Laurent GUYENOT - Université Rennes 2

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Laurent GUYENOT - Université Rennes 2
22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ
INTERNATIONALE ARTHURIENNE,
22nd CONGRESS OF THE
INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY
Rennes 2008
Actes
Proceedings
Réunis et publiés en ligne par
Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher
POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE :
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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)
« Vengeance et Rédemption au Château du Graal1 »
Introduction
Le siècle de Chrétien de Troyes est passionnément symboliste.
Pour un penseur du XIIe siècle, résume Étienne Gilson, « connaître et
expliquer une chose consiste toujours à montrer qu’elle n’est pas ce qu’elle
paraît être, qu’elle est le symbole et le signe d’une réalité plus profonde,
qu’elle annonce ou qu’elle signifie autre chose2. » Le Conte du Graal est, par la
volonté de son auteur, un objet qui demande à être expliqué. Telle est son
originalité profonde, et telle est la raison de son succès fulgurant. Selon
l’hypothèse stimulante de Per Nykrog3, Chrétien de Troyes écrivait avec
l’intention pratique de susciter des discussions parmi les auditeurs de ses
poèmes. Le Conte du Graal propose à un public amateur de culture fine des
sens cachés à décrypter. L’objectif de cet article est de retrouver certaines
questions et interprétations auxquelles le public initial du Conte du Graal
pouvait se livrer. Cela suppose de se replacer, autant que possible, dans
l’état d’esprit de ce public, c’est-à-dire de se familiariser avec les références
culturelles qui lui permettaient de reconnaître les sens implicites du texte. Je
chercherai ces références dans deux domaines distincts que le Conte du Graal
réunit de façon ingénieuse.
1) Le premier appartient à ce qu’on peut nommer le « folklore
médiéval », défini comme l’ensemble des traditions orales, narratives et
laïques (mais pas exclusivement « populaires »). Je montrerai que le Conte du
Graal renvoie à des contes ou légendes qui véhiculent une conception
typiquement chevaleresque de la vengeance rédemptrice. Loin d’être des
« vestiges » d’une mythologie païenne morte, comme le pensaient Alfred
Cet article résume un ouvrage en préparation, sous le titre: La Lance qui saigne.
Étienne Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, Paris, Payot, 1977, p. 343.
3 Per Nykrog, Chrétien de Troyes, romancier discutable, Genève, Droz, 1995.
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Nutt, Roger Sherman Loomis ou Jean Marx4, je soutiens que ces histoires
étaient pleinement compréhensibles par les hommes du Moyen Âge (ce qui
ne m’empêche pas d’utiliser les précieuses observations comparatives de ces
savants, qui ont soulevé des questions qu’on ne peut éluder).
2) Le second bagage culturel indispensable pour une lecture
médiévale du Conte du Graal relève de la théologie vulgarisée. Le roman
énonce, sous forme déguisée, un discours sur le Christ. Moins doctrinal que
narratif, inspiré par la tradition apocryphe, ce discours reflète une piété
laïque caractéristique des milieux nobles, qui teintent de valeurs féodales la
relation de l’homme à son Seigneur. Ce discours christologique est, de plus,
fortement influencé par le contexte des croisades ; non pas tant par les
événements que par « l’idée de croisade », celle qu’exprime par exemple la
Chanson d’Antioche, poème séminal du Cycle de la Croisade5.
Le Conte du Graal contient donc, selon moi, deux discours narratifs
cryptés, issus respectivement d’un imaginaire légendaire ou folklorique et
d’un imaginaire christologique ou para-évangélique. Ces deux discours
recoupent grossièrement ce que, depuis Jean Frappier et Eugène Vinaver,
on nomme la « matière » et le « sens » du roman6. Mais chacun constitue
surtout un « métatexte », au sens d’un discours extratextuel auquel le texte
renvoie implicitement par des signes. Nous verrons que le décryptage de
ces deux métatextes, ou récits virtuels, passe par un repérage des liens
analogiques entre les personnages ou les objets du roman. La lecture que je
propose fera aussi ressortir le lien étroit qui réunit ces deux métatextes :
passionné comme tous les penseurs de son temps par la recherche des
analogies7, Chrétien exploite une affinité existante entre une légende de
vengeance et un thème de christologie populaire, et les place dans une
relation spéculaire qui les fait s’éclairer mutuellement.
Alfred Nutt, Studies on the Legend of the Holy Grail, 1888, New York, Cooper Square Publishers, 1965 ;
Roger Sherman Loomis, Arthurian tradition and Chrétien de Troyes, New York, Columbia University Press,
1949 ; Jean Marx, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, P.U.F., 1952. Les hypothèses de Loomis ont été
complétées par Jean-Claude Lozac’hmeur, notamment dans « Recherches sur les origines indoeuropéennes et ésotériques de la légende du Graal », Cahiers de Civilisation Médiévale 30 (1987), pp. 45-63.
5 Paul Alphandéry et Alphonse Dupront, La Chrétienté et l’idée de croisade, Paris, Albin Michel, 1954-1959,
nouv. éd. 1995.
6 Cet usage est trompeur, car Richard Trachsler a montré que materia est, au Moyen Âge, assimilable à la
notion de genre littéraire plutôt qu’à celle de « matière première » (Disjointures - Conjointures, Tübingen /
Basel, A. Francke Verlag, 2000, pp. 15-20).
7 Eugène Vinaver, « Analogy as the dominant form », dans The Rise of Romance, Oxford, Clarendon Press,
1971, chapitre 6, pp. 99-122.
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Si la place le permettait, il serait utile de montrer que Chrétien
perfectionne dans le Conte du Graal une technique qu’il a déjà expérimentée
dans le Chevalier de la Charrette, créant ainsi chez son public une attente et
une prédisposition. Des recherches ont en effet démontré que la structure
de La Charrette superpose deux thèmes narratifs très populaires au Moyen
Âge : 1) le rapt de l’épouse et l’expédition de l’époux (remplacé ici par
l’amant) dans l’Autre Monde, un thème largement représenté dans le
folklore mais surtout connu par la légende d’Orphée et Eurydice ; 2) la
descente de Jésus aux enfers pour en libérer les justes, rendue populaire par
la tradition apocryphe, principalement l’Évangile de Nicodème8. Lancelot le
héros arthurien se déplie, sur deux plans symboliques distincts, en figure
orphique, d’une part, et en figure christique, d’autre part. C’est une
structure en triptyque similaire que je souhaite mettre à jour dans le Conte du
Graal. Dans son dernier roman, le maître champenois a cependant poussé
sa technique plus loin : outre un métatexte folklorique et un métatexte
christologique, on peut dégager dans le Conte du Graal un métatexte
biographique, dans lequel, par exemple, Perceval au Château du Graal
incarne Philippe de Flandre refusant la régence du royaume de Jérusalem à
la place du roi lépreux Baudoin IV, lors de sa première visite en Terre
Sainte en 11789. Je n’aborderai pas, cependant, cette dimension de l’œuvre,
pour me concentrer sur les seules dimensions folklorique et christologique.
