Sexe,juju et migrations - Université catholique de Louvain

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Sexe,juju et migrations - Université catholique de Louvain
Recherches sociologiques et anthropologiques 2008/1
F. Guillemaut : 11-26
Sexe, juju et migrations
Regard anthropologique sur les processus
migratoires de femmes africaines en France
par Françoise Guillemaut
*
L'article propose une réflexion sur la problématique de la prostitution de femmes africaines dans les rues en France. S'agit-il de trafics d'êtres humains ou de
phénomènes de migrations ? Quel est le rôle des rituels magiques (juju) dans ce
contexte? Comment les femmes concernées vivent-elles leur situation? Nous
examinerons les différentes modalités de mobilité géographique des femmes
africaines et nous entendrons comment les femmes elles-mêmes parlent du juju.
de leurs rapports aux croyances magiques ou religieuses. Les résultats présentés
ici sont le fruit d'un terrain de 12 années passées au contact quotidien des femmes concernées. En conclusion, nous tenterons de mettre en évidence les paradoxes que révèlent ces observations par rapport aux discours majoritaires et aux
normes en vigueur sur le sujet de la traite des êtres humains.
I. Introduction
La "traite" des êtres humains aux fins de prostitution est présentée
comme un nouveau "fléau" à combattre pour libérer des femmes victimes
de sévices inhumains. Le trafic des femmes en provenance des pays
d'Afrique subsaharienne en particulier serait aux mains de puissantes mafias, relayées en Europe par des "marnas" chargées de contrôler de très
jeunes filles contraintes à se prostituer sous l'emprise d'ensorcellements
divers perpétrés avant leur départ. Expert(e)s, ONG et médias décrivent
avec force détails toutes les violences qu'elles subissent et mobilisent
ainsi la compassion ou l'indignation du public. Ainsi, selon Esohe Aghatise, experte auprès des Nations Unies:
Lorsqu'elles sont vendues, elles doivent prendre part aux rites magiques juju, au cours desquels elles promettent qu'elles ne révéleront
pas l'identité de leurs trafiquants et de leurs mères maquerelles à la
Docteur en sociologie, LIS ST-CERS Université Toulouse Le Mirail.
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police et qu'elles payeront leurs dettes sans broncher. Les pratiques
juju sont des rites de magie noire au cours desquels des vêtements
intimes sont enlevés, des tissus et des fragments du corps et des
fluides corporels (par exemple des poils pubiens, des cheveux, des
ongles et du sang menstruel) sont prélevés sur les femmes et placés
dans un lieu saint. [... ]. Ces rites sont d'une grande importance pour
les victimes car elles sont profondément convaincues que le mauvais
sort s'abattra sur elles et sur leurs familles si elles ne remboursent
pas leurs dettes (Aghatise, 2005 :140).
La magie serait donc un moyen particulièrement efficace pour soumettre des jeunes femmes trop crédules, villageoises analphabètes vendues et
forcées de se prostituer ... On comprend dans ces conditions que le législateur prenne des mesures en vue de lutter contre la traite, d'en punir les
auteurs et de protéger les victimes. Tout semble assez cohérent, inscrit
dans une logique démocratique qui vise à préserver la dignité humaine et
à protéger les plus vulnérables contre diverses formes d'abus, dont d'aucuns nous expliquent qu'ils sont le résultat d'une mondialisation sauvage
dont les femmes sont les premières victimes, justement parce qu'elles sont
victimes de la traite des êtres humains. Or, si l'on veut bien s'immerger
sur le terrain et entendre ce que les premières intéressées disent, une autre
réalité se fait jour, infiniment plus complexe. L'analyse de cette réalité
nous permet alors de réinterroger les postulats de la traite des êtres humains, les représentations de sens commun sur l'emprise de la sorcellerie
et leurs instrumentalisations politiques. C'est ce que cet article se propose
d'explorer. Plus particulièrement, deux questions seront traitées : comment s'organisent les déplacements de ces femmes, s'agit-il de "traite" ou
de processus migratoires? Les recours aux pratiques magiques sont-ils à
interpréter de manière univoque comme des moyens de contrainte?
II. Méthode
Les analyses présentées ici se basent sur un temps d'immersion long:
douze années au total (1995-2007), passées à Lyon, dont six en alternance
entre Lyon et Toulouse, auprès de femmes d'origine africaine et en collaboration quotidienne avec des médiatrices culturelles issues des pays concernés, ayant pour certaines d'entre elles pratiqué la prostitution au cours
de leur processus migratoire. Notre observatoire privilégié des pratiques
se trouve au sein d'associations de santé communautaire (SchutzSamson/Welzer-Lang, 1999) qui travaillent en collaboration et à partir
des besoins exprimés par les publics cibles. Il ne s'agit pas des structures
traditionnelles de travail social chargées de lutter contre la prostitution, ce
qui évite le biais lié à la dépendance des femmes vis-à-vis des travailleurs
sociaux chargés de leur réinsertion alors qu'elles ont perdu leurs ressour-
I Nous remercions ici tout particulièrement
Barbara Niamke, Patience Puget, Bertine Assambo et Okiemute Agbufu, médiatrices culturelles qui nous ont permis de comprendre les mécanismes décrits par les
femmes, ainsi que les femmes du Cameroun, du Ghana ou du Nigeria qui ont bien voulu nous faire confiance et nous livrer leurs récits.
