Femmes et Cultes des Mystères
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Femmes et Cultes des Mystères
1 Aude Chatelard 2eme année de Master Sciences de l'Antiquité Dirigé par Mr Humm " Femmes et cultes à mystères dans l'Italie de la Rome républicaine " Année 2006-2007 2 3 Sommaire Sommaire .......................................................................................................................... 3 Introduction ...................................................................................................................... 4 I - Des femmes, des déesses et des mystères....................................................................... 17 1. Les déesses, des initiations et leurs enfants divins............................................................................................17 1.1. Bona Dea, l'antique déesse des femmes...................................................................................17 1.2. Cérès et Proserpine : les Eleusiniennes....................................................................................42 1.3. Sémélé, Proserpine et Bacchus ................................................................................................60 2. La représentativité des classes sociales dans les mystères .................................................................................91 2.1. Bona Dea .................................................................................................................................91 2.2. Cérès ........................................................................................................................................97 2.3. Bacchus.................................................................................................................................. 106 II. Rôles religieux des femmes dans les mystères ............................................................. 119 1.Dans les mystères de Bona Dea ....................................................................................................................119 1.1. Instruments et symbolismes dans les mystères de Bona Dea............................................ 119 1.2. Les femmes dans le rite : de l'épouse du consul aux servantes ......................................... 129 2.Dans les mystères de Cérès...........................................................................................................................139 2.1. Le Sacrum Anniversarium Cereris ........................................................................................ 139 2.2. Les célébrantes : la Mater et la Filia ................................................................................. 148 3.Dans les mystères de Bacchus.......................................................................................................................155 3.1. Les problèmes rencontrés avec les mystères de Bacchus ................................................. 155 3.2. Les initiées ........................................................................................................................ 161 3.3. Les initiatrices de femmes et d’hommes........................................................................... 175 III Rapprochements et tensions dans la société féminine ................................................. 189 1.Le pouvoir aux femmes................................................................................................................................189 1.1. Un terrain d’expression de la citoyenneté romaine........................................................... 189 1.2. Une place privilégiée de la sociabilité féminine .................................................................... 194 1.3. Femmes en révolte ............................................................................................................ 201 1.4. Conscience du pouvoir des femmes par les Romains : peur et rejet ................................. 209 2.Aspects conservateurs des mystères à Rome ..................................................................................................215 2.1. Mystères féminins : cloisonnement des femmes ?................................................................. 215 2.2. Bona Dea au service de la morale romaine............................................................................ 223 3.La fin de la République : une évolution vers plus de liberté ?...........................................................................230 Persistance des mystères de Bacchus et réintroduction officielle................................................. 230 Conclusion..................................................................................................................... 238 4 Introduction L'histoire des femmes a pris véritablement corps avec le mouvement de libération féminine qui connut son éclosion, puis son épanouissement au début des années 70. C'est surtout aux Etats-Unis que tout un pan de la recherche se pencha sur la question des femmes pour en faire les women's studies, bientôt rejointes par les gender studies, initiées dans les années 80 et qui introduisent la notion de rôles définis par la société à l'un et l'autre sexe. Au terme de bientôt quarante ans de recherches historiques sur les femmes, les Etats-Unis, pionnières en la matière, conservent incontestablement la primauté, avec des chaires d'histoire des femmes dans presque toutes les universités. Et c'est avec lenteur que la France, peu à peu, commence à son tour à s'intéresser à cette forme d'histoire, qui non seulement touche l'histoire sociale, mais également l'histoire des mentalités. En effet, faire l'histoire des femmes, c'est souvent faire l'histoire du regard des hommes sur les femmes, sachant que la quasi-totalité des documents traitant des femmes ne proviennent non pas d'elles-mêmes mais d'hommes. Il faut donc savoir rester prudent et tenter de découvrir la réalité qui se cache derrière les préjugés et un rapport hiérarchique d'opposition entre les sexes. Dans sa préface à The Roman Goddess Ceres, B.S. Spaeth commence ainsi: "Recently there has been considerable interest in "Goddess religion", an interest that derives from a feminist desire to reimage the concept of the devine in female as well as male form. The impulse, I believe, is natural, given the long exclusion of women from patriarchal monotheistic religion. Although I find the goal of proponents of Goddess religion to be laudable, their approach is at times problematic1". Nous pouvons nous demander de quel "intérêt considérable" elle peut bien parler, puisque rien de tel ne s'est produit sur le sol français, ou dans la francophonie européenne. En réalité, la poussée féministe des années 70 eut encore un autre impact, en plus d'engendrer un intérêt nouveau pour l'histoire des femmes. Cette révolution féminine fut doublée, dans les pays anglo-saxons et surtout aux Etats Unis, d'une impulsion spirituelle autour de la figure de la Grande Déesse, qui, comme le pensait Monica 1 B.S. Spaeth, 1996, xiv 5 Walsh, serait la figure divine prédominante d'une préhistoire matriarcale. Dans cette version, ce temps béni fut révolu dès lors que les hommes prirent conscience de leur rôle dans la procréation, et alors vint le temps détestable de la patriarchie, durant laquelle les dieux masculins, ou plutôt le dieu masculin du ciel, aurait supplanté la Grande Déesse de la terre en même temps que les femmes étaient réduites à une soumission proche de l'esclavage. Présenté de la sorte, cela s'apparente beaucoup à un mythe des origines de l'humanité, dans lequel un âge de fer aurait remplacé tous les meilleurs âges depuis l'âge d'or2. En tout cas, de l'image de la Grande Déesse seraient ainsi dérivées toutes les autres déesses. A ce sujet, l'historienne C. Acker se demande si "un dieu tel que Zeus Olympien n'a pu devenir dieu suprême que grâce à la mort des déesses-mères" et trouve "remarquable que la mythologie grecque soit responsable d'une fragmentation de la psyché féminine, partagée entre les divinités féminines de l'Olympe, mais jamais montrée intégralement"3. La "Goddess religion" n'est pas une mais multiple, et se retrouve sous les noms de Earth based religion, Women's Spirituality, Witchcraft ou encore Wicca, que son fondateur G. Gardner fit connaître dans les années 50. Tous les courants de la "Goddess Religion" qui se développèrent ensuite, trouvent plus ou moins des attaches dans cette Wicca, présentée comme la Vieille Religion, et qui pourtant a tout des sociétés secrètes tournées vers l'occultisme, telles qu'elles furent à la mode à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle4. On pourra se demander ce que viennent faire ici des sociétés secrètes contemporaines. En vérité, en de nombreux aspects rituels de ces groupes, ceux-ci présentent toutes les formes d'un culte à mystères, telles que l'initiation, une théologie de mort et de renaissance ainsi que la promesse du secret. Certaines de ces traditions récentes s'apparentent plus aux anciens mystères féminins, célébrés uniquement par les femmes du monde antique5. Or, comme cela a été dit un 2 D'après la Théogonie d'Hésiode, Les travaux et les jours, v.109-201 C. Acker, Dionysos en transe, La voix des femmes, 2002, p. 40 4 Parmi les personnes qui participèrent à l'élaboration de la Wicca telle que G. Gardner la présente, se trouve le célèbre mage Aleister Crowley, fondateur de la Golden Dawn. 5 Nous n'entrerons pas dans les détails de la formation de ces "cultes à mystères" contemporains, puisque là n'est pas le sujet. Il convient toutefois de repousser toute prétention de sagesse transmise de manière ininterrompue. Aussi, il convient de considérer ces groupes de la même manière que tous ceux qui, dès le 18e siècle, tentèrent de refonder des groupes religieux, mystiques, philosophiques ou occultes à partir des connaissances qu'on avait alors des anciens modèles disparus. 3 6 peu plus haut, le développement de cette spiritualité prit un essor sans précédent dans les années 70 pendant l'émancipation féminine, et la plupart des leaders de ces groupes, telles Starhawk ou Z. Budapest, se réclament ouvertement du féminisme6. Outre le fait qu'elles mettent souvent en avant une vision très personnelle de l'histoire, dirons-nous pudiquement7, les parallèles qui peuvent être tracés entre ce phénomène contemporain et celui des cultes à mystères dans le monde antique sont étonnants. Le thème des cultes à mystères est bien connu dans l’histoire de la religion romaine, et pour peu que l’on s’y intéresse, on découvre rapidement une bibliographie riche d’ouvrages datant du début du 20eme siècle à nos jours. L'ouvrage Les Religions orientales dans l'Empire Romain de F. Cumont, publié en 1906, est une étude qui marqua des générations de chercheurs. On peut le considérer comme l'initiateur du courant contemporain des études sur les cultes à mystères. Après J. Carcopino, qui publie en 1942 les Aspects mystiques de la Rome païenne, c'est finalement W. Burkert, professeur suisse, qui réalise la synthèse la plus complète qui soit parue, et qui date de 1992. Son ouvrage, Les cultes à mystères dans l'Antiquité, tend à saisir, d'une manière générale, l'essence de ce que sont les "mystères". Pour cela, il explore les mythes et les rites, dégageant ses idées à l'aide du langage des symboles. Pour lui, les mystères sont l' « incroyable expérience », le fait de ressentir (pathein) plutôt que d'apprendre (mathein) ; ils sont une issue pour les hommes et les femmes angoissés par leur époque et par la condition humaine, un moyen de trouver une sécurité mystique et magique aux côtés de divinités salvatrices. Il soutient l'idée selon laquelle les cultes à mystères sont une forme de religion personnelle au sein d'un monde antique dominé par une religion officielle fade et dépourvue d'enthousiasme religieux, ce même «enthousiasme» qui conduit les bacchants dans la folie bienheureuse du dieu. Le fidèle pouvait alors cumuler plusieurs initiations sans pour autant trahir sa foi 6 L'ouvrage principal de Z. Budapest, paru en 1975 et nommé The Feminist Book of Lights and Shadows, est ensuite ré-édité en 1989 sous le nom de The Holy Book of Women's Mysteries, par volonté délibérée de tracer un parallèle entre notre époque et celle des anciens mystères antiques. 7 B.S. Spaeth soulève ce problème dans son prologue : "I have no quarrel with those who would invent a new religion in which women may participate equally ; indeed, I support their endavor. My difficulty lies with those who would argue that their inventions represent historical reality." (1996, xiv). 7 antérieure, les cultes à mystères étant un univers ouvert et tolérant dans lequel l'initié venait chercher à la fois la chaleur communautaire et l'assistance de sa divinité, dans une atmosphère mystérieuse et exaltante. De l’aveu de J. Scheid, ces "cultes étrangers, «orientaux », sont, paradoxalement, mieux étudiés et connus que le culte public traditionnel"8, et pourtant, force est de constater que cette remarque ne s'applique véritablement qu'aux cultes à mystères de l’Empire romain. Ceci trouve une explication logique dans le fait que ces cultes connurent un succès grandissant, et même pourrions nous dire une véritable « explosion » durant l’Empire romain, de sorte que la grande majorité des sources anciennes connues proviennent de cette période. Outre le foisonnement des témoignages disponibles, il y a là également sujet à étudier l’évolution de la pensée et des croyances, véritables miroirs de leur époque. Nombreux sont ceux qui virent dans l’intérêt sans cesse croissant pour les cultes à mystères les prémices annonçant le triomphe à venir du christianisme, comme si celui-ci avait été préparé par des besoins de plus en plus importants d’une religiosité personnelle, capable de répondre aux angoisses face à la mort et à l’au-delà. Cette question de la relation entre cultes à mystères et christianisme est fréquemment sujette à débat, mais si elle n’a pas lieu d’être ici, il faudra reconnaître que les auteurs chrétiens de l’Empire eux-mêmes, notamment Tertullien, y virent suffisamment de rapports pour juger nécessaire de citer les cultes à mystères et de les réfuter comme autant de perversions des rites chrétiens par le Diable. Il était alors devenu évident que les cultes à mystères s’étaient tellement développés dans l’Empire et formaient tant de réseaux divers et variés que les contemporains pouvaient confondre les différentes mouvances : d’ailleurs, les chrétiens n’étaient-ils pas considérés par les Romains comme une secte juive, et le Dieu des Juifs n’était-il pas assimilé à Dionysos-Sabazios dans la mentalité romaine ? 9 Ainsi, face à cette richesse et cette complexité des cultes à mystères sous l’Empire, véritable « phénomène de société », la plupart des ouvrages s’attachant à l’étude de ces religiosités particulières traitent volontiers de la Grèce classique, hellénistique, pour en venir à l’Empire romain. Il est pourtant évident que la « mode » des cultes à 8 9 Religion et piété à Rome, Paris, 1985, p. 15 Valère Maxime, I, 3, 2 ; R. Turcan, 1989, p. 314 8 mystères n’arriva pas soudainement à Rome par un saut vertigineux de la Grèce hellénistique avec ses rois orientaux à l’Empire romain. Il fallut plutôt une lente maturation des idées pour permettre à ces cultes nouveaux de trouver leur place dans un monde romain que tout sépare, manifestement, des élans orgiaques et d’un mysticisme exacerbé dans une religion personnelle, vécue à l’écart de la religio de la cité. La présence de trois cultes à mystères sur le sol italien, et plus particulièrement romain, durant toute la période de la République confirme cela. Ces trois cultes étaient dédiés respectivement à Bona Dea, Cérès et Proserpine, aussi nommées les Deux Déesses ou les Cereres, et enfin à Bacchus-Dionysos. La bibliographie la plus importante concerne les mystères de Dionysos, ce qui est justifié à la fois par l'intérêt que suscite l'affaire des Bacchanales que par la question de l'interprétation de la fresque de la Villa des Mystères de Pompéi. En cela, le culte de Bacchus est le plus favorisé des trois cultes à mystères ici étudiés, et il faut relever que l'intérêt contemporain pour les mystères de Dionysos ne fait que suivre celui des Anciens qui avaient déjà légué une importante littérature et de nombreuses représentations iconographiques sur ce sujet. Pour l'affaire des Bacchanales, c'est à J.M. Pailler que l'on doit l'étude la plus récente et la plus avancée, grâce à Bacchanalia : La répression de 186 av. J.C. à Rome et en Italie datant de 1988. Il fait figure de dépositaire d’une tradition historique sur le bacchisme que l’on peut faire remonter à Mommsen puis à R. Reitzenstein10 , M. P. Nilsson, H. Jeanmaire, C. Gallini et R. Turcan. Du reste, on ne saurait négliger de mentionner l'interprétation de G. Sauron sur la Fresque de la Villa des Mystères de Pompéi11. Lui-même héritier d'une longue lignée d'historiens de l'art et d'archéologues ayant cherché à comprendre cette fresque depuis sa découverte, il brasse dans un premier chapitre les diverses idées qui ont été émises pour finalement donner sa propre interprétation qui ouvre la voie sur une plus grande connaissance des pratiques dans les groupes bacchiques de l'Italie du Sud des années 70-60 avant J.C. Il décortique ainsi les diverses phases de l'initiation dionysiaque, représentées sur la fresque, qui doit être lue comme deux scènes chronologiques et dont le point d'orgue est l'élément central : une représentation de 10 11 R. Reitzenstein, Hellenistischen Mysterienreligionen, 1927 G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystères à Pompéi. Mémoires d'une 9 Dionysos et de sa mère Sémélé. Sur la droite, c'est à dire la partir de Sémélé, la domina qui fit peindre la fresque évoque sa propre initiation de femme en tant que mater aux mystères de Bacchus, et sur la gauche elle fait représenter sa participation à l'initiation de son fils aux mystères masculins de Bacchus, ce parallèle signifiant l'espoir qu'elle a pour son apothéose future, ainsi que celle de son fils, au même titre que celles de Sémélé et de Dionysos. L'explication de la fresque par G. Sauron conduit à l'opinion selon laquelle les mystères de Bacchus sont, à la fin de la République, complètement mixtes. Cette interprétation a le mérite de vouloir se soustraire aux deux courants dominants que sont le dogmatisme et le scepticisme. Avec son écriture anti-conformiste, il relève à juste titre le besoin de revenir à un regard de contemporain de la fresque pour pouvoir entrer dans sa véritable signification et comprendre les motivations du véritable obscurcissement du sens de la fresque. Il parvient ainsi à une étude satisfaisante, claire et utile. Si la bibliographie concernant les mystères de Bacchus est très large, celles de Cérès et de Bona Dea se caractérisent par le peu d'études qui ont été menées sur ces sujets. Il semblerait que, parmi les études les plus poussées sur les mystères de Cérès qui ont été conduites ces dernières années, on trouve celle d’H. Le Bonniec qui publia en 1958 Le culte de Cérès à Rome; des origines à la fin de la République. Cet ouvrage fait la synthèse de ce qui est alors connu sur Cérès, et il consacre ainsi tout son dernier chapitre à l'hellénisation tardive du culte de Cérès, c'est à dire ce qu'il appelle la « deuxième phase d'hellénisation », sachant que le culte de Cérès, comme la religion romaine en général, a commencé à recevoir des influences grecques depuis au moins le Ve siècle avant Jésus Christ. Son analyse repose essentiellement sur l'article que Wissova a publié au sujet de Cérès dans lequel il décrit les mystères en référence aux diverses sources antiques. H. Le Bonniec souligne à juste titre le même problème qui existe pour les cas de Cérès et de Bacchus, à savoir quelles sont les limites entre les anciens dieux italiques et les dieux grecs amenant avec eux leurs mystères. H. Le Bonniec s'appuie également sur diverses autres interprétations issues d'ouvrages généraux sur les mystères comme celui de J. Carcopino ; il recherche aussi une comparaison avec les mystères d'Eleusis dans l'étude que P. Foucart consacre à ce sujet. Il arrive finalement à une synthèse des divers éléments que différents auteurs ont pu écrire dans des ouvrages plus généraux, et offre une étude à la fois bien dévote de Dionysos, 1988 10 documentée au niveau des sources et se faisant comparative des thèses qui l'ont précédé. Il étudie les rites du sacrum anniversarum et parvient à le situer à la fin juin grâce aux indications sur la défaite de Cannes, durant laquelle se déroulaient ces rites, ainsi que grâce à la correspondance de Cicéron qui y faisait allusion de manière indirecte12. C'est une Cérès thesmophore qu'il présente comme déesse de ces mystères, séparée de la Cérès plébéienne de la triade Cérès-Liber-Libera, une Cérès mystique et étrangère, que Rome introduit, alors que s'efface la triade. Toutefois, il insiste sur le fait que ces mystères à caractère matronal furent toujours trop sages et n'eurent jamais un grand rayonnement, cédant le pas à l'attraction des divinités éleusiniennes et au mysticisme des bacchanales. A H. Le Bonniec s'ajoute l'analyse pertinente de A. Staples From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman Religion qui a le mérite de brosser un tableau du rapport entre femmes et religion à Rome. Elle consacre un chapitre dans lequel elle met en parallèle les mystères de Cérès avec le culte de Flora, voyant ces deux cultes comme interdépendants, les uns réservés aux matrones et les autres aux prostituées. Elle cherche dans les mythes les différentes mentions entre les épouses et les prostituées, les exemples de vertus que l'ordre romain place au plus haut plan, toujours mises en opposition avec la femme dévoyée. C'est une étude finalement plus axée sur l'aspect social du culte de Cérès et sur le sens qu'il prend dans la société romaine ancrée dans la patriarchie. Celle-ci a cependant l'avantage de pouvoir bien m'orienter dans mes propres recherches qui s'appuient d'avantage sur le rapport des femmes romaines vis à vis des mystères de Cérès que sur les aspects mystiques de ceux-ci. Enfin l’ouvrage le plus récent est celui, déjà cité, de B. S. Spaeth13, dans lequel elle consacre un chapitre spécifique à la relation entre les femmes et la déesse. Il apparaît en définitive comme une synthèse des études conduites depuis H. Le Bonniec. Enfin, la bibliographie traitant des mystères de Bona Dea se révèle moins dense encore, ce culte étant finalement le plus méconnu des trois, le seul qui soit typiquement romain et qui, tout en restant fidèle à "l'esprit" de la religion romaine, reste absolument secret pour les hommes et même pour la plupart des femmes, 12 13 Cicéron, Ad Atticum, IV, 17, 1 ; V, 21, 14 B. S. Spaeth , The Roman Goddess Ceres, 1996 11 puisqu'il s'agit d'un culte aristocratique. A. Staples consacre également un chapitre au culte de Bona Dea, passe en revue le rite connu et recherche des exemples de cultes interdits aux femmes. Elle met ainsi en rapport les cultes de Bona Dea et d'Hercule, eux même liés mythiquement. Ainsi pour elle, le culte de Bona Dea est un espace laissé aux femmes pour l'expression de leur propre religiosité et de leur nature, comme c'est aussi le cas du culte d'Hercule pour les hommes. L'auteur rappelle que cette séparation sexuée dans le domaine religieux, réside dans l'espace et non pas dans le rejet de l'autre sexe, comme c'est le cas dans le culte de Mithra qui, à l'époque impériale, a pour spécificité de nier purement et simplement l'existence des femmes. A. Staples met en évidence l'ambiguïté de ce culte vis à vis du regard et de la présence masculine, tout comme le fait H. H. J. Brouwer14 sur lequel elle s'est appuyée pour effectuer sa propre analyse. Cet auteur a publié en 1989 une étude concernant le culte de Bona Dea ainsi qu'un relevé de sources qui résume ce que l'on peut connaître des mystères de Bona Dea, mais également du culte qui existait hors de Rome et qui n'avait rien à voir avec les mystères célébrés par les matrones de l'aristocratie romaine. Il passe en revue les diverses symboliques des éléments servant au culte de Bona Dea, analyse les différents mythes explicatifs du rite ancien que plus personne ne semble comprendre déjà à l'époque de Cicéron et met en rapport ces mythes avec l'iconographie connue de Bona Dea. Ainsi, de ces trois divinités, seule Bona Dea est romaine de part son origine, pourtant, à regarder les liturgies, les symboles, les mythes de ces trois cultes, force est de constater qu’ils foisonnent de références communes et s’entrecroisent jusqu’à devenir un point de comparaison dans lequel se retrouve toujours un dénominateur commun : les femmes. Laissée à l'écart de la vie politique et soumise à une tutelle perpétuelle (la manus), la femme romaine peut trouver une reconnaissance sociale à travers les différents devoirs religieux qui lui incombent en fonction de son âge et de sa situation. Le domaine religieux est dans l'Antiquité la sphère où la femme fait preuve de son statut de citoyenne ; cela s'entend en tout cas des cultes officiels où jeunes filles et matrones trouvent leur place puisqu'elles appartiennent à la citoyenneté romaine. L'usage, par ailleurs, donne les femmes pour garantes de la morale, de la tradition, des 12 vertus de la famille et de la piété. Sans exercer de prêtrise particulière, la femme du commun a d'ores et déjà une responsabilité religieuse envers le culte domestique, dans la sphère privée15. Les mystères quant à eux sont une ouverture supplémentaire donnée aux femmes, et les auteurs anciens comme Tite Live ne manquent pas de remarquer qu'un culte comme celui de Bacchus attira plus particulièrement les femmes. On y retrouve aussi des gens de la plèbe, des émigrés de la précédente guerre punique, des jeunes gens. Les Cereres rejoignent cette tendance, accueillant indifféremment citoyens, affranchis et esclaves. On peut se poser la question de la hiérarchie sociale des personnes pratiquant les cultes à mystères, mais au delà de cela, ce qui semble tous les lier est leur état de "marginalité" plus ou moins forte par rapport à la société romaine. Les femmes sont plus que quiconque concernées, que ce soient les femmes de sénateurs qui participent au culte de Bona Dea ou des femmes du peuple ou même des matrones dans les bacchanales. Elles reçoivent dans ces cultes le pouvoir ; elles sont directement investies par leurs divinités et peuvent même trouver des similitudes entre leur existence et celle de leur divinité. Avant la réforme d'Annia Paculla introduisant la mixité dans les thiases bachiques16, les mystères de Bacchus, comme ceux de Bona Dea ou des Cereres, sont présentés comme étant uniquement féminins et reconnus par la tradition littéraire comme appartenant à juste titre aux femmes qui, en tant que bacchantes, formaient déjà dans les mythes l'entourage de Dionysos-Bacchus. Il y a donc un espace d'expression libre que les femmes trouvent et où elles peuvent se réunir et se voir reconnaître un pouvoir intrinsèque que l'espace politique leur refuse. Pour l'élaboration de cette recherche, les sources utilisées sont à la fois littéraires, épigraphiques et iconographiques. Toutefois, l'accent est mis sur les sources littéraires qui représentent la plus grande partie du corpus de sources employées. Parmi elles, si les sources de la République ou du début de l'Empire 14 H. H. J. Brouwer, Bona Dea, The Sources and a description of the cult, 1989 D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet-Charlier indiquent que la femme n'est jamais la responsable du culte familial. Cette responsabilité appartient au pater familias, toutefois il est nécessaire que l'épouse soit présente, de plus, il y a des tâches qui lui reviennent en propre (2001, pp. 206-207) 16 Tite-Live, XXXIX, 13, 9-10 15 13 restent privilégiées, les sources tardives ne peuvent en rien être exclues, d'autant plus que les sources relatives aux cultes à mystères sont relativement rares. Car comme le sous-entend le terme "mystères, et comme cela a été expliqué précédemment, il s'agit de cultes dissimulés aux regards profanes et pour lesquels le secret a été juré. Ainsi, il n'existe aucun texte émanant directement des initiés, aucune liturgie n'est donnée, et il s'agit de tenter de reconstituer ce qui a pu exister à partir de sources secondaires de contemporains qui ne connaissent pas à priori les réalités internes de ces mystères. Nous devons accepter de n'avoir que des témoignages masculins pour des cultes uniquement féminins tels ceux de Bona Dea et de Cérès ; comme toute histoire des femmes, il est toujours difficile de chercher à cerner une histoire et une mentalité féminines lorsque les sources sont très majoritairement masculines. De telles conditions nécessitent un regard particulièrement critique sur ces sources, d'autant plus que lorsqu'elles entrent dans le domaine des mystères, les sources masculines sont très lacunaires, comme c'est le cas pour le culte de Bona Dea ou même pour les Cereres. Ces textes sont néanmoins utiles et importants, révélateurs sinon des croyances religieuses, au moins de la sociabilité féminine au sein de ces cultes. Voilà l'essentiel pour un sujet dont le but premier n'est pas de définir la nature exacte des pratiques religieuses, des théologies ou des mythes qui leur sont attachés, mais qui y trouve un appui pour cerner le lien qui existe entre ceux-ci et les femmes de la République romaine. En cela, les auteurs anciens, vivant aux côté de ces femmes, peuvent apporter un témoignage digne de foi, du moins aussi longtemps que cela concerne les cultes de Bona Dea et de Cérès. Le cas des mystères de Dionysos est à considérer sous des angles différents. Ces mystères ayant été ouverts aux femmes comme aux hommes au temps de la répression de 186 avant Jésus- Christ, le chercheur dispose d'un matériel assez large, mais aussi très disparate. De Plaute à Saint Augustin, en passant par l'incontournable Tite-Live, de nombreux genres littéraires se confondent mais surtout il apparaît que les mystères de Dionysos sont principalement connus par l'affaire des Bacchanales rapportée par Tite Live presque deux cents ans plus tard, dans un style qui lui est propre, mêlant récit de ce qui est véritablement arrivé à une série d'accusations destinées à devenir plus tard le lieu commun des griefs à l'encontre d'abord des Chrétiens, puis de toute sorte d'hérétiques. Ainsi, J.-M. Pailler considère 14 l'affaire des Bacchanales comme la première grande "chasse aux sorcières"17 . Dès la répression, les mystères de Dionysos-Bacchus suscitent l'angoisse et de l'horreur dans l'imaginaire collectif. De fait, cela complique la recherche de ce que purent être ces mystères qui, contrairement aux autres cultes à mystères, sont présentés à travers le prise d'un récit romanesque à structure manichéenne, et dans lequel les personnages tiennent soit le bon, soit le mauvais rôle. La répression des bacchanales prend alors la forme d'une histoire exemplaire et une fable à caractère moralisante : comme dans toute bonne fable, à la fin les méchants sont punis et les gentils, récompensés. Il est toutefois possible de se frayer un chemin parmi les accusations plus ou moins fondées, notamment à l'aide des sources épigraphiques et iconographiques. C'est pour cela que lorsque Tite Live sera évoqué dans le cadre de l'affaire des Bacchanales, nous tâcherons autant que possible de faire abstraction des accusations de meurtre, de viol, de débauches et autres actes criminels, afin de se concentrer sur les détails strictement liés à la nature des mystères bachiques, ou éventuellement, au contexte politique et social de la possible conjuratio. Si les sources littéraires et iconographiques sont toutes utilisées jusqu'à la fin de l'Empire, il n'en va pas de même pour les sources épigraphiques. Une évolution populaire du culte de Bona Dea ayant eu lieu au début de l'époque impériale, en ajoutant à ces mystères un culte à la fois privé et mixte, il est naturel que des inscriptions de cette époque ne soient pas nécessairement prises en compte. De manière générale, pour les trois cultes, seules les inscriptions faisant une référence implicite aux mystères ont été incorporées au corpus des sources. Il est difficile de parler d'émancipation féminine, qui, durant l'Antiquité, consiste en l'affranchissement de la manus masculine. Ce sujet est fort épineux, et nécessite par conséquent prudence et rigueur. Pourtant, le 2e siècle avant J.C. constitue un tournant pour la condition féminine à Rome, et il suffit s'en référer aux discours de Caton transmis par Tite-Live, de Cicéron, d'élégiaques tels Tibulle ou Ovide, ou de satiriques comme Juvénal. Chacun témoigne de cette évolution des mœurs, avec des opinions plutôt mauvaises que bonnes sur les femmes qu'ils décrivent. Sauf peut être dans le cas des élégiaques qui chantent la maîtresse aimée, et 17 J.-M. Pailler, Bacchanalia, 1988, p. 797-815 15 qui trouvent en général leur compte dans les libertés que les Romaines prennent. Dès la fin de la 2de guerre punique, qui fut particulièrement meurtrière et obligea de nombreuses veuves et orphelines à se débrouiller seules, l'adoucissement de la condition féminine est croissante jusqu'aux premiers siècles de l'Empire. C'est alors qu'on voit des femmes s'associer au pouvoir des empereurs, d'autres s'opposer au régime ou encore, participer à la vie politique provinciale en accordant leur soutien à certains candidats et en favorisant l'évergétisme18. Les deux derniers siècles de la République constituent donc un pont entre deux modes de vie : un ancien, toujours loué et idéalisé par les hommes, et un nouveau, nécessairement diabolisé mais qui finit par s'imposer, d'abord dans les classes supérieures, puis dans toutes les strates de la société19. Certains historiens osèrent une comparaison entre l'émancipation féminine de la Rome ancienne et celle qui eut lieu au 20e siècle. G. Fau rappelle toutefois que deux différences majeures existent entre ces deux mouvements ; d'une part les Romaines n'acquirent jamais de droits politiques, et d'autre part, lorsqu'elles exercèrent un métier, il ne s'agissait jamais d'une fonction élevée20. Hors cela, il est indéniable que des femmes surent jouer de leur influence auprès des hommes et oeuvrèrent à une existence plus heureuse. Or, dans son ouvrage sur l'émancipation féminine à Rome, G. Fau fait le lien entre les cultes à mystères et cette émancipation des femmes romaines21. A considérer que le phénomène d'émancipation des femmes romaines se rapproche en certains points de celle du 20e siècle, on reste frappé de constater que dans les deux cas, un développement de groupes secrets aux formes de cultes à mystères se produit. Est ce un hasard ou y a-t-il vraiment un lien entre les deux? En effet, nous avons vu que ce phénomène contemporain "couva" à partir des années 50 et explosa dans les années 70, en même temps que le féminisme. Comment ne pas songer à cette explosion des cultes à mystères sous l'Empire, qui ne pouvait pas se produire ex nihilo. Ici s'arrêtera la comparaison pour nous tourner définitivement vers l'Antiquité, en tâchant d'oublier l'exemple contemporain et d'appliquer le 18 D. Gourevitch, M.