonique. En mai-juin, après
les feuilles, apparaissent les tulipes, grosses fleurs jaune pâle qui ont presque la taille de
vraies tulipes. A l’automne les feuilles deviennent jaunes d’or et nous avons au coucher du
soleil une énorme ellipse dorée qui scintille au soleil. Au faîte circulent toute l’année des
oiseaux : des ramiers, des pies, des corbeaux, des merles. Nous devons sans doute cet arbre
à Chateaubriand qui l’a importé d’Amérique. Tout le dessin de notre parc est d’ailleurs une
imitation de celui qu’il avait créé, tout près, à la Vallée aux Loups.
Sur la droite, un cèdre imposant qui, en pendant avec l’épicéa, nous garde de la
verdure tout l’hiver. Malheureusement entre lui et le tulipier gît le tronc d’un deuxième
cèdre foudroyé en 1967. Personne n’a voulu de cet énorme tronc. Il est resté là envahi par
le lierre et diverses plantes. Il fait le bonheur de tous les petits enfants. Son ascension est
un rite, et le chœur unanime des enfants des Murs Blancs m’a demandé de respecter ce
souvenir qui malheureusement pourrit peu à peu.
A droite encore du cèdre mais de l’autre côté de l’allée un immense massif de
rhododendrons où éclatent au printemps d’imposantes fleurs bleu-violet. Et puis derrière ce
rideau, d’autres arbres importants. En premier lieu, mon favori, un platane dont le tronc a
au moins 4 m de circonférence. Son tronc est tout boursouflé. Très court, il se scinde en de
lourdes branches qui ont au moins 40 m de long. Ce platane qui n’a jamais dû être taillé a
ainsi près de 100 m d’envergure. Ses feuilles mortes, vernissées offrent chaque hiver
d’imposantes masses dont seuls les feux peuvent nous débarrasser. Le jardinier, moimême, y pourvoyons, mais le spécialiste est Jean-Marie Domenach.
Impossible de décrire tous les arbres de ce parc : beaucoup de sycomores, mais aussi
un merisier géant dont on ne voit que le tronc et la tête, toute blanche au printemps, un
28
hêtre pourpre, des tilleuls, des pins, des marronniers, des frênes, un bouleau et surtout un
ginko, arbre japonais assez rare mais peu en valeur dans ce parc où il est dominé par un
marronnier.
Ce parc a été dessiné il y a fort longtemps, comme l’atteste un plan de 1880 sur
lequel figure une « fabrique », construction décorative du XIXe siècle dont nous avons cru
longtemps que le mur restant était la ruine d’une chapelle.
Entre les allées, des pelouses ou des massifs d’arbustes où prédominent la
symphorine très envahissante, mais aussi des aucubas, des seringas, des houx, des épines
blanches et rouges, et d’autres espèces que nous n’avons guère identifiées. L’allée qui fait
le tour du parc a 400 m selon les mesures de mon fils Jean qui en a fait des centaines de
fois le tour à la course à pied et qui l’a fait faire à la bande de l’ADEM dans des
olympiades répétées.
Par delà le parc, un verger d’environ 1500 m2. C’est un des anciens potagers que
possédait le propriétaire qui nous avait précédés et dont il subsiste encore un gros noyer et
quelques poiriers. J’ai dit tout ce que nous y avions planté. Les familles se partagent les
fruits. Les gros fruits sont cueillis et répartis par le jardinier, les baies sont ramassées par
les familles après une équitable distribution. Il faut dire qu’aujourd’hui les enfants en
profitent au moins autant que nous, les parents.
Ce verger, comme notre parc, a été un privilège. Il a étendu l’espace vital de chacun,
l’espace commun pour les jeux des enfants et des adultes (à commencer par les boules de
Jean-Marie…). En réalité, maintenant que les enfants sont partis, il est rarement un lieu de
promenade, sauf pour Simone et moi. Presque chaque jour nous le parcourons en tous sens,
pour notre hygiène, mais aussi en responsables. Nous ramassons le bois mort, j’épie ce qui
appelle la faux, la houe, les ciseaux, la pioche du jardinier. Avouerai-je que c’est un peu
mon parc !
Et maintenant il faut continuer à vivre avant de mourir. La disparition des
Marrou en précède d’autres. Nos enfants s’attacheront-ils à la propriété ? Continueront-ils
eux ou leurs élus, à maintenir une ambiance cordiale ? Y en aura-t-il un pour assurer la
permanence de notre Bibliothèque ? L’avenir est à Dieu.
Paul FRAISSE
Été 1985

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