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ces liées à la prostitution. La présence des médiatrices culturelles permet
de garantir qu'un lien de confiance se tisse avec les femmes; c'est également leur éclairage qui aide les "Blancs'? à comprendre ce qui pourrait
leur échapper. Avec les femmes comme avec les médiatrices, la relation
s'inscrit dans le quotidien de la vie professionnelle et sociale. Les services proposés aux femmes sont les suivants: permanences juridiques et
aide aux différentes démarches en vue de leur régularisation, facilitation
de l'accès aux services de santé de droit commun, cours de français, intervention auprès des services de police ou des centre de rétention en cas
d'arrestation ou de menace d'expulsion pour rendre caduques les procédures ... Ces services sont appréciés par les femmes, qui, en contrepartie
acceptent volontiers de parler de leurs joies et de leurs peines, de leurs
soucis, de leur histoire. Au fil des mois et des années (une même personne
peut être vue régulièrement pendant des périodes pouvant aller jusqu'à
cinq ou dix ans), les femmes abandonnent leur méfiance vis-à-vis des intervenant(e)s. C'est ainsi que, d'anecdotes en discussions plus approfondies, le fil des récits est élaboré. L'approche est qualitative, mais la durée
de notre immersion, impliquant de nombreuses rencontres, permet de recouper les informations et de les comparer. Aussi, les constructions de récits préfabriqués destinés à convenir à la personne qui interroge, en particulier les instances administratives, policières et judiciaires, n'ont-elles
pas lieu d'être ici (Agustin, 2004 ; Guillemaut, 2006). À titre d'exemple,
notre recherche a permis de recueillir deux sortes de récits pour une même
personne: celui qui est conté aux représentants des autorités (préfecture,
police, travailleurs sociaux), qui correspond au récit d'une victime-type et
grâce auquel les femmes espèrent obtenir quelques droits ou subsides; celui qu'elles nous confient, plus proche de la réalité de l'expérience migratoire vécue. Le second récit est partagé grâce à la complicité établie lors
de l'élaboration du premier avec les intervenant(e)s de terrain. Dans l'ensemble, le matériel recueilli provient de récits de vie et de discussions menées à bâtons rompus avec les femmes à propos de leur situation et de l'analyse qu'elles en font; il provient aussi des commentaires et des analyses des médiatrices culturelles qui ont développé une réflexivité par rapport à leur propre situation et par rapport au contexte, dans la mesure où
elles se sont trouvées à la charnière entre les "victimes de trafic" et les
"Blanches", en l'occurrence nous, qui tentions de comprendre comment
tout cela s'articulait.
En l'occurrence nous: ce n'est pas la couleur de la peau qui fait la différence mais bien la position économique, sociale culturelle et politique caractérisée par un différentiel de pouvoir en notre faveur. Or,
dans ce contexte, les femmes migrantes, issues de pays où la situation sociale, politique et économique
leur est défavorable, et arrivant dans un pays où elles ne sont pas les bienvenues, sont méfiantes et ne se
livrent pas directement ni spontanément à nous. De nôtre côté, nous ne pouvons pas prétendre être
exempte de préjugés racistes qui sont, encore aujourd'hui, présents dans nos société dites développées et
démocratiques. D'où l'intérêt de la présence des médiatrices culturelles qui permet d'atténuer ces écarts
dans les rapports de pouvoir.
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III. Stratégies migratoires :
le coût du voyage et ses transformations
À partir de nos terrains d'observation, nous pouvons identifier, pour les
deux dernières décennies, deux "périodes" de migration. La première se
situe entre 1980 et 1990 et concerne plus particulièrement les Camerounaises et les Ghanéennes. Ces dernières ont pu obtenir des visas pour
entrer en Europe sans avoir recours à des intermédiaires ou à des organisations de passeurs. Une fois en France, elles ont pu régulariser leur situation administrative par le mariage dans la plupart des cas, plus rarement
grâce à l'obtention d'un travail. Leur entrée en France peut être qualifiée
de discrète dans la mesure où elle n'a pas suscité une médiatisation particulière, la traite des êtres humains n'étant pas alors à l'ordre du jour.
Certaines des femmes que nous avons rencontrées sont en France depuis
20 ans.
La seconde période commence à la fin des années 1990. La politique
des visas et des contrôles aux frontières s'étant progressivement durcie,
les postulantes au départ ont dû cette fois, comme l'ensemble des
migrant(e)s non européen(e)s, chercher des intermédiaires pour contourner les restrictions d'entrée dans l'espace Schengen. Ainsi Nelson
vient du Nigeria, elle a 22 ans et vit en France depuis mars 2003. Elle
vient de la région de Edo State, une petite ville où elle a été scolarisée de
12 à 18 ans. Elle est l'aînée de la troisième femme de son père:
[... ] Mais les études coûtaient trop cher, j'ai dû arrêter. J'ai eu connaissance de la possibilité d'accéder au voyage "organisé" en Europe,
j'ai proposé à ma mère de partir. Les informations circulent dans la
région, je savais que d'autres femmes étaient déjà parties. Ma mère
n'était pas contre cette idée mais il fallait convaincre mon père. Mais
pff, les pères chez nous ils s'en fichent. TIa vu la possible rentrée
d'argent et a été finalement d'accord. Dans la ville où j'habite, il y a
un homme influent, et très riche. Il se nomme "Benny" et c'est un
ami de mon père. Mon père aurait rendu des services à cet homme, et
donc, il peut me rendre des services à moi. "Benny" organise des
"voyages" en Europe. En fait, tous les villages ont leur "Benny" et le
"voyage" est très simple même si on n'a pas beaucoup d'argent. J'ai
négocié avec lui directement; même les personnes qui n'ont pas
beaucoup d'argent peuvent partir, car une fois en Europe tout le
monde rembourse. On a donné sa parole, et la famille est garante.
L'avance des frais est assurée par la personne qui organise le voyage.