-T. Raepsaet-Charlier, 2001, pp. 250-267 Pour une bibliographie concernant l'évolution de la condition féminine à Rome, ou plus généralement les femmes; se reporter à la première partie de la bibliographie "Femmes à Rome" 20 G. Fau, L'émancipation féminine à Rome, 1978, pp. 192-193 21 G. Fau, 1978, pp. 41-43 19 16 programme de G. Sauron : chercher à retrouver le regard des personnes vivant à une époque aussi éloignée de la nôtre, tel le cas de la République romaine22. Ainsi, nous pouvons nous demander si les cultes à mystères furent un terrain d'émancipation des femmes, ou bien, d'autre part, s'ils ne purent pas constituer un facteur séparant plus encore les femmes selon leur milieu social d'origine. Les mystères, rapprochèrent-ils les femmes dans leur commune condition, ou eurent-ils un résultat inverse? Nous rechercherons donc systématiquement à la fois les opportunités et les limites touchant aux femmes qui se trouvent liées aux trois cultes à mystères retenus pour cette étude, ceux de Bona Dea, de Cérès et de Bacchus. De même que nous laissons de côté des cultes trop marginaux ou tardifs, tel que celui d'Isis qui ne se développe vraiment à Rome qu'à l'extrême fin de la République romaine. Avant d'entrer dans le vif du sujet, un tour d'horizon des mythes et des divinités des cultes à mystères étudiés sera effectué. En effet, les cérémonies des cultes à mystères fonctionnent principalement sur la mimèsis23, aussi il est fondamental d'avoir pris le temps de connaître et comprendre les divinités et leurs mythes, desquels les aspects cultuels sont issus. Après quoi, nous pourrons revenir au plan humain et aborder la représentativité sociale dans les cultes à mystères. Toute la partie suivante sera consacrée aux rôles des femmes dans ces groupes et cérémonies ; enfin, nous serons alors en mesure de nous pencher sur les rapprochements et les tensions qui découlèrent de ces cultes à mystères. L'opposition entre pouvoir féminin et conservatisme sera mis en évidence, avant d'observer les évolutions de la fin de la République, notamment dans le cas des mystères de Bacchus. 22 G. Sauron, 1998, p. 53. C'est au sujet de la fresque de la villa des Mystères que l'auteur parle de retrouver le regard qui fut à l'origine de celle-ci, toutefois, l'historien se trouve dans une position semblable vis à vis des témoignages à sa disposition. 23 Terme qui se rapproche de la myèsis, l'initiation, et qui explique bien la dualité de Dionysos entre dieu de l'initiation bachique et dieu du théâtre. 17 I - Des femmes, des déesses et des mystères 1. Les déesses, des initiations et leurs enfants divins 1.1. Bona Dea, l'antique déesse des femmes 1.1.1. La patronne des mystères romains Alors que Cérès, Proserpine ou Dionysos renvoient à des images de divinités connues dans le monde gréco-romain, à des figures hellénisées au point qu'il en devient difficile de retrouver les caractéristiques premières de dieux italiques préexistants à l'hellénisation, le nom de Bona Dea ne permet en rien de se repérer par rapport à un système mythologique ordonné et précis. Dans son étude exhaustive sur Bona Dea, H.H.J. Brouwer précise d'emblée que "Bona Dea n'est pas un nom"24 . Il le devint de fait, par le tabou majeur qui frappe cette déesse, qui est que nul homme ne doit connaître son véritable nom25, sachant qu'elle-même ne permit jamais qu'un homme hors de sa maison ne la vit ni ne connut son existence. Le mystère et l'interdit suscitèrent assez logiquement des questionnements et des réflexions de la part de nombreux auteurs, qui fournirent ainsi diverses versions de légendes concernant Bona Dea. A travers celles-ci, il devient possible d'appréhender la personnalité de Bona Dea, et surtout de lui connaître d'autres noms qui lui furent traditionnellement associés. Nous apprenons ainsi dans des sources tardives qu'elle était également connue sous les noms de Fenta Fatua26, Fenta Fauna27 ou encore Damia28. Mieux même, Macrobe se livre, dans ses Saturnales, à un long et riche développement théologique concernant la nature de Bona Dea, mettant en évidence le flou qui l'entoure en s'efforçant de la rapprocher d'autres divinités mieux connues, telles que Junon ou Tellus, afin de pouvoir enfin l'appréhender justement. A Fenta Fatua ou Fauna, il lui adjoint encore le nom d'Ops, 24 25 26 27 Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 232 Cicéron, De Haruspicum Responsis, XVII 37 Arnobe, Ad. Nat., I, 36 Lactance, Div. Instit. , I, 22, 9-11 18 mais surtout, sur l'autorité de Cornélius Labeo, il fait de Maïa le nom réel de cette déesse qui se fait désigner comme Bonne Déesse. En effet, Ovide nous apprend que le temple de Bona Dea fut dédié par la vestale Claudia un 1er mai sur l'Aventin, et cette date resta l'une des deux fêtes de Bona Dea, avec les mystères célébrés au début du mois de décembre. Ce même jour correspond à un sacrifice d'une truie enceinte par le flamen Volcanalis pour la déesse Maïa. Pour le théologien du paganisme qu'est Macrobe, ou sa source Cornelius Labeo, le parallèle semblait évident d'autant qu'il était alors connu qu'une truie enceinte était sacrifiée durant les mystères nocturnes de décembre. Il est remarquable de noter que ces développements concernant les noms de Bona Dea, allant de pair avec des développements mythologiques, n'interviennent que très tardivement dans l'histoire romaine, et que ce culte, si ancien que Cicéron le fait remonter aux rois de Rome29, n'est mentionné pour la première fois dans la littérature qu'à la fin de la République, par Cicéron lui-même. Nous serions donc en présence d'une antique déesse italique, dont le culte remonterait aux fondements même de Rome mais qui étonnamment reste invisible non seulement à la littérature mais aussi aux témoignages épigraphiques jusqu'à la fin de la République. Serait ce dû à son caractère intemporel tout autant que mystérieux qu'aucun auteur avant Cicéron ne se serait arrêté pour en faire état? Ou bien, serait ce, comme Dumézil l'entendrait, une divinité mineure, une "Damia", peu importante probablement importée de Tarente, lorsque cette cité fut conquise en 272 et qui vint apporter une couleur nouvelle à une fade Fauna originelle, dénuée de toute personnalité?30 Bona Dea en tant que divinité de cultes à mystères, que Cicéron fait remonter à une époque si lointaine, pourrait-elle n'être alors qu'un apport provenant non pas d'une origine italique mais hellénique? Aucune preuve à ce jour d'ordre littéraire ou archéologique ne peut aller ni en ce sens ni confirmer une origine antique de cette déesse, toutefois il serait trop rapide de chercher à classer Bona Dea dans le rang de divinité mineure et de peu d'importance au sein de la religion romaine, comme nous le verrons dans la partie suivante. En étudiant les sources anciennes qui font mention de Bona Dea, nous nous 28 Festus, Glossae, s.v. Damium Cicéron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37 : Etenim quod sacrificium tam uetustum est quam hoc quod a regibus aequale huius urbis accepimus? 29 19 trouvons confrontés à l'évidence selon laquelle aucun auteur ne donne plus d'information sur sa nature jusque Plutarque, qui la compare alors à la "déesse des femmes" de Grèce, nommée Gynécée31, et pour la première fois la rapproche de Faunus, dans une légende où elle aurait été une dryade qui aurait eu commerce avec lui. Il ajoute encore que les Phrygiens la considèrent comme la mère de Midas et que les Grecs voient en elle une mère de Bacchus qu'il n'est pas permis de nommer. Avec Plutarque, Bona Dea commence ainsi à sortir, dans la littérature au moins, des ombres qui l'entourent. Macrobe rapporte que Varron donna le premier une version du mythe de Bona Dea, fille de Faunus et femme si chaste que nul n'entendit son nom, qu'aucun homme ne la vie, et que par conséquent, son temple interdit l'accès aux hommes32 Toutefois, Plutarque est le premier auteur pour lequel on possède un texte se rapportant au mythe de Bona Dea. Mais c'est à Properce que l'on doit la première mention du culte de Bona Dea dans un contexte encore mythologique33. Ici, il n'apporte aucune nouveauté sur la nature de la déesse mais narre un épisode de la vie d'Hercule. Après avoir tué Cacus, celui-ci arrive à l'orée d'un bois consacré à Bona Dea, assoiffé et épuisé. Lorsqu'il demande à la vieille prêtresse le droit d'entrer dans le sanctuaire pour se désaltérer, rapprochant à cette occasion les rites de Bona Dea à ceux de Junon, il se voit refuser ce privilège parce que nul homme ne peut pénétrer dans ces lieux. Furieux, il brise malgré tout la porte et va étancher sa soif dans la rivière, qu'il assèche même. Properce livre là un récit étiologique destiné à expliquer la raison pour laquelle nulle femme ne peut assister aux rites d'Hercule à l'Ara Maxima, en guise de revanche suite au refus de la prêtresse de le laisser passer. Dans le chapitre que A.Staples consacre au culte de Bona Dea, considérant que l'étude la plus complète avait été menée par H.H.J.Brouwer, elle choisit d'aborder quelques aspects spécifiques liés à Bona Dea, dont justement l'interprétation de ce mythe liant le culte d'Hercule à l'Ara Maxima et celui de Bona Dea dans son temple de l'Aventin ou durant les mystères nocturnes célébrés dans la maison du plus haut dignitaire présent à Rome.34 En 30 31 32 33 Dumézil, 1970, p.350 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII Macrobe, Saturnales, I, 12, 27 Properce, IV, 9, 21-70 Staples A., From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman Religion, Londres, New York, 1998 , pp. 17-30 34 20 mettant en parallèle le tabou de la présence masculine durant les rites de Bona Dea, et celui de la présence féminine au culte rendu à Hercule à l'Ara Maxima, cette auteur démontre que ces deux cultes se retrouvent liés par l'opposition du masculin et du féminin, que c'est leur rejet mutuel du sexe opposé qui les imbrique définitivement l'un à l'autre. Car contrairement au culte de Mithra, qui ne se contente pas de refuser la présence du féminin mais l'annihile purement et simplement au sein de sa cosmologie comme au sein des rites35, le culte d'Hercule reconnaît le principe féminin . Cela va plus loin encore; dans la chronologie de la fondation des cultes, celui d'Hercule à l'Ara Maxima est réputé antique, étant déjà célébré sous le roi Evandre36, mais le culte de Bona Dea est plus ancien encore puisqu'il existait déjà lorsqu' Hercule arriva après la mort de Cacus. C'est donc d'après le culte de Bona Dea que se serait construit par la suite celui d'Hercule, qui eut beau rejeter la présence féminine mais qui ainsi, par son rejet physique, affirma son existence au sein de l'univers mythologique. Comme le souligne A. Spaeth, il s'agit presque d'une inversion du scénario rencontré chez Mithra, sans toutefois que l'un de ces deux cultes apparaisse comme supérieur à l'autre. C'est par l'intermédiaire de Plutarque que nous sont transmis les premiers éléments mythologiques37, repris ensuite unanimement par d'autres auteurs, chrétiens pour la plupart, avec relativement peu de variations. Arnobe cite le sixième livre de Sextus Clodius, écrit en grec, comme source, de même que le In causalibus de Butas pour accréditer son témoignage mythologique concernant Bona Dea. Il rapporte ainsi que Bona Dea, nommée Fenta Fatua "fut battue à mort avec des verges de myrte car sans que son époux le sache, elle aurait bu une jarre entière de vin pur; et la preuve de 35 A.Staples, From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman Religion, Londres, New York, 1998 , p. 37 : The cult of Mithras was based on a deliberate rejection of the realities of the world as they were perceived to exist. Instead, the initiate entered into a deliberately constructed cosmic entity, governed by a carefully constructed cosmology. Central to that cosmology was the rejection of the female. It is important to note that unlike the male cultic space created by Hercules, which had to exist within a wider cultic universe, the Mithraic cosmos was complete : it was the universe. Beyond the boundaries existed nothing. The rejection of women was therefore total. In the mysteries of Mithras women had no status because they simply did not exist. Even their exclusive function of child-bearing was denied in both the myth and the ritual by an appeal to the fantasy of sexless generation. Mithras was born from a rock. 36 Virgile, Eneide, livre VIII, 190-305 37 Plutarque, Q. R., XX 21 cette histoire mise en avant est que quand les femmes célèbrent sa fête, une amphore de vin recouverte est présente et il n'est pas permis d'amener des verges de myrte"38 . Lactance à son tour est amené à fournir des détails mythiques au sujet de Bona Dea, s'appuyant encore sur le témoignage de Sextus Clodius ainsi que sur celui de Gavius Bassus et de Varron, et approfondit le récit commencé par Arnobe. On apprend ainsi que Bona Dea, nommée Fenta Fauna, était à la fois la soeur et la femme de Faunus39. De l'autorité de Gavius Bassus, elle était également appelée Fatua car elle prédisait l'avenir ( fata ) des femmes, tout comme Faunus le faisait pour celui des hommes. Selon Varron, elle était pourvue d'une telle modestie que nul homme en dehors de son époux ne la vit jamais ni n'entendit son nom durant le temps de sa vie, et que c'est pour cela que les femmes lui offrent un sacrifice in operto et qu'elle est nommée Bona Dea. Enfin, Lactance rapporte de Sextus Clodius qu'elle était la femme de Faunus, qui la trouva ivre et qui pour cela la battit à mort avec des verges de myrte. Cet épisode avait été déjà rapporté par Arnobe, mais Lactance poursuit encore le récit de Sextus Clodius en ajoutant que Faunus, à qui son épouse lui manquait, se repentit de cet acte et lui conféra un statut divin. Ce serait la raison pour laquelle un récipient de vin recouvert d'un tissu serait présent durant la fête de Bona Dea. A son tour, Servius donne une version de la légende de Bona Dea, se référant pour cela à la Théogonie d'Hésiode pour situer chronologiquement les indigenae fauni40. Il réaffirme le lien entre le nom de Faunus et le verbe fari, et par là sa capacité à prophétiser. Dans sa version, Bona Dea est une fois encore fille de Faunus, et petite fille de Picus. Il justifie l'appellation de Bona Dea par le fait qu'elle était la plus chaste de toutes les femmes, qu'elle était adroite dans toutes les disciplines et qu'il était inderdit de prononcer son nom. Ici, l'auteur n'évoque aucun autre nom si ce n'est Bona Dea, mais sous-entend le nom de Fauna, puisqu'il l'appelle elle et son père les Fauni, capables tous deux de donner des oracles en état de stupeur. Outre Servius, Isidore de Séville plus tard s'attacha également à dépeindre cette nature prophétesse qu'avait Bona Dea. Dans ses écrits, Faunus porte également le nom de Fatuus, ainsi que l'avaient déjà écrit Arnobe et Lactance. Fatuus serait nommé ainsi car il ne comprendrait ni ce qu'il dit, ni ce que disent les autres, mais Isidore ajoute que c'est 38 39 Arnobe, Adversus Nationes , V, 18 Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 9-11 22 parce que Fatua et son époux Fatuus prédisaient l'avenir dans un état de stupeur à un point tel que cela les avait rendus fous qu'ils étaient nommés ainsi. Il offre ainsi une double explication à l'appellation de Fatua, celle de l'incompréhension de la parole et celle de la folie résultant de la capacité à prophétiser. A cette date avancée à laquelle Isidore écrit, ce n'est plus la capacité à "dire", ou prédire qui est l'explication de la racine de fari, mais au contraire une incapacité à parler avec cohérence et une folie résultant de leur activité oraculaire. Il va jusqu'à supposer que ce serait bel et bien cette capacité à prédire l'avenir qui leur aurait ôté la capacité de s'exprimer et de comprendre autrui. Leur nom s'opposerait donc à son sens originel, peut être pour en marquer la distance. Ainsi, de nombreux auteurs tardifs, chrétiens ou païens, ont donné des indications mythologiques sur Bona Dea. Mais bien plus que les autres, Macrobe s'est attaché à brosser le tableau le plus large des interprétations possibles de son mythe ou des symbolismes qui lui sont attachés, aussi y-a-t-il un intérêt à reproduire dans son intégralité l'analyse qu'il en fait41. Certains, avec l’assentiment de Cornélius Labéo, prétendent que cette Maia gratifiée d’un sacrifice au mois de mai, est la terre, ainsi nommée d’après son étendue, de même qu’on lui donne aussi le nom de Magna Mater (Grande Mère) dans les sacrifices et ils tirent encore une preuve à l’appui de leur affirmation, de l’usage consistant à lui immoler une truie pleine, victime spécialement consacrée à la terre. Et Mercure, selon eux, lui est associé dans les pratiques rituelles, parce que la parole n’est donnée à l’homme à sa naissance qu’au contact de la terre ; or on sait que Mercure est le dieu de la parole et du langage. Cornélius Labéo atteste qu’aux calendes de mai un temple fut dédié à cette Maia, c'est-à-dire à la Terre, sous le nom de ma Bonne Déesse et de Fauna, d’Ops et de Fatua ; Bonne Déesse parce qu’elle est la source de tous les biens nécessaires à notre subsistance, Fauna parce qu’elle favorise (favet) tout ce qui est utile aux êtres vivants, Ops (assistance) parce que la vie se maintient grâce à son assistance, Fatua du verbe fari (parler), parce que, comme nous l’avons dit, les nouveaux-nés ne font entendre leur voix qu’après avoir eu un contact avec la terre. 40 41 Servius, In Vergilii Aenidos , VIII, 314 Macrobe, Saturnalia, I, 12, 20-29 23 Il en est qui attribuent à cette déesse le pouvoir de Junon, attesté, selon eux, par la présence en sa main gauche du sceptre royal. D’autres l’identifient à Proserpine et, disent-ils, on lui offre une truie en sacrifice, parce que la truie dévore la moisson, présent de Cérès aux mortels. D’autres encore voient en cette déesse Chtônia Hécatè, les Béotiens Sémélé. De Bona Dea, on dit aussi qu’elle est fille de Faunus et qu’elle s’opposa aux désirs de son père, qui s’était épris d’elle, au point qu’il la frappa avec une baguette de myrte, pour lui avoir résisté, même sous l’effet du vin. Mais le père, croit-on, se transforma en serpent et s’unit à sa fille. Toutes ces données reposent sur les preuves suivantes : la présence d’une baguette de myrte est sacrilège en son temple ; sur sa tête se déploie le rameau de la vigne, suprême instrument de séduction paternelle ; dans son temple, il n’est pas d’usage d’introduire le vin sous son propre nom, mais le vase qui le contient est appelé vase à miel et le vin prend le nom de lait : quant aux serpents, ils apparaissent dans l’indifférence dans son temple, n’inspirant ni ne ressentant d’effroi. Certains voient en elle Médée parce que, disent-ils, on trouve en son temple toutes sortes d’herbes, dont ses prêtres [prêtresses] composent ordinairement des médicaments, et parce que l’entrée de son temple est interdite aux hommes, à cause de l’outrage qu’elle a reçu de son mari ingrat, Jason. Elle reçoit chez les grecs le nom de theos gynaïkeia (divinité des femmes), Varron la cite comme la fille de Faunus, si pudique qu’elle ne franchit jamais le seuil du gynécée, que jamais son nom ne fut entendu en public, que jamais elle ne vit un homme, pas plus qu’un homme ne la vit, ce qui explique l’interdiction à tout homme d’entrer en son temple. D’où vient cette interdiction faite aux femmes en Italie de participer au culte d’Hercule : en effet, alors qu’il conduisait à travers les territoires d’Italie les bœufs de Geryon, un jour qu’il avait soif, une femme répondit à Hercule qu’elle ne pouvait lui donner d’eau à boire, parce qu’on célébrait ce jour là la fête de la déesse des femmes et que la loi divine interdisait aux hommes de goûter ce qui était destiné à la cérémonie. Devant ce refus, Hercule, qui allait accomplir un sacrifice, écarta avec des imprécations la présence des femmes et ordonna à Potitus et Pinarius, désservants de son culte, de n’admettre la présence d’aucune femme. Voilà comment à l’occasion du nom de Maia, en qui nous avons reconnu à la fois la Terre et la Bonne Déesse, nous avons été amenés à exposer tout ce que nous savons sur la Bonne Déesse. A la lecture des informations rapportées par Macrobe, on distingue plusieurs niveaux de mythe et d'interprétation. En premier lieu, il apparaît que Macrobe 24 s'attache à rappeler les diverses informations connues jusqu'ici au sujet de Bona Dea. Ainsi il rappelle, comme le dit Plutarque, que Bona Dea est appelée la déesse des femmes en Grèce, d'après Varron qu'elle est la fille de Faunus, très pudique et qu'elle ne vit ni ne fut vue par aucun homme, ceci expliquant l'interdiction faite à tout homme de pénétrer dans son temple, et que, ainsi que Properce le dit, le culte d'Hercule fut rendu interdit aux femmes suite à la mésaventure d'Hercule au bois sacré de Bona Dea, lorsqu'il se vit refuser l'entrée par une prêtresse de Bona Dea. De nouveaux éléments, insolites et parfois contradictoires, apparaissent avec ce récit. En tout premier lieu, la ferme volonté de Macrobe d'assimiler Bona Dea à Maia. Macrobe s'appuie pour cela sur le témoignage de Cornélius Labéo. Selon les rapprochements possibles entre la nature du sacrifice fait à Maia, une truie pleine, ainsi que la dédication du temple de Bona Dea tombant le même jour que celui de la fête à Maia, tout porte Macrobe à croire que ces deux déesses n'en forment qu'une, ou plutôt sont des aspects de la déesse de la terre, Tellus. Dans ce siècle de paganisme mourant, dont les rites anciens semblent déjà appartenir à un passé que l'on tire des anciens souvenirs, la pensée syncrétique de Macrobe se révèle unique parmi tous les autres auteurs de l'antiquité. Tendant dans ses Saturnales à faire de tous les dieux la représentation unique du Soleil, et de toutes les déesses la représentation unique de la Terre, Macrobe initie un étonnant rapprochement de nombreuses divinités, de Magna Mater, à Ops, en passant par Proserpine, Cérès, Médée et d'autres encore42, pour regrouper sous la même bannière une Bona Dea-Maia et la Terre elle-même. Ces développements théologiques concernant la nature de Bona Dea, qui sont largement analysés par H.H.J Brouwer43, répondent plus à l'intérêt particulier d'un érudit, vivant à une époque qui ne connaissait déjà plus ce culte de manière contemporaine, et qui cherche à en retrouver l'essence. Ainsi que l'explique H.H.J. Brouwer, il s'agit là de la dernière tentative de sauver les traditions de l'ancienne Rome, et c'est cela qui donne 42 Dans son développement, Macrobe cherche à définir et nommer correctement Bona Dea en se référant à non moins de douze déesses ou noms de déesses sous lesquelles les pontifes l'invoqueraient : Tellus en premier, puis Maia, Magna Mater, Fauna, Ops, Fatua, Junon, Proserpine, Cérès, Hécate, Sémélé, Médée. Un dieu, Mercure, est également cité comme associé à Bona Dea dans les rites concernant les nouveaux nés et la parole, puisque la parole est liée au fait de toucher la terre. Macrobe se réfère encore à la parole donnée aux nouveaux nés un peu plus loin, expliquant ainsi le nom de Fatua, venant de parler, fari, puisque les enfants ne peuvent pas émettre de son avant d'avoir touché la terre. 25 toute la complexité dans la construction de Macrobe. En énumérant ce que ses sources apprennent au sujet de Bona Dea et en cherchant un syncrétisme vers Tellus, Macrobe se place dans la ligne du Néo-Platonisme, qui prône un principe divin pour lequel les dieux et les déesses ne sont que des facettes. Pourtant, malgré sa tentative de rapprocher Bona Dea, par ses attributs, à d'autres déesses comme l'une des figures de Tellus, il donne une mythologie de Bona Dea telle qu'elle restait connue à travers les auteurs qui ont parlé d'elle. De cette mythologie, il rapporte que Bona Dea était la fille de Faunus, pour qui son père conçut un désir incestueux. Et pour vaincre l'opposition de sa fille, celui-ci l'aurait fait boire du vin jusqu'à la rendre ivre et l'aurait battue avec une baguette de myrte. Cette idée de désir du père pour la fille est nouvelle parmi les éléments mythologiques connus, tout autant que la transformation en serpent de Faunus afin de s'unir à Bona Dea. Macrobe justifie cela par les éléments rituels connus de Bona Dea, c'est à dire l'interdiction d'apporter de la myrte dans son temple, de même que le vin. Pourtant, certaines de ces choses demeurent attachées à Bona Dea sous forme plus ou moins symbolique : ainsi nous apprenons de lui qu'un rameau de vigne se déploie au dessus de sa tête. Le vin est présent quant à lui de manière réelle dans un "vase à miel" sous le nom de "lait". Il atteste également de la présence de serpents dans son temple et de plantes médicinales, cette fois en référence à Médée, dont l'horreur pour les hommes après la trahison de Thésée serait une cause pour l'interdiction faite aux hommes de pénétrer dans le temple. Somme toute, la mythologie fournie par Macrobe est plus similaire à un catalogue des éléments donnés par ses prédécesseurs, qu'à une volonté de construire un mythe cohérent. Si elle témoigne de la persistance de la paternité de Faunus sur Bona Dea, celle-ci n'y apparaît pas comme l'épouse de Faunus. De même, la cause de son ivresse n'est pas de son fait mais celle de son père, qui désirait s'unir à elle contre son gré. Ces divergences laissent penser que Macrobe chercha à expliquer des éléments du culte de Bona Dea, tels les serpents dans le temple, l'interdiction d'apporter de la myrte ou du vin , par un mythe élaboré par la suite pour correspondre au rituel et donner apporter des réponses sur les usages de celui-ci. Macrobe considère le problème de manière contraire aux autres auteurs, qui partirent du mythe pour 43 Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 240-244 26 expliquer les usages. Là encore, il est possible de mettre en cause la date tardive des écrits de Macrobe. Nul ne sait plus pour quelles raisons les anciens rites étaient conduits, et leurs significations réelles. Et déjà, les érudits devaient chercher une connaissance livresque pour essayer d'appréhender et comprendre un phénomène désormais en dehors de leur portée. De tous ces témoignages, on retiendra que Bona Dea ne peut être le nom d'une déesse, mais devient l'appellation par laquelle est connue cette déesse dont le nom ne pouvait être connu des hommes, qui par ailleurs furent les seuls à écrire à son sujet. La mythologie, ou même, on pourrait dire, le folklore, lui attribue les noms de Fenta Fatua ou de (Fenta) Fauna selon la légende voulant qu'elle fut la fille, l'épouse, ou les deux à la fois de Faunus, fils de Picus, et qu'ils étaient nommés Fauni de par leur capacité à prédire l'avenir, Faunus celui des hommes et Fauna celui des femmes. Un jour, Faunus l'ayant trouvée ivre, il l'a battue de verges de myrte et l'aurait tuée. Suite à quoi, pris de remords, il l'aurait déifiée. Désormais, ni son temple ni son culte ne souffriraient d'être approchés par des hommes et seules les femmes pourraient connaître à la fois le véritable nom de Bona Dea, et la teneur de ses rites. Ainsi qu'en témoigne la mythologie associée à Bona Dea, sa filiation par Faunus et Picus, l'épisode d'Hercule se heurtant à l'opposition d'une prêtresse de Bona Dea, ainsi que le rapprochement à la Théogonie d'Hésiode faisant des Faunes des sortes de demi-dieux, le caractère antique et italique du culte de Bona Dea apparaît assurée. La chronologie fait donc remonter l'existence de Bona Dea en Italie aux temps mythiques qui suivirent le règne bienheureux de Saturne, présenté comme grand père de celle-ci par Lactance.44 C'est Cicéron qui fait sortir Bona Dea des temps mythiques pour la ramener à l'histoire de Rome : "En effet, quel sacrifice aussi antique? il date de l'origine de Rome, et les rois nous l'ont transmis "45. Ainsi, se faisant garant du caractère ancien et même originel du culte de Bona Dea à Rome, Cicéron fait d'elle dans ses discours une figure emblématique de la religion d'Etat et 44 45 Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 9 Cicéron, De Haru. Resp, 17 : Etenim quod sacrificium tam uetustum est quam hoc 27 un symbole fort de Rome. Cela peut paraître relativement étonnant lorsque nul autre avant lui n'a transmis d'information au sujet de cette déesse qui pourtant serait, si l'on en croit Cicéron, si fondamentale pour le secours et la protection de Rome. Ce sont deux épisodes particuliers qui conduisirent Cicéron à s'intéresser autant à Bona Dea, si ce n'est comme le conclut H.H.J Brouwer, à en faire une patronne à titre personnel46. Le premier se situe en 63 avant J.C., lorsque Cicéron était consul et que les mystères de Bona Dea eurent lieu dans sa maison sous la direction de sa femme Terentia. Alors que les cendres de l'autel finissaient de se consumer, une flamme soudain jaillit de l'autel. Ce fut immédiatement interprété par les vestales comme un signe de Bona Dea en faveur de Cicéron, qui devait agir au plus vite pour assurer la sûreté de la patrie.47 Le second se déroula l'année suivante, en 62 avant J.C., et qui est l'épisode le plus connu qui donna lieu à une véritable fabula Clodiana48 chez les successeurs de Cicéron. L'affaire de Clodius ayant déjà été traitée de manière exhaustive par H.H.J. Brouwer ou A. Staples, je ne m'attacherai qu'à la passer rapidement en revue avant d'en faire ressortir les éléments importants, relatifs à la fonction des mystères de Bona Dea dans le cadre politique et religieux de Rome. Cette année là, le festival de Bona Dea était célébré dans la maison de César, qui était alors le plus haut magistrat présent à Rome en sa charge de préteur. Un doute subsiste à savoir si c'était la femme de César, Pompéia, ou la mère de celui-ci, Aurélia, qui conduisait la cérémonie49. Dans la Vie de César de Plutarque, celui-ci donne un quod a regibus aequale huius urbis accepimus? 46 Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 262-263 47 Plutarque, Vie de Cicéron, XX. Dion Cassius y fait également référence (XXXVII, 35, 3-4) . Leur source commune proviendrait du poème épique de Cicéron De Consulatu Meo, dont seuls quelques passages ont été préservés. Par conséquent il n’est pas possible de savoir à quel point les succésseurs de Cicéron restent fidèles à son témoignage, mais la relative concordance permet de conclure que tous deux purent avoir accès au témoignage de Cicéron. Cf. H.H.J. Brouwer, p362; cf. SchanzHosius I, pp.535-536; cf. Gelzer, Cicero, p.216 note 91. 