I/ Le métatexte folklorique
Le père mort et son double
Pour introduire la problématique, partons du roman anglais du
XIVe siècle, Sir Percyvell, que l’on peut résumer de la manière suivante. Un
seigneur est traîtreusement tué dans un tournoi par un Chevalier Rouge (the
Rede Knyghte). Sa veuve, sœur d’Arthur, se réfugie dans la forêt avec son
jeune enfant, Percyvell. Lorsque celui-ci atteint l’adolescence, sa mère lui
confie le javelot de son père. Percyvell rencontre dans les bois des
8 D. D. R. Owen, The Vision of Hell : Infernal Journeys in Medieval French Literature, Édimbourg-Londres,
Scottish Academic Press, 1970 ; Jacques Ribard, Chrétien de Troyes, “Le Chevalier de la Charrette”, Paris,
Nizet, 1972.
9 Helen Adolf, Visio Pacis : Holy City and Grail. An Attempt at an Inner History of the Grail Legend,
Philadelphia, Pennsylvania State University Press, 1960.
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chevaliers qui lui inspirent le désir de rejoindre la cour d’Arthur pour y être
adoubé. Le roi reconnaît en lui son neveu, celui dont « les livres disent qu’il
doit venger la mort de son père » (The bokes says that he mon / Venge his fader
bane, v. 567-8). À ce moment précis paraît à nouveau the Rede Knyghte qui,
exactement comme le Chevalier Vermeil chez Chrétien, s’empare de la
coupe d’Arthur, insulte l’assistance et s’en va. Navré, le roi rappelle, parmi
d’autres méfaits de cet ennemi, le meurtre de son beau-frère (le père de
Percyvell). Percyvell se lance à la poursuite de l’insolent et le tue d’un coup
de javelot ; par ce geste, il venge son père, avec l’arme de celui-ci. Puis il
revêt l’armure du mort et part à l’aventure.
Même si l’on doit supposer que l’auteur de ce bref roman en
moyen anglais connaissait Chrétien de Troyes, au moins indirectement, on
peut considérer, avec Jean Frappier, qu’il s’inspire d’un schème narratif
situé « en amont » du Conte du Graal10, dont Chrétien aurait éliminé l’idée de
vengeance. En effet, l’absence de la vengeance dans le destin du héros de
Chrétien, dont le père est mort de chagrin et non de ses blessures, laisse,
pourrait-on dire, du mou dans la trame narrative : le Chevalier Vermeil, qui
dans Sir Percyvell est l’ennemi mortel du clan de Perceval, n’est dans le Conte
du Graal qu’un prétexte à l’exploit qualifiant du héros, et donc un accessoire
arbitraire. L’enfance cachée de Perceval, qui s’explique dans Sir Percyvell par
le besoin de protéger le dernier fils de la haine mortelle du Chevalier Rouge,
perd aussi une grande partie de sa signification dans le Conte du Graal (elle
est d’ailleurs refoulée par Chrétien dans une sorte de pré-diégèse). Tout cela
contribue à l’impression d’une trame narrative privée de son principe
central originel, la vengeance.
L’hypothèse selon laquelle la principale source légendaire de
Chrétien serait une histoire de vendetta fait immédiatement surgir la
question du rapport qu’entretient cette thématique avec la scène centrale du
Conte du Graal, la rencontre de Perceval avec le Roi Pêcheur. L’hypothèse
n’a d’intérêt que si elle permet d’établir un lien entre ce Roi Pêcheur, le
personnage le plus énigmatique du Conte du Graal, et la figure du père
assassiné, le grand absent du Conte du Graal. Poser la question de ce lien,
c’est déjà suggérer la réponse, car le personnage surnaturel qu’on attend
naturellement dans une histoire de vengeance, c’est le fantôme du mort.
10
Jean Frappier, Chrétien de Troyes : l’homme et l’œuvre, Paris, 1957, Hatier, 1968, p. 171.
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Le Roi Pêcheur est-il, en deçà du texte, le fantôme du père de
Perceval réclamant vengeance ? Autrement dit, la source légendaire du Conte
du Graal est-elle du type « Hamlet », avec un héros qui doit questionner
l’âme de son père avant de pouvoir le venger11 ? En pratique, la question en
contient au moins deux : premièrement, y a-t-il dans le folklore médiéval
des contes de ce type suffisamment connus, avec un fantôme qui puisse
avoir servi de prototype au Roi Pêcheur ? Deuxièmement, Chrétien a-t-il
inclus dans son poème des indices d’un lien identitaire entre le Roi Pêcheur
et le père mort, qui permettrait au lecteur-auditeur de s’y retrouver ?
Répondons d’abord à cette deuxième question, en nous intéressant
à la cousine placée par l’auteur sur le chemin de son héros à la sortie du
Château du Graal. Cette cousine, qui nous apprend que le Château du Graal
n’est pas de ce monde12, tient dans ses bras le cadavre décapité de son ami.
Tout en pleurant ce dernier, elle reproche à Perceval de n’avoir pas
questionné le Roi Pêcheur. On n’entendra plus parler de son ami ; Perceval
se propose de le venger (v. 3634-7), mais il n’en fera rien. À mon sens, ce
« cousin par alliance » n’a d’autre fonction que celle d’allusion cryptée au
cousin infirme que Perceval vient de quitter au Château du Graal. Il
constitue un double du Roi Pêcheur, et donc un signe que ce dernier
possède la nature d’un mort13. Le cousin infirme dans l’Au-delà et le quasicousin mort ici-bas figurent respectivement l’âme et le cadavre d’un
trépassé.