Il faut quand même avancer une certaine somme. Il était prévu que je
paie pendant un an. Nous sommes partis au Niger par la route, puis
au Mali. Là, j'ai eu des faux papiers pour prendre l'avion jusqu'à
Paris. À Paris on m'a enfermée pendant 7 jours [en zone d'attente de
l'aéroport] puis je suis passée au tribunal [Bobigny]. Incarcération
pour faux papiers. J'ai été condamnée à 3 mois de prison, mais j'ai
eu 1 mois avec sursis. En prison j'ai travaillé d'abord dans un atelier
puis en cuisine. Après ma libération je suis venue à Lyon où je devais
rencontrer B. [une femme nigériane). C'est à elle que je remets l'argent pour le "Benny". Ça dure pendant environ un an et après je suis
libre. Ce que je garde pour moi, je le mets de côté pour plus tard.
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Les nouvelles arrivantes sont majoritairement des Nigérianes. Pour ces
femmes, l'Europe est un eldorado comme en atteste une étude menée au
Cameroun (Mimche/Yambéné/Zoa Zoa, 2005) et leur départ représente un
espoir de mieux-être matériel pour l'ensemble de la famille. Soulignons
par ailleurs que pour beaucoup d'entre elles, le départ correspond également à un processus d'individuation (Guillemaut, 2004).
En Afrique de l'Ouest, bien avant de partir vers l'Europe, les femmes
se déplaçaient pour le commerce et certaines pour la prostitution. La
mobilité des femmes pour le travail du sexe n'est pas un phénomène
récent en Afrique de l'Ouest, comme ailleurs. En Europe les politiques
publiques visant à empêcher d'une part la mobilité des femmes et d'autre
part la prostitution ne sont pas récentes non plus (Corbin, 1978;
Chaumont, 2004). Aujourd'hui les migrations féminines ne sont plus
seulement intra-africaines ; depuis les années 1980 elles se sont
également orientées vers l'Europe. Cette destination est cependant de plus
en plus difficile à atteindre du fait des politiques restrictives de
l'immigration et des politiques publiques internationales de lutte contre le
trafic d'êtres humains. Ce sont donc les difficultés qui marquent la
seconde période migratoire.
On peut distinguer trois modes d'organisation des processus migratoires récents vers l'Europe. Dans les deux premiers modes décrits ci-dessous, le coût du passage se situait, en 2007, autour de 50.000 € (il n'a
cessé d'augmenter depuis la fin des années 1990). Dans la majorité des
cas, le voyage s'effectue en avion, en déjouant les différents obstacles mis
en place par les autorités locales ou européennes. Les itinéraires et la
durée des voyages varient en fonction des difficultés à passer les
contrôles.
Dans un premier mode de voyage, les circuits migratoires sont organisés et gérés par les femmes. Si des hommes sont sollicités, c'est essentiellement comme prestataires de services (obtention du visa, d'un passeport, d'un titre de transport, etc.). Le processus de migration s'articule
autour de collectifs de femmes relativement restreints, implantés dans des
villes d'Europe et qui n'ont pas de contacts entre eux. Il se déroule
comme suit: si une femme veut venir en France, elle sollicite une femme
qui y est déjà installée; cette dernière va l'aider en activant les dispositifs
de migration existants (voyage, papiers, etc.) moyennant paiement. La
nouvelle arrivée contracte ainsi une dette qu'elle remboursera pendant
une période qui peut aller de deux à cinq ans. En plus, dans certains collectifs, elle devra, une fois en France, cotiser dans une sorte de "caisse
commune" qui est utilisée dans le cas où l'une des membres tombe malade ou est incarcérée. Cette "tontine" joue le rôle d'une assurance mutuelle
dont chacune peut bénéficier à condition de respecter les règles en
vigueur: la loyauté envers le collectif, la confiance des novices vis-à-vis
des plus anciennes, le silence vis-à-vis de toute personne extérieure et le
fait de ne pas sortir du dispositif sans avoir réglé sa dette.
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Par la suite, la femme qui s'est acquittée de sa dette et a respecté les engagements fixés par le groupe peut à son tour avoir l'autorisation de faire
venir une à deux femmes en France. Ce dispositif fonctionne comme un
retour sur investissement puisque la somme investie pour en bénéficier est
récupérée progressivement après deux à cinq ans. Les femmes en sont informées quand elles arrivent. Celles qui sont dans la période de retour sur
investissement sont appelées habituellement les "marraines" ou les
"marnas". Si une femme quitte le collectif, elle ne risque pas de représailles mais elle ne pourra bénéficier d'aucune forme de solidarité au cas
où son expérience de sortie se solderait par un échec. Si une nouvelle arrivante ne veut pas se prostituer, les autres vont malgré tout s'occuper
d'elle, lui faire bénéficier de l 'hébergement et de la prise en charge de ses
dépenses courantes. Après quelques semaines, elles vont lui proposer de
payer son billet de retour, qui sera définitif. «En général il ne faut pas très
longtemps pour les décider à rester, on sort en boîte, on s'achète de beaux
vêtements, c'est la belle vie», s'amuse Victoria. Victoria a 40 ans, pour ce
qui la concerne elle s'est acquittée de sa dette depuis longtemps mais n'a
pas organisé l'arrivée de compatriotes. Elle a pu se constituer un capital
pour sa retraite (en biens immobiliers au pays et en argent placé) et sa fille
poursuit des études supérieures à Londres.
On voit dans ce dispositif migratoire, organisé pour l'essentiel entre
femmes et dans lequel les hommes apparaissent comme prestataires de
services, un système d'organisation structuré dans lequel chaque individu
peut accéder à une mobilité sociale ascendante via la constitution d'un
réseau dans lequel la personne sera cooptée si elle en respecte les règles.
Un deuxième type de dispositif suppose que les femmes fassent appel à
des passeurs qui ont pignon sur rue dans le pays d'origine. Le passeur (le
plus souvent un homme) fait l'avance de tout ou partie des frais et garantit
l'arrivée à bon port, en échange de quoi la femme s'engage à rembourser
sa dette une fois parvenue en Europe. Cet extrait de journal de terrain,
datant de 2003, illustre le processus:
Rosalyn et Margaret viennent du Nigéria. Leur passage leur a coûté
40.000 € Elles doivent rembourser leur dette avant d'être libres.