48 Cicéron, Ad Atticum, I, 18 49 voir Plutarque, Vie de César, X : Ταύτην τότε τὴν ἑορτὴν τῆς Πομπηΐας ἐπιτελούσης (cette année là, Pompéia fut chargée de célébrer cette fête). D'après cette mention, ce serait bien l'épouse du magistrat qui conduit la cérémonie, comme la tradition semble l'attester. Toutefois, à la lecture du déroulement de la mésaventure de Clodius, le fait que ce soit Aurélia, la mère de César, qui ordonne que cessent les rites, pose un doute sur la personne qui conduisait réellement les rites. ἡ Αὐρηλία τὰ μὲν ὄργια τῆς θεοῦ κατέπαυσε καὶ συνεκάλυψεν (Aurélia fit cesser aussitôt les cérémonies, et voiler les choses sacrées.)Il est permis de penser que la mère de César étant présente, la belle-fille lui aurait cédé l'autorité de conduire les rites, d'autant plus 28 résumé assez large des faits qui se déroulèrent pendant cette cérémonie et les conséquences qui s'en suivirent : L'année de la préture de César, Pompéia fut chargée de célébrer cette fête : Clodius, qui n'avait pas encore de barbe, se flattant de n'être pas reconnu, prit l'habillement d'une joueuse de harpe, sous lequel il avait tout l'air d'une jeune femme. Il trouva les portes ouvertes et fut introduit sans obstacle par une des esclaves de Pompéia, qui était dans la confidence, et qui le quitta pour aller avertir sa maîtresse : comme elle tardait à revenir, Clodius n'osa pas l'attendre dans l'endroit où elle l'avait laissé. Il errait de tous côtés dans cette vaste maison et évitait avec soin les lumières, lorsqu'il fut rencontré par une des femmes d'Aurélia, qui, croyant parler à une personne de son sexe, voulut l'arrêter et jouer avec lui ; étonnée du refus qu'il en fit, elle le traîna au milieu de la salle, et lui demanda qui elle était, et d'où elle venait. Clodius lui répondit qu'il attendait Abra, l'esclave de Pompéia ; mais sa voix le trahit, et cette femme s'étant rapprochée des lumières et de la compagnie, cria qu'elle venait de surprendre un homme dans les appartements. L'effroi saisit toutes les femmes : Aurélia fit cesser aussitôt les cérémonies, et voiler les choses sacrées. Elle ordonna de fermer les portes, visita elle-même toute la maison avec des flambeaux, et fit les recherches les plus exactes. On trouva Clodius caché dans la chambre de l'esclave qui l'avait introduit chez Pompéia ; il fut reconnu par toutes les femmes, et chassé ignominieusement. Elles sortirent de la maison dans la nuit même, et allèrent raconter à leurs maris ce qui venait de se passer. Le lendemain toute la ville fut informée que Clodius avait commis un sacrilège horrible ; et l'on disait partout qu'il fallait le punir rigoureusement, pour faire une réparation éclatante, non seulement à ceux qu'il avait personnellement offensés, mais encore à la ville et aux dieux qu'il avait outragés. Il fut cité par un des tribuns devant les juges, comme coupable d'impiété ; les principaux d'entre les sénateurs parlèrent avec force contre lui, et l'accusèrent de plusieurs autres grands crimes, en particulier d'un commerce incestueux avec sa propre sœur, femme de Lucullus. Mais le peuple s'étant opposé à des poursuites si vives, et ayant pris la défense de Clodius, lui fut d'un grand secours auprès des juges que cette opposition étonna, et qui craignirent les fureurs de la multitude. César répudia sur-le-champ Pompéia, et appelé en témoignage contre Clodius, il déclara qu'il n'avait aucune connaissance des faits qu'on imputait à l'accusé. Cette déclaration ayant paru fort étrange, l'accusateur lui demanda pourquoi donc il avait répudié sa femme : « C'est, répondit-il, que ma femme ne doit pas même être soupçonnée. » Les uns prétendent que César parla comme il pensait ; d'autres croient qu'il cherchait à plaire au peuple, qui voulait sauver Clodius. L'accusé fut donc absous, parce que la plupart des juges donnèrent leur avis sur plusieurs affaires à la fois, afin, d'un côté, de ne pas s'attirer, par sa condamnation, le ressentiment du peuple ; et, de l'autre, pour ne pas se déshonorer aux si elle attendait son amant. Elle ne tenait en ce cas pas à diriger la cérémonie, comme le suppose H.H.J.Brouwer, p.255. Quelle que soit la raison véritable, ceci démontre l'autorité que pouvait tenir la mère du magistrat durant ces cérémonies, ne la laissant pas entièrement, ou pas uniquement, à l'épouse. Voir aussi J.P.V.D. Balsdon, Roman Women, 1962, p.244 29 yeux des bons citoyens par une absolution formelle50. Sans cette affaire, et surtout sans l’implication de Cicéron en tant qu’avocat contre Clodius, il est fort probable que Cicéron n’aurait pas autant insisté sur Bona Dea dans ses écrits. Là encore, mon but n’est pas d’analyser le rapport que Cicéron put entretenir avec cette déesse, rapport somme toute également traité largement par H.H.J. Brouwer, une fois encore51. Je me contenterai de rappeler à ce sujet qu’en premier lieu, Cicéron se serait plus amusé de cette affaire qu’il en aurait été outré52 mais que par un changement impressionnant, il devint le défenseur le plus acharné de la morale et de Bona Dea lorsque Clodius devint son ennemi personnel. Durant toute sa vie, Cicéron conserva une haine farouche de Clodius, et par là-même, un attachement tout personnel à Bona Dea qui l’avait déjà aidé un an avant l’affaire de Clodius. C'est d'ailleurs auprès du temple de Bona Dea à Bovillae que Clodius trouva la mort. Il ne faisait pas de doute pour lui que Bona Dea se vengeait ainsi et était de son côté, du côté de la défense des valeurs anciennes de Rome et de la religion. La mort de Clodius ne suffit pas à effacer la colère et la rancune de Cicéron, puisqu’il écrit encore à la fin de 44 avant J.C à Marc-Antoine que si Clodius était encore en vie, il n’y aurait plus aucune dispute entre eux53. Cette animosité fut donc la cause de la première mise en avant de Bona Dea dans la littérature. Plus que quiconque, Cicéron est une source inestimable au point de vue de la connaissance des mystères de Bona Dea, qui se déroulaient dans les premiers jours de décembre. Une analyse du vocabulaire et des expressions qu’il emploie permet de définir les mystères de Bona Dea ainsi que leur place au sein de la religion romaine. La première caractéristique des mystères de Bona Dea est qu’ils sont parfaitement intégrés à la religion romaine officielle, et Cicéron comme ses successeurs s’accordent à affirmer qu’il s’agit d’un culte de la religion d’Etat ainsi qu’en témoignent les expressions populare sacrum54, publica ... sacra55, publicas 50 51 52 53 54 55 Plutarque, Vie de César, X H.H.J. Brouwer, chap. The worshippers Cicéron, Ad Atticum, I, 12, 3 Cicéron, Ad Atticum, XIV, 23 Martial, Epigrammaton libri, X, 61 (v.7) Juvénal, II, 6, 335-336 30 caerimonias56. Mais plus que tout, les rites célébrés en l’honneur de Bona Dea sont effectué pro populo, pour le peuple, ou encore pro salute populi Romani57. Ces expressions reviennent sans cesse chez Cicéron et les auteurs suivants, et la seule mention de pro populo permet de désigner le sacrifice de Bona Dea, effectué pour le peuple, au point qu’il n’est nul besoin pour Cicéron de préciser qu’il s’agit du sacrifice offert en l’honneur de Bona Dea, tant pour ses contemporains, il est évident que le sacrifice pro populo ne peut concerner que les mystères de Bona Dea célébrés dans le début du mois de décembre. En vérité, le culte d’Etat de Bona Dea ne comprenait pas une cérémonie, mais deux. La deuxième correspond à l’anniversaire de la fondation du temple de Bona Dea sur l’Aventin le 1er mai, et qui est d’ailleurs le point de départ des spéculations théologiques de Macrobe. Il est possible d’affirmer avec certitude que, si cette fête au temple de Bona Dea était bien dépendante de la religion d’Etat, le qualificatif de pro populo ne permettait de désigner que les mystères nocturnes de décembre. Ce furent ceux-ci, bien plus que la cérémonie d’anniversaire du 1er mai, qui retinrent l’attention des auteurs de l’antiquité, et qui de la même manière nous intéressent en particulier par leur caractère mystérique58. Le lien direct entre la déesse et le peuple romain est renforcé par le lieu où se déroule la cérémonie de décembre, puisqu’il s’agit de la maison du plus haut magistrat présent dans l’enceinte de Rome, celui qui détient l’imperium; le consul comme c’est le cas de l’année où la fête fut célébrée dans la maison de Cicéron, ou le préteur dans le cas de César, par sa qualité de préteur. Outre le fait que César était préteur, il était également cette année là Pontifex Maximus. Lorsqu’il divorça de sa femme Pompéia, c’est en qualité de Pontifex Maximus qu’il déclare que sa femme doit être au dessus de tout soupçon, et non pas à priori par sa qualité de préteur, ou comme ce fut parfois interprété, comme la femme de César. Le fait que César ait été Pontifex Maximus n’est donc pas un facteur déterminant dans le choix de sa maison 56 Suétone, Divus Julius, VI, 3 L’anecdote rapportée par Cicéron dans de De Domo Sua (LIII, 136–137) au sujet de la vestale Licinia qui, ayant dédié un autel, une chapelle et un lit au pied de la roche sacrée sous le consulat de Flamininus et de Q. Metellus, renforce encore l’importance du lien entre le culte de Bona Dea et l’Etat. En effet, Licinia avait pris seule cette initiative, sans avoir demandé le consentement du Sénat. Le grand-pontife P. Scévola alerta alors le Sénat, et décréta que cette dédication, ayant eu lieu sur un endroit public sans l’aval du peuple était nulle et non sacrée. 58 Voir occurences du terme « mystérique », cf. J.Scheid, La religion des Romains, 57 31 pour héberger le sacrifice pro populo de Bona Dea, mais constitue un argument de choix pour Cicéron lorsqu’il s’agit d’insister sur le caractère sacré et symbolique de la demeure de César, c’est également une raison bien commode pour César de justifier la répudiation de sa femme tout en se refusant d’accuser Clodius, dont il craint peut être le soutien que le peuple lui porte. Ce sacrifice pro populo, effectué dans la demeure du plus haut magistrat, possédant l’imperium, n’est toutefois pas effectué par lui mais par sa femme (ou sa mère), d’après l’insistance des mythes entourant Bona Dea sur l’interdiction faite aux hommes de la voir du temps où elle vivait, de connaître son nom ou d’entrer dans son temple par la suite. Par ailleurs, ce qui permet à Cicéron d’affirmer une telle prédominance du culte de Bona Dea au sein de la religion romaine, et qui justifie un sacrifice pour le peuple effectué dans la maison du magistrat cum imperio, c’est véritablement sa nature antique, qu’il fait remonter aux rois de Rome. Seule une telle ancienneté sachant qu‘il ne connaît pas de sacrifice plus ancien, une telle romanité, pourrait faire de Bona Dea la protectrice par excellence du salut de Rome. La mythologie issue des auteurs postérieurs à Cicéron et lui-même s’accordent donc à faire de Bona Dea une divinité indigène, à priori gardée des influences grecques59 et n’ayant aucune contrepartie grecque tel que Jupiter, un dieu bien romain qui pourtant a Zeus comme équivalent grec. Bona Dea apparaît comme unique et bien spécifique à Rome, une déesse native et patronne de Rome. Cicéron marque donc une parfaite cohérence en la mettant en avant comme la garante de la tradition romaine et des valeurs fondatrices. Nous verrons par la suite qu’elle est d’autant plus la gardienne des traditions et des valeurs anciennes qu’elle est à la fois déesse d’Etat et déesse 1998, p.154, 59 Sauf si l’on prend en compte le commentaire de Dumézil repris par H.H. Scullard (Festivals and Ceremonies of the Roman Republic, 1981, p.200) à ce sujet, mais dont la portée reste toutefois limitée si l’on tient compte qu’il s’appuie sur la référence à Damia et que le nom de Damia n’apparaît dans la littérature qu’à partir de Festus, à une date déjà relativement avancée. Le témoignage de Juvénal, quoique satirique et au caractère exagéré pourrait éventuellement faire référence à son époque, à une certaine hellénisation de la cérémonie nocturne de Bona Dea, en réponse aux autres cultes à mystères florissant alors à Rome. La description qu’il en donne (II, 6, 314-345) ressemble en effet plus à des lieux communs concernant des bacchanales que la vénérable cérémonie effectuée en l’honneur de Bona Dea que décrit Cicéron. Il compare d'ailleurs les participantes à des ménades. Ainsi, une certaine influence hellénique ou provenant de pratiques d’autres cultes à mystères est envisageable au cours de l’Empire. 32 associée à l’aristocratie. 1.1.2. Cultes et dévotions à Bona Dea Ainsi que nous l’avons vu précédemment, la plus grande partie des informations livrées par les auteurs concerne les mystères de Bona Dea. Contrairement à la cérémonie commémorant la fondation du temple de Bona Dea en 123 avant J.C. par une vestale nommée Claudia60, le sacrificium qui est connu comme les mystères de Bona Dea n’était pas fixé à une date particulière dans les calendriers. La seule occasion où il nous est donné de connaître la date exacte de la célébration de ces rites est pour l’année 63 avant J.C., lorsqu’ils furent exécutés dans la demeure de Cicéron. Nous savons que cette année là, ils eurent lieu le 3 décembre. Si la date n’était pas fixe, la tradition demandait toutefois que la cérémonie soit conduite dans les premiers jours de décembre. Il est intéressant de signaler qu’aux nones de décembre, le 5 de ce mois là, avait lieu la fête de Faunus qui ne se fêtait pas dans Rome même mais dans les campagnes61. Est ce la proximité entre les rites nocturnes de Bona Dea avec cette fête à Faunus qui conduisit les auteurs tardifs à voir en elle la femme, la fille ou parfois les deux, de Faunus, et la nommer elle-même Fauna? Ou bien ces deux fêtes étaient elles connectées originellement car Bona Dea était dès le départ assimilée à Fauna dans les mythes? Cette question reste légitime, sachant que les hommes, par conséquent tous ceux qui écrivirent sur cette déesse, n’étaient pas autorisés à connaître ni son véritable nom, ni la teneur de ses rites. De l’iconographie de Bona Dea, des statues la représentent assise, vêtue d’un pallium, une corne d’abondance dans une main et un serpent enroulé autour de son autre bras venant boire à ce qui semble être un instrument servant à faire des libations. Bien peu de choses rapprochent donc la représentation typique de Bona Dea à la légende rapportée dans la littérature. Il est permis de supposer que la mythologie rapportée, et inlassablement répétée en se voyant parfois enrichie d’éléments nouveaux, par les auteurs tardifs ne corresponde pas ou peu à la nature réelle de la déesse telle qu’elle fut connue des femmes initiées à ses rites, qui auraient bien gardé leurs secrets. Cela pourrait également donner une explication vraisemblable sur l’absence totale de 60 61 Ovide, Fastes, V, 147-158 H.H. Scullard, Festivals and Ceremonies of the Roman Republic, 1981, p.201 33 références mythologiques relatives à la nature ou à la vie de Bona Dea avant Plutarque. Cicéron, si occupé à démontrer la sainteté de la cérémonie, et si zélé à brandir Bona Dea comme garante de la tradition romaine, aurait alors eu de la matière supplémentaire à utiliser dans son argumentaire. Soit il ignorait simplement la mythologie entourant Bona Dea, soit alors il n’aurait pas jugé approprié de rappeler cet épisode, celui-ci ne concernant pas la religion d’Etat. Je me permets toutefois de douter du fait qu’il ait volontairement occulté le mythe concernant Bona Dea, celui-ci renforçant justement la sainteté de la déesse, ainsi que son intégrité, celle-ci étant réputée la plus chaste des femmes. Quoi qu’il en soit, ainsi que nous venons de le voir, le caractère secret de cette cérémonie est d’une importance capitale. C’est pour cette raison qu’elle est effectuée in operto, dans le secret. Tout comme l’expression pro populo, il semblerait que celle d’in operto ait joué un rôle similaire dans la désignation des mystères de Bona Dea. Cicéron l’utilise telle quelle, sans ajouter la mention de sacrificium62; il est donc évident qu'il s’agissait pour les contemporains d’une expression consacrée, spécialement attribuée au festival de début décembre. Cette expression in operto est d’ailleurs celle qui est la plus fidèlement transmise au sujet de cette cérémonie à travers les siècles, et des auteurs chrétiens tels que Placide ou Paulus Diaconus n’omettent pas de mentionner cette particularité qui constitue une raison d’être fondamentale des rites à Bona Dea63. D’autres termes renvoient encore au caractère secret de cette cérémonie, comme sacrificia occulta64, opertanea sacra65, ἀπορρήτοις ὀργιάζουσαι66, secreta67 , ex ipso ritu occultiore sacrorum68. Le temple 62 Cicéron, Ad Atticum , I, 16, 10 : quasi in operto dicas fuisse. ; Cicéron, Paradoxa stoicorum ad M. Brutum, IV, 2, 32 : Et quidem in operto fuisti. 63 Placide, s.v. Damium ; Paulus Diaconus, EPITOME s v Damium. En ce temps avancé où la connaissance du culte de Bona Dea ne provient déjà plus que des écrits des prédécesseurs, ces deux auteurs reprennent pour ainsi dire mot pour mot Festus (s.v. Damium). 64 Cicéron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37. Ici les sacrificia sont désignées à la fois comme vestusta et occulta. Cette association d’antique et de secret octroient aux mystères de Bona Dea le statut le plus élevé possible au sein de la religion romaine, et en font pour Cicéron, sans nul doute, un des cultes voir le culte le plus sacré et le plus représentatif de son combat pour la préservation des traditions romaines. Il le nomme d’ailleurs sanctissimis dans le Pro Milone (XXVII, 72). 65 Pline l’Ancien, Naturalis historia, X, 61, 77 66 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII 67 Juvénal, II, 6, 314. Juvénal utilise ici le terme de secreta pour désigner l'ensemble 34 de Bona Dea suit la même prescription de secret et est construit sur l'Aventin, enclos par des murs, mettant les rites qui s'y conduisent à l'abri de tout regard, masculin ou importun. Si les rites qui s'y déroulent ne peuvent être qualifiés de mystères ni ne sont conduits pro populo, le culte inscrit dans le calendrier et faisant partie de la religion romaine officielle respecte les mêmes tabous que les mystères de décembre, de manière assez similaire dont Properce décrit le sanctuaire de la Bonne Déesse où vient Hercule; les termes employés pour signifier la frontière sacrée est loca clausa ainsi que devia limina69. La différence principale entre les cérémonies de décembre et de mai tient à ce qu'on ignore de quelle nature était celle de mai, mais on peut avancer qu'elles n'étaient ni pro populo, ni n'étaient définies par le terme de in operto. Le sacrifice qui avait lieu était offert par des prêtresses attachées au temple, contrairement à la cérémonie de décembre. Ces prêtresses sont sûrement les damiatrices auquelles Festus et ses continuateurs font référence, de même que Macrobe. Il y aurait eu alors une certaine confusion de la part des auteurs tardifs entre la cérémonie de décembre et celle de mai. Le secret est une caractéristique des deux fêtes de Bona Dea, pourtant seule celle de décembre est considérée comme les "mystères" de cette déesse. Nous avons vu que le sacrifice était fait in operto et qu'il était occultum. Selon sa terminologie, il est le sacrifice "qui ne doit être vu de nul homme". La notion de vision et du regard apparaît comme fondamentale dans les textes anciens, ainsi Cicéron parle de "mystères que l'œil d'un homme ne peut, sans offenser le ciel, apercevoir même par inadvertance"70 et Tibulle les appelle des "mystères qui ne doivent être profanés par aucun homme"71. La vision de ces mystères par les hommes est une profanation en soi, et cette profanation est traditionnellement punie par la privation de la vision, c'est à dire la cécité. Aussi Clodius est-il nécessairement puni par Bona Dea, par l'aveuglement de l'esprit72, en attendant un châtiment plus sévère et que Cicéron voit de rites secrets. 68 Macrobe, Saturnalia, I, 12, 21 69 loca clausa : Prop. , IV, 9, 25 ; devia limina : Prop. , IV, 9, 27 70 Cicéron, De Haruspicum Responsis , V, 8 : eaque sacra quae uiri oculis ne imprudentis quidem aspici fas est non solum aspectu uirili ; également De Haruspicum Responsis, XXVII, 57 : occulta et maribus non inuisa solum, sed etiam inaudita sacra inexpiabili scelere peruertit, 71 Tibulle, Elegia, III, 5 ,7-8 : sacra...nulli temeranda uirorum 72 Cicéron, De Domo Sua , XL 105 : neminem, ne illum quidem qui caecus est factus. 35 intervenir lorsque Clodius trouve la mort à Bovillae. Dans l'Antiquité, bien plus que par la participation active, les mystères "se voient"73, ceux de Dionysos mais aussi les illustres mystères d'Eleusis74. La Villa des Mystères, les stucsz de la Villa Farnèsine et d'autres peintures ou gravures montrent le dévoilement des objets rituels, la vision seule des mystères d'Eleusis valait pour une garantie de félicité dans l'au-delà. Que des hommes puissent voir les mystères de Bona Dea constitue donc un sacrilège des plus importants, digne d'un châtiment semblable à celui que Tirésias reçu pour avoir aperçu Pallas au bain. Pallas75 et Bona Dea peuvent par ailleurs être rapprochées par leur réputation de chasteté, plus encore peut être dans le cas de Bona Dea qui s'était refusée à la vue de tout homme en ne sortant jamais de chez elle. Le caractère sacré de la vision des choses saintes qui lui sont liées en est renforcé. Voir ces mystères, c'est voir la déesse qui n'accepte de n'être vue que des femmes76. L'accusation d'inceste (incestum) contre Clodius est d'ailleurs relative à cette forme de sacrilège, le viol des limites sacrées, la vision de ce qui est de toujours interdit aux hommes. Ex quo intellegitur multa in uita falso homines opinari, cum ille, qui nihil uiderat sciens quod nefas esset, lumina amisit, istius, qui non solum aspectu sed etiam incesto flagitio et stupro caerimonias polluit, poena omnis oculorum ad caecitatem mentis est conuersa. : Aucun, pas même celui qui devint aveugle. La destinée de ces deux Clodius prouve l'erreur populaire : l'un, qui n'avait rien vu volontairement de ce qu'il n'est pas permis de voir, perdit la vue; tandis que l'autre, après avoir profané des cérémonies religieuses, non seulement par ses regards, mais par un crime, par un infâme adultère, en est quitte pour un aveuglement d'esprit. 73 Le sens de l'ouïe tient également une place primordiale dans les mystères de manière générale, avec la musique, les chants, les cris dans le cas de mystères tels que ceux de Dionysos. De même qu'il est important d'entendre et de répéter les carmina, les paroles sacrées. Pour Bona Dea, qui refusait que les hommes entendent son nom, on a retrouvé plusieurs dédicaces ornées d'oreilles sculptées dans la pierre. Serait ce en sa qualité de déesse de la guérison, ou bien un attribut spécifique à elle? Ni l'épigraphie ni la littérature ne fournissent pour l'instant d'explication à ce sujet. 74 Les mystères d'Eleusis se déroulaient en deux temps, et le 2eme grade rendait les initiés "époptes" : "ceux qui voient". Les auteurs anciens offrent des témoignages abondant en ce sens et expliquant un peu plus de quoi il en retourne : "Heureux qui a vu cela avant de descendre sous terre." (Pindare, fragment 137) ; "O trois fois heureux parmi les mortels, ceux qui ont contemplé ces mystères." (Sophocle, fragment 753) 75 Properce reprend cette comparaison dans la légende qu'il livre au sujet d'Hercule au bois de Bona Dea (IV, 9, 53-58). 76 Dans l'épigraphie, l'épithète d'oclata a pu parfois être attribué à Bona Dea, dans la capacité qu'on lui attribuait à guérir les maladies des yeux (CIL VI 75 = ILS 3508). Or, il est connu dans l'antiquité que ce qui peut guérir peut également faire l'effet inverse, ainsi qu'on le remarque notamment dans les attributs d'Artémis ou d'Apollon, capables de guérir ou de tuer. 36 Indéniablement, un autre élément permet de différencier le caractère mystérique du festival de décembre au sacrifice offert au 1er mai : il s'agit du moment où cette fête a lieu. Nous apprenons de Cicéron qu' "il n'y aura point de cérémonies sacrées de nuit pour les femmes, sauf celles qui se font solennellement pour le peuple."77 On peut de nouveau mettre en parallèle l'exemple connu d'Eleusis dans le cas de cérémonies nocturnes, car jamais les Romains n'acceptèrent, du temps de la République, que d'autres cérémonies se tiennent nuitamment. Les mystères de Cérès à Rome avaient lieu de jour, quant aux Bacchanales, leur caractère nocturne fut une des raisons qui les rendirent si abjectes et suspectes aux yeux du Sénat et de Postumius. Lorsque Cicéron affirme que seule la fête de Bona Dea, effectuée dans l'intérêt de l'Etat, est autorisée à se dérouler de nuit. La suite du dialogue confronte donc les mystères de Cérès, dont la lumière du jour doit protéger la réputation des femmes78, mais qui par leur nature, que certains rapprochent parfois des Thesmophories79, s'inscrit dans le vécu propre des femmes uniquement, et les mystères de Dionysos, pour lesquels Cicéron approuve la sévérité avec laquelle ils furent traités lors de l'affaires des Bacchanales, concluant que tous les cultes jugés étrangers doivent être pareillement chassés de la cité. Seuls les mystères d'Eleusis, pourtant mixtes, trouvent grâce à ses yeux, de part leur caractère civilisateur et bénéfique pour l'âme, autant dans la vie que dans la mort. Le culte de Bona Dea de décembre revêt ainsi tous les atours du mystère, se déroulant sous le couvert du secret et de la nuit, à l'écart des hommes qui ne peuvent ni voir la cérémonie ni jamais entendre le véritable nom de la déesse. De même on aura vu que certains éléments tels que la myrte ou le vin sont également tabous, ou sont introduits par l'intermédiaire de "noms de code" et voilés, comme c'est le cas du vin. Pourtant, malgré la remarque de Plutarque, selon laquelle on dit par rumeur que certains éléments de ce rituel ressembleraient aux mystères orphiques80, il est remarquable de constater que jamais aucun auteur n'utilisa, à priori, les mots 77 Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21: Nocturna mulierum sacrificia ne sunto, praeter olla quae pro populo rite fiant; 78 Cicéron, De legibus, II, 21 79 Il ne peut y avoir qu'une simple comparaison avec les Thesmophories par l'exclusivité féminine, car les Thesmophories ne comportent pas de mystères et ne rejouent pas le mythe de l'enlèvement et des retrouvailles de Koré-Perséphone avec sa mère Déméter. 80 Plutarque, Vie de César , IX 37 traditionnellement accordés aux mystères, tels que mysteria ou initia. Ni Cicéron, ni d'autres auteurs, de Plaute aux auteurs chrétiens, n'hésitent à employer ces termes pour les mystères de Cérès, de Dionysos, d'Isis, de Cybèle ou d'Eleusis. De sorte qu'il est impossible de considérer qu'il s'agit là d'un oubli ou d'un hasard. Lorsque les seuls termes de (sacrificium) pro populo et in operto ne sont pas employés seuls pour désigner la cérémonie nocturne de Bona Dea, les auteurs la désigne comme sacra81, sacrificium Bonae Deae82, incredibili caerimonia83, sollemnis religiones84, religiosissima populi Romani sacra85 ,ἱεροῖς86, secreta87. Le caractère saint, secret et mystérieux est avéré et ne pourralit laisser aucun doute possible. Mais si le culte de Bona Dea est mystérieux, peut on aisément le qualifier de mystérique, relatif à des mystères tels qu'ils sont définis par W. Burckert? H.H.J. Brouwer n'émet pas de doute à ce sujet, en se basant sur la terminologie liée au secret et au mystère, et en prenant en compte trois lettres que Cicéron écrivit, et dont la première remonte au 13 février 50, afin de demander la date à laquelle se tiendraient les Romana mysteria88. H.H.J. Brouwer considère qu'il est probable que le terme de mysteria soit applicable aux cérémonies de décembre de Bona Dea, H.H. Scullard prend pareillement en compte mysteria comme référence directe à la fête de Bona Dea, tout en avouant ne pas comprendre la raison qui pousserait Cicéron à s'enquérir de cette date. C'est finalement H. Le Bonniec qui apporte la réponse la plus satisfaisante89. Celui-ci écarte la possibilité que les mysteria soient liées à Bona Dea par plusieurs raisons, dont seule la dernière évoquée est déterminante pour pencher vers Cérès plutôt que Bona Dea. Ainsi, il doute que la fête de décembre soit mobile, auquel cas il ne serait pas logique de demander une date fixe, de même qu'il juge sans intérêt pour un homme de connaître la date de mystères auxquels il est obligatoirement exclu. C'est surtout la datation de la lettre qui donne ici un indice, puisqu'elle fut écrite en février. Il est donc 81 Cicéron, De Domo Sua , XIII, 35; De Haruspicum Responsis, XXVII, 57; Tibulle, Elegia, I, 6, 22, Elegia, III, 5 ,7; Properce, IV, 9, 26; 82 Cicéron,De Domo Sua , XXXIX, 105 83 Cicéron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37 84 Cicéron, Pro Milone, XXVII, 73 85 Velleius Paterculus, II, 45, 1 86 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII 87 Juvénal, II, 6, 314 88 Cicéron, Ad Atticum, V, 21,14; Ad Atticum , VI, 1, 26 ; Ad Atticum, XV, 25. 89 H. LE Bonniec, Le culte de Cérès à Rome; Des origines à la fin de la République, Paris, 1958, pp. 430-436 38 exclu qu'il puisse demander la date du sacrifice au temple de Bona Dea puisqu'elle est fixe au 1er mai, et que de toutes manières nous avons vu qu'il ne s'agissait pas de mystères. Cicéron est à ce moment là gouverneur à Laodicée, et il précise que s'il n'est pas prorogé, il quitterait sa province le 30 juillet, ce qui dépasse dans tous les cas le 1er mai. D'autre part, sachant que la cérémonie nocturne a lieu au début du mois de décembre, c'est cette fois une date trop tardive et Cicéron serait rentré bien avant. Comme nous le verrons plus tard, les seuls "mystères Romains" ayant lieu à date variable dans la période estivale sont ceux de Cérès. H. Le Bonniec, dans son étude sur Cérès, pointe très justement le doigt sur le problème qui se pose avec les cérémonies de décembre de Bona Dea, à savoir que l'historiographie catalogue d'emblée de "mystères" ce qui est comporte des rites secrets, comme c'est le cas présentement avec Bona Dea. Les traducteurs eux-mêmes emploient volontiers le terme de "mystères" pour sacrificia ou sacra, créant une tradition qui associe naturellement dans les esprits Bona Dea au vocable de "mystères". L'absence d'utilisation du terme d'initia achève d'assurer que le sacrifice nocturne à Bona Dea n'était pas envisagé de la même manière que les autres mystères venus de Grèce ou d'Orient. L'idée de "mystères Romains" en tant que mystères natifs de Rome est-elle donc illusoire, et cela justifierait-il qu'il faille écarter les"mystères" de Bona Dea de cette étude? En fait, la véritable question ne se situe pas à ce niveau là. Il est vrai que selon la définition, n'est un culte à mystères que ce qui possède une initiation, ce qui n'est pas attesté dans le cas de Bona Dea. Mais outre le vocable employé, et dans l'impossibilité de conclure à un simple culte matronal se confondant parmi les autres, le sacrifice nocturne en l'honneur de Bona Dea justifie un intérêt par tout ce qu'il a en commun avec les autres mystères, et ne saurait être écarté par ce en quoi il diffère seul. Le culte de Bona Dea est une spécificité de la religion romaine, qui n'exista jamais tel quel qu'au sein de Rome. C'est au sein de la société romaine que son étude prend toute son importance. Les éléments qui le composent abondent en ce sens, autant que Juvénal qui, dans son oeuvre satirique, ne manqua pas de comparer le culte de Bona Dea à celui de Dionysos-Bacchus. Les contemporains eux-même, sans avoir jamais nommé ce sacrifice des "mystères", conservèrent le sentiment de son originalité au sein de la religion romaine et des éléments qui le rendaient proches d'autres mystères helléniques. 39 La littérature présente unanimement le culte de Bona Dea comme étant strictement féminin, celle-ci étant par excellence Γυναικεία θεὸς90, feminea dea91, feminarum dea92, de même que strictement bornée à la religion officielle de Rome. La mort de Clodius près du temple de Bovillae, dédié à Bona Dea, amène Cicéron à le citer93. Cette première et seule véritable mention dans la littérature d'un sanctuaire de Bona Dea situé hors de Rome vient, sinon contredire les informations livrées au sujet du culte de Bona Dea, mais au moins introduire un nouveau problème. En effet, lorsqu'on se tourne vers l'épigraphie, celle-ci ne suit en rien les prescriptions données par les auteurs anciens. C'est avec étonnement qu'on découvre que la plupart des inscriptions ne sont pas signées de noms féminins, mais proviennent d'hommes. L'époque républicaine fut toutefois pauvre en inscriptions relatives à Bona Dea, car seules sept inscriptions au plus peuvent être dénombrées, dont trois pour Rome même94, une pour Ostie95, et trois autres pour le reste de l'Italie96. Sur ces sept inscriptions, quatre d'entre elles concernent des hommes, ce qui en fait la majorité; même si une prépondérance des dédicantes apparaît sur l'ensemble des données épigraphiques, comprenant l'Empire et ses différentes régions du pourtour de la Méditerrannée97. L'objet de cette étude n'étant pas de passer en revue tous les cultes qui existèrent autour de Bona Dea, et celle-ci ayant d'ailleurs été conduite de manière exhaustive par H.H.J. Brouwer, nous nous bornerons à résoudre une seule question, celle de la mixité des fidèles sur la seule période républicaine. Sur les trois inscriptions provenant de Rome, deux sont le fait d'hommes, un esclave et un affranchi, et la dernière est le témoignage d'un cadeau offert à Bona Dea soit par une affranchie, soit par une femme de petite condition, d'après ce que les noms Voluptas Rutuleia, ou Hermès peuvent laisser supposer. L'inscription provenant 90 Plutarque, Vie de César, IX; Macrobe, Saturnalia, I, 12, 27 Properce, IV, 9, 25 92 Macrobe, Saturnalia, I, 12, 28 93 Cicéron, Pro Milone, XXXI, 86 94 CIL VI 75 = ILS 3508; CIL I² 972 (=816) = VI 59=VI 30688 =ILS 3491; CIL VI 30853 95 Cébeillac, pp. 517-553, H.H.J. Brouwer, pp. 68-69 96 CIL X 5998 (=4053) = ILS 3518 à Minturnae; CIL I² 1793 (= 1279) = CIL IX 3138 près de Sulmo (Prezza); CIL² 2196 (= 1426) = CIL XI 6304 = ILLRP 58 à Ostra. 97 cf. H.H.J. Brouwer, pp. 15-143 91 40 de l'esclave est un remerciement personnel à Bona Dea Oclata pour un vœu de guérison qu'il fit. Quant à l'affranchi, on apprend qu'il a rempli un vœu fait à Bona Dea du temps qu'il était esclave, et qu'il la remercie pour cela à présent qu'il est libre. L'inscription provenant de Minturno est signée d'un homme appartenant à la plebs ingenua, celle de Prezza porte plusieurs noms masculins désignant ceux qui ont participé à la dédication d'un temple de Bona Dea , dont le projet a été approuvé par décret du pagus. C'est une femme née libre, Fannia, fille de L. Nasuleius qui est l'auteur de l'inscription de Pesaro. La seule inscription qui reste la plus proche des dires de Cicéron et des autres auteurs, est celle provenant d'Ostie. Nous avons affaire cette fois à une femme, Octavie, fille de Marcus et épouse de Gamala, provenant de la même classe sociale que Cicéron et qui y affirme qu'elle a fait faire des infrastructures, dont un portique, en l'honneur de Bona Dea98. Ce portique donne à penser que le sanctuaire respectait les règles de culte pratiqué à l'abri des regards, et relève probablement d'une initiative semblable à celle de la vestale Licinia, qui consacra de son propre chef un autel, une chapelle et un lit sub Saxo99. Ainsi que le dit H.H.J. Brouwer, cette femme noble a amené "son" culte de Bona Dea à Ostie. A la lumière de ces inscriptions, la mixité comme la prépondérance des dédicants de basse extraction, de la plèbe à l'esclave, vient contredire les auteurs qui décrivent Bona Dea comme une déesse de l'aristocratie. Et même, d'après les inscriptions impériales, nous savons que Bona Dea fut une déesse proche des esclaves et affranchis impériaux. Ceci trouvait donc déjà ses racines à l'époque républicaine, et on peut assez légitimement supposer que dans le cas des hommes esclaves ou affranchis cités plus haut, tout comme pour le dédicant de l'inscription de Minturno, il s'agisse de dévotion à titre personnel, séparé de tout contexte officiel ou publique. La religion romaine était très ouverte dans la pratique privée, et chacun était libre de sacrifier ou faire vœu à la divinité de son choix sans limite d'origine et sans aucun lien avec les cultes officiels que cette divinité pouvait recevoir. C'est ainsi qu'une déesse, liée aux femmes et à l'aristocratie dans la religion officielle, a pu être appréhendée de manière toute autre au sein du peuple romain dans le cadre privé. Le cas de l'ajout de l'épithète Oclata est très significatif dans la conception qu'avait de la déesse l'esclave qui venait la remercier. Il est possible d'avancer que cet esclave était un fidèle d'une 98 99 cf. H.H.J. Brouwer, pp. 261-262 Cicéron, De Domo Sua , LIII, 136 41 déesse qui était Bona Dea, sans vraiment l'être à la fois. C'était sa Bona Dea. L'inscription votive de Prezza, issue du temple de Bona Dea, et comportant plusieurs noms masculins relève d'un tout autre contexte. Selon les termes de H.H.J. Brouwer, "it proves the existence of the official cult at some distance from Rome, at the time Cicero so often refers to it. That people mentioned are men does not imply an exception to the theory since a public dedication is concerned here, made (of course) by a male administrative college."100. Nous sommes donc en présence des quatre magistri du pagus de Lavernae, qui s'inscrivent dans le cadre d'un culte officiel de Bona Dea en dehors de Rome. Néanmoins, de ce culte officiel, il n'est pas possible de faire d'autres déductions ni de présenter des éléments permettant de définir la teneur de ce culte officiel effectué hors de Rome. Nous savons par l'intermédiaire d'inscriptions impériales que des collegia formées autour de Bona Dea ont existé. Ces collegia respectèrent le sacerdoce strictement féminin, et l'épigraphie livre plusieurs exemples de sacerdotes ou de magistrae, qui sont souvent des affranchies et dont les noms ont des consonances étrangères. Seule une inscription tardive, datant du 3e ou 4e siècle après J.C. présente un garçon de sept ans comme un prêtre initié à différents cultes dont celui de Bona Dea101. Cette inscription n'est en rien une indication possible pour la période républicaine, et est caractéristique des usages de l'antiquité tardive de faire initier les enfants à plusieurs mystères dans l'espoir de leur octroyer une protection pour leur vie, et à défaut dans la mort102. 