La cousine apporte un second indice lorsqu’elle explique que le Roi
Pêcheur fut au cours d’une bataille navrez par un coup de javelot dans les
hanches (un coup félon, avec une arme de jet), et qu’il en est resté
mahaigniez (v. 3509-13). Le lecteur ou auditeur attentif se rappelle que ce
sont les termes mêmes que le poète a employés au sujet du Roi Perceval,
père du héros (v. 435-7). Le père de Perceval et son cousin le Roi Pêcheur
11 Comme l’admettent Nutt et Lozac’hmeur, la question du héros avait probablement pour but, dans la
légende originelle, de déclencher une réponse l’informant du nom du meurtrier, peut-être même des
conditions du meurtre lui-même. On pense à la forme que prend la question tant attendue dans
Parzival : « Oncle, qu’est-ce qui t’afflige ? » (œheim, was wirret dir ?, §795, v. 29).
12 Tandis que Perceval le croit encore à portée de voix, elle affirme qu’il n’y a pas de château à moins de
vingt-cinq lieues à la ronde (v. 3404-11).
13 L’indice n’a pas échappé à Wolfram von Eschenbach, puisque dans son Parzival, l’ami de la cousine a
été tué d’un coup de lance par le frère du Chevalier Rouge (Rote Ritter). La cousine déclare en outre
qu’une seule chose la consolerait : que soit délivré de son agonie le Roi Pêcheur qui est « est plus mort
que vivant » (er lebte niht wan töude, § 230, v. 20).
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sont tous deux paraplégiques et doivent être portés pour se déplacer. On
peut voir là une intention manifeste de l’auteur de suggérer l’identité des
deux rois sur le plan du métatexte folklorique.
Continuations et retour aux sources
Pour savoir ce que le public initial de Chrétien percevait dans le
Conte du Graal, il est logique de se tourner vers les continuations. Les
deuxième et troisième continuateurs, rappelons-le, écrivaient pour la même
famille de Flandre que Chrétien de Troyes14. Bien souvent, ils ont cherché à
expliquer le Conte du Graal, rendant explicite ce qu’ils avaient perçu dans
l’implicite du texte. Mais, comme beaucoup d’autres adaptateurs, ils sont
moins fidèles aux intentions de l’auteur qu’à ses matériaux. C’est pourquoi
les continuations sont le plus court chemin vers les sources.
La Première Continuation, ou Continuation-Gauvain, écrite avant 1200
(dans sa version courte), mérite une attention particulière, pour la raison
bien soulignée par bien Pierre Gallais qu’elle « représente, plus d’une fois,
l’état de la ‘tradition’ arthurienne au moment même où le grand devancier
de notre auteur prenait la plume. » Elle est si proche de la tradition orale
des « jongleurs » que, à l’exception de sa première branche, elle aurait très
bien pu être écrite dès le milieu du XIIe siècle15.
Sa cinquième branche (v. 6765-7816), qui contient la visite de
Gauvain au Château du Graal, est dominée par une riche thématique de
vengeance. L’aventure débute par le meurtre16 d’un chevalier inconnu (que
Manessier nommera Silimac dans sa Troisième Continuation). Il a été abattu
traîtreusement par un coup de javelot dont on ignore l’auteur (bien qu’on
soupçonne Keu). Gauvain promet deux choses qui se mêlent dans son
discours : achever la quête du mort, et le venger. Ignorant à la fois la nature
14 Manessier, vers 1235, dédie sa contribution à la comtesse Jeanne de Flandre. Wauchier de Denain
appartient au même milieu flamand et rédigea pour la même comtesse une Vie de sainte Marthe. On
imagine difficilement que la première continuation ait été conçue dans un autre milieu. Pour une brève
mise au point, voir Richard Barber, The Holy Grail : Imagination and Belief, Cambridge, Harvard University
Press, 2004, pp. 27-30.
15 Pierre Gallais, L’imaginaire d’un romancier français de la fin du XIIe siècle : description raisonnée, comparée et
commentée de la "Continuation-Gauvain" (première suite du "Conte du Graal" de Chrétien de Troyes), 4 tomes,
Amsterdam, Rodopi, 1988-1989, tome I, pp. xxvi et xxx.
16 Au Moyen Âge, on qualifie de murdrum « la mort secrète de quelqu’un dont le tueur est inconnu »,
indique vers 1177 le Dialogus de Scaccario de Richard Fitz Neal (cité dans David Crystal, The Stories of
English, New York, Penguin, 2005, pp. 125-126).
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de cette quête et l’identité du meurtrier, il se laisse guider par le cheval du
mort, qui le conduit jusqu’au Château du Graal, situé sans équivoque dans
l’Autre Monde. Avant d’y apercevoir le Graal et la Lance qui saigne,
Gauvain découvre un cadavre dans une bière, avec la lame brisée d’une
épée posée sur la poitrine. Le roi du château, portant l’épée de Silimac que
lui a remise Gauvain, se recueille devant le corps en pleurant : « Ah, noble
corps qui gisez ici, vous dont la mort a ravagé ce royaume, fasse Dieu que
vous soyez vengé, pour la grande joie du peuple ! » (v. 7355-8)17. Puis il
remet à Gauvain l’épée brisée du mort, pour qu’il tente de la ressouder.
Gauvain n’en est pas capable, car il doit encore gagner en mérite. Luttant
contre le sommeil, il entend l’explication sur la Lance qui saigne18 mais
s’endort avant que le roi ait pu lui révéler « l’identité de celui qui perdit la
vie et de celui qui le frappa19. » Au matin, il se réveille en pleine campagne.
Une lecture attentive de cette scène montre que l’auteur crée
volontairement une confusion entre deux épées : celle de Silimac apportée
par Gauvain, et celle, brisée, du mort dans la bière. Il faut comprendre que
les deux morts n’en font qu’un. La quête que Gauvain accomplit pour le
mort l’a donc conduit au mort lui-même, une rencontre qui prélude
normalement à l’accomplissement de la vengeance. S’arrêter sur l’étrangeté
d’un mort apparaissant sous forme de cadavre dans l’Autre Monde, où on
l’attendrait vivant, serait sous-estimer l’agilité avec laquelle les poètes
médiévaux jouent sur le paradoxe de « la vie des morts ».