Rosalyn a une "sous-patronne" qui vit à Lyon et à qui elle donne l'ar-
gent qu'elle gagne. Elle est libre de ses horaires et de sa cadence de
travail. Elle pense avoir un statut d'égalité avec la "sous-patronne"
qui tapine aussi. Le "boss" a son frère qui vit dans le village de Rosalyn, et il fait parvenir une partie de l'argent qu'elle gagne à sa famille
et surtout à son père qui est un peu souffrant. Elle a une bonne opinion de cette façon de procéder, le "boss" est un homme bien selon
elle. Je lui fais remarquer qu'un billet d'avion pour Lagos coûte dans
les 3.000 €et que 42.000 €pour un passage est une somme exagérée.
Elle le sait bien mais 'bon c'est le business' dit-elle. Si elle ne paie
pas, elle sait que sa famille risque d'être prise à partie. Tous attendent
beaucoup d'elle. La situation lui semble être extrêmement banale.
Margaret tient des comptes très précis sur la somme qu'il lui reste encore à payer et elle explique qu'elle divise ses gains en trois: une
part pour son patron, une part pour ses parents (qu'elle envoie elle-
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même directement), une part pour un compte personnel secret qu'elle
a ouvert au Nigéria avant son départ.
Dans certains cas, la négociation relative au départ, comme les modalités de remboursement, se discutent en direct; dans d'autres, une femme
qui est déjà partie selon ces modalités sert d'intermédiaire. C'est
éventuellement avec elle que la femme qui cherche à partir prend contact
et c'est elle qui sera garante du remboursement.
Selon Bertine Assambo, médiatrice culturelle,
Le rêve des femmes de ces pays est de partir en Europe. Alors, notre
notion de trafic et de proxénétisme n'est pas adaptée à leur idée sur
les personnes qui les ont aidées à partir. Ce que nous nommons
"proxénète" est pour elles un "sauveur", particulièrement pour les
jeunes anglophones. C'est-à-dire que c'est la (ou les) personne(s) qui
leur ont permis de réaliser ce rêve et elles lui sont moralement et humainement redevables, c'est une question presque d'honneur. li vient
juste après Dieu.
Pour trouver les bons contacts pour partir, les femmes mobilisent des
réseaux d'interconnaissance dans leur pays d'origine. Parfois une partie
de la famille peut être impliquée dans les préparatifs du départ, parfois, la
femme prépare ce dernier dans le secret. Queen par exemple était une
jeune femme comblée. Son père est directeur d'un établissement d'enseignement secondaire privé où elle donnait elle-même des cours puisqu'elle
a suivi des études supérieures en lettres et art dramatique. Sa famille possède en outre des terres cultivées par des fermiers où son père projette de
lui faire construire une maison. Mais Queen n'adhère pas aux projets que
son père élabore pour elle. Elle rêve d'être réalisatrice de cinéma; elle
part alors à Lagos où après quelques mois d'une vie trépidante elle réalise
que le milieu de la production cinématographique est verrouillé par des
cercles impénétrables. Elle décide alors de partir en Europe et se met en
quête d'un intermédiaire pour faciliter son voyage. Elle le trouve et conclut un contrat oral avec lui. Elle travaillera pour lui en Europe dans
l'industrie du divertissement. Queen ne pensait pas devoir travailler comme prostituée de rue en France, mais elle ne pouvait plus reculer et,
surtout, elle voulait rester en Europe. Elle a accepté les conditions et a effectivement travaillé dans la prostitution de rue pendant trois ans. Elle a
finalement rompu ses liens avec le passeur en faisant jouer le fait, vis-àvis des associations d'aide et des autorités françaises, qu'elle était victime
de trafic pour obtenir une autorisation de séjour. Elle a pu continuer à travailler dans la prostitution pour elle-même, mais après quelques semaines
de prise en charge par les travailleurs sociaux, elle a dû arrêter parce que
son titre de séjour risquait d'être compromis. Actuellement, elle est hébergée dans un dispositif d'aide sociale et reçoit 300 € par mois au titre de
"l'allocation temporaire d'autonomie" prévue en 2006 dans le dispositif
d'aide aux victimes du proxénétisme. Elle dit de cette expérience:
C'est dur, mais j'ai obtenu ce que je voulais: vivre en Europe. Maintenant j'ai énormément de matière pour mes scénarios et je vais con-
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sacrer mon temps à l'écriture, si j'arrive à trouver un emploi pour
survivre.
Enfin, dans un troisième mode, d'autres femmes arrivent par la voie
terrestre et par leurs propres moyens. Elles procèdent comme le font des
milliers de migrante e)s d'Afrique subsaharienne, en comptant à la fois sur
leurs propres forces et sur les opportunités rencontrées en cours de route,
au péril de leur vie. Dans ce troisième mode migratoire, les femmes sont
particulièrement exposées aux risques de violences sexuelles et bien souvent, elles doivent monnayer leur progression de cette manière là: soit
qu'elles s'associent avec un homme comme s'il était un (pseudo-) mari
pour être protégées (parce qu'elles sont ainsi considérées comme appartenant déjà à un homme), soit qu'elles "négocient" avec les policier ou douaniers leur passage contre des rapports sexuels, soit qu'elles sont violées
(Escoffier, 2006). En général, au cours de leur périple terrestre, elles cherchent à gagner un peu d'argent et si elles ont de la chance, qu'elles ont
déjà de la famille en Europe ou au Canada, elles se font envoyer de l'argent, qu'elles devront rembourser. Catherine, camerounaise, nous explique par exemple qu'elle a travaillé plusieurs mois dans un bordel en Lybie avant de pouvoir amasser la somme nécessaire à son passage par la
méditerranée. Elle pense que c'est là qu'elle a été contaminée par le VIH,
car dans ce périple, elle ne pouvait pas se procurer de préservatif. Joy, de
son côté, a été des mois durant domestique dans une famille marocaine
avant de passer. Une fois en Espagne, elle avait besoin d'argent pour elle
et pour sa famille. Elle a rejoint des compatriotes qui travaillaient dans le
commerce du sexe en Andalousie :
J'ai voyagé pendant un an. D'abord je suis passée par le Niger en camion-taxi-brousse, J'ai rejoint un convoi qui s'était organisé dans ma
ville. Le voyage a été dur, mais ce n'était rien comparé à la suite. On
est resté quelques jours avant de continuer jusqu'au Mali. C'était pénible, j'avais mal de partout. Certaines personnes du groupe ont décidé de rester sur place et d'autres comme moi, n'ayant pas d'endroit
où aller, on a continué le voyage jusqu'en Algérie. Je suis restée
environ un mois sur place à Adrar. C'était très difficile pour moi; en
plus, pour vivre j'ai dû mendier comme un vagabond, au bon vouloir
de gens parce que je voulais garder mon argent pour plus tard. Le
groupe de voyage n'existait quasi plus puisqu'à chaque étape des
gens s'arrêtaient pour s'établir. Au bout d'un mois, avec les dinars
amassés j'ai pu faire partie d'un convoi qui partait pour le Maroc.