100 101 102 H.H.J. Brouwer, p. 262 IG XIV 1449 = Kaibel No. 588 = IGRRP I 212 = CCA III 271 W. Burkert, Ancient Mystery Cults, 1987, p. 28 42 1.2. Cérès et Proserpine : les Eleusiniennes 1.2.1 La tradition grecque : Eleusis et les Thesmophories La déesse Cérès fait partie des divinités auxquelles Rome est attachée depuis ses origines. Les Cerialia figurent sur le calendrier pré-julien attribué au roi Numa, qui institua les flamines dont le flamen Cerialis. Le caractère agraire et pastoral de Cérès indique qu'elle fait partie des divinités les plus anciennes, liées au monde paysan des débuts de Rome. Une inscription en falisque datée du 7e siècle avant J.C. , et portant le nom de Cérès confirme bien l'antiquité de la déesse sur le sol italien103. Les Romains n'étant pas portés comme les Grecs aux légendes truculentes concernant leurs divinités, et étant plus concernés par la réglementation du rapport entre dieux et humains, base de la pax deorum, ne s'occupèrent pas plus de gratifier Cérès d'une mythologie ou d'une personnalité propre que leurs autres divinités italiques. Aussi, c'est à la Grèce que les mythes relatifs à Cérès furent empruntés. Le plus ancien témoignage mythologique relatif à Déméter-Cérès, et le plus complet, est le poème issu de la série des trente deux Hymnes dits Homériques104. Composé en hexamètres dactyliques, ce poème de 495 vers a pu être daté, d'après sa langue archaïque, à l'époque d'Hésiode. Tout comme l'Illiade ou l'Odyssée, il était initialement destiné à être chanté par les aèdes, et bien qu'il ne remonte pas à Homère lui-même, l'antiquité du poème permet de savoir que non seulement le mythe relatif à Déméter remonte aux époques les plus reculées de la Grèce ancienne, mais aussi que les mystères d'Eleusis, sur lesquels nous reviendrons, font profondément partie de la culture athénienne et par la suite, de la culture grecque dans son ensemble. L'Hymne à Déméter raconte comment la fille de la déesse fut enlevée par Hadès, alors que celle-ci cueillait des fleurs avec ses compagnes. Dès que les cris de sa fille l'eurent atteinte, Déméter en conçut un grand désespoir105 : 103 Voir Vetter, 1953 p.241, Simon, 1990, p.43 (avec photographie et bibliographie), Radke, 1965, p.180, Spaeth, 1996, p.1 104 Homère (-Pseudo), Hymnes Homériques, Hymne IV 105 Hymne à Déméter, v. 40-52 43 Une vive douleur descend aussitôt dans son âme, de ses deux mains elle déchire les bandelettes autour de ses cheveux divins ; elle revêt ses épaules d'un manteau d'azur, et, comme l'oiseau, s'élève impatiente sur la terre et sur les mers. Mais aucun dieu, aucun homme ne voulut lui dire la vérité ; le vol d'aucun oiseau ne put la guider par un augure certain. Pendant neuf jours la vénérable Cérès parcourut la terre, portant dans ses mains des torches allumées : absorbée dans la douleur, elle ne goûta durant ce temps ni l'ambroisie ni le nectar, elle ne plongea point son corps dans le bain. Mais lorsque brilla la dixième aurore, Hécate, un flambeau dans les mains, se présenta devant elle Celle-ci révèle qu'elle a entendu les cris de la jeune fille mais n'a pu savoir quel en était le ravisseur, puis Hélios, le Soleil, apprend à Déméter que le ravisseur n'est autre que le fil de Chronos, Hadès, qui a reçu l'autorisation de Zeus, père de la jeune déesse, d'en faire son épouse. Fâchée de la décision de Zeus et inconsolable, elle continue d'errer sur terre jusqu'à ce qu'elle arrive près de la ville d'Eleusis. Elle y rencontre les quatre filles du roi Céléus, qui ne la reconnaissent pas sous son apparence de vieille femme. C'est sous le nom de Déo qu'elle se présente à elles, leur narrant la péripétie d'un enlèvement par les pirates qu'elle aurait subi, avant de s'échapper et d'arriver à cet endroit même106. Elle est ensuite conduite auprès de leur mère, Métanire107 : Cependant la déesse franchit le seuil ; sa tête touche aux poutres de la salle et fait resplendir un éclat divin à travers les portes. Alors la surprise et la pâle crainte s'emparent de la reine ; elle lui offre son siège, elle l'engage à s'asseoir ; mais Cérès, déesse des saisons et des moissons, ne veut point se reposer sur ce trône éclatant, elle reste silencieuse et tient ses beaux yeux baissés jusqu'à ce que la sage Iambé lui présente un siège qu'elle couvre d'une blanche peau de brebis. Là elle s'assied et de ses mains elle retient son voile. Triste, elle resta longtemps sur son siège, ne disant rien, n'interrogeant ni de la voix ni du geste, mais immobile dans sa douleur, sans prendre ni breuvage ni nourriture, et le cœur consumé de tristesse par le désir qu'elle avait de revoir sa fille à la flottante tunique. Enfin la sage Iambé, s'abandonnant à mille paroles joyeuses, parvint à distraire l'auguste déesse, la fit 106 Ce genre de mésaventures où interviennent des pirates est promis à un bel avenir dans la littérature grecque, pour ne citer que Daphnis et Chloé de Longus ou Les Ephésiaques de Xénophon d'Ephèse. C'est malgré tout sur une base réelle que ces récits, qui se rapportent souvent à des époques reculées, sont inventés. En effet, la piraterie était une activité qui sévissait de manière endémique dans les mers bordant la Grèce. Les prises humaines sous forme de razzias constituaient alors la majorité des esclaves vendus, avec les prises de guerre. 107 Hymne à Déméter, v. 189-211 44 doucement sourire et répandit le calme dans son âme. Les aimables saillies de cette jeune fille la lui rendirent dans la suite toujours plus chère. Alors Métanire lui présente une coupe remplie d'un vin délicieux. Elle le refuse, disant qu'il ne lui est pas permis de boire du vin ; mais elle demande qu'on lui donne à boire de l'eau mêlée avec de la farine dans laquelle on broierait un peu de menthe. Métanire alors prépare ce breuvage et le lui présente comme elle le désire. L'auguste Déo accepte par grâce ... Métanire demande alors à Déméter de veiller sur son fils Démophon en tant que nourrice, ce que la déesse accepte. Elle s'attache alors à essayer de le rendre immortel en le frottant d'ambroisie, et en le couchant dans la flamme du foyer. Métanire la surprit un jour alors que son fils se trouvait dans les flammes, et cria, effrayée. Ceci eut pour effet de la faire fuir, mais avant qu'elle ne disparaisse, Déméter ordonne qu'un temple et un grand autel sur la haute colline Callichore soient bâtis en son nom, afin que les mystères qu'elle enseignerait soient accomplis et qu'elle ait ainsi l'âme apaisée. Le temple est ainsi construit, dans lequel elle décide de demeurer éloignée de l'Olympe, et où Iris, envoyée par Zeus la retrouve pour lui demander de retourner auprès de l'assemblée des dieux. Après de nombreuses tentatives pour faire fléchir Déméter, qui refusait de faire pousser quoi que ce soit, elle accepte à la condition où elle reverrait sa fille. Zeus accède à sa demande et Cérès peut enfin revoir sa fille Perséphone. Il lui faut cependant désormais accepter de ne l'avoir auprès d'elle que durant les deux tiers de l'année, puisque sa fille a consommé de la nourriture du roi des morts : un pépin de grenade. Le poème se conclut sur les conséquences directes de ce mythe, à savoir d'une part le cycle du grain de sa germination au printemps jusqu'à son enfouissement durant l'hiver, la saison durant laquelle Perséphone réside auprès de son mari et où Cérès ne fait rien pousser. D'autre part, la genèse des mystères d'Eleusis est exposée, décidée pour les temps à venir108 : La déesse enseigne aux rois chefs de la justice, à Triptolème, à Dioclès, écuyer labile, au courageux Eumolpe, à Céléus, pasteur des peuples, le ministère sacré de ses autels ; elle confie à Triptolème, à Polyxène, à Dorlè les mystères sacrés qu'il n'est permis ni de pénétrer ni de révéler: la crainte des dieux doit retenir notre voix. Heureux celui des mortels qui fut témoin de ces mystères ; mais celui qui 108 Hymne à Déméter, v. 473-482 45 n'est point initié, qui ne prend point part aux rites sacrés, ne jouira point d'une aussi belle destinée, même après sa mort, dans le royaume des ténèbres. D'autres auteurs postérieurs reprennent le mythe de l'enlèvement de Perséphone, comme Ovide qui en donne sa propre version dans les Métamorphoses et les Fastes, une version plus romaine et s'attardant sur les aspects spécifiquement italiens des rites d'initiations à Cérès. Mais tous se réfèrent directement à cet hymne homérique, qui comporte en lui tous les éléments sans cesse rejoués dans les nombreux cultes à Déméter qui virent ensuite le jour jusqu'à la fin du paganisme sur tout le pourtour de la Méditerranée. Ces différents mystères sont d'une remarquable constance sur la trame mythique adoptée : sans cesse ils rejouent la disparition de la Fille, la quête et les douleurs de la Mère, pour enfin finalement célébrer la réunion des Deux Déesses. D'un point de vue naturel, il est évident qu'il s'agit bien du cycle des saisons, et que ce mythe trouve ses racines dans un système religieux lié à la vie agraire. Ceci est personnifié par Korè/Perséphone, qui représente le grain que la Mère ne cesse de chercher. Du début du texte lorsqu'elle est la jeune fille rieuse qui cueille des fleurs avec ses amies, jusqu'à ce que Déméter puisse la retrouver, à aucun moment le nom de sa fille est prononcé. Elle est l'archétype de la Jeune Fille, la Korè, et c'est par ce terme qu'elle reste désignée jusqu'à ce qu' Hadès vienne lui annoncer ses prochaines retrouvailles avec sa mère. C'est alors à Perséphone qu'il s'adresse, la Jeune Fille qui est devenue épouse et reine des morts. Korè/Perséphone, par la duplicité de son nom, évoque la nature duelle du cycle des saisons, et par là du cycle de la vie, de la croissance sur terre à la mort où elle rejoint les entrailles de la terre, avant de reparaître l'année suivante. Ainsi, la spécificité de cette cérémonie calquée sur une telle symbolique est d'avoir évolué jusqu'à devenir le rite des Mystères par excellence dans l'Antiquité, dont le prestige et les bienfaits ne sont égalables à aucun autre rite. Nous verrons à présent en quoi les mystères d'Eleusis répondent absolument à tous les critères retenus pour définir un culte à mystères. Eleusis ; ce nom seul renvoie à une atmosphère secrète et excite, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours encore, l'imagination humaine. Aucun des cultes à 46 mystères ne représente aussi bien le Mystère Sacré que celui qui se déroulait à Eleusis. Cicéron lui-même, qui fit partie des initiés de renom, en parle avec grand respect et révérence. "De toutes les institutions excellentes et divines que ta chère Athènes a conçues et introduites dans la vie des hommes, aucune n'est supérieure à ces mystères qui, de mœurs sauvages et farouches, nous ont fait passer à d'autres plus douces, plus humaines. Par leur initiative et grâce à cette institution nous avons appris à connaître la vie véritable, une certaine façon non seulement de vivre dans la joie, mais de mourir avec une belle espérance. "109. Les mystères d'Eleusis sont donc supérieurs car ils possèdent des vertus civilisatrices, issues des bienfaits de l'agriculture et du cycle des saisons. Ce sont eux qui ont permis aux hommes de passer de l'état de sauvages, se nourrissant de ce qu'ils trouvaient, à l'état d'hommes civilisés, avec la connaissance de l'agriculture, patronnée par Déméter. Par delà l'aspect matériel, un deuxième niveau de civilisation apparaît : celui de l'âme. Si on a pu assister à ces mystères, on peut cura spe meliore moriendi. Bien vivre et bien mourir étaient le but et la conséquence des mystères d'Eleusis, les spécificités qui longtemps firent d'Eleusis le seul rite à caractère salvateur dans toute la sphère gréco-romaine. La renommée des bienfaits des mystères d'Eleusis est immense, Pindare exalte le bonheur de qui a pu voir les mystères car il connaît les secrets de l'après-vie110, Sophocle l'appuie en arguant que seuls les mystes possèdent la vie alors que les autres ne connaîtront que la souffrance dans la mort111, Platon affirme que l'initié habitera avec les dieux112 et développe l'idée philosophique des mystères d'Eleusis dans Phèdre : " Quant à la beauté, ils la voyaient resplendir, dans ce temps où, membres d'un chœurs fortuné, ils étaient spectateurs de la bienheureuse vision qui s'offrait à leurs yeux, nous avec Zeus et à sa suite, d'autres en compagnie de tel autre de ces dieux ; alors ils étaient les initiés d'une initiation dont il y a 109 110 111 112 Cicéron, De legibus, II, 21 Pindare, fragment 137 Sophocle, fragment 753 Platon, Phédon, 69 47 justice à dire qu'elle est, entre toutes, infiniment bienheureuse! Ce mystère, nous le célébrions, en ce qui nous concerne, dans l'intégrité de notre nature, dans son impassibilité à l'égard de tous les maux qui nous attendaient dans la suite du temps, les objets du mystère auquel nous étions initiés ayant, de leur côté, perfection, simplicité, immutabilité, félicité, et les apparitions étant dévoilées dans une pure lumière à des êtres qui sont purs par eux-mêmes et libres de ce sépulcre que nous promenons avec nous et appelons le corps, enchaînés à lui comme l'huître l'est à son écaille ... Mais que ces paroles soient une concession faite à des souvenirs qui, en nous inspirant le regret du passé, nous ont à présent poussé à trop longuement parler!"113 Ce prestige et cette croyance en l'efficacité salvatrice ne décrurent pas de toute l'Antiquité, et six cents ans après Platon, Plotin se réfère encore à l'initiation d'Eleusis pour exprimer l'illumination et la vision de Dieu114. Une telle unanimité et une telle constance dans les caractères exceptionnels de l'initiation d'Eleusis lui valent souvent de n'être sous-entendue chez des auteurs latins que par des termes tels qu'arcanae115, initia116ou mysteria Cereris initiorum sacra117, le plus souvent sans même mentionner Eleusis tant il est évident que le contexte et les qualités des rites se rapportent de manière directe à Eleusis. La condition sine qua non de ces mystères est le secret ; les termes mêmes désignant ces rites expriment cette nécessité. Que ce soit par les mots arcana ou mysteria, tous témoignent de l'interdit absolu de révéler le contenu de ces occultissimae caerimoniae118 , car la peine pour avoir brisé le silence sacré est la mort. Tite-Live rapporte à ce propos que deux Acarnaniens avaient pénétré par erreur là où se déroulaient les mystères, et jugeant cela comme un sacrilège horrible, ils furent mis à mort119. Cette même aversion pour celui qui se rendrait traître envers les mystères sacrés d'Eleusis transparaît aussi chez Horace, qui voit le parjure comme un être foncièrement maudit par les dieux et de fait qui attirerait sur lui (et sur ceux qui 113 Platon, Phèdre, 250, traduction Y. Dacosta, Initiations et sociétés secrètes dans l'Antiquité gréco-romaine, Paris, 1991, pp. 128-129 114 Plotin, Ennéades, I, 6, 7 115 Horace, Odes, III, 2, 27 ; Sénèque, N.Q., VII, 30, 6 116 Tite Live, XXXI, 47, 2 117 Justin, V, I, 1, aussi mysteria pour les mystères d'Eleusis par Cicéron, Tusc, I, 29 ; Arnobe, Av. Nat. , V, 18 ; St Augustin, C.D. , VII, 20 118 Cicéron, Verr. , V, 187 119 Tite Live, XXXI, 14, 7 48 l'entoureraient ou qui lui offriraient l'asile) tous les malheurs120. Ce secret rituel était exigé pour protéger des rites si vénérables qu'un non initié ne devait pas pouvoir les connaître. Pourtant, il n'était pas difficile de se faire initier à Eleusis. Assez rapidement, ces mystères acquirent un statut pan-hellénique jusqu'à accueillir des mystes de contrées barbares, accourant, attirés par la renommée immense d'Eleusis121 et acceptés indifféremment pour peu qu'ils comprenaient le grec et qu'ils étaient purs de toute souillure telle que le meurtre. En dehors de ces restrictions, tous, libres comme esclaves, citoyens et non-citoyens, hommes et femmes, pouvaient se faire initier122. De tels bienfaits ne pouvaient être refusés en l'échange d'une somme modeste. Les mystères d'Eleusis comprenaient plusieurs degrés d'initiation, d'abord les Petits Mystères célébrés à Agra, près d'Athènes à la fin de l'hiver, où d'après Y. Dacosta, les initiés jeûnaient probablement, se purifiaient et assistaient à un spectacle d'inspiration orphique sur la passion d'Iacchos-Dionysos123. Si on ne connaît pas bien le rôle que Dionysos jouait dans les mystères d'Eleusis, on suppose qu'il pouvait jouer un rôle de guide ouvrant l'initié à la future illumination. Outre ce rôle de guide, rappelons que Dionysos est également réputé pour son caractère civilisateur, car il a fait passer les hommes de l'état sauvage où ils buvaient de l'eau à celui d'hommes civilisés, cultivant la vigne et buvant le vin. En cela, il est le pendant exact de Déméter, et à eux deux, ils fournissent les deux aliments essentiels à l'existence humaine ordonnée : le blé qui donnera le pain et la vigne dont le fruit servira à faire le vin. La célébration de ces deux divinités comme personnifications et pourvoyeurs de ces deux nourritures sacrées entre toutes ne peut que rappeler la permanence de ces symboles jusque dans le christianisme, dont les mystères de la vie et de la mort sont également matérialisés par le pain et le vin. Les Grands Mystères quant à eux étaient célébrés à Eleusis dans le temple de Déméter, et duraient une dizaine de jours pendant le mois de boédromion, entre le mois d'août et de septembre. Les sacerdoces principaux, étaient partagés entre la famille des Eumolpides et des Céryces, d'après la légende de la fondation des 120 121 122 Horace, Odes, III, 2, 26-29 Cicéron, De Natura Deorum, I, 119 Raoul Lonis, La cité dans le monde grec, Paris, 1994, p.85 49 mystères, dont un de leurs membres masculins était respectivement le hiérophante et l'autre le dadouque. Durant ces rites qui se déroulaient nuitamment, des danses sacrées étaient conduites, une purification dans la mer intervenait, probablement le drame de l'enlèvement de Korè était rejoué, entraînant des lamentations de la part de l'assemblée, ainsi qu'une procession. Parmi les éléments importants, il y a l'absorption du breuvage sacré, composé d'un mélange dont de la farine d'orge, de menthe et de miel, et nommé le kykéon, renvoyant directement à la boisson que Déméter demanda à Métanire lorsqu'elle vint à Eleusis. Beaucoup d'historiens débattirent sur le caractère hallucinogène de cette boisson qui serait dû à l'ergot de seigle, et qui expliquerait les visions des initiés. Tout comme pour le lierre dans les rituels dionysiaques, l'idée de la boisson hallucinogène est un thème récurrent parmi les historiens qui se sont penchés sur les visions dans les cultes à mystères, et à l'heure actuelle, aucun élément ne pourrait prouver que ni le kykéon, ni le lierre ou d'autres plantes furent utilisées en tant que drogues à effet psychotique durant les initiations. Les cérémonies s'achevaient finalement par les retrouvailles de Perséphone et de Déméter, dans des effusions de joie et après avoir vécu intimement et émotionnellement tous les aspects mythiques des mystères. Tous les témoignages rapportent que suite à cette expérience, l'initié s'en sentait à jamais bouleversé et transformé; que la vision de ces mystères qu'il s'appropria comme siens restait ancrée dans sa mémoire et lui garantissait une vie heureuse et une confiance dans l'au-delà. Outre les mystères d'Eleusis, la légende de Déméter et de Perséphone est à l'origine d'un autre type de culte secret : les Thesmophories. Ces célébrations qui avaient court dans de nombreuses villes de part le monde grec duraient trois jours à Athènes et avaient lieu au mois de Pyanopsion, entre octobre et novembre, ce qui en faisait une fête des semailles . Contrairement aux rites d'Eleusis, les Thesmophories ne comportaient pas de caractère mystique mais étaient mystérieuses. En effet, seules les femmes pouvaient y assister124, faisant par conséquent de ces rites non pas un culte à mystères mais une célébration de mystères féminins. Bien qu'il ne semble pas y avoir eu à proprement parler d'initiations dans un sens similaire à celles d'Eleusis, 123 124 Y. Dacosta, p.124-125 Ainsi que le montre très clairement la pièce de théâtre d'Aristophane Les 50 Hérodote les qualifie de Δήμητρος τελεται125, pour lesquelles de la même manière que Platon vis à vis des mystères d'Eleusis, il ajoute qu'il ne peut en parler plus que ce que le secret lui permet. Malgré l'interdiction faite aux hommes d'assister à ces mystères, nous sommes bien mieux informés du contenu des rites que pour les cas de mystères féminins romains, notamment les rites à Bona Dea : "The myth of Demeter and Persephone served as the aition of the Greek Thesmophoria. According to our sources for the festival, the first day, called Anodos, or "Ascending", included the ritual casting of pigs into pits sacred to Demeter and Persephone. This ritual reportedly commemorated the fall of Eubouleus and his pigs into the earth when it opened to receive Hades and his capured bride, Persephone. The second day, called Nesteia, or "Fasting", included a period of mourning in which the women sat on the ground and fasted all day. This mourning ritually reenacted Demeter's grief for her lost daughter. The final day, Kalligeneia, or "Fair Birth", was a day of celebration with sacrifices and a feast to celebrate Persephone's return to her mother."126. Outre les rites qui en eux-même sont fondamentalement différents, on ne peut que noter une flagrante similitude avec ceux de la Bona Dea romaine, au point que nous pouvons nous demander si ce n'est pas ce parallèle que Plutarque effectue lorsqu'il compare Bona Dea à la déesse des femmes de la Grèce127. En effet, de nombreux éléments tendent à rapprocher les deux fêtes. D'une part, les participantes : l'accès est formellement interdit aux hommes et seules les femmes mariées à des citoyens peuvent y prendre part, ce qui exclut d'emblée les esclaves, les prostituées, les courtisanes et les jeunes filles. D'autre part, par la nature même de la divinité : le terme de thesmophoros, littéralement "qui apporte la loi", se rapporte à la condition de citoyenne intégrée dans la société grecque telle qu'elle est prévue par les institutions. Les sacrifices effectués sont d'ailleurs également tournés vers la prospérité et le salut de la cité qui organise ses Thesmophories128. La comparaison va jusque dans les Thesmophories. 125 Hérodote, II, 171 126 B. S. Spaeth, 1996, p. 108. Concernant les détails des Thesmophories, l'auteur renvoie également à Burkert, 1985, pp. 242-246 ainsi qu'à Farnell, 1896-1909 3 : pp. 75-112 pour les sources anciennes concernant cette fête. 127 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII 128 Aristophane, Thesmophories, v. 300-311. La femme qui parle évoque le peuple athénien et le peuple des femmes, avant de souhaiter que de cette cérémonie résulte le bonheur d'Athènes comme pour elles-mêmes. 51 sacrilèges qui furent commis, puisque les Thesmophories eurent, comme Bona Dea avec Clodius, leur lot d'hommes qui tentèrent d'assister aux rites. Ce fut le cas de Battos 1er, roi de Cyrène dont on dit qu'il fut châtré par les femmes pour avoir osé violer cet interdit, ou encore dans le théâtre, Aristophane qui se moque d'un parent d'Euripide qui, déguisé en femme, aurait tenté d'assister aux Thesmophories129. Aucun rite à caractère eschatologique n'eut sa place au sein des Thesmophories, contrairement aux mystères d'Eleusis, alors que pourtant, c'est exactement le même mythe qui est à l'origine des deux rituels. Notons que les mystères d'Eleusis, qui se déroulent en deux temps, à la fin de l'hiver et à la fin de l'été, correspondent à la germination et aux dernières récoltes, ou encore sont proches des deux équinoxes. Sur cette base, il est difficile de lier entièrement les dates des mystères d'Eleusis aux périodes de l'année énoncées par l'Hymne à Déméter, selon lesquelles Perséphone doit passer les deux tiers de l'année sur terre avec sa mère, c'est à dire de la germination à l'enfouissement du grain. A moins qu'on ne considère que dès le départ plusieurs versions du même mythe existaient, et que comme le rapporte Ovide, Perséphone passait la moitié de l'année chez sa mère et l'autre auprès de son époux130. La date des Thesmophories, quant à elle, est justifiée par le cycle agraire, puisque comme nous l'avons vu auparavant, il s'agit bien d'une fête des semailles, se conformant à l'Hymne à Déméter qui veut que Perséphone rejoigne alors le royaume des morts et que sa mère se lamente de cette perte. Le rituel comporte cependant aussi le passage des retrouvailles, et on peut supposer que les retrouvailles joyeuses sont mises en scène par avance, dans la certitude que les bienfaits des rites, comme du cycle de la vie , deviendront manifestes au printemps suivant. 129 130 Aristophane, Thesmophories, v. 279-299 Ovide, Métamorphoses, 5, 564-566 52 1.2.2. De la Triade plébéienne aux Deux Déesses Lorsque les Graeca sacra festa Cereris sont importées de Grèce131, Rome n'en était plus depuis longtemps à la découverte de l'hellénisme au sein de sa propre religion. Alors que la fête des Cerialia, dédiée à Cérès, est inscrite dans le calendrier de Numa, assez rapidement après la fondation de la République et alors que la plèbe était en pleine période de conflit avec les patriciens, Denys d'Harlicarnasse rapporte qu'en 496 avant J.C., le dictateur romain Aulus Postumius, après avoir consulté les Livres Sybillins suite à une famine, consacra un temple à Cérès, Liber et Libéra132, constituant ainsi la première forme d'hellénisation de Cérès à Rome. De nombreux historiens se penchèrent sur l'origine d'un tel culte, cherchant des parallèles entre l'Etrurie ou en Grande Grèce. Ainsi que le démontra H.Le Bonniec, nulle part on ne retrouve de trace d'une triade de ce genre et il faut plutôt la considérer comme la réunion de deux dyades, celles de Cérès-Liber et Liber-Libéra, soulignant l'inconsistance et l'effacement de Libéra dans le culte de cette triade, rendant impossible tout rapprochement avec les divinités d'Eleusis. Les "jeux de Cérès" sont par la suite bien liés à ce temple, et sont pourtant nommés d'après la dénomination de Cérès, ce qui tend à prouver que Cérès reste la divinité principale, à laquelle est associé Liber et Libéra en divinités de fécondité agraires et humaines. Liber servit de trait d'union entre Cérès et Libéra, puisque Liber se présente comme le parèdre de Libéra, l'un représentant les organes de reproduction masculine et l'autre les organes féminins133. Nous ,sommes donc en présence d'une triade d'invention purement romaine, puisqu'elle ne met pas l'accent sur la relation entre Cérès et Libéra/Proserpine, mais sur deux dyades dans lesquelles Cérès n'a pas de lien "personnel" avec Libéra. Par ailleurs, il est important de souligner que jamais le culte attaché au temple de Cérès, Liber et Libéra ne fut de nature grecque; les sacrifices restaient effectués par le flamine de Cérès, dans la langue latine et à la date des Cerialia. Plutôt que de parler d'hellénisation du culte de Cérès, il est donc plus juste de 131 Festus-Paulus, p.86 L, voir aussi H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, 1958, p.393 132 Denys d'Harlicarnasse, VI, 17, 2-4 53 considérer qu'il s'agit d'influences grecques, à un moment de l'histoire de Rome où les plébéiens cherchaient leur place au sein des institutions politiques et religieuses, face aux patriciens qui se réservaient charges et sacerdoces. Peu après la consultation des livres Sybillins, le temple est construit, et en 494-493 intervient la première sécession de la plèbe134. Dès lors, la plèbe "prendra ses quartiers" dans le temple de cette triade qui devient le symbole de la plèbe, face à la triade capitoline, rattachée aux patriciens. La triade "plébéienne" est elle donc une concession des patriciens faite aux plébéiens comme l'entend H. Le Bonniec? En plus d'être le centre religieux de la communauté plébéienne, par son rôle agraire proche des occupations de la plèbe ou bien chère aux plébéiens comme "étrangère", lorsque ceux-ci sont en contact avec l'étranger, ou restent étrangers aux patriciens135, la triade Cérès-Liber-Libéra reste par son essence attachée aux organes de la plèbe : la caisse de l'organisation plébéienne, les archives de la plèbe, le centre symbolique des édiles et des tribuns de la plèbe. Il est donc indéniable que "s'il [le culte de la triade plébéienne] était d'origine hellénique, ce culte agricole des Romains n'avait rien de secret ni de mystique"136. C'est cette caractéristique, hellénique mais non mystique qui pousse H. Le Bonniec à reconnaître, dans l'introduction des mystères de Cérès à Rome, une "hellénisation tardive du culte"137. Depuis l'introduction de la triade, l'hellénisme avait de plus en plus pénétré Rome, autant dans la politique que la religion et la culture. De plus en plus, Cérès était associée à la déesse grecque Déméter ; un buste de Cérès venant d'Arricie et daté de 300 avant J.C. montre des connexions avec des représentations de Déméter sur des pièces de monnaie de Grande Grèce remontant à la fin du 3eme siècle avant J.C. , montrant dans l'art romain la progression de l'assimilation entre Cérès et Déméter138. 133 H. Le Bonniec, pp. 294-305 Denys d'Halicarnasse, VI, 94, 3 135 B. S. Spaeth, p.9 : These factors suggest that the new cult was considered foreign, and hence not subject to patrician control. 136 F. Cumont, Les religions orientales, Paris, 1929, p.197 137 D'après, le titre du chapitre XII de "Le culte de Cérès à Rome", renvoyant à la deuxième phase d'hellénisation de Cérès. 138 Voir B.S. Spaeth , p. 11 pour la comparaison entre le buste d'Arricie et les pièces de monnaie. 134 54 Contrairement à l'introduction de Magna Mater à Rome, dont on connaît grâce à Tite-Live la date et les raisons139 qui conduisirent à une telle décision, nous n'avons pas la chance de posséder un témoignage semblable dans le cas des mystères de Cérès. Le travail minutieux de comparaison des sources de H. Le Bonniec montre d'une part que cet évènement important dut se situer dans la deuxième décade perdue de Tite-Live, et que d'autre part que l'introduction de ces rites nouveaux eut lieu dans la deuxième moitié du 3eme siècle avant J.C., autour de 220140, de sorte que lorsque survient le désastre de Cannes, Tite-Live et Festus s'accordent pour témoigner du caractère habituel et régulier du sacrum anniversarium Cereris en 216141. D'après Festus, nous savons que les cultes étrangers étaient soit introduits par evocatio, comme ce fut le cas pour Cybèle ou Esculape, soit per pacem, par voie diplomatique, ce qui fut le cas pour les sacra Cereris. Quel fléau ou inquiétudes purent être à l'origine de la nécessité de recourir à une divinité étrangère? Rien ne permet de le savoir. Mais la concordance avec l'introduction d'autres divinités, telles que Magna Mater, Esculape ou Vénus Erycine, importée de Sicile en 215 ne peut que confirmer une tendance de cette période à l'hellénisation de la religion romaine sous une forme nouvelle. Le caractère nouveau et étranger des sacra Cereris est mis en avant autant par Cicéron, Valère Maxime, Festus et Arnobe, le séparant clairement de la triade ancienne et ne permettant pas qu'on puisse confondre dans les textes les deux cultes distincts. Nous savons que la Mère de l'Ida fut amenée sous forme d'une pierre noire, et avec elle son clergé indigène pour célébrer les rites conformément à la tradition ancienne; il en fut de même pour Esculape. Dans le Pro Balbo, Cicéron confirme que les modalités du culte de Cérès furent bien les mêmes, car "comme ces sacrifices étaient empruntés des Grecs, l'administration en fut toujours confiée à des prêtresses grecques, tout ce qui les concernait fut toujours appelé d'un nom grec."142 La 139 Tite-Live, XIX, 10-11 H. Le Bonniec : "Nous avons restreint considérablement la période dans laquelle se place à coup sûr l'introduction des sacra Graeca : "peu avant" 204 [selon Arnobe], mais certainement avant 216, et même avant v218 si on admet l'argument du silence de Tite-Live; mais d'autre part après 249. Et sans doute en vertu du paulo ante d'Arnobe, plus près de 218 que de 240." . Pour le développement entier, pp. 390-395 141 Tite-Live, XXII, 56, 4-5 ; Festus, p. 86 L 142 Cicéron, Pro Balbo, 55 : Sacra Cereris, iudices, summa maiores nostri religione confici caerimoniaque uoluerunt; quae cum essent adsumpta de Graecia, et per 140 55 provenance exacte du culte est sujette à questionnements, un peu plus loin, Cicéron évoque la Grande Grèce par les termes de ex Graecia et de Graecia, et plus spécifiquement de deux villes : Naples et Vélie comme villes où les Romains allaient chercher les prêtresses de Cérès143. Comme le souligne H. Le Bonniec, la Sicile ne peut avoir été le foyer du culte ramené à Rome, mais l'épigraphie montre que les prêtresses de Cérès pouvaient être siciliennes144, ceci confirmant le fere qu'emplit Cicéron. Sur un plan religieux, cette possibilité d'importer des prêtresses non seulement d'Italie du Sud mais aussi de Sicile démontre une certaine homogénéité des pratiques relatives aux mystères de Cérès, au point que les Romains n'aient pas vu d'inconvénients ou de restrictions relatives à la tradition religieuse quant au fait de ne pas toujours chercher ses prêtresses dans des villes attitrées. En se souvenant des scrupules romains au sujet de la rigueur et de la justesse des pratiques religieuses, cette pratique constitue une preuve flagrante de la diffusion des sacra Cereris dans toutes les régions hellénisées sur des bases relativement semblables, et permettra ainsi par la suite de considérer certaines sources relatives à des cultes de Cérès à Henna ou en Catane comme des témoignages potentiellement proches des pratiques religieuses qui se déroulaient à Rome. Politiquement, la préséance de Naples et Vélie lorsqu'il s'agissait de chercher des prêtresses tient à leur fidélité vis à vis de l'alliance avec Rome. Ainsi que R. M. Peterson l'a montré, Naples a reçu son culte de Déméter au VIe siècle par l'intermédiaire de Cumes, dont elle était la métropole145. Cette colonie grecque jouissait d'un prestige particulier en Campanie et participa certainement activement à la diffusion des rites de Déméter dans tout le sud de l'Italie, justifiant l'intérêt particulier de Rome en plus de sa fidélité. Les rites grecs de Cérès dont il est question dans ces régions sont relatifs à la Déméter Thesmophorienne, ces célébrations étant particulièrement répandues dans tout le monde grec, comme nous l'avons vu précédemment. Pourtant, il serait incorrect de considérer que les sacra Cereris sont un déplacement du rite des Graecas curata sunt semper sacerdotes et Graeca omnino nominata. 