Le mort réclamant vengeance est doublement inscrit dans la
Première Continuation. En effet, sa sixième et dernière branche place dans une
nef féerique un cadavre embaumé avec un fer de lance dans la poitrine et
une lettre réclamant vengeance. Une fois vengé, le mort retourne dans
l’Autre Monde, sur sa nef, pour y reprendre vie et devenir immortel. Cette
histoire, certainement traditionnelle, sera exploitée quelques décennies plus
tard par Raoul de Houdenc dans La Vengeance Raguidel. La thématique
folklorique sous-jacente à ces deux branches n’est pas précisément celle du
« fils de la veuve », où le fils venge un père qu’il n’a pas ou peu connu. Elle
17 « A ! gentis cors qui ci gesés, / Par quoi cis renes est gastés, / Dex doinst que vos soiés vengiés, / Si que li pules en
soit liés »
18 Elle est suivie d’une autre sur le Graal (v. 7483-7708), inspirée par Robert de Boron et probablement
interpolée.
19 « Sire, ne vos mentirai mie / Qui cil fu qui perdi la vie, / Ne qui cil fu qui le feri. » (v. 7479-81)
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appartient cependant au même complexe mythique qui fait de la vengeance
un sacerdoce.
Revenons au Château du Graal, en prenant cette fois pour guide le
troisième continuateur, Manessier. Il réintroduit un roi infirme tout en
complétant les explications sur l’épée brisée (v. 32816-966) : celle-ci n’est
plus chez lui l’arme de la victime, mais celle du meurtrier. C’est avec elle
qu’un certain Partinal tua traîtreusement le roi Goondesert. Le corps de
Goondesert et les deux morceaux de l’épée furent apportés à son frère, le
Roi Pêcheur, qui, fou de chagrin, se trancha les nerfs des deux jambes avec
ces deux morceaux d’épées. Il ne guérira que lorsqu’un chevalier parviendra
à ressouder l’épée puis à venger son frère en tuant Partinal. Lorsque, à la fin
de cette continuation, le Roi Pêcheur voit enfin Perceval lui apporter la tête
tranchée de Partinal, il « se dresse aussitôt sur ses pieds et se sentit saint et
guéri » (v. 41879-80)20.
Manessier a imaginé un processus dont la logique est curieuse,
puisque la vengeance du mort ne profite pas au mort mais à son frère, dont
l’automutilation est étrange. Mon hypothèse est que Manessier, comme
Chrétien et comme le premier continuateur, dédouble ses personnages pour
crypter et complexifier son histoire. Il renvoie au même schème folklorique
que Chrétien, dans lequel ce roi infirme et son frère mort sont un seul et
même personnage, à la fois infirme et mort. Ce personnage appartient au
type bien attesté du mort inhibé dans son immortalité par les circonstances
de sa mort, jusqu’à ce que l’action des vivants, en l’occurrence la vengeance,
ne le délivre.
Ce « dédoublement de personnalité » ne doit rien, selon moi, à une
confusion de l’auteur ou à son ignorance du sens mythique de sa matière21.
C’est une technique que Manessier, comme le premier continuateur,
emprunte à Chrétien de Troyes, qui a lui-même crypté son roman en
doublant et même triplant un même personnage surnaturel. Les romanciers
Est maintenant sailliz en piez / Et se senti sains et haitiez.
C’est sur ce point que je me sépare de Lozac’hmeur qui, comme Nutt et Loomis, croit à un archétype
mythique incluant deux frères, l’un vivant, l’autre blessé. Sa démarche s’appuie exagérément sur Peredur,
le plus tardif des romans gallois, dont certains passages semblent directement traduits de Chrétien de
Troyes. Certes, ni la tête du cousin de Peredur baignant dans son sang et promenée en cortège avec la
lance qui saigne, ni la vengeance dont Peredur est l’instrument prédestiné, ne sauraient émaner de
Chrétien. En revanche, on les fait aisément dériver de la Troisième Continuation. Pour un historique et une
critique des thèses fondées sur l’antériorité de Peredur, voir Barber, The Holy Grail, pp. 235-240.
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du Graal n’ont cessé depuis de faire usage de ce principe, soit pour décupler
leur matière, soit pour établir des résonances structurelles ou symboliques
entre les épisodes et les personnages22.
Faute de place, je ne peux aborder toutes les continuations et
adaptations du Conte du Graal qui semblent préserver le souvenir plus ou
moins clair de l’identité du Roi Pêcheur avec le fantôme d’un parent mort
réclamant vengeance. Il faudrait mentionner Perlesvaus (riche en personnages
surnaturels dédoublés en couples de frères), Peredur, et la Suite du Roman de
Merlin. Je me bornerai à citer le Diu Krone23 de Heinrich von dem Türlin, le
seul roman du Graal où le Roi Pêcheur se dévoile expressément comme un
mort : « je suis mort, même si je ne le parais pas, et ma cour est aussi morte
avec moi. » C’est un mort-vivant, condamné à vivre paralysé jusqu’à ce
qu’un parent vienne rompre l’enchantement où l’a plongé un meurtre
commis dans sa famille. Cela fait, il disparaît avec tous les hommes de sa
cour, c’est-à-dire qu’il meurt pour de bon. Le motif légendaire a été ici
christianisé dans la mesure où le Roi Pêcheur n’est pas la victime du
meurtre, mais appartient au contraire au clan des meurtriers ; il subit la
peine purgatoire d’un péché collectif. La motivation de ce renversement
s’imagine aisément : l’idée qu’un mort tué traîtreusement réclame vengeance
(c’est-à-dire justice) pour la paix de son âme, et l’idée qu’il conserve dans
l’Au-delà sa blessure ou une infirmité, sont toutes deux radicalement antichrétiennes. Elles n’en sont pas moins profondément ancrées dans la
mentalité chevaleresque. Elles sont pour ainsi dire sous-entendues et
présupposées par l’usage judiciaire répandu de la cruentation (le saignement
des plaies d’un cadavre en présence de son meurtrier) ; car lorsque le
cadavre saigne, il est entendu que c’est l’âme qui souffre.
Les morts enchantés
Ces idées se trouvent également à la source même de l’imaginaire
arthurien. N’est-ce pas en effet « pour y soigner ses plaies » qu’Arthur est
22 Christine Ferlampin-Acher, « Le double dans la Suite du Roman de Merlin et la Suite Vulgate », dans
Nathalie Koble (dir.), Genèse et jeunesse du royaume arthurien : Les ‘Suites’ romanesques du ‘Merlin en prose’,
Orléans, Paradigme, 2007, pp. 33-52.