Une fois à Ouarzazate, je n'avais pas d'autre choix que de mendier
encore. Une femme m'a prise en pitié et m'a proposé de rester chez
elle, en échange de quelques travaux ménagers et de la surveillance
de ses enfants. Je suis restée avec elle pendant trois mois. Ça m'a fait
du bien de pouvoir me reposer dans un endroit où j'étais en sécurité.
Elle m'a conseillé de partir à Tanger où elle connaissait un ami
pêcheur qui pouvait me faire passer en Espagne. À Tanger j'ai pris
les contacts, mais j'ai encore attendu plusieurs mois; je partageais
une chambre avec d'autres filles, je me débrouillais comme je
pouvais pour vivre. En juillet j'ai réussi à passer à Malaga en bateau.
Là j'ai rencontré des filles qui se prostituaient; j'avais épuisé toutes
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mes économies, je ne voulais pas rester là, je voulais monter encore
plus au Nord, vers Barcelone ou vers la France puisque tout le long
du voyage j'avais entendu parler de l'Europe et surtout de la France
qui permettait de faire des papiers. n fallait que je m'organise et que
je trouve de l'argent. J'ai fait comme elles, c'est ça qui m'a permis
de continuer. Je suis arrivée à Lyon en septembre 2003.
Face à la fermeture du marché du travail et aux restrictions d'entrée en
Europe, les femmes migrantes n'ont bien souvent qu'une alternative professionnelle: travail de service aux personnes ou travail du sexe (110,
2004). Le premier, c'est-à-dire le travail domestique (hôtellerie, soins aux
personnes, ménage dans les familles) est légitime tandis que le second ne
l'est pas. Ce sont deux secteurs d'activités particulièrement mal protégés
par le droit du travail (à l'échelle des pays comme à l'échelle internationale). Quelques soient leurs qualifications, les femmes africaines primomigrantes ont fort peu de marge de manœuvre, et ce d'autant plus
qu'elles n'ont, pour la majorité d'entre elles, pas accès à un titre de séjour
les autorisant à travailler. Aussi, pour certaines, le travail du sexe est considéré comme une transition en attendant une amélioration de leur
situation.
Parallèlement au remboursement de leur dette, ces femmes permettent à
leur famille de se soigner, de poursuivre leurs études, notamment pour
leurs frères, sœurs ou enfants, assurant ainsi une mobilité ascendante de la
famille; elles leur permettent également d'ouvrir des commerces ou de
créer des entreprises. En deux ans, Aurore a permis à sa mère de monter
une petite entreprise qui emploie deux personnes. Avant que ne s'impose
à elle la nécessité de se marier afin de se protéger de l'expulsion, elle
avait des projets d'investissements personnels. Mais son mariage et les
conditions posées par son époux l'ont incitée à arrêter son travail. Si sa
mère a pu créer une affaire grâce à elle, il n'est pas sûr pour le moment
qu'Aurore puisse mener à bien les projets de retour et d'installation dans
le commerce qu'elle élaborait alors qu'elle n'était pas mariée. Elle
explique:
Avec l'argent que j'ai envoyé, ma mère a monté un commerce de
vente de tissus et couture. Elle a deux employées. Elle a pu acheter
une échoppe sur le marché couvert et des machines à coudre. Je lui ai
envoyé l'argent pour investir dans de beaux stocks de tissus. Elle,
maintenant, elle voyage. Elle part acheter les tissus en gros jusqu'au
Bénin, et pendant son absence la boutique reste ouverte. Ça marche
bien et je suis vraiment contente pour elle.