143 Cicéron, Pro Balbo, 55 : Has sacerdotes uideo fere aut Neapolitanas aut Veliensis fuisse, foederatarum sine dubio ciuitatum. 144 C. I. L. , VI, 2181 145 R. M. Peterson, The Cults of Campania, 1919, p. 64 56 Thesmophories à Rome. Les descriptions des rites qui nous sont parvenues permettent au contraire de dégager des fêtes de Cérès composites, fortement influencées par les Thesmophories mais également par des fêtes agraires provenant de Sicile ou encore des mystères d'Eleusis, créant non pas des Thesmophories romaines mais bien des mystères de Cérès propres à Rome. Grâce aux témoignages combinés de Tite-Live et de Festus au sujet des conséquences de la défaite de Cannes sur les célébrations à Cérès, nous savons que les Graeca sacra festa Cereris évoqués par Festus correspondent à la cérémonie du sacrum anniversarium Cereris cité par Tite-Live. Cette fête dût être interrompue à cause du nombre de femmes en deuil, car selon Plutarque, "la divinité aime à être honorée par des gens heureux. "146. Cette explication ne saurait suffire et il faut plutôt mettre en cause l'état de pureté rituelle qui ne correspondrait pas avec le deuil qui venait de frapper les femmes romaines. Cette même mention de la bataille de Cannes permit à H. le Bonniec de déterminer à quelle époque de l'année le sacrum anniversarium avait lieu, sachant qu'elle n'était pas inscrite sur les calendriers. En effet, Aulu-Gelle nous apprend, en se référant à Claudius Quadrigarius, que la bataille de Cannes eut lieu le quatrième jour des nones d'août 216, soit le 2 août147. G. Wissowa a fait remarquer que cette fête se déroulait "en plein été"148, cependant il est impossible de considérer avec raison que la fête du sacrum anniversarium put avoir lieu en août. En effet, il faut alors tenir compte du décalage qui existait suite aux désordres issus du calendrier luni-solaire pré-julien et qui fausse de ce fait les données rapportées par les auteurs de l'Empire. Cependant, "M. Fr. Cornelius a montré par l'étude des textes relatifs au début de la deuxième guerre punique que le calendrier romain était alors en avance d'un ou deux mois. La critique des témoignages antiques sur Cannes l'amène à situer la bataille à la mi-juin."149 Si la bataille de Cannes eut bien lieu à la mi-juin, en tenant compte d'une quinzaine de jours supplémentaires, soit le temps nécessaire pour que la nouvelle de la défaite soit connue à Rome, cela amène 146 Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 2 : καὶ γὰρ τὸ θεῖον ἥδεσθαι τιμώμενον ὑπὸ τῶν εὐτυχούντων. 147 Aulu Gelle, , N. A. , V, 17, 5 148 G. Wissowa, Ceres, dans R. E., tome III, col. 1977 ; voir aussi H. le Bonniec, p. 403 149 H.Le Bonniec, p. 404 ; voir aussi Cannae, dans Klio, Beiheft XXVI, 1932, p.1 et suivantes ; Weissenborn-Müller, dans 9eme édition de Tite-Live '1905, Comment. à 57 la fête de Cérès à la fin juin, faisant de ces sacra une fête à la fois du solstice d'été et de la moisson. Or, Ovide mentionne bien une offrande des prémices de la récolte par les célébrantes du sacrum anniversarium150, tout comme la mention de la couronne d'épis déposée rituellement sur la tête de la statue de Cérès151, la flava Ceres que Tibulle veut par deux fois couronner d'épis152. Si le sacrum anniversarium est bien thesmophorien, de par ses origines géographiques et comme nous le verrons par la suite, par son rituel suivant l'aition de la recherche et de la découverte de Proserpine, le fait qu'il s'agisse d'une fête des moissons célébrée à la fin juin ne peut résolument pas être thesmophorien, puisqu'il s'agit d'une fête des semailles célébrée entre octobre et novembre. Et si c'est de Grande Grèce que Rome importa les sacra Cereris, c'est en Sicile qu'il faut chercher la raison qui explique la correspondance des sacra Cereris avec une fête des moissons. Diodore nous apprend que les Siciliens "avaient placé le retour de Koré vers le moment où le fruit du blé arrive à maturité...[...]. Quant à Déméter, ils ont choisi pour son sacrifice le moment où commencent les semailles du blé et pendant dix jour, ils célèbrent une fête qui porte le nom de la déesse, une fête magnifique, célébrée avec éclat, dans laquelle ils imitent la manière de vivre des hommes de jadis. C'est aussi leur coutume, ces jours là, d'échanger des propos obscènes, parce que ce sont de tels propos qui firent rire la déesse, malgré le chagrin que lui causait le rapt de Koré."153. Ces précisions désignent la raison de l'association entre les retrouvailles de Koré et de sa mère et la fête des moissons, mais il faut reconnaître que les Siciliens continuaient de célébrer des Thesmophories aux dates traditionnelles dans les cités de culture grecque. Rome a manifestement ici allié les deux célébrations en une seule, créant une fête à coloration thesmophorienne dans les mythes et les rites, mais non pas dans la tradition ou les associations grecques traditionnelles. Il n'est pas plus possible de considérer les sacra Cereris comme des équivalents aux mystères d'Eleusis, étant donné que seules les femmes étaient autorisées à participer à ces rites, ainsi que le veut la règle des Thesmophories et XXII, 56, 4) . 150 Ovide, Métam., X, 431-433 151 Ovide, Fastes, 615-616 : Tum demum uoltumque Ceres animumque recepit, imposuitque suae spicea serta comae. 152 Tibulle, I, 1, 15-16 et II, 1, 4 58 contrairement aux usages d'Eleusis, qui initiait hommes et femmes ensemble. Cette raison seule éloigne définitivement une quelconque assimilation du sacrum anniversarium à Eleusis, sans pour autant lui ôter son caractère mystique. Peut on vraiment dire que les Tesmophories possédaient un caractère mystique? Hérodote le sous-entend en parlant d'initiations154, ce que reprend Ovide en les nommant arcana sacra155. Sur cette base, qu'en est-il des sacra Cereris célébrées à Rome? Celles-ci, comme les Thesmophories, ou à Rome, comme les rites à Bona Dea, se situent entre la sphère publique et la sphère privée. En effet, nous avons vu que c'est Rome qui importa les rites de Cérès, de même que ses prêtresses nommées publicae, et dont on parlera plus en détail par après. La comparaison avec Bona Dea est effectuée par Cicéron lui-même qui affirme qu'il n'y aura pas de nocturna sacrificia pour les femmes si ce n'est celles faites pro populo, puis il ajoute qu'il n'y aura pas d'initiations pour les femmes si ce n'est celles à Cérès et selon le graeco sacro156. De même, c'est par le terme de mysteria (Romana) qu'il désigne dans trois de ses lettres à Atticus les cérémonies faites à Cérès à Rome157. Le caractère mystique des rites grecs de Cérès à Rome est donc indiscutable, même si invariablement, pour Cicéron les Mystères par excellence restent ceux d'Eleusis, jugés supérieurs par leurs bienfaits pour l'âme. Ceci pointe bien les deux niveaux qui existaient dans la conception de "mystères". Le terme de "culte à mystères" est en soi une tentative récente de donner une définition à une série de cultes qui trouvaient plus ou moins leur place dans la religion officielle du monde gréco-romain. Après être passé par la désignation de cultes orientaux, et avoir conclu qu'une telle nomination était erronée, puisque les premiers cultes connus, ceux d'Eleusis et de Dionysos, étaient grecs et non pas venus d'orient, on conclut à l'appellation de "cultes à mystères". C'est sous ce vocable qu'on réunit tous les cultes salvateurs à initiations qui fleurirent surtout sous l'Empire. Mais de part le vocabulaire employé par les auteurs anciens, on se retrouve du coup embarrassé avec des cultes tels que les Thesmophories, les sacra Cereris ou Bona Dea qui ne peuvent entrer entièrement dans la définition donnée aux cultes à mystères, mais qui ne peuvent non plus en être écartés. Peut être serait-il plus juste de parler de cultes à 153 154 155 156 157 Diodore de Sicile, V, 4, 4-7 , traduction H. Le Bonniec, p. 337 Hérodote, II, 171 Ovide, Métamorphoses, X, v. 436 Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21 Ainsi que H. Le Bonniec est parvenu à le démontrer pp. 432-436 59 caractères mystiques, ou simplement de "mystères" de manière plus générale. Séparé du terme "cultes", le mot "mystères" comprend plus largement les mystères eschatologiques et les mystères féminins, souvent à caractères mystiques. Les historiens, comme c'est le cas de J. Gagé dans Matronalia, montrent souvent une gêne vis à vis de ces cultes réservés aux femmes mais dont les caractères secrets les éloignent des cultes matronaux habituels. De même que ceux qui se sont penchés sur les cultes à mystères, à proprement parler, ont souvent eu du mal à tenir compte ou englober dans leurs recherches ces cultes féminins. Ni vraiment "cultes à mystères", ni tout à fait "simples" cultes matronaux, il serait à gagner de les reconnaître non pas comme composites, mais comme spécifiques et pleinement originaux, véritablement précurseurs dans les esprits des anciens de l'idée du mysticisme au sein de la religio. 60 1.3. Sémélé, Proserpine et Bacchus " Qui se trouverait d'emblée en présence de la foule des textes et des monuments antiques relatifs à Bacchus serait pris de vertige : par où commencer, quel classement tenter parmi tant d'étrangetés et tant de monotonies? Mais qui suivra dans l'ordre chronologique les théories formatrices proposées depuis un siècle par les historiens des religions, les voyant souvent, toutes admirables, l'une l'autre se détruire, ne se résignera-til pas au scepticisme? Et les études de détail que chaque année apporte ne cessent d'être précieuses, d'ingéniosité ou d'érudition ; mais, sans références à un système cohérent ou à une doctrine repensée, elles alertent l'imagination sans construire une véritable science." Jean Bayet, Croyances et rites dans la Rome antique, 1971, p.241 Chercher à remonter aux origines des rites à caractères mystériques de Bacchus-Dionysos dans la Rome ancienne est similaire au travail de l'archéologue qui fouille le sol couche par couche afin d'atteindre plusieurs phases chronologiques différentes et ainsi, définir la manière dont les évolutions se déroulèrent suivant les époques. Lorsque le bacchisme devient répandu d'abord dans la Grèce hellénistique, puis sous l'Empire Romain, à lire les descriptions de Démosthène sur les rites de Sabazios158 ou à chercher le sens de la fresque de la Villa des Mystères, force est de constater qu'il existe une distance considérable entre ces derniers et les bacchantes originelles telles qu'Euripide les présente dans sa pièce des Bacchantes. Il reste pourtant indéniable que le Bacchus des Bacchanales romaines provenait de cette complexe filiation remontant aux bacchantes prises de folie divine qui couraient sur les montagnes de Grèce, bien plus que de l'ancien Liber italique159. 158 Démosthène, Sur la couronne, 260. H. Jeanmaire, et à sa suite d'autres auteurs tels J. Bayet et W. Burkert, reconnaissent en Sabazios un dieu proche de Dionysos, autant par le mythe que le culte. 159 J. Bayet (1971, p. 256) montre les différences essentielles entre Liber et Dionysos, sachant que Liber est "numen des semences liquides" et associé au phallus, contrairement à un dionysisme originel non phallique. Les mythes relatifs aux différentes enfances de Dionysos confirment cela. Ainsi que nous le verrons plus loin, le Dionysos-Bacchus des mystères est moins un dieu adulte de lé génération qu'un dieu enfant de la régénération, inextricablement lié à la figure de la Mère. 61 Espérer pouvoir retrouver une ou même plusieurs origines à Dionysos serait se bercer d'illusions, nombres d'historiens tentèrent de lui trouver un lieu de naissance d'après les sources anciennes et les témoignages archéologiques, mais aucun ne put définitivement décider si Dionysos vient de Thrace, ainsi que la version d'Homère le laisse entendre160, de même que la présence des femmes ménades thraces qui traditionnellement déchirèrent Orphée, ou encore la légende liant Dionysos au roi thrace Lycurgue161. Pas plus qu'on ne put se décider sur une origine phrygienne, d'après une interprétation possible de la légende de Lycurgue, qui voudrait que Dionysos aurait été chassé après être venu se réfugier en Thrace. La Lydie apparaît également comme une patrie possible, et de manière générale, l'Asie mineure est largement reconnue auprès des anciens, tels Euripide162 comme la contrée d'origine de Dionysos. Comme le relève M.-L. Freyburger-Galland, "en Asie mineure, en tous cas, Dionysos n'apparaît jamais comme un dieu "étranger" et c'est très naturellement qu'il devient à Pergame, par exemple, à l'époque hellénistique, une divinité dynastique avec sans doute un syncrétisme qui l'assimile à Sabazios"163. Car étranger, il l'est en Grèce. Il est l'étrange et l'étranger qui vient déranger l'ordre établi. Il est celui qui ne saurait se fixer quelque part, l'éternel voyageur dont les légendes aiment à narrer les voyages164,qui l'auraient mené d'après la légende grecque jusqu'en Inde qu'il aurait conquis. En somme, il est de partout et de nulle part, et surtout pas de Grèce, malgré sa filiation avec une princesse thébaine et sur laquelle nous reviendrons. Hérodote le reconnaît comme une divinité d'introduction récente165, et en tant que dieu de la végétation, le compare volontiers à Osiris, lui accordant par là une autre filiation possible par l'Egypte. De même qu'il n'est fixé nulle part, Dionysos est celui qui aime à être multiple 160 M.L. Freyburger-Galland (2e édition revue et corrigée, 2006, p. 39) fait le lien entre le nom de Dionysos tel qu'il apparaît chez Homère et son étymologie signifiant "dieu de Nysa", ou "-nysos" signifiant kouros en thrace. 161 Illiade, VI, v. 132-149 162 Bacchantes, v. 13-14. Euripide fait d'ailleurs dire que la contrée natale de Dionysos est la Lydie, v.55-56 163 2006, p. 40 164 Les ménades qui forment le chœur des Bacchantes d'Euripide citent les différents endroits visités durant les voyages v. 64-67, 85-86, 120-144. 165 Hérodote, II, 145 62 et se montrer sous des formes diverses voire ambiguës166, R. Triomphe lui reconnaît plusieurs visages : "un Dionysos commun qui ne déborde pas sur le domaine des autres Olympiens, fils de Sémélé, dieu du lierre, des pampres et du vin, entouré de Satyres et de Silènes plus décoratifs qu'envahisseurs ; un Dionysos chtonien, dieu des banquets d'outre-tombe ; un Dionysos orgiastique, dieu des thiases et de la possession extatique, suscitant les transports bacchiques des Ménades et de leurs émules ; un Dionysos fils de Perséphone et de Zeus-serpent - le même sans doute qui est associé au nom de Zagreus, à la Crète, aux Courètes/Corybantes et à une "Mère des montagnes" ; enfin le Dionysos orphique, immolé par les Titans"167. Tous ces Dionysos sont liés au dieu des Bacchanales romaines telles qu'elles furent "découvertes" en 186 avant J.C. et telles qu'elles purent survivre par après. Aussi il conviendra de remonter aux deux principales origines des mystères dionysiaques romains, et dont chacune donne une naissance différente de Dionysos : l'une faisant de Dionysos le fils de Sémélé, et l'autre, d'inspiration orphique, qui lui donne Perséphone pour mère. Deux Dionysos tirant l'un vers le bas et l'animalité, l'autre vers le haut et la pureté divine168. Deux Dionysos si antinomiques et pourtant qui sont à la racine des Bacchanales romaines, ensemble, mêlés l'un à l'autre. 166 Outre les comparaisons au bélier ou au Taureau Aimé, Dionysos montre son goût pour le déguisement dans les Bacchantes d'Euripide. De même que son apparence efféminée le place à la frontière des genres. 167 Prométhée et Dionysos, 2002, pp. 255-256 168 M. Detienne, Dionysos mis à mort, 1977, p. 198 63 1.3.1. Les Bacchantes, héritières de Sémélé - Mythe de Sémélé et de Dionysos La tradition grecque cite fréquemment l'enfance et les aventures de Dionysos, fils de Sémélé, et c'est Euripide qui trouve l'occasion, avec sa pièce des Bacchantes, de narrer en détail le mythe de la filiation de Dionysos par Sémélé169 : Dionysos est fils de Sémélé, une mortelle, fille de Cadmos et roi de Thèbes ; aimée par Zeus. La légende veut que trompée par Héra, Sémélé voulut voir Zeus dans sa splendeur divine et en mourut, consumée par les flammes divines de Zeus, qui ne put que sauver l’enfant à naître et le garda jusqu’à sa naissance dans sa cuisse. Suite à quoi, Zeus le confie aux nymphes de Nysa afin de soustraire le bébé à la jalousie d'Héra. Une fois devenu adulte et retrouvé par Héra, celle-ci le frappe de folie et il n'est guéri de celleci que grâce à Cybèle qu'il rencontre en Phrygie170. Ce n'est que le début de ses voyages, dont nous avons déjà parlé, et qui font le délice des dramaturges et écrivains de l'Antiquité. Ce n'est qu'après que Dionysos rentre en Béotie, à Thèbes pour se faire reconnaître comme dieu dans la patrie de sa mère, et ainsi restaurer l'honneur de celleci que l'on croyait avoir été foudroyée par Zeus pour avoir menti sur sa paternité de Dionysos171. Comme les tantes de Dionysos et le roi Penthée refusent toujours de reconnaître cette divinité, Dionysos envoie la mania sur toutes les femmes thébaines172, ses tantes comprises, qui quittent leurs demeures, leurs enfants et leurs maris pour "faire les bacchantes" dans la montagne. Tout cela est justifié par le dieu : "il faut que, malgré elle, cette ville comprenne combien lui manquent les danses et mes mystères, que je venge l'honneur de Sémélé, ma mère."173 La pièce se termine de manière dramatique, puisque Penthée, obstiné à vouloir chasser Dionysos, est mené par le dieu lui-même sous couvert d'un déguisement jusqu'au lieu où se trouvaient les bacchantes thébaines menées par les sœurs de Sémélé, et qu'une fois découvert par elles, il se fait déchirer tel un animal par sa propre mère Agavé. 169 Euripide, Bacchantes, v. 1-63 Bacchantes, v. 72 et 80. 171 C'est du moins sur cette base que commence la tragédie des Bacchantes. Le motif des tantes de Dionysos ne croyant pas en sa divinité donne une occasion à Euripide de narrer une origine mythique aux thiases bacchiques de Thèbes. 172 Il les rend ainsi, par la mania, des maïnadès, des femmes prises de folie divine. 170 64 Un autre épisode relatif aux errances de Dionysos est son sauvetage d'Ariane sur l'île de Naxos. Cette version où il sauve et épouse Ariane174 contredit une version relativement tardive de l'Odyssée où il est rapporté qu'Artémis avait tué Ariane sur ordre de Dionysos175. Au sujet de l'union de Dionysos et d'Ariane, plusieurs auteurs ont fait remarquer la possibilité selon laquelle Ariane serait "une très ancienne divinité de la végétation et cet épisode accréditerait une influence égéenne sur le culte dionysiaque, comme la rencontre avec Cybèle accrédite une influence phrygienne".176 Quant à Sémélé, que Dionysos va chercher aux Enfers pour faire d'elle une déesse sous le nom de Thyoné, il apparaît que son nom même de Sémélé la rattache à la Terre177. La mythologie "traditionnelle" rattache donc directement Dionysos à trois déesses, toutes liées à la terre et à la végétation. Dès ses origines, Dionysos se retrouve lié à la végétation, et à la suite de H. Jeanmaire, il convient de le considérer comme Dionysos Dendritès, un tronc habillé avec la tête du dieu couronnée de feuillage à son sommet. Ces symboles végétaux se trouvent liés à l'immortalité : la vigne associée à la Déesse-Mère chez les Sumériens, l'"arbre de vie" ou "arbre cosmique" des Indo-Européens, de même que le lierre et la pomme de pin. Lié aux cycles de vie et de mort de la végétation, il est le symbole de la sûre résurrection du printemps. A côté de l'arbre se trouvait souvent une pierre, symbole de la montagne, elle aussi directement liée à Cybèle, la Grande Mère de la Nature178. Reste donc à se demander comment un dieu porteur de ces attributs a pu exister, puisque ceux-ci restaient, en Asie mineure, l'apanage de déesses-mères. D. et Y. Roman ne voient pas de solution à ce changement de sexe179. Il semble malgré tout possible d'obtenir une réponse en se penchant sur le symbole de l'arbre, faisant le lien entre Dionysos et les différentes déesses qui jouent un rôle dans ses mythes. 173 Bacchantes, v. 38-41 Pausanias, II, 23, 7-8 175 Odyssée, XI, v. 325 176 M.-L. Freyburger-Galland, 2006, p. 45 177 R. Triomphe, 2002, p. 242 n°9 sur une possible origine thrace du nom ; J. Brosse (Mythologie des arbres, 2001, p. 142) cite les travaux de Kretschmer rapprochant Sémélé de Sémélô, une déesse de la Terre Phrygienne, et dont les conclusions ont été acceptées par Nilsson dans The Minoan-Mycenean Religion, 1927. Il ajoute encore que Sémélé réapparaît dans le slave zemlija, la "terre" et dans Zemyna, le nom lituanien de la déesse chtonienne (n°41, p. 400) 178 J. Bayet, 1971, p. 246 179 Rome, l'identité romaine et la culture hellénistique, 1994, p. 42 174 65 Tout d'abord, en terme de présence féminine, le Dionysos des légendes est accompagné de sa troupe de Ménades, ses compagnes de voyage, détient l'épiclèse de baccheios, celui qui "fait le bacchant", désignant de fait un type particulier de comportement, qui décrit un état de folie momentanée, d’agitation désordonnée et de transe religieuse. Or, l'orgiasme était une composante ancienne du culte des déesses, et plus précisément des déesses de la végétation, remontant certainement à l’époque préhellénique, c’est à dire au moins le IIeme millénaire. La mania et ses manifestations sont l’apanage des religions de la Grande Déesse des panthéons anatoliens, remontant sûrement déjà aux pratiques minoennes. Cybèle et Rhéa représentent toutes les deux la Grande Mère des dieux dont les rites orgiaques sont proches de ceux de Dionysos. Nous avons vu que c'était Héra qui causait la folie de Dionysos, tout comme elle est selon certains récits l'inspiratrice de la folie des Proetides qui auraient insulté sa statue. Le culte de la déesse argienne existant déjà à l’époque achéenne, Dionysos apparaît dans cette chronologie comme un élément récent ; le mythe de Iô, qui est à rattacher à une période nettement antérieure à celle des Proetides, narre les mésaventures de la première prêtresse de l’Heraion. Elle fut « la première à orner de bandelettes et de touffes de laine l’ample colonne de la Dame du lieu. » selon le vieux poème de Phoronide, de même qu’elle fut la première porteclef. Ce pilier est l’antique xoanon, le pilier idole d’Héra l’Argienne, et qui évoque le souvenir d’un vieux culte de l’arbre, antérieur à l’avènement de l’Héra des Achéens. Après la tromperie de Zeus, Iô se voit métamorphosée en génisse en perpétuelle fuite, talonnée par l’aiguillon d’un taon, le « bouvier ailé ». Elle erre, l’esprit hors de luimême et Euripide la décrit dans sa tragédie des Suppliantes comme une véritable Thyade, cherchant la Lyssa : "Toujours lancinée par le trait du bouvier ailé elle atteint le plantureux jardin de Zeus la prairie nourrie des neiges qu’assaille la fureur de Typhon et l’eau du Nil ,rebelle aux maladies, folle (mainomena) de souffrances humiliantes et, sous l’aiguillon des douleurs que lui cause Héra, faisant la Thyade. " 180 180 v. 557-564 . Le terme de Thyade, comme nous le verrons dans la partie suivante, signifie clairement la bacchante. 66 A côté de la divinité souveraine que représente Héra, la Grande Déesse des prédécesseurs des Héllènes se retrouve en l’aspect sauvage d’Artémis, qui a, avec les Brauronies, un culte en rapport avec la puberté. Sophocle dit que sa malveillance se traduit par la mania, et elle-même est parfois décrite comme une Ménade type ; ainsi le musicien Timothée et Milet commence un poème au 4eme siècle dédié à Artémis de la sorte : « Ménade, Thyade, inspirée qui vous jette en crise ». Un proverbe disait : "où Artémis n’a-t-elle pas dansé " ? ; cela étant vrai aussi pour les personnes accomplissant ses rites. Or ces danses étaient particulièrement en rapport avec le culte de l’arbre, ce qui fait d’elle, tout comme Héra, une déesse de la végétation arbustive. On peut reporter pour plusieurs villes des danses à caractère orgiastiques en l’honneur d’Artémis, telles que pour Artémis Corythalie à Sparte, Artémis Kordaka en Elide, ou encore la danse des Caryatides qui faisait penser à celle des ménades, et qui dansaient en l’honneur d’Artémis, de Déméter et d’Athéna. Ainsi, on voit apparaître une filiation entre rites à la Grande Déesse et rites dionysiaques, plus récents qui seraient venus se calquer sur les anciens rites pour finalement les supplanter dans un moment où ils étaient devenus archaïques et délaissés. « De cet ensemble de considérations, on serait autorisé à conclure, nous semble-t-il, que dans les sociétés helléniques ,héritières en ceci sans doute des société égéennes du IIe millénaire, la célébration des mystères féminins en relation avec le service des déesses admettait déjà des comportements que nous sommes portés à considérer comme caractéristiques de l’orgiasme dionysiaque et de la religion de Dionysos, la frénésie sous l’effet de la possession, l’oribasie, la fréquentation des lieux écartés pour la période de retraites et la célébration de rites. Dans la conception que nous en proposons, le mouvement dionysiaque aurait consisté, non dans l’introduction de ces pratiques orgiaques dans un milieu religieux qui les aurait ignorées et sous l’influence d’une mode religieuse venue du dehors, mais dans une sorte de renouvellement, par l’intérieur, de ces mystères, par l’introduction, dans les représentations religieuses dont ils étaient solidaires, d’une figure divine d’un caractère nouveau, suffisamment nouveau, ne fût-ce que par les élans qu’elle suscitait, pour en modifier le caractère ».181 181 Jeanmaire, 1958, pp. 212-213 67 Dans le passé religieux pré-hellénistique, l’arbre sacré représentait le réceptacle des forces naturelles et la divinité féminine l’habitant provoquait les crises d’orgiasme. Ces cultes ne pouvaient d’ailleurs exister sans ce caractère extatique. Ces Dames de l’Arbre étaient autant d’Artémis, d’Hécate, d’Héra et d’Ariane, présidant à la croissance végétale, ainsi qu’à la chasse sauvage. Ainsi dans l’ordre de filiation, le dionysisme aurait déplacé ou confisqué ces attributs à son profit, ouvrant une ère nouvelle ou ses rites se veulent civilisateurs. A Patras ainsi qu’en parle Pausanias182, les rites à Dionysos se substituent à des rites jugés barbares en l’honneur d’Artémis. De même pour la légende d’Ariane, ne peut-on y voir un déplacement des attributs de la Grande Déesse arbustive au profit de Dionysos, celle-ci qui devient héroïne mortelle une fois qu’on la donne en mariage à Dionysos ? Ses attributs ont pu ainsi passer au dieu, devenant lui même dieu de l’arbre et elle, son épouse, comme on peut supposer une telle mutation concernant Héra. Ainsi, des mystères féminins étaient déjà institués autour de déesses de l’arbre, et avec ces mystères, des pratiques extatiques, apanage du culte des déesses mères et concernant toute la collectivité féminine. Dionysos est donc un dieu efféminé, ainsi que le décrit Euripide dans les Bacchantes, que l’on honore de la même manière qu’une déesse. Ili se serait substitué à ce nombre de divinités arbustives par ses affinités avec la végétation et sa proximité avec les déesses de l’extase, peut être lointainement il a été un personnage tel les Corybantes de Cybèle. Cela pourrait expliquer l’intrusion de l’élément masculin revêtant des caractéristiques semblables à celles de divinités féminines. Seule sa nature ambiguë lui permet de revêtir pareils attributs. Il est décidément le dieu-enfant, le jeune adolescent, car "plutôt que des amantes, les femmes qui l'entourent sont des nourrices ou des mères"183. Nous discuterons plus tard du rôle d'Ariane, qui apparaît comme un élément tardif, hellénistique, dans la formation du mythe de Dionysos et qui le présente pour la première fois dans la position d'époux. Si il se présente ainsi comme un homme, il demeure un exemple de rare fidélité, puisqu'on ne lui connaît pas d'aventures, comme c'était le cas de la plupart des dieux de l'Olympe. Dans l'iconographie qui montre des cortèges de bacchantes et de satires, il ne semble pas prêter attention à la débauche ni à l'excitation ambiante, il reste d'une droiture et d'un calme étonnant en comparaison 182 183 Pausanias, VII, 19-20, 2 J. Brosse, 2001, p.143 68 avec son entourage. Il ne saurait être le dieu phallique des Dionysies athéniennes, mais se présente au contraire comme le dieu des femmes, les appelant à son service plus encore que les hommes. - Bacchantes légendaires et bacchantes historiques Que serait Dionysos Baccheios sans son cortège de bacchantes? C'est à H. Jeanmaire qu'il revient d'avoir apporté une contribution inégalable sur la figure de la bacchante en Grèce classique et ce sont ses travaux principalement qui servirons de base ici pour déterminer à la fois la bacchante légendaire et la bacchante "classique". Les sources ne manquent pas dans le cas des bacchantes, mais le nœud épineux reste à pouvoir discerner la bacchante mythique de la bacchante "réelle", la femme grecque "faisant la bacchante" à des occasions particulières tout en vivant intégrée à la société grecque, à une époque historique. Le vocabulaire ancien ne manque pas de noms pour désigner la femme en proie à la transe bachique et forme une large gamme de variantes locales, plus que des synonymes ayant eu cours dans un seul endroit, et témoigne de l’ampleur et de la généralisation des pratiques dionysiaques dans la Grèce et ses régions frontalières qui connaissent son influence. Les bacchantes ou bacchaï sont le féminin de bacchant ,soit bacchos et reste le terme le plus généralement compris de tous, mettant en avant l’attachement des fidèles à leur dieu Dionysos Bacchos. Tout aussi généralement connu, le mot de ménade apparaît déjà chez Homère, qui pourtant ignore la désignation de Bacchos, mais compare Andromaque sur les remparts à une ménade. Si cette comparaison est rendue possible, certainement malgré l’absence de mention de Bacchos, le comportement de la ménade est connue de tous pour ne pas ressentir le besoin de plus s'expliquer sur le trouble d’Andromaque. L'étymologie de "ménade" vient de la mania, la ménade est donc celle qui est en proie à la folie. Euripide l’emploie d’ailleurs comme synonyme de bacchante, quoique ce terme restera surtout l’apanage de la poésie et qualifiera plutôt les légendaires suivantes de Dionysos que les véritables bacchantes .De manière plus locale, on sait que les Lacédémoniens nomment celles-ci dysmaïnaï, c’est à dire quelque chose proche de « vieilles folles », 69 et qui pourrait se rapporter au visage crispé et aux traits révulsés de celles qui sont sous l’effet d’une transe. Héraclite d’Ephèse parle de Lénées, ou Lenaï dont l’étymologie est incertaine et pourrait être issue d’un vieux fond d’Attique. Celles-ci seraient en rapport avec la fête des Lénées, fête le plus probablement ancienne .Les bassarides trouvent leur nom sans doute d’après un vêtement dans l’un des titres d’une pièce d’Eschyle issue de sa trilogie dionysiaque, les bacchantes macédoniennes auraient pour nom Clôdones et les Mimallones seraient connues en plusieurs cités .Enfin, autre synonyme important de bacchantes : les Thyades ou Thyaï, dont le nom serait d’origine delphique et qui se réfèrerait à Thya, la première à être consacrée à Dionysos, inventrice des rites orgiaques et les ayant diffusés par la suite à travers toute la Grèce. Ce terme ne se limita pas aux seules femmes de Delphes appartenant à un groupe limité mais s’étendit à toutes les bacchantes en général184. Une autre explication à l’appellation de Thyades viendrait d’une fête delphique durant laquelle Sémélé revient du monde souterrain et est acceptée à l’Olympe sous le nom de Thyôné, les femmes thyades auraient donc pris Sémélé pour modèle sous le nom de Thyôné185. Mais l’étymologie probable à ce nom pourrait provenir d’un verbe qui signifierait à la fois « faire un sacrifice » et « s’élancer dans un tourbillon impétueux ,bouillonner comme le sang au sol et bouillonner de rage ». L’apparence des bacchantes nous est connue tant par la littérature que par la céramique grecque du Ve et IVe siècle, où il y eut un goût particulier pour les sujets dionysiaques, et sur lesquels on observe diverses figures de ménades en pleine transe ou au repos. Les auteurs de ces céramiques ont manifestement cherché à représenter la frénésie dionysiaque à travers les mouvements désordonnés des corps et peignent avec justesse les symptômes de la transe, tête renversée, buste fléchi en avant ou en arrière, mouvement de tournoiement des corps, tout cela avec un beau réalisme ne laissant pas douter que ce genre de scènes étaient connues voir familières à ces artistes . Les céramiques offrent aussi de nombreuses représentations des habits et des accessoires qui accompagnaient les bacchantes. Le premier détail qui frappe est que celles-ci sont habillées selon la mode de leur époque, c’est à dire le chiton du 5e siècle ajusté et relevé à la taille par une ceinture qui descend jusqu’aux chevilles, preuve que l’habit des bacchantes n’est ni un déguisement ni stéréotypé selon un mythe, mais bien un 184 185 Pausanias ; X, 6, 4 Pind, Pyth, IV, 25 70 fait réaliste d’une époque donnée .La coiffure est souvent ajustée par un simple ruban qui sert à faire tenir la couronne de lierre ou de laurier, ou parfois les cheveux sont complètement détachés et volètent suivant la frénésie extatique. Parfois, un vêtement à manches courtes est passé par dessus le chiton .Souvent, mais pas toujours, la bacchante porte la nébride, c’est à dire la peau de faon sacrifié (parfois une peau de panthère) qu’elle attache de diverses manières, autour des épaules avec les deux pattes nouées autour du cou ,ce qui est assez fréquent, sur la poitrine et l’épaule gauche, moins souvent sur l’épaule droite, sur le dos avec les pattes liées en avant ou encore recouvrant le bras. Toutes les bacchantes ne portent pas la nébride, ce qui peut indiquer une différentiation dans la hiérarchie, peut être suite à une initiation. D’autres éléments sont particuliers aux bacchantes, comme le thyrse dont la forme évolue avec le temps ; d’abord simple hampe de roseau sur l’extrémité duquel est enroulé du lierre186, puis un thyrse plus évolué avec l’assemblage de divers bâtons surmontés de lierre. Sur certaines figures, on peut observer un serpent grimper le long du bras d’une bacchante, certaines portent encore une torche, d’autres brandissent un faon, emblème de leur dieu dont elles portent la peau en tant que nébride. Des musiciennes accompagnent la danse orgiaque, ainsi des flûtistes, des joueuses de castagnettes, des joueuses d’un large tambourin rappelant le tambourin chamanique187. Des satyres sont souvent associés à ces bacchantes, signalant des bacchantes légendaires, et célébrant Dionysos ensemble, parfois autour d’une idole ou d’un petit monument qui lui est dédié. Ce dernier est parfois représenté mais ne prend pas part à l’agitation orgiaque ; il apparaît plutôt comme le gardien du bon déroulement de ces rites et est représenté un canthare à la main et barbu jusqu’au 4e siècle, date à laquelle sous l’influence de l’hellénisme, Dionysos revêt l’aspect d’un jeune éphèbe, souvent représenté nu et avec des traits efféminés .Cette description que livrent les céramiques se place dans la même lignée que les descriptions de bacchantes données dans la pièce éponyme 186 Amphore de Munich qui donne une excellente représentation de la bacchante type ; avec la tête renversée en arrière et une expression extatique, ne portant pas de nébride mais une couronne de lierre et un thyrse fait d’un roseau enroulé de lierre, et dont la transe suit les accents musicaux d’un satyre jouant de la flûte derrière elle. 187 Une allusion au sujet des tambourins utilisés pour le culte de Dionysos autant que pour d’autres mystères est faite au début de la Lysistrata d’Aristophane : « Ah dit-elle, si on les avait invitées à un baccheion, ou bien chez Pan, chez Aphrodite Côliade, ou Genetyllis, il n’y aurait déjà plus moyen de se faufiler entre les tambourins ».Les instruments cités ici pour le culte de Dionysos comme le tambourin, se retrouvent dans d’autres cultes à mystères comme celui de la Grande Mère et d’Eleusis . 