23 N’ayant pu consulter l’édition récente de Fritz Peter Knapp (Tübingen, M. Niemeyer, 2005), j’utilise la
traduction anglaise de J. W. Thomas (The Crown. A Tale of Sir Gawein and King Arthur’s Court, LincolnLondres, University of Nebraska Press, 1989) et la traduction française partielle d’Anna Sziraky dans La
Légende du Graal dans les littératures européennes, dir. Michel Stanesco, Paris, LGF, « La Pochotèque », 2006,
pp. 1039-1048.
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sur l’île d’Avalon. Un homme, dont Gervais de Tilbury nous rapporte le
témoignage, trouva ce même Arthur alité dans un palais enchanté à
l’intérieur du mont Etna. Arthur « lui conta comment, blessé jadis dans une
bataille […], il gisait là depuis très longtemps, cherchant à guérir ses blessures
sans cesse rouvertes » (Otia imperialia, II, 12). Le roi Arthur se distingue de
notre hypothétique proto-Roi Pêcheur par le fait que sa guérison n’est pas
liée à sa vengeance ; mais il n’en est pas loin puisque, une fois guéri, il
reviendra guider son peuple vers la revanche.
C’est dans Wigalois de Wirnt von Grafenberg (début du XIIIe
siècle) que se trouve l’histoire la plus frappante d’un roi tué traitreusement,
qui subit dans son corps un enchantement jusqu’à ce qu’un membre de son
clan (ou ici son future gendre) le délivre en le vengeant. Chaque nuit, le
château où périt le roi Lar est consumé par un incendie fantôme, tandis que
durant le jour est aperçu un animal à tête de léopard couronné. Wigalois
suit la bête jusqu’au château, où elle se métamorphose devant ses yeux en
un homme rayonnant portant la même couronne et des nattes à l’ancienne
mode germanique. Il se présente comme l’âme en peine du roi Lar, qui,
depuis dix ans (et pour encore une seule nuit), subit « le purgatoire » (der
wîze, v. 4669) en brûlant dans le château, mais bénéficie d’un répit journalier
dans la prairie. Sa pénitence est, dit-il, due à sa mort subite, qui l’a privé des
bienfaits de la confession, mais le fait qu’elle prenne fin juste après
l’apparition du héros qui a accepté de le venger démontre que cette
explication n’est qu’un mince vernis d’orthodoxie sur une légende qui faisait
de la vengeance la cause directe du désenchantement du mort. Comme
Heinrich dans Diu Krone, mais par un autre biais, Wirnt substitue le
purgatoire à la vengeance rédemptrice.
Cette histoire de mort zoomorphe nous conduit au Lai de Tyolet,
qui débute par une enfance du héros identique à celle de Perceval. Mais
tandis que, chez Chrétien, non sans ironie, le héros croit entendre des
démons puis voir des anges en découvrant pour la première fois des
chevaliers dans la forêt, dans le Lai de Tyolet, c’est un animal faé qui les lui
montre : un grand cerf qui se transforme sous ses yeux en chevalier.
Immédiatement après, Tyolet reçoit de sa mère les armes de son père et
part à l’aventure. Bien que l’apparition ne décline pas son identité et
qu’aucune vengeance n’en découlera, la comparaison suggère que l’auteur
du lai emprunte au même fonds folklorique, et que le chevalier-cerf n’est
autre que le fantôme du père du héros. On aurait donc, avec Sir Percyvell et
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le Lai de Tyolet, deux poèmes préservant chacun un élément complémentaire
d’une même légende du « Fils de la veuve » : le premier contient la
vengeance sans le fantôme ; le second, comme le Conte du Graal, contient le
fantôme sans la vengeance.
II/ Le métatexte christologique
Pourquoi la Lance saigne-t-elle ?
Comme l’a bien vu Philippe Ménard, le symbole dominant du Conte
du Graal n’est pas le Graal mais la Lance qui saigne24. Des deux questions
attendues de Perceval, aucune ne porte sur la nature du Graal : l’une porte
sur l’identité de celui qu’on sert avec le Graal, l’autre sur la Lance qui
saigne. La réponse à la première question étant donnée par l’oncle ermite,
seule la Lance qui saigne préoccupe Perceval et Gauvain dans la seconde
partie. Et si la question sur la Lance (por coi elle sainne, v. 3552-3) reste sans
réponse à la fin du Conte du Graal, peut-être est-ce dû à la vocation
interactive du roman, plutôt qu’à son inachèvement : la réponse n’est pas
dans le texte parce qu’elle est dans le métatexte.
La réponse, de toute manière, va de soi. Quoi qu’on ait pu en dire
sous l’influence des thèses celtisantes, la Lance qui saigne devait évoquer
spontanément, pour le public médiéval, la Sainte Lance du soldat romain
(Longin, selon le nom que lui donne l’Évangile de Nicodème) qui perça le
flanc du Christ sur la Croix et en fit couler « du sang et de l’eau » (Jean 19,
34). Que la goutte de sang qui coule de la lance est tot cler (v. 6167) en est
déjà un indice, mais qu’elle coule Del fer de la lance an somet / Et jusqu’à la
main au vaslet (v. 3199-3200)25, en constitue, je pense, une preuve suffisante.
En effet, ce détail correspond à une très populaire réécriture médiévale du
passage johannique, apparemment inspirée par une iconographie
carolingienne26. Au XIIIe, Jacques de Voragine lui consacrera le chapitre 47
24 Philippe Ménard, « Graal ou Lance qui saigne ? Réflexion sur l’élément de structure essentiel dans le
Conte du Graal de Chrétien de Troyes », dans Francis Gingras, Françoise Laurent, Frédérique Le Nan et
Jean-René Valette (dir.), « Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, Paris,
Champion, 2005, pp. 423-435.
25 Del fer de la lance an somet / Et jusqu'à la main au vaslet / Coloit cele gote vermoille.
26 Ann Dooley, « The Gospel of Nicodemus in Ireland », dans Zbigniew Izydorczyk (dir.), The Medieval
“Gospel of Nicodemus” : Texts, Intertexts, and Contexts in Western Europe, Tampe (Arizona), Medieval &
Renaissance Texts & Studies, 1997, pp. 361-401. L’auteur cite, p. 367, un poème irlandais du VIIIe
siècle.