Ce que les femmes expriment, c'est le souhait de gagner de l'argent
pour rester indépendantes, de ne pas être expulsées hors de l'espace
Schengen. Le récit de ces expériences montre que ce que l'on nomme
habituellement la traite des êtres humains, en faisant allusion aux victimes
d'une mafia internationale dans la continuité du mythe de la traite des
blanches, est finalement plus proche de processus migratoires qui se
complexifient (Chaumont, 2004). Soulignons à ce propos que depuis la
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promulgation de la LSI en 2003, il n'y a pas eu en France de procès pour
trafic international d'êtres humains. Les migrantes ne sont en général pas
des jeunes filles naïves, analphabètes, tout juste sorties du village. Nos
travaux antérieurs montrent que plus de 60 % des femmes arrivées depuis
la fin des années 1990 sont des citadines, qu'elles ont été scolarisées à
plus de 80 % et que 8 % ont fréquenté l'université et 17 % le lycée
(Guillemaut, 2004). Ces femmes expliquent que leur envie de migrer
prime sur l'éventuelle répugnance au travail du sexe et que dans tous les
cas elles ne veulent pas être rapatriées. Leur silence vis-à-vis du dispositif
migratoire qu'elles ont utilisé se justifie plus par la loyauté que par la peur
ou la menace. En effet, elles savent très bien qu'elles peuvent dénoncer
leurs passeurs aux autorités européennes, mais elles savent aussi que si
elles le font, elles perdent plus qu'elles ne gagnent: à la fois parce
qu'elles perdent leur source de revenu, passent sous contrôle des autorités
françaises (via les travailleurs sociaux) et risquent l'expulsion à plus ou
moins long terme, mais aussi parce qu'elles perdent alors le soutien et
l'estime de leur communauté en France et dans leur pays. Pourtant, si les
passeurs et les intermédiaires peuvent être considérés comme des alliés,
ce sont aussi ceux et celles qui parfois abusent de leur position. C'est
d'ailleurs le plus souvent lorsqu'elles n'arrivent pas à négocier le
paiement de leur dette dans des conditions à leurs yeux acceptables que
les femmes ont recours à la dénonciation. Tant que le marché leur semble
correct, elles respectent la règle du silence.
IV. L'usage dujuju
Le vaudou ou juju fait partie des formes de socialisation dans beaucoup
de pays d'Afrique. Au Sénégal, au Mali et plus généralement chez les musulmans, on le désigne par maraboutage, chez les béninois on dira vaudou, au Ghana et au Nigéria, il se nomme juju. Celui qui procède aux cérémonies est le jujuman, le féticheur au Bénin. S'il s'agit d'une femme ou
si des divinités féminines sont requises, il s'agit de Mamywatta. Selon
l'esprit avec lequel le jujuman travaille, les conséquences peuvent être
différentes: l'esprit peut agir en bien ou en mal sur les accidents, les
maladies ou encore la santé mentale, pour soi ou pour les proches. Le juju
est utilisé pour faciliter divers projets ou entreprises. Le recours au juju
est bien connu et banalisé, certains s'en moquent, d'autres croient dans sa
puissance. Le juju n'est pas incompatible avec les religions monothéistes
et bien souvent, les femmes croyantes rencontrées au cours de nos recherches aménagent un syncrétisme religieux adapté à leur situation. Enfin,
toutes les femmes rencontrées ne sont pas croyantes, même si certaines ne
contestent pas publiquement les religions. Selon nos informatrices, le juju
peut aussi agir sans qu'une cérémonie chez un jujuman n'ait été nécessaire. Parfois une personne gagne en puissance à la suite d'un hasard.
Victoria explique:
Ça m'est personnellement
arrivé sur une histoire d'argent. J'avais
confié une très grosse somme à quelqu'un que je croyais être un ami.
F. Guillemaut
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10.000 € Il ne me les a jamais rendus. J'ai fait des pieds et des
mains, il n'y a rien eu à faire. Plusieurs fois je l'ai croisé dans des
fêtes, et souvent j'ai fait des scandales publics. Je l'ai maudit en
public. Je lui ai dit des choses comme '7 esprits et 7 sorciers vont
s'acharner contre toi'. C' était une manière de parler, je ne crois pas
au vaudou ni à aucune sorcellerie. Mais quelques années après, son
petit garçon de deux ans est décédé d'une grave infection à la suite de
la circoncision. Alors tout le monde s'est souvenu de mes mots et on
a attribué la mort de l'enfant à ma puissance. Depuis, je suis considérée comme quelqu'un qui est animée par un esprit très très puissant
et personne ne me cherche d'ennui! D'ailleurs, nous les Ghanéens
sommes réputés comme très puissants en matière de vaudou. Je
corresponds à la légende.
On peut constater ici le pouvoir performatif des mots. Cette femme
n'est pas croyante et n'a jamais eu recours à la sorcellerie, ni pour son
passage, ni dans sa vie en général. Pourtant la mort de l'enfant lui est
attribuée à cause des mots prononcés sous le coup de la colère. On peut
aussi sourire à l'idée que Victoria, qui comme les autres a payé son
passage, soit non pas une victime du juju, mais l'incarnation même d'un
esprit puissant aux yeux de ses compatriotes. La façon dont elle expose et
met à distance les croyances à son égard montre aussi que l'emprise de
ces dispositifs religieux est variable d'une personne à l'autre.
Bon nombre de jeunes femmes du Nigéria sont également des chrétiennes pratiquantes. Elles sont proches des églises évangéliste ou pentecôtiste. Leur foi est aussi d'un recours précieux dans l'élaboration de
leurs stratégies. Une jeune femme en témoigne:
Comment ça se fait que j'ai pas eu de problème avec la police alors
que j'ai plus de papiers depuis un an? C'est parce que Dieu m'aide.
Tu sais, je viens d'Afrique, j'ai traversé beaucoup de pays pour arriver là et Dieu, il m'a toujours aidée pour ça. C'est pas de la chance,
c'est Dieu.
Le recours au féticheur, dans ce contexte, plus qu'une recherche de
contact avec les divinités, semble être utilisé afin d'améliorer la vie icibas grâce à l'aide de la puissance transmise par les esprits. Le juju peut
aussi être considéré comme un simple porte-bonheur, l'amulette matérialisant cette protection. Si nos souhaits se réalisent cela démontre la puissance des esprits et s'ils ne se réalisent pas, on compte sur l'amulette pour
aider à provoquer le changement. Pour les jeunes femmes qui ont eu
recours au juju, ce dernier protège le voyage et donne chance à celle qui
croit à sa protection: «pour te protéger du malin, qu'il ne t'arrive rien et
que tu trouves ce que tu cherches».