71 d’Euripide. Il faut néanmoins mettre un bémol en la confiance qu’on peut avoir dans la représentation de ces ménades en tant que véritables ménades ; la présence de satyres et du dieu d’une part figurent plutôt les ménades mythologiques, c’est à dire les suivantes du dieu. D’autres part, toutes les représentations de bacchantes n’ont pas l’expression de la frénésie religieuse, mais de danses plus calmes et ordonnées, de cérémonies de groupe ne dénotant pas d’extase religieuse mais un service bien ordonné. Il pourrait s’agir de prêtresses exécutantes de danses pour le dieu dans le cadre de certaines cérémonies, ou bien le prélude à une agitation à venir. Toute l’ambiguïté de ces représentations réside dans le fait de pouvoir décider si il s’agit de véritables bacchantes, des ménades mythiques, ou encore de danseuses figurant simplement par des chorégraphies définies, la frénésie des bacchantes. Lorsque l'on recherche les bacchantes fondatrices des temps entre légendes et Histoire, certains témoignages littéraires peuvent être des aides précieuses. Ainsi la pièce des Bacchantes rend compte des femmes bacchantes rendues folles par Dionysos, en opposition au cortège des ménades, qui elles appartiennent à l'univers semi-merveilleux entourant Dionysos. Ces bacchantes littéraires forment un exemple de bacchantes originelles qui fondèrent les thiases de Thèbes, les groupes dans lesquels évoluent les bacchantes. Ce type de légendes fondatrices existe dans d’autres cités sous des formes relativement proches; ainsi les filles de Minyas à Orchomène, Leucippé, Arsippé et Alkathoé qui avaient résisté à l’appel de Dionysos pour préférer ne pas cesser de travailler et qui furent prises de mania en représailles; elles déchirèrent l’enfant de celle sur qui est tombé le sort et sortirent faire les ménades avec les autres. Elles sont prises en chasse et sont finalement transformées par Hermès en oiseaux de nuit .Même schéma de démence divine, d’errance de poursuite et de métamorphose pour les Proetides, Lysippé, Iphinoé, et Iphianassa; jeunes filles pubères ayant manifesté non seulement de l’hostilité pour les rites dionysiaques ,mais aussi pour une statuette de Héra (dont on verra plus loin que les deux sont liés); qui elles aussi furent frappées de mania et errèrent à travers tout l’Argos où se situe le mythe et jusqu’à l’Arcadie .Elles furent aussi poursuivies par une chasse sacrée durant laquelle l’aînée, Iphinoé fut métamorphosée. Un peu différent est le mythe d’introduction du culte dionysiaque à Magnésie, ici c’est un oracle consulté à la suite 72 de la découverte de l’image de Dionysos au creux d’un arbre qui enjoint de quérir à Thèbes trois ménades descendantes des filles de Cadmos. On constate la similarité des légendes d’origines à travers toute la Grèce et le sentiment de légitimité qui découle de ce schéma, au point que Magnésie voulut que l’institution du culte dionysiaque ne soit pas sans lignage avec les ménades originelles, celles qui ont été désignées par Dionysos lui-même pour conduire ses thiases. Athènes a également son mythe originel du ménadisme dans les figures infortunées d’Icarios et de sa fille Erigone, pendue à un arbre après la mort de son père, causée par des paysans ivres, suite à quoi la folie s'empara des femmes d’Attique188. Les légendes d’origine des cultes de Bacchos, qu’elles soient de Thèbes, d’Orchomène de Delphes, d’Argos, du Péloponnèse, de Spartes ou d’autres régions de la Grèce, mettent incontestablement en avant la participation souvent exclusive des femmes dans les orgia de Dionysos. Aussi celles-ci furent plus emblématiques que les bacchants, quoique leur existence est attestée mythiquement en les personnages de Casmos et Tirésias, ou de manière plus historique par l’épisode de Skylas, roi Scythe qui fut initié aux mystères de Bacchos et de fait, se fit bacchant. Cette forte participation féminine, voire cette spécialisation féminine porte à se poser plusieurs questions. Dans le rapport avec Dionysos, ainsi que le souligne A.- F. Jaccottet, les rôles sont idéologiquement compartimentés : "aux femmes la transe et la possession, aux hommes le vin et les banquets, aux deux réunis l'expérience plus spirituelle des mystères"189, en effet, cette folie extatique cohabitait difficilement avec le modèle de l’homme et du citoyen de l’époque classique. De même qu'il est difficile de parler encore à ce stade de "culte à mystères". Il s'agit plus d'une forme de religiosité à part, de type quasi-chamanique ; une quête de possession et d'expérience directe d'unité avec le divin. C'était aussi, comme de nombreux historiens le soulignèrent, une échappatoire pour les femmes restreintes au cadre de vie rigide que leur laissait la Cité grecque ; appelées par Dionysos, c'est toute une accumulation de frustrations et de tensions qui trouvaient un exutoire. Les autorités grecques, conscientes de ce phénomène comparable aux carnavals du Moyen-Âge ou aux Saturnales romaines, 188 H. Jeanmaire, 1958, voir L'image de la ménade, pp. 157-163 dont le développement ci-dessus suit les grandes lignes. 73 furent bien avisées de laisser leurs femmes périodiquement se défouler hors de la cité pour qu'elles reviennent ensuite de nouveau dans de bonnes dispositions. De manière assez probable, le fait d’être bacchante restait un choix personnel sans qu’intervienne la Cité dans le choix de célébrantes, et donc concernait potentiellement toute femme sans autre caractéristique .Diodore de Sicile, quoique correspondant à une époque relativement basse ;apporte un témoignage appréciable concernant la nature des femmes participant aux orgia de Bacchos et décrit ainsi les fêtes triétérides, célébrations ayant lieu tous les deux ans et durant lesquelles les fidèles honoraient publiquement leur dieu. 190 On y apprend que des baccheia de femmes se tenaient à ce moment là en de nombreuses villes grecques, soit certainement des assemblées de femmes; et que parmi ces femmes, une distinction était faite entre jeunes filles et femmes mariées; les jeunes filles participaient en portant le thyrse, en honorant le dieu et en participant à la possession et l’acclamant par l’évoé .Les femmes mariées quant à elles sacrifiaient au dieu, faisaient les bacchantes et célébraient la venue du dieu (ou parousie) en imitant les Ménades légendaires .Cet extrait donne peu d’éléments concernant les conditions exactes de célébration, mais renseigne bien sur le type de participation féminine; et on voit apparaître une distinction faite entre jeunes filles et femmes mariées .Peut être peut on voir en cette séparation un caractère propre aux mystères qui seraient l’apanage des femmes mariés, des rites d’apprentissage de la sexualité comme le propose W. Burkert191 , et dont on trouve des témoignages dans les mystères dionysiaques d’Italie, en particulier sur la fresque de la Villa des Mystères de Pompéi .Les jeunes filles n’ayant pas connu l’initiation s’entraînent donc à faire les bacchantes tandis que les femmes mariées ,initiées aux mystères de Bacchus font un sacrifice ,font les bacchantes et chantent la venue de Dionysos par des chants sacrés. La dimension particulièrement féminine de ce culte trouve donc ici une explication de fait ; tout comme les Thesmophories ,le culte de Dionysos serait un équivalent aux cultes engageant toute la population féminine, comprenant un apprentissage dès l’enfance de la jeune fille et qui n’est complet qu’au mariage où elle reçoit l’initiation complète. Le 189 190 Choisir Dionysos, 2003, Bibliothèque, livres III et IV 74 culte de Bacchos apparaît sous cet angle comme faisant partie de la catégorie des mystères féminins . Ce qui différencierait le bachisme de fêtes telles que les Thesmophories ,qui est un culte rendu au nom des femmes de la Cité et pour son bénéfice, c'est qu'il s’agit là, comme l’explique Burkert, d’un engagement plus personnel, ne répondant à aucune obligation de citoyenneté ni de classe sociale; on trouve dans les thiases des étrangères comme des « citoyennes », et ce, de classes diverses, avec semble-t-il une prédisposition à attirer les classes populaires ."Faire les bacchantes" enfin, c'était prendre part à une religiosité proposant le bonheur immédiat ,c’est à dire dans la vie terrestre 192. Il n'apparaît pas que le bacchisme orgiaque ait mis en avant quelque souci de l'au-delà que ce soit. L'oribasie, ou course dans la montagne, les danses, le diasparagmos, mise à mort rituelle d'une victime animale par démembrement; tout procède de l'ensauvagement et d'une volonté de s'assimiler à l'animal et à la vie naturelle. Il y a certes témoignage d'acceptation des cycles de la vie et de la mort, mais sans chercher à le dépasser. Au contraire, l'extase, vécue dans l'expérience collective, appelle plus que jamais à la vie, et la victime sacrificielle est comprise comme la mort nécessaire à la survie, l'assimilation de la nourriture comme base de toute existence terrestre. Deux formes de groupements ou thiases existèrent en Grèce ; les thiases reconnus par les cités, exclusivement féminins, dont on trouve les origines mythiques dans la littérature, et les thiases associatifs dont seule l'épigraphie rend compte, et qui, contrairement aux thiases officiels, mettent en avant une réelle mixité. Seules deux trouvailles épigraphiques témoignent de l'existence des thiases strictement féminins : d'une part l'épigramme funéraire d'Alcméonis, prêtresse officielle de Dionysos à Milet au 3e ou 2e siècle, qui est dite avoir mené les femmes dans la montagne193. A côté de cette inscription, un seul autre témoignage de thiase exclusivement féminin subsiste à Phillipes, ce qui fait dire à A.-F. Jaccottet qu' "à 191 Burkert , Les cultes à mystères dans l’Antiquité, 2003, p.92-93 Euripide, Bacch , v . 74 - 75 193 Henrichs HSCP 82, 1978, p. 148 : « Bacchantes de la Cité, dites ‘Au revoir, toi sainte prêtresse’. C’est bien ce que mérite une telle femme. Elle vous a conduites dans la montagne et porté tous les objets sacrés ainsi que les instruments, marchant en procession en avant de la cité toute entière. Qu’un étranger demande son nom : Alcméonis, fille de Rhodius, qui a connut sa part de bénédictions. » 192 75 Milet, à côté du thiase officiel incontestablement féminin que dirige Alcméonis, les autres thiases, non officiels, et n'ayant à ce titre aucun compte à rendre face à l'idéologie de la cité, présentaient des compositions variables, allant de la réplique du thiase de la cité à des formules mixtes, tout en conservant aux femmes le privilège exclusif de l'initiation"194. Ces thiases non officiels s'inscrivaient dans le cadre associatif, dans lesquels on retrouve les femmes dans les rôles et titres bacchiques traditionnels alors que les dénominations attachées aux hommes marquent des essais de créations originales, telle que celle de bouvier. Ces différentes fonctions masculines, entre créations et emprunt à d'autres cultes, indiquent des tentatives de rattacher les hommes à un culte dionysiaque qui n'était pas originellement conçu pour eux. C'est finalement dans les tâches extra-religieuses des collèges que les hommes se montrent les plus actifs ; ils prennent naturellement la direction administrative de l'association ainsi que les honneurs qui vont avec, alors que les femmes conservent les rôles cultuels traditionnels, et font figure de garantie de sérieux et de respect des traditions au sein de l'association195. Rappelons que le cadre des associations ne permettait pas, théoriquement, aux femmes d'en prendre les rênes administratifs, aussi les hommes s'y retrouvent naturellement ; il n'en va pas de même pour l'aspect religieux, puisque c'est une prêtresse qui dirige les actes cultuels, que l'association soit uniquement féminine ou mixte. Chaque prêtresse issue du milieu associatif a la liberté cultuelle totale sur son thiase, mais doit verser une petite somme à la prêtresse officielle si celle-ci souhaite procéder à une initiation196. Il y a donc de fortes présomptions que thiases officiels et thiases privés ou associatifs fonctionnaient de concert et entretenaient des relations régulières. Ils devaient d'ailleurs se retrouver pour célébrer les fêtes telles les fêtes triétérides. Petit à petit cependant, les rites à caractère orgiaque se trouvèrent en recul en Grèce, et Henrichs émet des doutes sur la possibilité de considérer un phénomène de ménadisme à l'époque hellénistique tardive et romaine197. Comme causes de ce recul 194 A. - F. Jaccottet, Choisir Dionysos, 2003, p. 78 Choisir Dionysos , 2003, p. 91 196 On trouve la mention de telles taxes à Milet au début du IIIe siècle avant J.C. ; voir W. Burkert, 2003, p. 38; Nilsson, 1957, p. 6 197 Henrichs, Greek maenadism, p. 155-160 195 76 de l'orgiasme, A. -F. Jaccottet impute un mélange de changements d'ordre culturel plus que religieux, faisant glisser le bacchisme "d'action" vers un bacchisme plus mystique et symbolique.Le passage des "anciennes orgies" au "nouveaux mystères"198. 198 A. F. Jaccottett reprend la classification de Nilsson (2003, p. 99) 77 1.3.2. Orphée : initiateur et réformateur C'est au contact d'un mouvement mystique existant depuis au moins le 6e siècle à Athènes199 que le dionysisme tel qu'il existait jusque là ; féminin, collectif, extatique et sauvage, se modifia peu à peu jusqu'à former un culte assagi dans sa forme, et à caractère mystique. Aussi, il convient de s'arrêter quelque peu sur l'orphisme et d'en dégager les lignes qui sont par la suite intégrées au dionysisme. - Orphée et orphisme L'orphisme calque son nom sur celui de son fondateur légendaire : Orphée, qui fait figure de prophète, et d'introducteur des mystères. Les textes le présentent autant comme un musicien de génie, un devin, médecin, mage, l'inventeur du mètre héroïque ou de la cithare200. Enfin, parmi ses multiples compétences, il apparaît comme le découvreur de mystères qu'il enseigna ensuite aux hommes. Et malgré la célébrité de son amour malheureux pour Eurydice, il semble que celle-ci ne soit qu'un ajout tardif qui n'est attesté qu'à partir de Platon201, et dont le nom-même n'est prononcé pour la première fois qu'au 1er siècle avant J.C. par Pausanias202. Après être descendu aux Enfers, tel Dionysos pour y chercher sa mère Sémélé, Orphée en revient sans l'objet de sa quête mais détenteur d'initiations qu'il ne réserva jamais qu'aux hommes, rejetant désormais la gent féminine. Cette légende vient apporter une explication sur sa connaissance des secrets de la mort, et fonde un récit initiatique, justifiant, sûrement après coup, la raison pour laquelle Orphée connaissait ces mystères ; il fallait que lui-même ait été initié avant de pouvoir initier. Pausanias cite également comme cause de sa mort un possible foudroiement par Zeus, mécontent qu'Orphée ait révélé "les mystères des paroles qu'ils n'avaient jamais entendus"203 , mais la légende la plus célèbre concernant la mort d'Orphée donne pour cause de cette dernière un dégoût qu'Orphée avait développé des femmes et parallèlement la préférence qu'il donnait aux seuls hommes : les femmes Thraces, dans lequel pays il était retourné 199 200 201 202 203 M. L. Freyburger-Galland, Sectes religieuses en Grèce et à Rome, 1986, p. 117 Idem, p. 113 Banquet, 179 IX, 30 ; voir aussi Virgile, Géorgiques, IV, v. 453 et suivants Pausanias, IX, 30, 5 78 après son échec aux Enfers, furieuses soit d'être repoussées par Orphée, soit qu'il éloigne leurs maris d'elles, allèrent le chercher pour le déchirer vivant, ou bien mirent ensuite son cadavre en morceau. Toutes les descriptions assimilent ces femmes thraces aux ménades, et Pausanias lui-même les décrivent comme "ivres de vin". On peut considérer que c'est la première véritable rencontre d'Orphée avec le dionysisme, Il apparaît dans cette légende comme à la fois un double de Dionysos, ayant fait lui aussi l'expérience de la descente aux Enfers puis en être revenu, et comme un antiDionysos, professant l'ascèse à des groupes composés uniquement d'hommes et repoussant clairement les femmes au point que la tradition donne volontiers Orphée pour misogyne. A cela, comme dans toute légende où un homme ose s'élever contre les lois de Dionysos, Orphée finit victime du diasparagmos des ménades furieuses, déchiré de la même manière que Penthée le fut. Le message est clair : voici ce qui arrivera à toute personne dédaignant les lois naturelles de Dionysos. Encore selon une autre version, celle d'Eschyle204, Orphée salue chaque matin, au sommet du mont Pangée, l'apparition du soleil, en quoi il reconnaît Apollon. Dionysos qui règne sur le pays envoie alors ses ménades en furie pour le mettre en pièces et ainsi venger l'affront qu'Orphée lui fait. Cette légende finalement reste très proche de la précédente, on y voit la confrontation entre deux dieux, deux pensées, deux idéaux de vie et deux systèmes religieux résolument antagonistes. Une telle dissemblance n'était pas conciliable, la mort seule pouvait sanctionner un tel état de fait, chacun violemment opposé à l'autre. Si la sauvagerie du traitement infligé à Orphée est évidente, elle est la seule réaction logique des fidèles de Dionysos et se situe dans le prolongement naturel de leurs pratiques. De même qu'Orphée n'opérait rien de moins qu'une mise à mort du dionysisme en chassant de ses enseignements toute trace de ce que le dieu chérissait. Chacun s'est battu avec ses propres armes. Nous retrouvons dans ces légendes étiologiques les bases de la dichotomie originelle entre dionysisme et orphisme:" Le partage entre Dionysos et Apollon s'opère ici dans les traces d'un autre, plus profond sans doute, que l'Orphisme a fait sien : entre la femme et l'homme, entre la bestialité impure de l'une et la pure spiritualité promise à l'autre. L'Orphisme exile les sauvages violences de Dionysos 204 Les Bassarides, fragm. 83, édit. H. J. Mette ( Comment. II, 138-139 ) ; voir aussi M. Detienne, Dionysos mis à mort, 1977, p. 207 79 dans le monde animal de la femme qui se trouve ainsi, par sa nature même, exclue de la règle de vie tracée par Orphée."205. Cette règle de vie, c'est le bios orphikos206, visant à se dégager de l'impureté du corps et atteindre la pureté de l'âme par différents procédés tels que l'ascétisme, la purification, l'abstinence et le végétarisme. Toutes ces obligations sont liées à la croyance que "tout être vivant peut être l'incarnation d'un élément divin"207, et que par conséquent, l'orphique ne peut accepter aucun meurtre, dont celui découlant d'une alimentation carnée. De fait, les adeptes de l'orphisme, en refusant un régime "carnivore" et toute idée de meurtre refusent également le sacrifice, élément clé de la vie citoyenne. Ils se retrouvent en rupture totale avec le monde dans lequel ils vivent, et se présentent comme des marginaux, sortis volontairement du cadre politique de la cité. Cette marginalité choisie fit des orphiques des individus isolés, que l'on retrouve dans la personnalité des "orphéo-télestes", charlatans avérés, mais errant de cité en cité pour proposer leurs formules assurant le salut208, ou dans des communautés vivant à l'écart de la cité, strictement enfermées sur elles-mêmes, de sorte qu'on put dire que l'orphique est le mystique individuel, solitaire209, en contradiction avec les pratiques orgiaques collectives. - Mystères de Bacchus et orphisme Malgré le profond antagonisme entre Dionysos et Orphée qui se dégage des différentes légendes liées à ce dernier, l'orphisme fait de Dionysos le cœur de sa théologie. C'est à lui que sont rattachés les mystères, à lui encore que fait référence le mythe de "création originelle" de l'humanité chez les orphiques. Pourtant, le Dionysos des orphiques ne saurait être le même Dionysos, maître des ménades qui sacrifièrent Orphée aux rites de la barbarie. M. Détienne a observé avec justesse que c'est autour 205 M. Detienne, Dionysos mis à mort, 1977, p. 203 ; voir aussi n°138 p. 216 Platon, Lois, 782 207 M. -L. Freyburger-Galland, 1989, p. 120 208 P. Boyancé, Platon et les cathartes orphiques, Revue des études grecques, 1942, p. 217 et suivantes ; M. Detienne, 1977, p. 169 209 Un rapprochement étymologique entre Orphée et orphos, signifiant "esseulé" ou "isolé" a été effectué par O. Kern, Orpheus, p. 20 et repris par M. - L. FreyburgerGalland, p. 116. 206 80 de la notion de sacrifice que s'articule les "deux Dionysos", et que c'est par lui qu'on parvient à trouver un point d'attache qui permit, pour ainsi dire, de concilier les inconciliables, ou de réconcilier les irréconciliables. A l'aube du monde, les orphiques placent la perfection, l'Oeuf, symbole de la vie parfaite, et c'est à partir de cet état des choses qu'une dégradation intervient peu à peu jusqu'au mythe du sacrifice de Dionysos Chtonien, non pas fils de Sémélé et de Zeus, mais conçu incestueusement par Perséphone avec Zeus changé en serpent. On remarque de prime abord que les deux mères possibles restent assimilées à la terre, mais il s'agit pour Sémélé du monde du haut et de la vie, alors que Perséphone règne sur le monde sous-terrain et sur la mort. Dionysos est l'enfant de la Terre et du Ciel, mais son destin mythique, et à sa suite ses rites, se différencient selon la nature de la mère. Par ailleurs, de Perséphone, l'orphisme ne retient rien si ce n'est qu'elle joue le simple rôle de mère, durant toute la légende, seul le père, Zeus, intervient, et la mère reste la grande absente. Alors que Dionysos était encore petit enfant, les Titans l'attirent par ruse dans un piège mortel. Ils se maquillent pour pouvoir l'approcher, lui offrent des jouets pour le distraire dont une toupie, des poupées, des osselets et un miroir. Ils l'égorgent ensuite alors que l'enfant contemplait son reflet dans le miroir, puis ils le démembrent, le bouillent et le rôtissent pour finalement le déguster. Seul le cœur échappe à cette cuisine, et une fois récupéré par Athéna, Dionysos peut renaître à partir de cet organe alors que Zeus punit les Titans en les foudroyant. De leurs cendres naît alors l'humanité, héritière du crime des Titans, ce qui justifie la nécessité de se soustraire à cette nature titanique et de consacrer sa vie à se purifier de cet équivalent de péché originel. De là vient aussi le tabou du meurtre dans le sens élargi pour les orphiques. Comme l'a démontré M. Détienne, le récit de l'étrange cuisine des Titans est une exacerbation de la dénonciation de l'acte sacrificiel : non seulement les Titans réservent à Dionysos le sort des victimes sacrifiées, ils s'approchent de Dionysos en cherchant à l'adoucir et le séduire à l'aide d'artifices avant de le tuer de la même manière que le rituel du sacrifice requiert une forme d'approbation de la victime, mais ils prennent soin de cuire les membres de Dionysos par une inversion du rituel de cuisson habituel, en le faisant d'abord bouillir puis rôtir210. Le bouilli étant jugé moins rustre que le rôti, ils effectuent un acte de régression volontaire dans l'état 210 M. Detienne, 1977, p. 179 81 de civilisation, un sacrifice dans le paroxisme de l'infamie211. Les Titans se situent ainsi entre les dieux et les hommes : "les Titans sont déjà des hommes qui accomplissent les gestes du sacrifice sanglant et qui sauvagement assassinent les victimes innocentes dont ils vont se repaître."212. Le mythe de sacrifice de Dionysos par les Titans se révèle être une inversion du Dionysos des thiases orgiaques; de sacrificateur il devient sacrifié. Le dieu du sparagmos subit à son tour une forme de sparagmos, mais un sparagmos réglementé par le feu prométhéen qui a fait passer l'humanité du cru au cuit. Dionysos se voit ainsi entièrement renversé : de l'animal sauvage chassé et tué à main nue par déchirement avant d'être dévoré cru, il doit souffrir, enfant, le sort de l'animal domestique sacrifié paisiblement, par ruse, puis être découpé et cuit. M. Detienne note à ce sujet qu'une fois de plus, ce qui semble être une opposition totale n'implique pas un inversement total du mythe orphique par rapport au mythe dionysiaque. Orphiques comme dionysiaques se rejoignent en ce qu'ils se placent hors de la cité, les uns par l'omophagie faisant référence à un univers sauvage et antérieur à la civilisation, les autres par le végétarisme et le refus du sacrifice, base de la communauté civique. Leurs voies sont donc complémentaires213. Cependant, l'orphisme reste postérieur au dionysisme orgiaque, et Orphée est lui-même présenté comme un réformateur des rites bacchiques, jugés barbares214. Afin d'annihiler le sacrifice sanglant, c'est Dionysos, le dieu qui semble le moins civilisé, qui est choisi pour incarner la victime par excellence. D'un coup et d'un seul, l'orphisme se veut vainqueur à la fois de l'ancien dionysisme aux pratiques sauvages et animales, et du sacrifice sanglant tel qu'il constitue la base de la civilisation grecque. Seul Dionysos pouvait cumuler l'ensemble de leur "programme", et une fois le crime consommé, " il renaissait enfant et souverain des dieux, chargé d'inaugurer le règne de l'Unité refaite dans la dénégation du corps déchiré et morcelé"215. 211 212 213 214 215 Idem, p. 182 M. Detienne, 1977, p.186 Idem, p. 198 M. - L. Freyburger-Galland, 1989, p. 122 M. Detienne, 1977, p. 202 82 Un premier niveau de conciliation, d'ordre mythique, est atteint avec la transposition orphique du Dionysos orgiaque. Cependant, un second niveau intervient par contamination évidente des rites dionysiaques par la pensée orphique. Nous nous retrouvons ainsi, à partir de l'époque classique, et surtout à l'époque hellénistique, avec des témoignages de thiases ou de groupes dionysiaques organisés en confréries, pratiquant des initiations que l'on dit orphiques tout en y intégrant une forme d'orgiasme. Deux exemples littéraires sont particulièrement parlants à ce sujet. En premier lieu le discours de Démosthène contre Eschine216, dans lequel il se moque de ce qu'Eschine participait à ces cérémonies mystiques dédiées à Sabazios aux côtés de sa mère, Glaucothéa. Nous avons déjà souligné les similitudes entre Sabazios et Dionysos à la fois par leurs origines thraces et par leur caractère extatique. La formule "j'ai échappé au mal, j'ai trouvé le bien" indique une théologie orientée vers des rites à caractères salvateurs, et le témoignage de Clément d'Alexandrie sur la symbolique du serpent dans les rites à Sabazios rappelle l'union de Zeus à Perséphone sous forme de serpent217. L'autre texte, plus explicite encore sur les liens entre dionysisme et orphisme concerne les pratiques d'Olympias, la mère d'Alexandre le Grand. "On dit que toutes les femmes de la région s'adonnant aux rites orphiques et au culte de Dionysos depuis un temps immémorial [...] imitent en beaucoup de points les pratiques des femmes thraces ... Olympias elle-même était plus ardente que d'autres à rechercher l'extase et, se laissant emporter de façon plus barbare aux délires inspirés, traînait avec elle dans les cérémonies bachiques de grands serpents apprivoisés qui se glissaient souvent hors du lierre et des vans mystiques pour s'enrouler autour des thyrses et des couronnes des femmes."218 Après avoir étudié les aspects composant l'orphisme, plusieurs détails de ce témoignage portent à la surprise. Que vient faire une femme dans des rites dits orphiques? Comment peut on appeler "orphiques" des cérémonies appelant au délire bachique? En résumé, par quelle savante construction a-t-on réussi à concilier deux Dionysos si antagonistes dans un même rite? De l'époque archaïque, l'orphisme connut d'importantes évolutions et finit par se fondre plus ou moins dans le dionysisme pré-existant, et il serait juste de dire que cela fut possible par le 216 217 218 Démosthène, Sur la couronne, 259-260 Clément d'Alexandrie, Protr. , II, 16 Plutarque, Alexandre, 2 ; traduction M. -L. Freyburger-Galland, 1989, p. 60 83 rapprochement d'un dionysisme sauvage et orgiaque qui allait en s'assagissant, et un orphisme, trop rigoureux pour la majorité et trop marginal, mais porteur d'un enrichissement spirituel. Cette convergence permit l'éclosion d'un nouveau dionysisme sous la forme d'un culte à mystères, à la fois extatique et préoccupé par l'au-delà, ramenant l'expérience orgiaque au sein de la cité et non plus dans la nature sauvage. La nature est désormais figurée par des symboles végétaux confinés aux locaux des thiases et exposés lors des processions. Le sparagmos n'est désormais plus qu'un souvenir et le témoignage de Démosthène sur Sabazios laisse penser qu'il est remplacé par des offrandes de gâteaux, conformément aux usages orphiques. Le dionysisme se voit enrichi de hieroï logoï219 suivant la tradition orale des orphiques alors que toutes les apparences des précédentes orgia se veulent conservées dans la tenue rituelle des participantes, qui conservent le thyrse ou la nébride. Lorsque les lamelles orphiques sont enterrées en Grande Grèce aux IVe et IIIe siècles avant J.C., et que le cimetière des bacchants de Cûmes, interdit à tout non bechaccheuménos220 , est en usage au Ve siècle avant J.C.221 , on ne peut que constater un étonnant syncrétisme entre dionysisme originel, orphisme, et pythagorisme. Ce dernier, presque contemporain de l'orphisme, l'avait rejoint sur plusieurs points, dont l'interdit sur la nourriture carnée, mais s'en était différencié notamment par son intérêt pour l'organisation de la Cité et son ouverture aux femmes et aux enfants à qui une place égale leur est concédée222. Le dogme de salut, professé par les orphiques depuis leur origine est passé aux dionysiaques des cultes à mystères et les initiations semblent à la fois devoir introduire les initiés à une vie nouvelle tout en leur assurant le salut dans l'au-delà. A ce stade, nous sommes aussi loin du bacchisme sauvage et spontané des femmes rendues folles par Dionysos tout autant 219 L'édit du roi hellénistique Ptolémée IV Philopator, autour de 210 avant J. C. atteste de la présence de ce type de "discours sacrés" dans les mystères de Dionysos de la région d'Alexandrie. 220 Ces initiés, par leur nom, indiquent qu'ils sont devenus Bacchos, c'est à dire qu'ils ont pu s'identifier au dieu, mais ce statut n'est pas acquis définitivement à l'initiation, il reste nécessaire de mener une vie en accord avec les préceptes orphiques, les mystères dionysiaques résolvent le problème de la vie ascétique en conférant à l'initiation une valeur de salut automatique; voir R. Turcan, Les cultes orientaux dans le monde romain, 1989, pp. 294-295 221 Voir à ce sujet l'analyse de J.