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de sa Légende dorée : « saint Longin », y lit-on, fut converti après que,
« souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte
du sang du Christ, qui coulait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la
santé27. »
La preuve de la popularité de ce motif dans l’imaginaire religieux de
la classe chevaleresque dans la seconde moitié du XIIe siècle se trouve dans
ce qu’Edmond-René Labande a nommé les « credo épiques », prières dans
lesquelles des héros de chansons de geste résument la vie de Jésus28. Dans
un livre paru en 1911, Rose Jeffries Peebles en cite cinq (et l’on peut
aisément doubler ce chiffre) mentionnant la guérison miraculeuse de
Longin par le sang coulant de la pointe de sa lance sur sa main29. Dans la
Chanson d’Antioche, dont l’influence sur le Conte du Graal me semble
probable, un chevalier torturé par les Turcs inclut dans sa prière :
Les Juifs, ces gens sans foi ni loi, vous clouèrent sur la croix, et
Longin qui n’y voyait goutte vous frappa au côté de sa lance au
fer épais ; on m’a enseigné que du sang et de l’eau avaient
coulé, tout le long de la hampe, jusqu’à ses mains, qu’il s’en
était frotté les yeux et avait recouvré la vue, puis qu’il vous
avait crié merci et que vous lui aviez pardonné30.
Lorsque, dans la Conquête de Jérusalem, probablement du même
auteur, Godefroi de Bouillon prie devant le Saint-Sépulcre, la même histoire
figure en bonne place dans sa prière31. Plusieurs credo du même type se
trouvent dans des chansons indiscutablement antérieures au Conte du Graal,
comme la Chanson de Guillaume, Le Couronnement de Louis ou encore Aiol.
27 Je remercie vivement Linda Gowans pour m’avoir signalé cette tradition et fourni la plupart des
références bibliographiques qui suivent.
28 Edmond-René Labande, « Le ‘credo’ épique : À propos des prières dans les chansons de geste », dans
Recueil des travaux offert à M. Clovis Brunel, Paris, Société de l’École de Chartres, 1955, vol. II, pp. 62-80.
L’auteur en recense 83 credo dans 41 chansons.
29 Rose Jeffries Peebles, The Legend of Longinus in Ecclesiastical Tradition and in English Literature, and its
Connexion with the Grail, Baltimore, Bryn Mawr College, 1911. Les passages sont cités et référencés par
John Carey dans Ireland and the Grail, Aberystwyth, Celtic Studies Publications, 2007, pp. 171-174. On
peut ajouter à la liste de Peebles : La Conquête de Jérusalem (VII, 26), Les Narbonnais (v. 582-590 et v. 505763), Huon de Bordeaux (v. 2036-38) et, en espagnol, El Cid (v. 352-7).
30 Trad. Micheline de Combarieu du Grès, dans Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre
Sainte (XIIe-XVIe siècle), Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1997, pp. 25-169 (p. 92). Texte original (éd.
Duparc-Quioc, v. 6108-13, cité par Carey, p. 172) : Et Longis vos feri de la lance a bandon, / Il n’avoit ainc veü,
que de voir le set on, / Li sans li vint par l’anste jusqu’aus poins, de randon, / Il se terst a ses iex, si ot alumison, /
« Sire merci ! » cria, par bone entention : / Tu li fesis pardon et grant remission.
31 Trad. Jean Subrenat dans Croisades et pèlerinages, chant VI, 26, pp. 171-351 (p. 312).
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Dans toutes les occurrences, le récit et le lexique sont stéréotypés. Dans
Huon de Bordeaux, c’est du sang cler (v. 2038) ou du sang tout cler (v. 2047) qui
coule sur la main de Longin, exactement comme dans le Conte du Graal. On
peut donc considérer comme établi qu’à l’époque où Chrétien écrit le Conte
du Graal, le sang miraculeux du Christ coulant du fer de lance jusqu’à la
main de Longin est un cliché consacré du catéchisme chevaleresque, que
Chrétien a consciemment inscrit dans l’implicite du Conte du Graal.
Que peut alors signifier la quête du sens de la Lance qui saigne,
consciemment assumée par Perceval après sa conversion, sinon l’aspiration
à comprendre le mystère de la Passion ? Le parcours de Perceval est celui
d’un homme qui trouvait les chevaliers « plus beau […] que Dieu et que
tous ses anges » (plus bel […] que Dex ne que si enge tuit, v. 393-4), erre
jusqu’au dégoût de lui-même puis retrouve le chemin de Dieu (qui est aussi,
pour une part, celui que lui recommandait sa mère).
Mais en tant qu’image de la Lance de Longin, la Lance qui saigne
évoque également la croisade. Rappelons en effet que la Chanson d’Antioche
et presque tous les chroniqueurs de la première croisade font de la
découverte de la Sainte Lance à Antioche le tournant décisif de la croisade.
Dans l’imaginaire du XIIe siècle, la Sainte Lance est l’étendard qui mena les
croisés à la victoire. Et dans les années 1180, nous confirme l’historien
Martin Aurell, la croisade « est sur toutes les lèvres32. »
C’est la quête de Gauvain qui semble évoquer la croisade, comme
l’a montré Paule le Rider33. Contrairement à Perceval, Gauvain ne cherche
pas la signification de la Lance qui saigne ; il a simplement promis de la
ramener pour expier une faute (il est accusé du meurtre du roi d’Escavalon).
Et où sa quête le mène-t-elle ? Tout droit au pays de ses ancêtres, là où
vivent sa mère et sa grand-mère, qu’il sait mortes depuis longtemps.
Gauvain allégorise donc le croisé gagnant son Paradis en tombant pour
délivrer la Ville sainte.
32 Martin Aurell, La Légende du roi Arthur (550-1250), Paris, Perrin, 2007, p. 295. L’auteur ajoute, très
justement : « Comment Chrétien et son public pourraient-ils rester indifférents à une telle obsession
collective ? C’est d’autant plus impensable que le commanditaire de son roman donne lui-même sa vie
pour Saint-Jean d’Acre. »
33 Paule Le Rider, Le Chevalier dans le “Conte du Graal” de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1978, 1994,
pp. 303-304.
