Le Piano et l`électrode

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Le Piano et l`électrode
Elias Farhan
Le Piano et l’électrode
Le seul jour que je regrette est celui où j’ai décidé de me faire implanter une
électrode. J’étais alors adolescent et, selon la publicité, cette électrode rendait
heureux. Elle contrôlait le taux de plusieurs hormones ce qui conditionnait le
comportement et l’humeur. Exactement ce qu’il me fallait pour lutter contre une crise
d’adolescence qui ne cessait d’empirer. Et je fus heureux. Jusqu’à maintenant.
Je suis pianiste professionnel et c’est ma passion. J’ai bientôt 25 ans. Hier, j’ai
rencontré une jeune femme et je la revois ce soir. Elle est joueuse de go et compose de
la musique moderne. De l’hypermusique, si j’ai bien compris.
La soirée a été bien arrosée. Elle est dans mon lit, en dessous de moi. Je lui enlève
ses vêtements. Nous nous retrouvons dans notre plus simple appareil. J’aime ces
moments, même si je les trouve banal. Le sexe est un plaisir, mais j’ai l’impression
que c’est faire beaucoup de bruit pour pas grand chose. C’est peut-être l’électrode
dans ma tête, mais je ressens toujours un petit bonheur léger qui ne varie pas
beaucoup.
Elle me dit qu’elle me trouve bon au lit. Je lui réponds par un sourire. C’est vrai
que je suis plus heureux que d’habitude. Mais l’amour fait partie du plan de la vie. Je
crois que je l’aime, ce sentiment que même une électrode ne peut pas créer dans ma
tête. Elle sera sûrement la femme de ma vie.
Elle n’a pas d’électrode dans la tête. Elle est surprise d’apprendre que c’est mon
cas. Ça fait plusieurs mois que nous sommes ensemble.
« C’est pour ça que tu es si indifférent ! me dit-elle
— Comment ça indifférent ?
— J’ai toujours eu l’impression que tu m’écoutes à moitié, et que même quand on
fait l’amour, tu le fais comme quelque chose de… habituel.
— Ah ! »
Je n’arrive pas à le croire. Je ne peux pas m’énerver, l’électrode est là pour adapter
mon taux d’hormones pour que je ne tue personne, pour ne plus faire une crise
d’adolescence. Mais je suis grand maintenant.
Le médecin me le dit clairement. Enlever l’électrode de ma tête pourrait causer des
dégâts irréparables.
« Je veux vivre ma vie !
— Écouter Monsieur, dans le meilleur des cas, vous ne pourrez plus jouer au piano
aussi bien que maintenant. »
Ne plus jouer du piano. Ma passion. J’imagine déjà des concertos et des solos du
bout des doigts. Devrais-je les perdre pour elle ?
Ce soir, j’ai préparé le bouquet final. Je vais la demander en mariage. Je ne stresse
pas, l’électrode m’en empêche. Elle est tellement pratique, pourquoi devrai-je la
perdre ?
Elle s’émerveille lorsque je fais ma déclaration. Je souris, mais c’est un faux
sourire. Je ne suis que dans un état de latence constant, comme tous les jours. Je peux
pas crier sur le conducteur qui me coupe la route. Je ne peux pas dire à mon patron
tout ce que je pense de lui. J’ai l’impression de n’être qu’un reflet flou de ce que je
suis réellement. J’en ai marre de cette électrode.
J’appuie sur les touches du piano. C’est si simple de jouer. Je n’ai même pas
besoin de partition pour jouer cette gymnopédie d’Erik Satie. Si simple et si beau.
Chaque note que je joue contribue à l’élévation vers quelque chose de plus grand.
Mais l’électrode veille au grain. Pas question de dépasser les limites du raisonnable.
Je sais qu’elle était juste derrière, assise sur le canapé. Pourtant, elle m’écoute
jouer, sans un bruit. Quelque chose d’autre se produit en elle, j’arrive à l’imaginer.
Elle pourrait pleurer, mais elle ne le fait pas. Elle pourrait crier, mais elle ne le fait
pas. Tout ce qu’elle fait, c’est attendre la fin du morceau. Je termine sur l’accord final.
Un soupir.
Pendant un instant, elle a le regard dans le vide, comme si elle n’avait pas
remarqué la fin du morceau. Son esprit revient dans le salon. Elle est de nouveau là, à
me parler. La musique ne me fait pas plus de bien que de faire l’amour. Mais le piano
reste ma passion, ce rêve de toujours. Dois-je vraiment abandonner ce rêve pour vivre
les mêmes émotions qu’elle ?
J’aime la regarder lorsqu’elle joue au go. Elle est tellement concentré sur sa partie
qu’elle ne tourne pas un regard vers moi. Elle anticipe plusieurs dizaine de coups à
l’avance. Elle est tellement différente devant un goban. J’essaie de réfléchir sur ses
coups, mais je ne les comprends pas. Comme les émotions qui l’habitent.
Deux rêves se confondent. Je veux aimer et jouer du piano, mais je ne peux pas
faire les deux. Je pourrais garder cette électrode et vivre ma vie indifféremment. Je
pourrais l’enlever et vivre ma vie avec passion, mais sans piano.
Elle me fait écouter ce qu’elle a composé. Elle a le même air que quand elle joue
au go. Est-ce que je ressemble à ça lorsque je joue du piano ? Je ne suis pas fan de sa
musique, peut-être trop simpliste. Peut-être ma vie avec l’électrode est comme cette
hypermusique ? Une vie trop simpliste, trop cadrée, qui manque de fond.
La date du mariage approche. J’ai toujours cette électrode dans la tête. Ce jour-là
sera le plus important de ma vie. Je veux vivre ce moment avec toutes ses émotions.
Je n’ai pas joué de piano depuis quelques jours. Ma décision prend forme dans ma
tête. Je veux vivre l’instant présent tel quel, malgré les risques de l’opération.
Je suis retourné chez le médecin. Je n’ai pas réussi à croire à ce qui s’était passé.
« Votre électrode n’est plus active.
— Comment ça plus active ?
— Elle ne fonctionne plus !
— Mais cela veut dire que…
— Vous n’avez pas besoin de l’enlever. »
Je suis rentré à la maison. Je me suis assis sur le canapé et je n’ai pas arrêté de
réfléchir. Je me suis rendu compte que j’étais devenu une personne froide et
indifférente, que ce n’était pas la faute de l’électrode. J’avais pris la décision d’aller
de l’avant et de changer radicalement ma vie et je me rendais compte que je n’avais
pas fait un pas en avant. Le problème ne venait pas de l’électrode, mais de moi.
J’ai vécu une vie. Mes enfants sont partis dans le monde. Elle est partie, loin de
moi. Je me rappelle très bien la dernière dispute. Mais rien ne peut plus changer, je ne
l’aime plus. Elle a été la femme de ma vie.
Je descends à la cave et soulève le couvercle de mon vieux piano poussiéreux. Je
suis empli de quelque chose de nouveau. Je pose mes doigts sur les touches, mais je
n’arrive pas à faire plus. Mes doigts se crispent sur le clavier. Je suis trop vieux pour
jouer au piano. J’ai perdu mes deux rêves de jeunesse. Mais pas à cause de
l’électrode. À cause de moi.

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