-M. Pailler, Bacchus, Figures et Pouvoirs, 1995, pp. 111-126 222 M -L. Freyburger-Galland, 1989, p. 141 84 que de la stricte bios orphikos, de sorte qu'initiations dionysiaques et initiations orphiques semblent devenus synonymes lorsque Plutarque décrit les activités extatiques d'Olympias, qui dit avoir conçu Alexandre par l'intermédiaire d'un serpent, comme Dionysos le fut de Zeus. Nul doute que les deux particularismes purent connaître chacun des formes de survivances, les uns au travers des thiases féminins officiels dont Alcméonis fut prêtresse à Milet, les autres par quelques marginaux épris d'absolu mystique que l'orphisme proposait. Mais les temps hellénistiques, puis romains, cosmopolites et syncrétiques, permirent l'évolution de cultes à mystères dionysiaques223, accessibles au commun désireux de se garder des périls terrestres autant que de ceux de l'au-delà, tout autant que curieux d'expériences extra-ordinaires dans un univers ou la polis ne pouvait plus faire converger les idéaux, et où le mot de "citoyen" était privé de tout son contenu par la domination des rois hellénistiques, et plus tard par celle de Rome. 223 Le résultat de ce large syncrétisme est bien résumé par R. Turcan dans le cadre des initiations à Bacchus de l'Egypte lagide (1989, pp. 296-297), creuset idéal pour la rencontre de nombreuses traditions à caractères mystiques : dionysisme, éleusinisme, orphisme, et assez logiquement de mysticisme égyptien. En cela, Hérodote considère qu'orphisme, bachisme, et même pythagorisme proviennent tous d'Egypte (II, 81). 85 1.3.3. Les Bacchanales italiennes Il n'est pas possible de parler de Bacchus-Dionysos durant la République romaine sans mentionner l'affaire des Bacchanales qui secoua en 186 avant J.C. l'Italie toute entière. Sans ce sombre épisode de l'histoire de Rome, il est possible que nous n'aurions jamais eu autant d'informations sur les bacchanales italiennes d'avant l'Empire. Deux documents écrits se rapportent directement à l'affaire : le récit que Tite-Live en fait au livre XXXIX et le senatus-consulte de Bacchanalibus de Tiriolo224. Devant ce que J.-M. Pailler nomme la "spirale de l'interprétation", sous entendant un très grand nombre d'interprétations de l'affaire des Bacchanales, nombre qui ne cesse jamais de croître tel la figure de la spirale225, nous éviterons autant que possible d'y prendre part, ceci n'étant pas l'objectif premier de cette étude. La seule historiographie concernant cette interprétation pourrait elle-même faire facilement l'objet d'une étude historique spécifique, et nous renvoyons à ce propos aux excellentes analyses que J.-M. Pailler a produites, et pour lesquelles il semble difficile de faire plus ordonné et plus détaillé226. Et s'il se révèle impossible de ne pas devoir interpréter l'épisode des Bacchanales pour obtenir des informations sur la situation du bachisme en Italie, l'étude de l'Affaire au sens strict et juridique du terme sera laissée de côté au profit d'une étude plus sociale, appelant un renfort d'histoire politique de Rome, mais qui reste la priorité et la finalité de cette étude. Lors de la "découverte" des Bacchanales en 186 avant J.C., celles-ci sont déjà le produit finalisé des syncrétismes orphico-dionysiaques, tout en portant des influences du pythagorisme et probablement d'autres cultes orientaux. Tite-Live indique dans son récit de l'affaire l'origine du mal : un ignobilis graeculus, qui était sacrificulus et vates, vint en Etrurie et y apporta ses cérémonies secrètes et nocturnes. 224 C.I.L. , I², 581 J.-M. Pailler, Bacchus, Figures et Pouvoirs, 1995, p. 127 226 Idem, pp. 127-158 ainsi que Bacchanalia, La répression de 186 av. J.-C. à Rome et en Italie, 1988, pp. 61-122 225 86 Et c'est de l'Etrurie que ces rites furent transportés à Rome227. Bien que l'Etrurie ait pour elle une longue tradition de contacts avec la Grèce, via la Grande Grèce et la Sicile, pendant longtemps, on douta de cette origine étrusque fournie par Tite-Live. En effet, les Romains avaient été suffisamment en contact avec la Grande Grèce pour n'avoir pas besoin d'attendre un grand détour des mystères dionysiaques de Grande Grèce à l'Etrurie, et seulement après à Rome. Le schéma géographique ne semblait pas cohérent, d'autant que tout le IIIe siècle avait été riche en apports helléniques, autant culturels que religieux, dans lesquels l'Etrurie n'avait rien à faire. Dans cette optique, T. Frank a supposé une origine des bacchanales romaines à Tarente, où il y eut 30000 prisonniers lors de la prise de la ville par les Romains en 208 avant J.C.228, d'autres tels J. Tondriau voient dans l'Egypte la véritable souche du bachisme romain229. En effet, les relations entre Rome et l'Egypte sont bonnes dans ces années et la réaction romaine face aux bacchanales a pu paraître relativement semblable à l'initiative du roi lagide, laissant supposer une possible ressemblance des cultes mis en cause. La Campagnie est également une origine plausible, sachant que c'est de là que venait Annia Paculla, la prêtresse responsable des changements dans les rites qui entraînèrent l'Affaire. Le nom de Tarente revient encore avec la "conspiration des bergers" un an après l'affaire des Bacchanales, et c'est un autre membre des Postumii qui se charge de la réprimer230. R. Turcan souligne à cet endroit les similitudes entre pastores et les boukoloi des initiations bachiques231, enfin Rome se voit encore dans l'obligation de réduire les dernières résistances des bacchants d'Apulie en 182 avant J.C. ; toute cette agitation au sud de l'Italie qui suit l'affaire des Bacchanales pourrait indiquer l'origine de leur introduction à Rome, ou du moins celles-ci mettent en évidence une forte solidarité politico-religieuse du milieu bacchant issu de ces régions et qui possédaient des ramifications à Rome. Lors des troubles, c'est le fils d'Annia Paculla, Minnius Cerrinius, qui est désigné comme chef et qui est l'une des têtes à abattre. 227 Tite-Live, XXXIX, 8-9 "The bacchanal cult of 186 BC", Classical Quarterly, 21, 1927, pp. 128-132 ; G. Freyburger adhère à cette explication tout en réservant la possibilité qu'un plus petit groupe originaire d'Etrurie se soient joints aux Tarentins (1989, p. 190). 229 "Le décret dionysiaque de Philopator (BGU 1211)" , Aegyptus, XXVI, 1946, pp. 84-95 ; voir aussi J.-M. Pailler, 1995, pp. 133-134 pour les explications concernant l'interprétation de l'édit de Philopator. 230 Tite-Live, XXXIX, 29, 8-9 231 R. Turcan, Les cultes orientaux dans le monde romain, 1989, p. 304 228 87 A la suite de J.-M. Pailler et de R. Turcan232, il est raisonnable de conclure à une convergence de plusieurs courants dionysiaques venant d'Etrurie, de Campanie et d'Egypte. Du moins, l'archéologie oriente dans ce sens. Pour l'Etrurie un sarcophage provenant de Tarquinia et datable du IVe siècle avant J.-C. figure une gisante en bacchante allaitant un chevreau, et les fouilles du sanctuaire dionysiaque de Bolsena, la Volsinii romaine, en Etrurie, permet de donner un meilleur éclairage sur la question de l'origine étrusque. Il s'agit d'une salle souterraine carrée composée d'une voûte et d'un oculus central, avec un trône de terre cuite flanqué de deux bacchoi montés sur des panthères assises. Grâce au matériel contenu dans la couche d'incendie de cet édifice qui avait été détruit par le feu, les différentes études s'accordent pour situer, son activité , dans son estimation la plus large, entre 200 et 150 avant J.C.233, ce qui donne à ce sanctuaire une origine étrusque et une activité pendant la République romaine. Sa destruction d'ailleurs, selon toute probabilité, liée aux conséquences de l'affaire des Bacchanales. R. Turcan remarque par ailleurs que l'épigraphie étrusque contient des noms grecs d'esclaves liés à Dionysos comme Timusi ou encore Zerapiu, qu'il conçoit d'origine alexandrine. Le lien serait ainsi trouvé entre l'Egypte lagide de Philopator et les thiases de la République romaine. J.-L. Voisin quant à lui souligne dans son étude du suicide des sénateurs capouans de 201 avant J.C., leur lien avec un culte de Dionysos manifestement largement répandu dans cette cité234. En effet, alors que Capoue s'était alliée à Hannibal et que la ville s'apprêtait à faire reddition face aux Romains, Tite-Live rapporte que les sénateurs de Capoue, sur proposition de Vibius Virrius, organisèrent un banquet durant lequel ils s'enivrèrent puis burent ensemble du poison, enfin ils s'embrassèrent et se donnèrent la main droite235. J.-L. Voisin rapproche ce déroulement du suicide à une pratique funéraire dionysiaque, et cela met en exergue les liens de foi et de solidarité que l'initiation dionysiaque conférait, tout autant que la diffusion de tels mystères au sein des plus hautes couches sociales de Capoue. 232 J.-M. Pailler, 1995, p. 134 ; R. Turcan, 1989, p. 302 Cette datation est fournie par J.-M. Pailler (1995, p. 145) ; D. et Y. Roman rétrécissent le champ chronologique à 190-185 avant J.C. (Rome, l'identité romaine et la culture hellénistique, 1994, p. 112) 234 J.-L. Voisin, "Tite-Live, Capoue et les Bacchanales", MEFRA, 96, 1976n pp. 601665 233 88 Ces différentes données faisant la lumière sur les origines des Bacchanales, il n'est dès lors plus possible de considérer la date de 186 avant J.C. comme un hasard. Ainsi que le rappelle Tite-Live, c'était la première année depuis longtemps que Rome n'avait pas à s'occuper de questions militaires urgentes ; la seconde guerre punique s'était achevée par la défaite d'Hannibal à Zama en 202, de même que Rome en avait récemment terminé avec les guerres de Macédoine et de Syrie. Non seulement le champ était libre pour s'occuper des problèmes internes, comme le suggère Tite-Live, mais il apparaît que la situation politique en Italie ait été conflictuelle. Comme le rappelle J.-M. Pailler, l'Etrurie restait de soumission récente et était réputée pour sa riche et obscure religiosité236, quant à la Campanie, certaines villes, telle Capoue, avaient pris le parti d'Hannibal et s'étaient ainsi vues durement réprimées lors de la victoire romaine. Derrière une image unifiée de Rome, tout porte à croire que l'Italie demeurait profondément divisée. Et si la seconde guerre punique eut comme conséquences religieuses d'entraîner un désarroi véritable chez les Romains, qui cherchèrent du secours auprès d'externae supertitiones237, elle eut comme conséquence politique de cristalliser de vifs sentiments de frustration et de revanche de part et d'autre de l'Italie, et en particulier dans le Sud de la botte. Aussi, beaucoup virent moins en l'affaire des Bacchanales un problème religieux qu'une affaire à fond essentiellement politique238, de sorte que D. et Y. Roman affirmèrent que "l'affaire des Bacchanales n'était que la suite de la guerre punique et ce qui se discutait là était tout simplement la domination italienne de Rome"239. Il est difficile de juger jusqu'où il put véritablement s'agir de conspiration, tout au moins il est possible de considérer d'après le chiffre élevé de 7000 condamnations à mort et des différentes révoltes bachiques qu' "il n'y avait pas de fumée sans feu", et que, pour prolonger la métaphore, la braise remontant à la guerre punique couvait en attendant son heure. D'après cette situation délicate dans laquelle Rome se trouvait au sortir des différentes guerres qu'elle mena, le moment de la répression ne semblait pas issu du 235 Tite-Live, XXVI, 13-14 et 17-19 J.-M. Pailler, 1995, p. 134 237 Celles-ci dont d'ailleurs régulièrement chassées à partir du IIe siècle avant J.C. : en dehors de l'affaire des Bacchanales, il y a la destruction des "livres de Numa" d'essence pythagoricienne en 181 avant J.C. , et en 139 avant J.C. l'expulsion des fidèles de Sabazios. 238 R. Turcan, 1972, p. 21 239 1994, p. 116 236 89 hasard d'une soudaine découverte par l'intermédiaire de l'aventure romanesque du jeune chevalier Aebutius et de sa maîtresse Hispala Fecenia. Il s'agissait plutôt un moment soigneusement choisi par le consul Postumius pour frapper au cœur du nid de serpents. Comme l'ont souvent remarqué les historiens, il est difficilement plausible que des cérémonies aussi bruyantes telles que celles qui se déroulaient en l'honneur de Bacchus aient pu passer inaperçues. Les allusions diverses de Plaute aux Bacchanales infirment cette idée, sachant qu'il mourut peu de temps après l'affaire des Bacchanales et qu'il fut donc contemporain de l'activité des bacchants et de leur répression. L'hypothèse de G. Freyburger, envisageant une découverte non pas des activités des bacchants, mais du contenu des bacchanales en 186 avant J.C.240, ne paraît pas plus probable qu'une découverte pure et simple des bacchanales. En effet, comme il le souligne lui-même, les Romains étaient alors de plus en plus gagnés par l'hellénisme, et il n'est pas imaginable qu'ils ignoraient l'existence et le contenu des mystères dionysiaques, pourtant depuis longtemps actifs dans les pays de culture hellénistique, dont la Grande Grèce avec laquelle ils sont depuis en contact depuis plusieurs siècles. Sans pouvoir donner de date précise de l'introduction des mystères de Bacchus à Rome, on peut raisonnablement penser qu'ils se firent particulièrement actifs durant la seconde guerre punique jusqu'en 186 avant J.C., et qu'à cette date, que ce soit Rome et ses territoires conquis de longue date, ou ceux de soumission récente, toute l'Italie du Nord au Sud était concernée par le phénomène dionysiaque. 240 1989, p. 203 90 91 2. La représentativité des classes sociales dans les mystères 2.1. Bona Dea "J'ai tué un homme que des femmes de haute noblesse (nobilissimae feminae) ont surpris en flagrant délit d'adultère sacrilège sur les lits de parade du culte le plus saint ; un homme dont le châtiment aurait dû, de l’avis répété du sénat, expier la profanation des cérémonies solennelles." Cicéron, Pro Milone, XXVII, 72-73241 Lorsque Cicéron avait choisi Bona Dea comme patronne personnelle d'une part, mais aussi comme incarnation des traditions romaines anciennes, il n'ignorait pas qu'en plus de l'ancienneté du culte de Bona Dea à Rome, un autre facteur essentiel entrait en compte : le caractère aristocratique de Bona Dea. Qui d'autre si ce n'est une déesse de la classe aristocratique pouvait mieux incarner les valeurs traditionnelles de Rome auprès du Sénat? De ces nobilissimae feminae, la première d'entre elle est la femme du magistrat cum imperio. Nous savons grâce au témoignage de Cicéron qu'en 63 avant J.C., il s'agissait de sa propre épouse Térentia, et que l'année suivante, les rites étaient confiés à Pompéia, la femme de César. Plutarque et Suétone nous apprennent encore la présence d'Aurélia, mère de César durant la fête de 62 avant J.C., et un passage des Scholia in Ciceronis Orationes Bobiensa242 de même que Suétone243 attestent de la 241 sed eum -- auderet enim dicere, cum patriam periculo suo liberasset -- cuius nefandum adulterium in puluinaribus sanctissimis nobilissimae feminae comprehenderunt; eum cuius supplicio senatus sollemnis religiones expiandas saepe censuit. 242 Hildebrandt, pp. 19-29; H.H.J. Brouwer, pp. 153-154, Frgm. XXIV 243 Divus Julius , LXXIV, 4 92 présence de Julie, sœur de César. Sans le hasard de ces deux évènements particuliers liés à la vie de Cicéron, et qui le conduisirent à faire sortir le sacrifice pro populo de Bona Dea du silence dans lequel il baignait jusque là, et ce pour deux années consécutives, nous ne pourrions associer aucun nom au sacrifice nocturne de Bona Dea. Trois autres noms peuvent être ajoutés à ceux-ci : Claudia, une vestale de la 2e moitié du 3e siècle avant J.C. qui consacra le temple de Bona Dea sub Saxum244, Licinia, la vestale qui en 123 avant J.C. consacra un autel, une chapelle et un lit à Bona Dea sub Saxum, et dont la consécration fut annulée faute d'avoir reçu au préalable l'autorisation du peuple245, et enfin Octavie qui, entre 85 avant J.C. et l'époque césarienne, dédia à Bona Dea des infrastructures à Ostie246. Il est raisonnable de supposer qu'appartenant à la famille des Octavii Ligures, elle présentait les caractéristiques adéquates pour participer à la célébration de Bona Dea qui avait lieu en décembre. La tradition littéraire et l'épigraphie fournissent donc peu d'exemples concrets de participantes aux mystères de Bona Dea. Seules deux d'entre elles sont de noblesse patricienne, contre quatre de noblesse plébéienne247. Malgré le peu de références nominales à des participantes réelles248, l'absence quasi totale de traces épigraphiques provenant des classes supérieures de la société romaine d'une part, et la littérature d'autre part apportent un éclairage sur le type de participantes au sacrifice nocturne offert en l'honneur de Bona Dea. Ainsi nous savons que la condition nécessaire pour participer à cette cérémonie était d'appartenir à l'aristocratie249, mais nulle part il n'est évoqué que ces aristocrates portaient une dévotion propre à Bona Dea. Se réunissant pro salute populi Romani, c'est en tant que 244 Ovide, Fastes, V, 147-158 Cicéron, De Domo Sua , LIII, 136 246 cf. H.H.J. Brouwer, p.270 n°3 247 H.H.J. Brouwer, pp. 270-271, l'auteur indique les origines de chacune des participantes citées. Dans le cas d'Octavie, il la désigne comme issue d'une famille de notables. 248 Plusieurs noms de participantes aux mystères de Bona Dea apparaissent dans l'œuvre satirique de Juvénal (II, 6, 314-345 ; III, 9, 115-117), mais non seulement son oeuvre date de l'Empire, mais les noms apportés sont le plus probablement imaginés par l'auteur pour le bénéfice de ses satires. 249 Les vestales étaient par ailleurs traditionnellement choisies parmi les familles de l'aristocratie romaine, comme en témoigne d'ailleurs les deux noms de vestales mentionnés auparavant. 245 93 citoyennes qu'elles effectuaient les rites prescrits et non pas par sentiment religieux personnel. Aucune d'entre elles n'étaient donc dévotes de Bona Dea, pas plus qu'elles n'étaient prêtresses puisque les textes laissent supposer que des prêtresses, non aristocrates, nommées damiatrices250, étaient chargées des rites ordinaires au temple de Bona Dea et s'occupaient du sacrifice offert le 1er mai pour l'anniversaire de la consécration du temple de Bona Dea. N'étant attachées au service de Bona Dea que ponctuellement, tout au plus une fois par an, il n'est pas étonnant que les femmes de l'aristocratie n'aient pas laissé plus de traces de dévotion à Bona Dea. La relation avec la divinité restait occasionnelle et on a pu observer que les liens personnels qui se créèrent et dont on connaît l'existence concernèrent indifféremment des hommes et des femmes, toutes classes confondues. A présent que le rapport entre les nobilissimae feminae et Bona Dea a été quelque peu clarifié, mis à part les quelques noms connus des participantes, force est de reconnaître que le mot feminae qu'utilise Cicéron est très vague et ne dit pas, en dehors du fait qu'elles était "très nobles", quel type de femmes prenaient part à la cérémonie. La littérature donne comme alternatives mulieres251, matronae honestissimae252, dominae253, γυναῖκες254, anus255, puellae256. D'après les différentes appellations, la première constatation est que dans la plupart des cas, lorsque feminae n'est pas employé, mulieres est le terme le plus fréquent et n'est pas foncièrement plus explicite sur l'âge ou la qualité des femmes présentes. S'il existe une occurrence du terme matronae, la raison la plus évidente qu'il soit généralement écarté est la présence, non négligeable du reste, des vestales. Dans la scholie qui mentionne les matronae, celles-ci sont adjointes aux Vestales virgines ; ceci sous-entend que dans l'esprit des auteurs, feminae et mulieres sont des termes génériques désignant les matrones et les vestales ensemble. Le fait que la cérémonie ait lieu dans la demeure de l'épouse du magistrat cum imperio abonde dans le même sens, selon lequel la 250 Festus, s.v. Damium; Paulus Diaconus, EPITOME s v Damium (p.60) Cicéron, De Domo Sua , XXXIX, 105 ; De Haruspicum Responsis, XXI, 44; Epistulae ad Familiares ad Lentulum, I, 9,15 ; De Legibus Libri , II, 9, 21 ; Arnobe, Adversus Nationes , V, 18 ; Macrobe, Saturnalia, I, 12, 29 252 Scholia Bobiensia, pp. 19-21 ; H.H.J. Brouwer, p.151 ligne 9 253 Juvénal, II, 6, 323 254 Ce terme est utilisé par Plutarque dans toutes ses références aux femme prenant part à la célébration. 255 Properce, IV, 9, 61 251 94 cérémonie de décembre ne réunissait, en dehors des vestales, que des femmes mariées, ou l'ayant été. Le terme d'anus dans la légende rapportée par Properce, désignant une vieille femme, de même que la présence de la mère de César, laissent penser qu'il n'y avait aucune limite d'âge, du moment que la femme était matrone, et que des vieilles femmes devaient se mêler à des femmes beaucoup plus jeunes ainsi qu'aux vestales, aux âges également divers. Le cas des puellae dont parle Properce est de fait plus délicat, puisqu'elles viennent alors contredire les informations mises en avant précédemment. Face à ce terme qui va à l'encontre de tout le reste de la littérature concernant Bona Dea, A. Staples propose une explication257 selon laquelle le terme de puella pourrait désigner l'individu féminin sans référence à une quelconque catégorie sexuelle. Puella servirait à définir et transcender la catégorisation sexuelle féminine. Ce mot permettrait de prendre en compte tous les âges et tous les statuts en mettant l'accent sur la polarité masculin-féminin, selon ses mots : "it projects the concept of the female in terms of sexual status rather than in terms of simple gender. [...] Puellae has the effect of embracing all female categories at once. The boundaries that Bona Dea draws are between male and female, not between the various categories of the females.". Ce raisonnement, quoique recherché et abouti, ne me semble pas convainquant, peut être trop radicalement calqué sur la volonté de l'auteur de démontrer que le culte de Bona Dea est au principe féminin ce que le culte de l'Ara Maximus est au principe masculin. Des explications possibles me semblent plus simples. La première tient de l'ordre purement mythologique, puisque c'est bien le contexte présenté. Dans l'univers semi-fantastique des mythes antiques, des nymphes ou des jeunes filles sont souvent les occupantes des bois sacrés, d'où on les entend rire, jouer, cueillir des fleurs ou faire des guirlandes. La présence de la vieille femme n'est pas non plus étonnante dans un contexte mythique ou historique258, les jeunes filles et les vieilles femmes trouvant par nature leur place 256 A plusieurs reprises dans la légende rapportée par Properce (IV, 9, 21-70) . A Staples, 1998, p. 31 258 Il y a des cas de légendes où une divinité, telle Athéna, prend l'apparence d'une vieille femme lorsqu'elle rendit visite à Arachné, Héra fait de même avec Sémélé. Hors contexte mythique, l'exemple de la pythie de Delphes est très interessant : Diodore relate que les Pythies, originellement des jeunes vierges, furent remplacées par des vieilles femmes de plus de cinquante ans.(XVI,26) Les vierges étaient préférées originellement pour leur proximité physique avec Artémis, les vieilles femmes quant à elles ne prenaient leur fonction de pythie qu'après s'être défaites de leurs obligations familiales et être revenues au célibat. La cinquantaine correspond à 257 95 dans un contexte extérieur au monde civilisé, dans la nature sauvage et les bois sacrés. En effet, celles-ci ne sont pas encore, ou ne sont plus soumises au joug du mariage, et expriment la féminité sauvage, susceptible de se dévouer au service d'une divinité chaste, qui n'apparaît pas mariée dans toutes les versions du mythe de Bona Dea. Ainsi des matrones se trouvent être naturellement les désservantes de rites cloîtrés à l'intérieur d'une maison, et pas n'importe laquelle, celle du magistrat cum imperio, à Rome et pro populo. Ici, nulle trace de ville, de maison ou de matrone; seules les puellae et l'anus peuvent appartenir à l'univers extérieur à la civilisation, n'étant attachées à aucun époux ou n'étant plus en âge de procréer. Il y a une opposition flagrante dans les statuts des protagonistes, en même temps qu'il y a opposition dans le lieu hébergeant les rites à Bona Dea. En dehors des matrones et des vestales qui viennent participer au sacrifice nocturne de Bona Dea, les textes mentionnent encore une autre catégorie de participantes : les diverses servantes. La mention de leur présence est, elle aussi, très anecdotique et relève pour beaucoup du hasard. Nous apprenons de Cicéron que c'est une petite esclave, une servula259, probablement la dénommée Abra que cite Plutarque260, qui aida Clodius à s'introduire dans la maison de César, et grâce à qui il pût aussi s'en échapper. Plutarque cite par ailleurs une autre servante, une suivante d'Aurélia, qui reconnaît en Clodius un homme et qui donne l'alerte. La mention de ces deux servantes indique qu'outre les matrones de l'aristocratie et les vestales, leurs esclaves de sexe féminin étaient demeurées avec elles, pour les aider aux préparatifs de la cérémonie et peut être pour y participer. En effet, Plutarque souligne l'étonnement de la suivante d'Aurélia lorsque Clodius déguisé en femme refuse de jouer261 avec elle. De quel type de jeu pouvait-il s'agir? Outre les habits de femmes262, la ménopause et à la vieillesse; ainsi elles retrouvent une certaine forme de virginité. Les jeunes filles n'ont pas encore de vie sexuelle, les vieilles femmes n'en ont plus, aucune des deux catégories n'est soumise à un mari et surtout, aucune n'expérimente la fécondité et la maternité. Jeunes filles et vieilles femmes sont donc des alliées naturelles dans un rite consacré à une déesse de la chasteté. 259 Cicéron, Ad Atticum, I, 12, 3 260 Plutarque, Vie de Cicéron, XXVIII ; Vie de César ,X 261 Plutarque, Vie de César ,X : ὡς δὴ γυνὴ γυναῖκα παίζειν προὐκαλεῖτο 262 Cicéron, Ad Atticum, I, 12, 3 : cum veste muliebri ; Ad Atticum , I, 13, 3 : venisse eo muliebri vestitu virum ; De Haruspicum Responsis , III,4 : muliebri ornatu 96 Cicéron énumère les éléments du déguisement de Clodius parmi lesquels figurent une harpe, chose répétée par Plutarque, affirmant cette fois clairement que Clodius s'était fait passer pour une joueuse de harpe263. Malgré le caractère satirique du texte, Juvénal abonde dans le même sens lorsqu'il dépeint la célébration de Bona Dea comme une fête accompagnée par de la musique264, quoique selon sa version, Clodius serait venu déguisé en joueuse de flûte et non de harpe. On peut de toutes manières parfaitement admettre que harpes et flûtes se mêlaient à la fête, l'important étant que des joueuses de musique étaient présentes durant le sacrifice nocturne. C'est une information supplémentaire sur le type d'esclaves participant à la célébration. En quelle mesure pouvaient donc participer ces esclaves, servantes ou musiciennes? N'étaient-elles présentes qu'en leurs qualités précises de personnel attaché au service de leurs dominae, ou prenaient-elles part au rituel en soi? Cicéron apporte une réponse possible à cette question lorsqu'il décrit avec précision l'habillement de Clodius, composé d' "une robe de couleur de safran, une coiffure, une chaussure de femme, des rubans de pourpre, une harpe"265. La robe couleur safran ainsi que les bandelettes de pourpre renvoient à un autre culte à mystères : celui de Bacchus-Dionysos. Ainsi que le montre G. Sauron266, le safran et le pourpre qui composent les vêtements des protagonistes de la fresque de la Villa des Mystères267 sont des couleurs rituelles attachées à Dionysos. Or, la musique est un art très présent dans le contexte bacchique, il est possible que les joueuses de musique portent ces couleurs en leur qualité de musiciennes. Par ailleurs, Properce cite à deux reprises la présence de rubans de pourpre dans la légende d'Hercule au bois de Bona Dea, l'une à l'entrée de l'enclos et l'autre dans les cheveux de la vieille prêtresse. Les rubans de pourpre correspondent donc bien à un attribut rituel des mystères de Bona Dea. Ainsi, la présence dans un contexte rituel de mystères de ces couleurs particulières permet d'envisager que les esclaves présentes prenaient part d'une certaine manière aux rites qui se déroulaient cette nuit là. 263 Cicéron, De Haruspicum Responsis, XXI, 44 ; Plutarque, Vie de César , X II, 6, 314-345 265 Cicéron, De Haruspicum Responsis, XXI, 44 : P- Clodius a crocota, a mitra, a muliebribus soleis purpureisque fasceolis, a strophio, a psalterio 266 G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystères à Pompéi. Mémoires d'une dévote de Dionysos , Paris 1988 , pp. 75-76 267 Dont une servante, portant sur un plateau des rameaux consacrés et cachant peut être des objets dans les pans de sa robe. 264 97 2.2. Cérès "Comme ces sacrifices étaient empruntés des Grecs, l'administration en fut toujours confiée à des prêtresses grecques, tout ce qui les concernait fut toujours appelé d'un nom grec. Mais, en choisissant dans la Grèce une femme pour leur apprendre ces sacrifices et pour en avoir l'administration, nos ancêtres ont voulu qu'elle devint citoyenne, afin que ce fût une citoyenne qui sacrifiât pour des citoyens, et qu'elle honorât les dieux par des rites étrangers, mais avec l'esprit et l'âme d'une Romaine. " Cicéron, Pro Balbo, 55268 Ces quelques lignes de Cicéron résument parfaitement la situation des prêtresses de Cérès à Rome. Dans le cadre de ces mystères d'origine grecque, les Romains, comme pour Magna Mater ou Esculape, voulurent que le culte soit désservi par un clergé compétent, scientia peregrina, dans la langue d'origine qui est le grec et par une prêtresse parfaitement instruite dans les rites. Or qui, si ce n'est une prêtresse originaire d'une ville d'où le culte provient, serait la plus à même de diriger les cérémonies avec justesse et en accord avec la tradition? De ce texte, nous étudierons donc successivement les différents éléments qui caractérisent cette prêtresse de Cérès. En premier lieu, et ça vaut la peine de le remarquer ; il s'agit d'une femme. Comme le fait remarquer justement B. S. Spaeth269, jusque là, tous les cultes de Cérès à Rome étaient désservis par un clergé masculin ; le flamen Cerlialis qui se chargeait 268 quae cum essent adsumpta de Graecia, et per Graecas curata sunt semper sacerdotes et Graeca omnino nominata. Sed cum illam quae Graecum illud sacrum monstraret et faceret ex Graecia deligerent, tamen sacra pro ciuibus ciuem facere uoluerunt, ut deos immortalis scientia peregrina et externa, mente domestica et ciuili precaretur. 269 B. S. Spaeth, p.104 98 de la célébration des Cérialia , quant à la triade plébéienne, c'étaient les édiles de la plèbe qui en avaient la charge, notamment durant les ludi Ceriales. Qu'une femme possède une prêtrise de Cérès à Rome est donc un élément tout à fait nouveau dans le paysage religieux romain. En même temps, dirons nous, quoi de plus naturel qu'une femme dirige des cérémonies destinées aux femmes, surtout dans un contexte thesmophorien si marqué. Là aussi, un élément particulier survient si on compare les sacra Cereris avec les Thesmophories athéniennes : c'est une deae vetustis ritibus perita antistes270 à qui Rome fait appel, selon l'expression de Valère Maxime, qui confirme ainsi la version rapportée par Cicéron. Si Rome fait appel à une prêtresse instruite des rites, cela signifie que cette femme possède une connaissance spécifique, relative au culte de Cérès, dans un complexe de rites appelant non pas deux femmes désignées chaque année parmi une assemblée des femmes pour diriger les rites, comme à Athènes, mais qu'il y avait dans ces villes de Sicile ou de Grande Grèce des prêtresse attitrées aux sacra Cereris. Ces femmes portaient le titre de prêtresses de Cérès de manière permanente, ce que confirme l'épigraphie funéraire271. Nous connaissons ainsi Favonia, fille de Marcus et sacerdos Cereris Publica Populi Quiritium Romani. Plusieurs autres témoignages funéraires de prêtresses de Cérès viennent s'ajouter à cette inscription, dont certains hors de Rome, comme à Formiae272, Amiternum (?)273 ou Pompéi274, confirmant la continuité des mystères de Cérès hors de Rome, probablement dans des villes méridionales où ces sacra et des institutions sacerdotales liées à elles existaient avant l'introduction à Rome. La prêtrise de Cérès dans le cadre des mysteria semble répandue et habituelle dans les villes grecques d'Italie du sud. Peut être est-il possible de mettre cette différence par rapport à Athènes sur le compte des métropoles, des colonies en question, puis de l'influence des colonies sur les territoires alentours. En effet, la démocratie athénienne restait bien particulière à cette cité, et de nombreuses autres telles Naples issue de Cumes, ou Syracuse, qui est une colonie de Corinthe aux célèbres tyrans, n'étaient sûrement pas aussi ouverts au principe d'assemblée dirigée chaque année par de nouvelles personnes choisies en son sein. De fait, cela explique peut être que les rites de Cérès aient été organisés sous la houlette de prêtresses attitrées. 