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Venger le Seigneur
Le sens de la Lance qui saigne éclaire celui du Roi Pêcheur. Non
seulement le sang qui coule de la Lance est placé dans un rapport
analogique avec la blessure du Roi Pêcheur34, mais la Lance possède un
double dans le javelot qui navra le Roi Pêcheur : Il fut feruz d’un javelot, nous
apprend la cousine du héros (v. 3512). Or, comme l’a fait remarqué
naïvement Perceval, une lance et un javelot sont idéalement identiques :
Dites vos […] qu’an la lance / Si com je faz mes javeloz ? (v. 198-9), demande-t-il
aux chevaliers en découvrant leurs armes.
Analogiquement, la Lance qui saigne est donc l’arme qui a rendu le
roi infirme ; le saignement de l’arme est une métonymie de la blessure
qu’elle a causée. Mais comme la Lance qui saigne évoque aussi l’arme qui a
achevé le Christ, il s’ensuit que le Roi Pêcheur est une image du Christ35.
N’est-il pas, comme lui, pêcheur d’homme (sa partie de pêche n’apporte
chez lui nuls « brochets, lamproies ou saumons », v. 6421, mais Perceval) ?
Le lien symbolique entre le Roi Pêcheur et le Christ (le riche Roi Pescheor rime
avec le Sauveor en v. 3495-6) est confirmé par la mention de son double, son
père esperitax (v. 6352) caché de tous, dont la seule fonction semble être de
compléter l’allégorie du Père et du Fils (avec peut-être, dans le rôle du Saint
Esprit qui relie les deux, le Graal contenant l’hostie, que porte une
demoiselle qui incarne l’Église36). Le Roi Pêcheur est le Christ souffrant aux
plaies ouvertes, qui apparaît aux mystiques et dont le Moyen Âge connaît
d’innombrables représentations37.
On perçoit bien maintenant ce qui relie les deux métatextes, c’està-dire ce qui fait se rejoindre, dans la figure du Roi Pêcheur, le mort dont le
sang réclame vengeance, et le Christ souffrant. Pour que la correspondance
soit parfaite, il faudrait que la notion de vengeance, centrale au schème
34 « La lance saigne comme un corps blessé, comme un être vivant affligé d’une plaie permanente »,
remarque Philippe Ménard. « Par un phénomène de magie sympathique elle rappelle le sang versé et
l’infirmité du roi » (« Graal ou Lance qui saigne ? », p. 431 et p. 433).
35 Jacques Ribard, Du Philtre au Graal : Pour une interprétation théologique du “Roman de Tristan” et
du “Conte du Graal”, Paris, Champion, 1989. Comme le fait remarquer Ribard (p. 30), l’auteur du
Perlesvaus donne au Roi Pêcheur le nom de Messyos et l’entoure de .xii. chevaliers anchiens tos chenus
(f° 30r, éd. et trad. A. Strudel pp. 348-349).
36 Et aussi la Vierge, selon Joseph Goering, The Virgin and the Grail : Origins of a Legend, New Haven, Yale
University Press, 2005.
37 Par exemple, Galaad, Perceval et Bohort voient issir del saint Vessel un home aussi come tout nu, et avoit les
mains saignanz et les piez et le cors (éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1984, 2003, p. 270, l. 3-4).
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folklorique, ait son pendant dans le schème christologique ? Existe-t-il une
tradition appelant à venger le meurtre du Christ (en contradiction flagrante
avec ses paroles en Luc 23, 34) ? Sans le moindre doute.
L’idée est notamment au centre d’un récit versifié extrêmement
populaire au XIIe siècle, La Venjance Nostre Seigneur38, issu principalement de
la Vindicta Salvatoris (récit apocryphe probablement composé vers 700 et
voisinant avec l’Evangelium Nicodemi dans plusieurs manuscrits39). Ce récit
prête au destructeur de Jérusalem en 70 (Titus dans la Vindicta, Vespasien
junior dans la Venjance) la motivation expresse de châtier les Juifs pour la
mort de Jésus. On en retrouve l’écho chez Robert de Boron qui, dans le
Joseph d’Arimathie en vers, écrit que, en torturant à mort les Juifs, Vaspasyens
ainsi venja / la mort Jhesu, qu’il mout ama (v. 2358).
Selon une tradition eschatologique, les Derniers Jours verront la
vengeance du Christ et, simultanément, la guérison de ses plaies. C’est à
cette image que renvoie indirectement le premier continuateur, lorsqu’il dit
que la Lance « saignera sans arrêt jusqu’au jour du Jugement (sainera
durablement / Desi c’au jor del jucement, v. 7447-8), et que de ce jour, Molt
devront avoir grant paor / Li juié et li peceor / Qui l’ocisent par traïson (v. 7455-7).
Venger le Christ est aussi l’un des mots d’ordre des croisés, dont
l’attente est fortement teintée d’eschatologie. Jean Flori a bien montré que
si, dans son fameux discours mobilisateur à Clermont en novembre 1095, le
pape Urbain II n’appelle pas explicitement à « venger » Jésus après avoir
dressé la liste des affronts commis contre son Sépulcre et ses « amis » par
les Turcs40, les chevaliers qui ont répondu à son appel en ont tiré les
conclusions que leur imposait leur code de la faide. Dans une lettre adressée
au pape après la prise d’Antioche, ils écrivent : « Les Turcs, qui avaient
infligé tant d’opprobre à Notre Seigneur Jésus-Christ, ont été pris et tués ;
et nous, les Jérusalémites de Jésus-Christ, nous avons vengé l’injure faite au
Dieu suprême41. » Dans les deux premiers chants de la Chanson d’Antioche,
Loyal A. T. Gryting (ed.), The Oldest Version of the Twelfth-Century Poem “La Venjance Nostre Seigneur”,
(University of Michigan Contributions in Modern Philology, 19), Ann Arbor, Michigan, University of
Michigan Press, 1952. Selon l’éditeur, « Few if any pious legends enjoyed more popularity or wider
diffusion in medieaval western Europe than the Vengeance de Notre Seigneur. »
39 Zbigniew Izydorczyk, « The Evangelium Nicodemi in the Latin Middle Ages », dans Izydorczyk (dir.),
The Medieval “Gospel of Nicodemus”, pp. 44-101 (p. 60).
40 Jean Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, Paris, Fayard, 1999, p. 166.
41 « Lettre des princes croisés », éd. H. Hagenmeyer, p. 161, cité dans Flori, Pierre l’Ermite et la Première
Croisade, p. 215.