Claire Escoffier décrit ce recours aux marabouts ou à la religion chez
les migrants (hommes et femmes) d'Afrique subsaharienne rencontré(e)s
au Maroc (Escoffier, 2006). On constate ici une forme d'instrumentalisation dujuju par les voyageuses; elles s'en servent comme d'un
outil permettant d'améliorer les chances de réussite. Les femmes ne sont
pas soumises au féticheur, pas plus qu'elles ne sont asservies lors de la
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R. S. & A., 2008/1 - Traite et prostitution ...
cérémonie. Elles ont, en quelque sorte, pris une "assurance" sur les risques à venir. Mais il semble assez logique que cette croyance dans le juju
soit aussi instrumentalisée par les passeurs et les intermédiaires, par les
femmes qui à leur tour organisent des voyages, qui l'utilisent comme une
garantie sur le contrat passé avec la voyageuse. Soit c'est au moment de la
cérémonie que se conclut l'accord pour le remboursement du voyage et
l'engagement à accepter les conditions liées au passage en Europe, soit il
n'y a pas de cérémonie, mais l'esprit du passeur est réputé très puissant
(la preuve résidant dans les richesses matérielles qu'il peut afficher et
dans son pouvoir d'ouvrir la voie vers l'Europe) ; il sera ainsi risqué de
contrevenir à l'engagement souscrit.
D'après nos informatrices, le recours au juju pour garantir la dette est
assez récent. Auparavant, les femmes avaient davantage recours au juju
pour se garantir la chance et la réussite. Le contrat de passage était oral,
basé sur la loyauté de l'un(e) et de l'autre (ce type de contractualisation
sansjuju a d'ailleurs toujours cours), mais devant l'augmentation du nombre de femmes qui s'évanouissaient dans la nature sans finir de payer leur
dette, les passeurs ou les femmes entre elles ont recours de plus en plus
fréquemment à ce type de pratique. Aujourd'hui, bien souvent, le contrat
de passage se passe chez le jujuman, ou tout simplement les intermédiaires font grande publicité de leurs capacités de nuisance le cas
échéant. Dans les différents groupes, la pression sociale accentue cette
croyance. Toutes les candidates au voyage considèrent qu'il est déloyal de
ne pas s'acquitter de leur dette ; aussi, la croyance dans la puissance des
esprits à disposition des passeurs s'intègre au système normatif en
vigueur.
Par des systèmes de bénéfices croisés, d'alliances et de dons et contredons, chacun( e) a intérêt à ce que le système fonctionne bien : telle reçoit
un pourcentage sur une transaction, telle autre a une cousine éloignée à
faire partir, telle autre encore a une amie qui lui a rendu service et qu'elle
va aider à son tour. Toutefois, même si le dispositif de transaction associé
au dispositif de croyance fonctionne, on peut se demander si le juju a pour
fonction de sceller un contrat passé entre deux parties ou s'il est un
moyen coercitif à sens unique permettant à l'intermédiaire de s'aliéner la
femme avec laquelle il ou elle passe un contrat.
La réponse quant au degré de coercition apporté par le juju est mitigée
car certaines femmes participent à la cérémonie ou à la contractualisation,
qui implique un rapport magique, comme à un rituel formel mais sans lui
reconnaître une quelconque puissance, tandis que d'autres croient fermement dans les risques de matérialisation de la puissance du vaudou. Celles
qui ne reconnaissent aucune puissance au juju s'acquittent toutefois de
leur dette, en tout ou en partie, par loyauté, mais le fait qu'elles ne croient
pas leur permet de rompre le contrat lorsqu'elles estiment avoir assez
payé; ainsi elles peuvent éventuellement ne pas s'acquitter de l'ensemble
de leur dette, soit en négociant avec le passeur, soit en disparaissant une
fois une certaine somme payée. Celles qui y croient peuvent aussi payer
F. Guillemaut
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une partie seulement de la dette en acceptant le risque que le juju se manifeste. D'autres encore doutent: une femme par exemple explique que, audelà des mers et des déserts, le juju n'a plus aucune efficacité, l'éloignement géographique atténue sa puissance ; une autre soutient que, chez les
Blancs, le juju ne marche plus. Quoiqu'il en soit, avec ou sans juju, nous
n'avons pas rencontré de femmes, arrivées dans la seconde vague, qui ne
payaient pas du tout.
Bref, là où les discours experts et militants ne voient qu'un moyen de
coercition massif, les intéressées elles-mêmes évoquent une réalité plurielle. Il semble que l'argent tienne une place importante dans l'ensemble
des cultes vaudou de même que l'engagement à servir celui qui en détient
les clés; mais le juju n'est pas le seul dispositif dans lequel des croyances
sont exploitées par des tiers; il semblerait également que les églises évangéliques viennent en concurrence sur ce marché des donations en espèces.
Victoria qui, comme nous l'avons vu, ne croit pas au juju et n'a pas
scellé son contrat de passage par ce moyen, explique qu'elle doit de toute
urgence retourner au pays. Sa mère qui a la charge de gérer son patrimoine a été convertie par un prêtre évangéliste et, depuis, donne en offrande à l'église une grande partie de l'argent que sa fille investit au pays,
en particulier les loyers perçus sur les maisons qu'elle a construites grâce
à son travail en France.
Aurore elle, n'a pas vécu une cérémonie avant son départ. Elle ne
savait pas vraiment en quoi consisterait son travail en Europe et elle a été
piégée par la femme qui lui a proposé le voyage. Elle l'a rencontrée par le
biais d'une église évangéliste où elle et sa mère se rendaient régulièrement. Dans le contexte de fraternité lié au lieu de la rencontre, cette femme promet à Aurore de l'aider à poursuivre des études en Italie. Une fois
arrivée à Turin, elle la contraint à se prostituer pour rembourser sa dette:
J'étais tombée dans un piège. J'étais très contrôlée, je ne devais pas
bouger de ma place, et dès que j'avais fini de travailler je devais rentrer à l'appartement [...J. Une seule fois j'ai eu de la chance. Un soir
assez tard, j'ai eu une occasion. Je me suis retrouvée toute seule en
ville. Je suis allée tout droit à la gare et j'ai pris le premier train qui
partait n'importe où, loin de Turin. Il y avait un train pour Lyon. Je
n'ai pas hésité, j'ai disparu.