38
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vangier Jhesu revient comme un refrain, entonné aussi bien par Pierre
l’Ermite que par le pape Urbain II, et même par un ange. Ce serait même
Jésus en personne qui, sur la croix, aurait prophétisé à l’adresse du bon
larron la venue future du peuple qui « viendra me venger avec ses épieux
aiguisés en tuant ces païens du diable qui n’ont pas voulu m’écouter42. » Les
« chansons de croisade » aussi appellent à « venger le Seigneur et délivrer la
Sainte Croix », pour n’en citer qu’une seule, exactement contemporaine du
Conte du Graal43.
L’assimilation de la croisade à une vengeance repose sur un
amalgame systématique entre les Juifs qui ont crucifié Jésus et les Turcs qui
ont souillé son tombeau. Cela n’échappait pas aux musulmans : Ibn alAthir, historien du XIIIe siècle, croit savoir que « les chrétiens avaient fait
dessiner une image représentant un Arabe frappant et ensanglantant JésusChrist, et qu’ils disaient aux foules : « Voici le Messie, battu par Mahomet,
le prophète des musulmans, qui l’a frappé et qui l’a tué.’44 » Non seulement
l’amalgame explique les massacres de Juifs durant la première croisade, mais
ces derniers sont même la triste preuve que « l’idée » qui a réuni et animé
nombre de croisés n’était pas seulement la libération de Jérusalem, mais
aussi la vengeance de leur Seigneur. Jean Flori a montré que ces massacres
ne sont pas des dérapages « populaires », mais que, dans certaines armées,
« ils prennent une tournure systématique qui les assimile à une tentative de
génocide45. » Les sources françaises comme les sources juives témoignent
que les croisés s’accordaient à trouver illogique d’aller combattre les
ennemis du Christ à l’autre bout du monde, « alors que nous avons ici
même, sous nos yeux, les Juifs » ; « commençons par user contre eux de nos
glaives et ensuite mettons-nous en chemin46. »
Il n’y a pas eu que des chevaliers incultes pour voir dans la croisade
une expédition de « vengeance du Seigneur ». En 1250, Étienne de Bourbon
compare le Christ au chevalier Raguidel, ce mort refoulé sur terre dans une
42 « Amis, » dist-il, « encor n’est pas li poples nés / Qui me venra vengier aus espiés acerés ; / Si me venra ocire les
Paiens défaés / Qui mes comandemens ont tos jors refusés » (I, 8, v. 125-8, trad. Micheline de Combarieu du
Grès, dans Croisades et pèlerinages, p. 30).
43 « Pour lou pueple resconforteir », dans Les Chansons de croisade, éd. et trad. Joseph Bédier et Pierre
Aubry, Paris, Champion, 1909, pp. 77-83.
44 Jean Richard, L’Esprit de la croisade, Paris, Cerf, 2000, pp. 112-113.
45 Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, pp. 261-271 (p. 259).
46 Raoul Glaber et Solomon bar Simson Flori, cités dans Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade,
pp. 266 et 267.
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nef magique et réclamant vengeance : puisque les chevaliers d’Arthur se
croyaient responsables de venger un inconnu, les chevaliers actuels ne
devaient-ils pas partir pour la Terre Sainte venger la mort du Christ ?
demande-t-il47. Prudent, Étienne dit répéter les propos d’un magnus cleribus
predicator, sans précision. Mais l’argument est repris en 1266 par Humbert de
Romans dans sa Prédication de la croix contre les Sarrasins (De predicatione crucis
contra Saracenos)48. Cet exemple prouve que l’interprétation christologique de
la thématique du mort folklorique réclamant vengeance n’était pas propre à
Chrétien de Troyes. Il est même assez peu probable qu’il en soit
l’inspirateur.
Il serait cependant abusif de dire que Chrétien appelle à venger
Jésus. Certes, le credo qu’il fait réciter à un pénitent ne s’y oppose pas :
Jésus, dit-il, fut mis sur la croix par les Juifs, « qu’on devrait tuer comme des
chiens » (Qu’an devroit tuer come chiens, v. 6292). Mais n’oublions pas que
Chrétien a précisément désamorcé la légende du « fils de la veuve » de toute
idée explicite de vengeance. La seule vengeance qui trouve faveur à ses yeux
est celle de la demoiselle giflée par Keu, qui obsède Perceval49, tandis qu’à
l’inverse, la vengeance exercée contre une femme est présentée comme
proprement diabolique en la personne de l’Orgueilleux de la Lande. Disons
plutôt que la vengeance rédemptrice du mort a été choisie par Chrétien
comme métaphore folklorique d’une vérité christologique, sur laquelle il
bâtit un réseau d’analogies conçu comme un jeu de piste. Son œuvre
démontre un regard comparatif extraordinairement perçant et moderne,
puisqu’il perçoit et démontre la parenté structurelle entre l’imaginaire
archaïque de la malemort et la révolution de cet imaginaire par la révélation
chrétienne.
Il n’est pas non plus certain que Chrétien ait voulu exalter la
croisade. Car c’est la quête de Gauvain, et non celle de Perceval, qui
s’apparente le mieux à la guerre sainte et sanctifiante. Or le Paradis de
Gauvain est aux mains de femmes, tandis que celui de Perceval est
Tractatus de diversis materiis predicabilibus (Traité des diverses matières à prêcher), cité par Gilles Roussineau
dans son « Introduction » à Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, éd. Gilles Roussineau, Genève,
Droz, 2004, p. 8.
48 David Trotter, « La mythologie arthurienne et la prédication de la croisade », dans Laurence HarfLancner et Dominique Boutet (dir.), Pour une mythologie du Moyen Age, Paris, École Normale supérieure de
jeunes filles, 1988, pp. 155-177. Voir aussi Christine Boyer, « Introduction », dans Humbert de Romans,
Le Don de crainte ou L’Abondance des exemples, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, p. 13.
49 v. 1199-1203 et v. 1245-51 ; v. 2316-25 ; v. 2694-2701 et v. 2860-5 ; v. 3971-80 et v. 4059-71.
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masculin ; dans l’esprit d’un clerc, cela pourrait signifier que le premier est
de rang inférieur (il est vrai cependant qu’il attend justement le règne de
Gauvain). Peut-être les deux parcours, qui donnent au roman sa structure
bipartite, expriment-ils une complémentarité, comme les deux faces d’une
même quête de perfection, l’idéal d’une chevalerie à la fois monastique et
guerrière, comme l’a rêvée le Champenois Bernard de Clairvaux.
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