Aurore a ensuite travaillé dans la prostitution pour son compte en France pendant quelques années, puis elle a épousé un français dont elle a eu
un enfant. Aujourd'hui, elle est régularisée et travaille sur le marché de
l'emploi formel et légal.
Faith a vécu une cérémonie avant son départ et elle est convaincue de
la puissance du juju. Lorsque nous la rencontrons, elle présente des symptômes de maladies inexpliquées (migraines violentes, douleurs dans les
os, etc.). Elle nous explique qu'elle n'a pas payé depuis longtemps et que
sa dette n'est pas soldée, mais que de toute façon elle ne veut plus payer,
estimant qu'elle a déjà beaucoup remboursé. La rencontre se déroule avec
une médiatrice culturelle; après de longues discussions au cours des-
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R. S. & A., 200811 - Traite et prostitution ...
quelles nous lui proposons plusieurs solutions pour couper les ponts avec
ses créanciers, nous comprenons que sa croyance est plus forte que nos
arguments. Nous suggérons alors qu'un marabout étudie son cas; la médiatrice culturelle en connaît un dans la ville qui a une bonne réputation.
Elle en convient sans grand espoir. Or, le marabout consulté dit qu'il a
réussi à identifier l'esprit qui nuit à la jeune femme et qu'il parviendra à le
neutraliser. Faith, nigérianne, anglophone et chrétienne se rend pour plusieurs séances chez le marabout, qui est sénégalais, musulman et francophone. Il procède à plusieurs rituels en plusieurs séances à la suite de
quoi la peur de Faith la quitte; elle se sent "exorcisée" ce qui lui permet
d'informer ses créanciers de son nouvel état et de se délier de sa parole.
Mieux, ses symptômes disparaissent. Le marabout en France lui a également fourni des moyens pour stimuler la réussite de sa vie en Europe.
Cette anecdote nous apprend que, même lorsque la croyance existe, il
existe toutefois à l'intérieur même de ce système de croyances des antidotes pour contrer le juju; ici il s'agit de la force (réelle ou supposée) du
marabout en France.
V. Pour conclure
Avec les discours sur la traite des être humains, on se trouve dans une
situation qui conjugue les paradoxes. Le premier d'entre eux réside dans
l'inflation de dispositifs législatifs, policiers et d'aide sociale destinés à
venir en aide aux victimes et à stopper les trafiquants. Si la communication entourant la mise en place de ces dispositifs qui alimentent les peurs
liées à la traite est largement développée, les résultats concrets en termes
d'arrestations de trafiquants ou de sauvetages de victimes sont beaucoup
moins médiatisés. Combien de ces criminels sont arrêtés? Combien de
femmes sont arrachées à ces trafiquants ? Aucun résultat n'est officiellement dévoilé en France, où pourtant ces dispositifs ont été mis en place
depuis le début des années 2000. Comment expliquer alors que les discours catastrophistes sur la traite et son ampleur perdurent alors que les
données objectives n'existent pas? Le second des paradoxes concerne
l'écart entre le discours sur les victimes et la réalité décrite par les femmes
migrantes. Les femmes arrivées depuis moins de 10 ans ont certes payé
des intermédiaires au même titre que la majorité des migrant(e)s qui
entrent dans l'espace Schengen. Mais ce qu'elles disent des violences
auxquelles elles sont confrontées ne ressemble pas à ce que d'autres en
disent à leur place. Leur plus grande peur est celle de l'expulsion et ceux
qu'elles redoutent sont tous ceux qu'elles voient comme les représentants
de l'autorité officielle (policiers, agents des préfectures, travailleurs sociaux ... ), lesquels sont justement présentés comme étant là pour les
sauver.
De la même manière, le juju est présenté par les experts de la traite
comme une forme de magie noire utilisée à des fins d'assujettissement et
créant ainsi une discontinuité radicale entre la situation vécue par les femmes africaines migrantes et l'expérience des Européen(ne)s. Or, de la
F. Guillemaut
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même manière que beaucoup de familles des classes populaires investissent à crédit dans l'attente d'une hypothétique ascension économique,
les femmes migrantes s'endettent dans l'espoir d'une amélioration de leur
situation. Les premiers cèdent à la croyance selon laquelle le crédit produit des richesses, les secondes souscrivent des dettes en espérant mieux
gagner leur vie. D'un côté, l'injonction à l'endettement est présentée
comme légitime, de l'autre, elle est décrite comme le résultat d'un ensorcellement. C'est là encore un paradoxe qui, pour peu qu'on y réfléchisse,
pourrait révéler justement la continuité des contraintes d'une économie
capitaliste mondialisée. Les véritables systèmes d'oppression sont-ils contenus dans le juju ou bien résident-ils dans les écarts de richesses entre les
pays et entre les groupes sociaux ? Les écarts entre ce qui se dit des
modalités de déplacement (la traite) et de la sorcellerie (comme une forme
d'assujettissement total) et la réalité de la migration, dont les modalités
sont diverses, nous conduisent à nous interroger sur les intérêts défendus
par les gouvernements et les experts travaillant à leur service. Comme
Gail Pheterson le suggère, la notion de traite des êtres humains peut alors
être lue comme une catégorie d'analyse construite à des fins de lutte
contre la mobilité des femmes et contre l'immigration vers les pays riches
en général, ainsi que comme un outil justifiant les dispositifs de contrôle
des corps, des frontières (géographiques et sociales) et des normes
sexuelles et de genre (Pheterson, 2001).
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