270 271 272 273 Valère Maxime, Fact. et Dict. memor., I, 1, 1 CIL 1², 973 = 1106 = CIL VI, 2181 = ILS 3342 = Dessau 3343 CIL, X, 6109 CIL IX, 4200 99 Cette idée de rapport entre pouvoir religieux et pouvoir politique se voit renforcée en examinant les inscriptions épigraphiques. En effet, les hommes cités aux côtés des prêtresses en tant que membres de leur famille occupent souvent des positions élevées dans le gouvernement local275. Ceci vient conforter les dires de Cicéron au sujet des prêtresses Siciliennes de Catane, qu'il dit être probatae ac nobiles mulieres276. C. E. Schultz277 a vu dans ces femmes nobles les seules antistitae citées par Cicéron ; selon moi, il ne faut pas séparer les intendantes des prêtresses puisque la formule exacte est sacerdotes Cereris atque illius fani antistitae, ce qui signifie plutôt que toutes les membres du clergé de Cérès sont de haute naissance. Peut être une différence de hiérarchie sociale pouvait exister au sein même de ces couches élevées de la population, expliquant que certaines étaient prêtresses et d'autres intendantes, mais dans tous les cas il s'agit de femmes nobles. Les prêtresses que Rome a appelées étaient donc issues des classes dirigeantes locales, ce qui vient contredire l'idée de J. Scheid selon laquelle les prêtresses de Cérès étaient de rang social inférieur278. Il faut entendre par là inférieur aux autres prêtres, mais mis à part son origine étrangère, la prêtresse de Cérès était choisie parmi une élite locale, équivalente à l'élite romaine. Il n'y a donc pas lieu de penser qu'elle leur était inférieure en terme de noblesse de naissance. Par ailleurs, Rome ne se contenta pas de faire venir des prêtresses grecques à Rome, celles-ci furent reçues en tant que sacerdotes publicae, titre éminemment vénérable puisque seules les Vestales partageaient avec elles ce statut! Rome les a voulues publiques afin qu'elles puissent célébrer des Publica sacra, quae publico sumptu pro populo fiunt279. Cicéron lui-même avait appuyé sur le fait qu'elles effectuaient des sacra pro ciuibus280, tout comme les inscriptions funéraires que nous avons vues auparavant en témoignent. Ceci du même coup démontre une bonne fois pour toutes le caractère officiel des mystères de Cérès à Rome, importés par la volonté du sénat et du peuple probablement pour le salut de Rome dans un moment critique, et qui se sont intégrés dans la religion romaine comme un culte publicus malgré le 274 275 276 277 278 279 CIL X, 1036 = ILS 6365 C. E. Schultz, Women's religious activity in the Roman Republic, , 2006 , p.78 Cicéron, Verr. , IV, 99 C. E. Schultz, 2006, p. 142 J. Scheid, La religion des Romains, Paris 1998 , p. 114 et p. 120 Festus, 284 L 100 nécessaire secret qui entourait ses rites. Les autorités romaines ont un contrôle entier sur ces rites, depuis la décision de son introduction jusqu'à la distribution des fonds nécessaires pour le culte, puisqu'il ne s'agit pas uniquement de dévotions de femmes. Au contraire, l'intérêt de ce culte, pour un Romain tel que Cicéron, réside en ce qu'il est effectué au nom du peuple Romain ,et pour lui en assurer des bénéfices. S. B. Pomeroy a noté par ailleurs qu'avec les Vestales, les prêtresses de Cérès étaient les seules femmes à pouvoir dépenser les fonds publics octroyés281, et donc en avoir l'administration, ce qui devait faire partie des privilèges des sacerdotes publicae. Bien entendu, pour pouvoir être sacerdos publica, il fallait être citoyenne romaine. Aussi, on choisit une prêtresse grecque pour la connaissance des rites, et Rome en fit une citoyenne afin "qu'elle honorât les dieux par des rites étrangers, mais avec l'esprit et l'âme d'une Romaine." La qualité de sacerdos publica allant de paire avec la naturalisation romaine, le prestige qui incombait aux prêtresses de Cérès était véritablement exceptionnel dans tous les sens du terme ; à la fois très grand et très rare, puisqu' aucun membre d'un quelconque clergé étranger ne reçut jamais ni la citoyenneté romaine, ni la qualité de sacerdos publicus. Le cas des prêtresses des sacra Cereris à Rome est donc véritablement unique. Le fait d' "importer" une prêtresse ouvre d'autres questionnements, notamment au sujet de son statut marital. Il ne paraît pas vraisemblable que Rome ait fait venir des prêtresses mariées qui se sépareraient de leur époux pour s'installer à Rome et devenir citoyenne, ou de faire venir avec elle toute sa famille, une famille de haute lignée rappelons le. Il aurait fallu que soit elle reçoive seule la citoyenneté romaine, ou que celle-ci incombe également à sa famille. Rien de tout cela n'est cité de toutes manières, et il y a toutes les raisons de penser que les prêtresses sont toujours venues seules, sans famille avec elle. Les inscriptions répertoriées précédemment prouvent pourtant que des prêtresses de Cérès pouvaient avoir été mariées et avoir eu des enfants. Que penser du témoignage de Tertullien sur les prêtresses de la Cérès Africaine, qui affirme que les prêtresses de Cérès devaient demeurer célibataires après s'être séparées de leur mari et vivre en veuves avec le consentement de leurs époux282? Il les accuse encore de trouver leur propre remplaçante auprès de leur mari et de vivre 280 281 282 Cicéron, Pro Balbo, 55 S. B. Pomeroy, Goddesses, Whores, Wives and Slaves, 1975 , p. 214 Tertullien, De monogam., XVII, 4 101 en dehors de tout contact avec les hommes, fuyant même jusqu'aux embrassements de leurs fils pour autant de temps que dure le sacerdoce283. Ceci a le mérite de prouver que les prêtresses de Cérès pouvaient avoir été mariées et avoir eu des enfants. Mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit de la Cérès Africaine, dont le culte diffère en plusieurs points du culte romain de Cérès, et que le témoignage est relativement tardif. Tirer des conclusions sur un célibat obligatoire des prêtresses de Cérès et une séparation de corps avec son époux serait hâtif. Parmi les inscriptions relevées, ainsi que le fait remarquer C. E. Schultz, il est probable (et certain pour la dernière inscription) que la prêtresse de Cérès était veuve pendant au moins une partie de son ministère284. Ainsi qu'elle l'affirme un peu plus loin, il est assez raisonnable de penser que les prêtresses de Cérès étaient soit veuves, soit des femmes âgées non-mariées. Cette hypothèse est appuyée par la description que donne Cicéron des prêtresses et intendantes de Cérès à Catane, qui sont maiores natu285. On peut donc penser que la prêtrise de Cérès appelait surtout des femmes âgées libérées de tout devoir conjugal, plutôt que des femmes encore mariées qui devraient éventuellement se séparer de mari et enfants. Dans l'extrait du Pro Balbo, Cicéron laisse planer un doute quant au nombre de prêtresses qui officiaient en tant que sacerdos publica. Faut il comprendre que Rome en a importé plusieurs en même temps, ou bien une seule et que le pluriel viendrait de la somme de toutes les prêtresses ayant officié? L'épigraphie résout ce problème en nous livrant l'inscription de Casponia, Sicilienne et "grande prêtresse publique de Cérès pour le peuple Romain"286. Comme le propose H. Le Bonniec287, "il se peut qu'à l'origine une seule prêtresse ait suffi pour célébrer à Rome les rites nouveaux" comme le suggère le terme illam dans le Pro Balbo. Cependant, "très tôt et peut être même dès son adoption, le culte grec de Cérès a dû exiger la présence simultanée de plusieurs prêtresses", ce qui justifierait l'existence d'une maxima sacerdos. Quel intérêt y aurait-il à avoir une grande prêtresse sans hiérarchie subalterne? 283 284 285 286 287 Tertullien, Ad uxor. , I, 6 C. E. Schultz, 2006, p. 78 Cicéron, Verr. , IV, 99 CIL VI, 2181 = Dessau 3343 H. Le Bonniec, 1958, p. 397 102 Rome fit donc appel à des spécialistes des sacra Cereris afin d'effectuer les rites conformément à la tradition, mais les prêtresses ne constituaient pas les seules actrices de ces initia. Les prêtresses étant consacrées dans leur rôle, les initiations dont elles avaient la charge s'adressaient donc à d'autres personnes. Lors de l'annonce de la défaite de Cannes, Tite-Live explique l'arrêt des célébrations du sacrum anniuersarium Cereris car "il n'y avait pas, à ce moment, une matrone qui ne fut en deuil"288. Se référant également à la défaite de Cannes, Festus confirme les dires de Tite-Live : " Des fêtes (grecques) de Cérès importées de Grèce, que les matrones célébraient en l'honneur de la découverte de Proserpine."289. Par ailleurs, au sujet des rites de Cérès à Catane, Cicéron mentionne le temple de Cérès dont l'accès, autorisé aux femmes, était strictement interdit aux hommes ; les ministres du culte étaient des mulieres ac uirgines290, puis à Rome qu'il n'y aura pas d'initiations pour les femmes, si ce n'est à Cérès selon le ritus Graecus291. Comme nous pouvions nous en douter de par le caractère thesmophorien des sacra Cereris, la littérature confirme bien que les mystères de Cérès n'étaient ouverts qu'aux femmes seules. C'est d'après la formule mulieres ac virgines de Cicéron qu'il conviendra à présent d'étudier les femmes présentes durant ces rites. Mis à part les participantes aux rites à Catane qui sont nommées mulieres, tous les autres auteurs se réfèrent au terme de matronae, ou encore de feminae, quibus mariti erant292. Ainsi, les historiens sont unanimes pour affirmer que les mystères de Cérès s'adressaient, entre autre, aux matrones. Le terme de "matrone" pose toutefois problème : qui était considérée matrone à Rome? Juste avant de citer les sellisternes et les veillées religieuses des "femmes qui sont mariées", Tacite les nomma également matrones. Le mariage seul faisait-il donc la matrone? Ce n'est pas l'avis de B. S. Spaeth qui interprète le terme de "matrone" comme "femme issue de la classe supérieure"293. Cet avis est motivé par l'utilisation que Tite-Live fait de ce terme en dehors du contexte des sacra Cereris, et qui laisserait penser que seules les 288 Tite-Live, XXII, 56, 5 : quia nec ulla in illa tempestate matrona expers luctus fuerat. 289 Festus, p. 86 L 290 Cicéron, Verr. , IV, 99 291 Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21 292 Tacite, Ann, XV, 44, 2 ; au sujet des veillées matronales en général, dont celles de Cérès et Proserpine. 293 B. S. Spaeth, 1996, p. 107 103 aristocrates participaient aux mystères de Cérès. Cette théorie est intéressante si on souhaite mettre en rapport la classe sociale des participantes avec une certaine idéologie qu'on retrouverait dans le culte de Cérès, et c'est sur cette base qu'elle poursuit son étude de la participation féminine dans les rites de Cérès. Pourtant, il ne me semble pas convainquant de ne placer dans la catégorie des matrones les seules femmes de haute lignée. En effet, après avoir étudié la participation des femmes dans le sacrificium pro populo de Bona Dea, nous avons constaté que les femmes présentes durant ce rite, en dehors des vestales, étaient dites nobilissimae feminae ou encore matronae honestissimae. Le caractère aristocratique du sacrifice nocturne de Bona Dea est absolument indéniable, or ce n'est pas le cas pour Cérès. On peut penser que dans le cas où seules des aristocrates auraient pu participer, un tel fait aurait été souligné. Dans les descriptions des conséquences de la défaite de Cannes sur le sacrum anniversarium, les cérémonies doivent être arrêtées car il ne se trouvait aucune matrone qui ne soit pas en deuil. Pour être en deuil d'un soldat, il fallait certes qu'il soit assez fortuné pour être mobilisable. Mais il y a une distance assez large entre le non mobilisable et l'aristocrate. L'hypothèse de la matrone, seulement aristocrate, est à exclure. C'est J. Gagé qui, sensible à la signification de la matrona liée en premier lieu aux plans religieux et social, apporte la définition la plus satisfaisante : "le terme de matrona paraît clair : il désigne une femme mariée en justes noces, de condition non seulement libre, mais encore socialement relevée, quoiqu'il n'y ait pas d'apparence qu'un rang déterminé ait été exigé pour avoir droit au titre ; il est naturel, le nombre des femmes remplissant ces conditions ayant régulièrement augmenté à travers les cens de la République et s'élevant, pour le seule ville de Rome, à plusieurs milliers au moins au dernier siècle, que, dans les rites les plus solennels où une participation matronale était requise, par exemple aux Jeux Séculaires d'Auguste, où elle était réglée d'avance jusque dans son chiffre exact, les matrones convoquées aient été choisies seulement dans les ordres supérieurs."294. Un peu plus loin, il donne comme argument les matronae entourant Verginia pour justifier l'idée selon laquelle on ne peut pas considérer les matrones les plus anciennement nommées comme issues des classes privilégiées, c'est à dire au patriciat jusqu'au milieu du 4e siècle. Une centaine d'années sépare ces matrones-ci à l'introduction des sacra Cereris à Rome, sans nul doute le processus aboutissant aux restrictions de l'Empire est déjà en 294 J. Gagé, Matronalia, 1963, p. 222 104 marche, mais sûrement pas encore assez important pour devoir lier les matrones aux seules aristocrates. Par ailleurs, en affirmant qu'il n'y aurait pas d'initiation pour les femmes sauf à Cérès, l'idée que les sacra comportaient une initiation sous-entend que celle-ci était une expérience à priori unique295. Or, la singularité d'une initiation laisse penser qu'il y avait un renouvellement des fidèles, et qu'éventuellement, d'une année à l'autre les participantes n'étaient pas forcément les mêmes. Dans le cas où seules des aristocrates auraient pu participer, le nombre de participantes potentielles aux initia aurait été du coup relativement faible. Nous ne savons rien des conditions de recrutement des participantes au sacrum anniversarium, mais cela n'étant pas, comme pour Bona Dea, une prescription liée directement, ou plutôt presque uniquement, au salut du peuple Romain, comme nous le verrons, les rites de Cérès comportent de fait une place à l'expérience personnelle. Nous sommes en droit de penser que les participantes aux mystères de Cérès y venaient par leur propre volonté, animées d'une dévotion qui ne leur était pas dictée par le devoir, ou pas uniquement du moins, mais par un certain engagement personnel. Ainsi que le dit H. Le Bonniec : " Il n'y a pas de raison de douter de la ferveur des matrones envers Cérès, qui leur offrait à Rome même une sorte d'équivalent, mais bien moins prestigieux, des émotions mystiques qu'Eleusis réservait à ses élus : parmi les Romaines, seule une petite minorité pouvait espérer faire un jour ce pèlerinage sacré."296 . Si en effet, l'engagement personnel était la motivation des participantes, il n'y a pas lieu de penser que la participation se restreignait aux seules aristocrates, dont la participations aux rites nocturnes de Bona Dea était motivée non pas par conviction propre, mais par le seul rang social. Outre la nécessité d'être mariée, le terme de matrone indique que les participantes sont obligatoirement de citoyenneté romaine, étant donné que le matronat est une spécificité romaine qui n'existe nulle part ailleurs. Enfin, J. Gagé s'est interrogé sur le rapport entre le la matrona et la mater297. En comparant les 295 Sauf dans les cas d'initiations à plusieurs degrés comme c'était le cas à Eleusis, mais rien ne permet de penser qu'il y aurait ici une initiation à plusieurs degrés, mis à part peut être, une initiation et un vécu rituel différent selon que les participantes venaient en tant que matrona, ou en tant que filia. Dans tous les cas, l'expérience de l'initiation devait rester unique selon la catégorie féminine à laquelle on appartenait. Sachant qu'initia vient d'initiare, signifiant "commencer", cette interprétation est tout à fait plausible. 296 H. Le Bonniec, 1958, p. 437 297 J. Gagé, Matronalia, 1958, pp. 223-224 105 définitions données par les grammairiens d'Aulu-Gelle à Isidore de Séville, il constate que la matrone est la femme mariée ayant la capacité virtuelle de la maternité. Ceci est d'autant plus important que les sacra Cereris impliquent le rapport sacré entre la Mère et la Fille. Aussi, on peut penser toute femme mariée, correspondant aux critères de la matrone, mais pas nécessairement mère elle-même, pouvait participer à ces rites. Son statut seul d'épouse lui conférant la capacité de la maternité, l'assimilait à la Mère dans les rituels. Dans ces rites où sont célébrés les liens entre Cérès et sa fille Proserpine, la présence des filles des matrones est prévue. Ce devait être organisé d'une manière similaire aux rites accomplis à Catane où Cicéron cite la présence des virgines. Cette affirmation est étayée par la version de la défaite de Cannes de Valère Maxime qui cite comme participantes endeuillées aux rites de Cérès des matres ac filiae conjugesque et sorores298. Le terme seul de matrones peut, dans un contexte rituel, englober autant les femmes mariées que celles qui ne l'étaient pas, comme le rapporte J. Gagé299. Cela permet à B. S. Spaeth de conclure que non seulement des matrones mariées ainsi que leurs filles étaient présentes, mais que toutes sortes de femmes, mariées ou non, âgées ou jeunes, prenaient part aux sacra Cereris. "The two categories of matron and maiden correspond to the mythic roles of the two goddesses. Through their reenactement of the central myth of the cult, these women define the parameters of their roles in Roman society."300 298 299 300 Valère Maxime, I, 1, 15 J. Gagé, Matronalia, p. 143 B. S. Spaeth, 1996, p. 109 106 2.3. Bacchus Bien que de nombreux documents épigraphiques, archéologiques ou iconographiques renseignant sur la composition des thiases bachiques sont connus pour l'époque républicaine ou impériale, aucun d'entre eux ne renseigne aussi largement que le récit de Tite-Live sur l'affaire des Bacchanales. Il n'est désormais plus possible de douter de la valeur du témoignage de Tite-Live, malgré les effets incontestablement romancés que celui-ci emploie301. Aussi, il est possible de s'appuyer principalement sur ce récit pour répondre à la question : qui étaient les bacchants de 186 avant J.C.? Et alors, en usant des autres témoignages de diverses natures - littéraires, épigraphiques, archéologiques, épigraphiques - , il sera possible d'obtenir une vue d'ensemble des bacchants italiques durant la période républicaine. Contrairement aux précédents cultes étudiés, les mystères de Bacchus sont les seuls ici à rassembler une foule mixte de fidèles. C'est d'ailleurs une des premières choses que cite Tite-Live, et manifestement un des facteurs apparaissant comme les plus scandaleux. Les cérémonies mêlaient uiros mulieresque, et à peine quelques lignes plus loin, il précise qu'il s'agit de mixti feminis mares, aetatis tenerae maioribus302. Le ton est donné d'emblée ; Tite-Live précise alors le genre de débauches qui en découlait. Aucun mot n'est sûrement plus juste pour désigner les groupes bachiques que le terme de "mixité". Si l'on s'en tient à une lecture naïve et superficielle, quiconque lit une formule telle que "tous les sexes et tous les âges" pense immédiatement qu'en résumé, c'est "tout le monde" qui est impliqué. Que l'on arrive à ce raccourci était probablement l'intention de Tite-Live ; non seulement cela concourt à renforcer les aspects inquiétants et dangereux de la conjuration qu'il 301 J.-M. Pailler fait le point à ce sujet à plusieurs reprises (Bacchus, figures et pouvoirs, 1995, pp. 130-132 ; Bacchanalia, 1988, pp. 61-123) et (ré-)habilite le récit livien. 302 Tite-Live, XXXIX, 8, 5-6 107 s'apprête à exposer, mais il s'avère que la suite du récit confirme une implication générale de la société romaine. Conformément à l'opinion romaine voulant que les femmes soient plus crédules que les hommes et plus sujettes à s'adonner à des superstitions irraisonnées, il apparaît que les mystères de Bacchus soient majoritairement composés de femmes, ainsi que le déclare le consul Sp. Postumius dans son discours303. Celui-ci les désigne clairement comme étant l'origine des Bacchanales romaines, renvoyant aux aveux d'Hispala selon lesquels c'était d'abord un sanctuaire de femmes qui n'admettait aucun homme, mais aussi que les changements se firent par l'intermédiaire d'une femme304. Si l'on considère en effet que les mystères de Bacchus étaient à Rome strictement féminins, il n'est donc pas étonnant que les femmes soient restées numériquement supérieures aux hommes lors de la "découverte" des Bacchanales. D'autant que, comme nous le verrons par la suite, la réforme de la mixité reste récente et ne pouvait encore avoir permis à un trop grand nombre d'hommes d'intégrer les Bacchants. Quelles sont alors les femmes liées au milieu bachique présentes dans la fable de TiteLive? Trois d'entre elles sont spécifiquement nommées, chacune avec un rôle précis au sein de son histoire : il y a la "mère coupable"305 en la personne de Duronia, la courtisane généreuse et ancienne esclave Hispala Fecenia, et la campanienne Paculla Annia, prêtresse inspirée - ou selon le point de vue qu'on prend, dévoyée- de Bacchus, et responsable des modifications dans les rites bachiques. En seulement trois personnages, c'est déjà tout un programme! Il convient donc de s'arrêter sur chacune d'entre elle pour en noter à la fois les spécificités, et observer en quoi elles sont représentatives d'un ensemble plus large. Sachant que Tite-Live présente Aebutius comme fils de chevalier, cela place d'emblée sa mère Duronia dans une frange sociale comparable. Sans appartenir à la haute aristocratie, il n'en fait pas moins partie d'une certaine élite sociale, des forces vives sur lesquelles Rome appuie sa prospérité. Par ailleurs, lorsque celui-ci vient 303 Tite-Live, XXXIX, 15, 9 : mulierum magna pars est, et is fons huiusce fuit Idem, XXXIX, 13, 8 : primo sacrarium id feminarum fuisse 305 D'après l'expression de J.-M. Pailler, Bacchus, figures et pouvoirs, 1995, p. 179 ; l'expression de culpabilité revient chez lui dans Bacchanalia sous le terme de "femme coupable", dont il brosse le portrait (1988, pp. 591-596) 304 108 chercher de l'aide auprès de sa tante paternelle (amita), Aebutia, qui habite l'Aventin. Tite-Live ne manque pas de faire remarquer que cette dernière est une proba et antiqui moris femina306, en somme qu'elle répond aux critères de vertus idéales associées aux femmes honnêtes de bonne condition. Par ailleurs, c'est à Sulpicia, la belle-mère de Postumius, une gravis femina307, que Tite-Live fait faire cette description d'Aebutia ; en effet cette dernière semble la connaître suffisamment pour pouvoir la décrire de la sorte. L'invitation que Sulpicia donne à Aebutia abonde en ce sens ; que Postumius désire arriver pendant leur entretien velut forte laisse penser qu'il arriverait au milieu d'une scène familière, presque habituelle. Ce n'est donc pas trop s'avancer que de penser que l'ancien mari de Duronia était issu d'une famille qui entretient des relations avec certains membres de la haute société romaine. Cette position se verrait renforcée par l'hypothèse de R. Turcan308, selon laquelle Duronia pourrait être apparentée avec L. Duronius, qui fut préteur en 181 avant J.C. et qui fut chargé de réprimer les restes de la conjuration bachique en Apulie309. Si R. Turcan a raison en poursuivant son raisonnement selon lequel le second mari de Duronia, T. Sempronius Rutilus, est le frère de C. Sempronius Rutilus, tribun de la plèbe en 189 avant J.C., cela place effectivement Duronia parmi l'élite plébéienne310 et à la nobilitas. Par ailleurs, lorsque l'affaire est dévoilée aux sénateurs, Tite-Live insiste sur leur crainte que des membres de leur famille puissent être impliqués dans cette affaire311, chose qui prouve que les rites bachiques pouvaient trouver une certaine popularité jusqu'au sein des classes dirigeantes. Duronia fait alors figure dans le récit livien de l'anti-matrone, le contraire exact de ce que l'élite masculine souhaite pour ses femmes et qu'incarnent Aebutia ou Sulpicia. Elle fait partie au contraire de cette élite féminine bouillonnante de l'après seconde guerre punique, celle qui ose sortir de chez elle en masse pour se rendre sur le forum, en 195 avant J.C., afin appuyer le projet de loi visant à abroger la loi Oppia, cette loi jugée infâme par les femmes de condition aisée car elle restreignait le luxe des vêtements et des bijoux312. C'est aussi cette 306 Tite-Live, XXXIX, 11, 5 Idem, XXXIX, 11, 4 308 1989, p. 303 309 Tite-Live, XL, 19, 9-10, voir aussi ci-dessus " Les Bacchanales italiennes" 310 Ce qui expliquerait aussi l'Aventin comme endroit où vivait Aebutia, sachant que l'Aventin est le quartier plébéien par excellence. 311 Tite-Live, XXXIX, 14, 4 312 Le rapprochement entre le mouvement des femmes romaines pour l'abrogation de la lex Oppia et l'implication des femmes dans les Bacchanales a souvent été fait par 307 109 même élite féminine qui a particulièrement souffert durant les guerres précédentes ; elles durent faire face au quotidien sans la présence de leur mari, parti pendant des années à la guerre, et qui souvent n'en revint pas. On sait que la deuxième guerre punique notamment tua massivement les maris et pères, d'où d'ailleurs l'impossibilité pour les romaines de célébrer le sacrum anniversarium Cereris après la défaite de Cannes. Beaucoup de femmes durent ainsi assumer la direction des affaires domestiques, élever plus ou moins seules leurs enfants orphelins, et vivre constamment dans l'angoisse des évènements à venir313. Ce moment tragique et difficile fut aussi un facteur d'émancipation, puisque privées de l'autorité masculine traditionnelle, elles se retrouvèrent à vivre des situations auxquelles les femmes n'étaient pas habituées, de même qu'elles purent prendre des initiatives qui ne leur étaient normalement pas autorisées. Comment ne pas songer au phénomène comparable qui eut lieu au début du XXe siècle, à la 1ere Guerre Mondiale, lorsque les femmes, veuves ou dont le mari était retenu sur le front, durent prendre en charge les affaires domestiques, l'éducation des enfants, faire fonctionner l'économie et ellesmêmes gagner de quoi nourrir leur famille. La réaction qui suivit la fin de cette guerre fut comparable, et on assista à une "libération féminine" durant les Années Folles, caractéristiques par l'envie pressante de profiter de la vie et par une mode jugée alors scandaleuse : celle de la garçonne aux cheveux courts et à la silhouette androgyne. Après la matrone de bonne famille vient Hispala, la courtisane affranchie (scortum libertina), demeurant elle aussi sur l'Aventin314. A plus d'une reprise, TiteLive ressent le besoin de la défendre et de la rehausser, notamment au sujet de son métier de courtisane ou de sa relation avec Aebutius, son jeune amant, qu'elle a d'ailleurs institué légataire universel après avoir demandé un tuteur aux tribuns et au préteur puisque son patron était mort315. Lorsque ce dernier lui annonce son intention de se faire initier aux mystères bachiques et qu'elle essaie de lui en dissuader, elle explique qu'alors qu'elle était encore enfant (puellam) et petite esclave (ancillam), elle les historiens dont G. Freyburger, 1989, p. 203, D. et Y. Roman, 1994, pp. 122-124, J.-M. Pailler (1988, p. 523). Ce dernier cite par ailleurs C. Gallini (1970, pp. 30-32) qui souligne la récurrence de tels mouvements féminins de masse entre la fin du IIIe siècle et le début du 2e siècle avant J.C. (en 216, 214, 213, 195). 313 L'ensemble de ces manifestations ont été étudiées par A. J. Toynbee dans Hannibal's Legacy, Oxford, 1965. 314 Tite-Live, XXXIX, 9, 5 et 12, 1 315 Idem, XXXIX, 9, 5-7 110 était entrée dans le sanctuaire pour accompagner sa maîtresse, mais qu'elle n'y était plus retournée depuis son affranchissement316.Un peu plus loin, elle avoue encore au consul qu'elle ne s'était pas contentée d'accompagner sa maîtresse dans le sanctuaire, mais qu'elle s'y était aussi fait initier317. On peut assez raisonnablement comparer l'ancienne maîtresse d'Hispala à Duronia, et penser que toutes deux devaient posséder un rang social relativement semblable. Cette précision est hautement intéressante ; en effet on sait ainsi d'une part que l'initiation était accessible autant aux personnes de condition libre qu'aux esclaves, et d'autre part que les gens libres étaient initiés avec les esclaves318. Maîtresses et servantes matrones et courtisanes, femmes mûres et enfants, se trouvaient à égalité dans l'initiation, côte à côte. Et si Hispala n'y est pas retournée une fois affranchie, ce n'est pas à cause d'un quelconque empêchement religieux ou social, mais parce qu'elle ne souhaitait plus participer à ces célébrations dès lors qu'elle en avait le choix. Tite-Live la présente finalement aussi comme un anti-modèle, tout comme pour Duronia. Elle figure ici comme l'anti-modèle de la courtisane bacchante dont Plaute s'était plût à dépeindre les vices à l'époque même des Bacchanales, dans sa pièce des Bacchides. Il y dépeint deux courtisanes, toutes deux nommées Bacchis, qui usent de leurs charmes avec ruse pour extorquer de l'argent à deux jeunes gens puis à leurs pères qui finissent également séduits par elles. En somme, l'image même de la courtisane dangereuse qui peut ruiner d'honnêtes familles ainsi que les espoirs de jeunes gens. A l'inverse, Tite-Live insiste sur le désintérêt d'Hispala à l'égard d'Aebutius, à qui elle veut même léguer tout ses biens, et qu'elle protège généreusement d'une compromission horrible et définitive. Comme J.-M. Pailler l'a fait judicieusement remarquer, il y a une exacte inversion d'attributs entre Duronia et Hispala : c'est Duronia qui est prête à compromettre l'avenir de son fils en l'entraînant dans les Bacchanales alors que le rôle maternel incombe à Hispala qui pare à l'avarice des parents d'Aebutius par sa générosité319 et qui veut le protéger du danger des initiations de Bacchus. Enfin, il y a Paculla Annia, qui n'intervient pas de manière directe dans le récit de Tite-Live mais qui y joue un rôle essentiel. Son nom vient au devant de la scène à travers les aveux d'Hispala ; cette dernière affirme que Paculla Annia, originaire de 316 317 318 Idem, XXXIX, 12, 6 et 10, 5 Tite-Live, XXXIX, 12, 6 Idem : se ancillam initiatam cum dominae ait 111 Campanie, a tout modifié durant son sacerdoce tamquam deum monitu. Elle s'est ainsi mise à initier des hommes, ses fils Minius et Herennius Cerrinius les premiers. Elle a également déplacé les cérémonies la nuit, alors qu'elles se déroulaient initialement de jour, et enfin, elle a fait passer les jours dédiés aux initiations de trois par an à cinq par mois320. Nous apprenons ainsi qu'il devait y avoir à Rome une communauté d'étrangers, tout au moins de campaniens, qui prenaient part à la vie religieuse romaine, de manière non officielle, mais qui pouvait y tenir des honneurs religieux tels que la prêtrise de Bacchus. Ainsi que l'a fait remarquer de nombreux historiens tels R. Turcan, depuis plusieurs années, Rome était le point de convergence de nombreuses nations voisines : "Campaniens ruinés qui ont joué la mauvaise carte carthaginoise ; Toscans éprouvés eux aussi, tant par la conquête romaine que par les révolutions sociales qui avaient bouleversé l'Etrurie décadente ; Grecs d'Italie méridionale qui viennent trafiquer au Forum Boarium"321. Le fait que Minnius Cerrinius ait été désigné comme faisant partie des chefs de la conjuration va dans le sens d'un groupement d'émigrés, jetés à Rome par les aléas que leurs contrées d'origine connurent quelques années auparavant. De la catégorie sociale de Paculla Annia, on ne sait pas grand chose si ce n'est que les prêtresses des rites bachiques étaient choisies à tour de rôle parmi les matrones, et que les changements étaient intervenus durant le sacerdoce de Paculla Annia, ce qui assimile de fait la prêtresse à une matrone322. Elle devait donc jouir d'un statut social au moins correct et d'assez de prestige pour être choisie en tant que prêtresse par les matrones romaines. Il est possible qu'elle ait fait partie d'une famille campanienne aisée et éminente, ce qui justifierait la présence de son fils à la tête de la conjuration, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Bien que citée par Hispala, la prêtresse campanienne reste entièrement absente des évènements de 186 et il est impossible de dire quel rôle éventuel elle a pu y jouer. Tout au plus, on peut penser qu'elle devait être alors déjà vieille, si ces changements sont intervenus pendant qu'Hispala était encore esclave, donc plusieurs années en arrière, et que ses fils étaient probablement alors adolescents, puisqu'il était interdit d'initier des hommes de plus de vingt ans323. Il serait toutefois étonnant que Tite-Live n'ait pas mentionné le sort fait à la prêtresse 319 320 321 322 Tite-Live, XXXIX, 9, 6 Idem, XXXIX, 13, 9 R. Turcan, 1989, p. 300 Tite-Live, XXXIX, 13, 8-9 112 responsable de tous ces détournements s'il l'avait connu, ce qui laisse penser que ni les annales familiales de Postumius ni les registres romains n'en avaient gardé trace. Si Paculla Annia se trouvait dans un âge avancé, il est aussi possible qu'elle soit déjà morte lorsque l'affaire éclate. Cette hypothèse ne saurait toutefois être assurée, puisque nous ignorons pareillement ce qui advint de la mère d'Aebutius, et qu'il se pourrait simplement que Tite-Live ne se soit pas préoccupé de raconter le sort personnel fait aux femmes coupables de son histoire, ou que leur sort lui était inconnu. Du côté des hommes liés aux Bacchanales, Tite-Live cite d'abord le graecus ignibilis, sacrificulus et vates324 comme l'origine de la contagion des Bacchanales de Grèce en Etrurie. Il le présente comme un personnage vil, sans les lumières de la culture grecque mais uniquement porteur de supertitiones, qui n'initia d'abord que peu de personnes325. Ces initiations se propagèrent finalement largement aux hommes et aux femmes. On ne peut toutefois pas déduire que cette propagation à grande échelle soit directement dûe au devin grec, mais il serait plus logique de considérer que les initiés se firent eux-mêmes initiateurs, ce qui eut pour effet de rapidement multiplier le nombre des initiés. Les mystères de Bacchus sont donc introduits en Etrurie par un étranger de basse condition, apparenté à un mystificateur. W. Burkert rattache ce devin grec à la catégorie des prêtres ambulants ou "charismatiques itinérants"326 qui parcouraient les contrées de manière solitaire pour proposer leurs initiations et leurs formules pour le salut. Il ajoute que ce type de prêtres était très caractéristique des télétai de Dionysos en Grèce ; et il est vrai que présenté tel qu'il l'est par Tite-Live, il fait penser aux "orphéo-télestes" grecs. Nous ne reviendrons pas sur les fils de Paculla Annia puisqu'on a déjà exposé le cas des étrangers campaniens. Ce ne sont toutefois pas les seuls étrangers cités directement par Tite-Live, puisqu'aux côtés de Minnius Cerrinius, le Falisque L. Opicernius figure aussi comme l'un des chefs de la conspiration327. Cela ne fait que 323 324 325 326 327 Idem, XXXIX, 10, 6 Idem, XXXIX, 8, 3 Idem, XXXIX, 8, 5 W. Burkert, Les cultes à mystères dans l'Antiquité, 2003, p. 38 Tite-Live, XXXIX, 16, 6 113 confirmer le conglomérat de nations différentes qui se retrouva à Rome parmi les fidèles de Bacchus. Deux autres chefs sont mentionnés par Tite-Live : les plébéiens Romains M. et C Atinius, dont les noms se retrouvent également à Pompéi sur une inscription dionysiaque328. Dans un même temps, les guerres avaient jeté nombre de petits propriétaires terriens hors de leurs domaines, et c'est aussi à Rome qu'ils étaient venus chercher refuge. On se retrouve donc avec une population de Rome très diverse et bigarrée ; déjà les premières conséquences de l'impérialisme romain se faisaient ressentir au point qu'on peut dire que toute l'Italie trouvait un point de rencontre dans l'Urbs, et plus spécifiquement autour du forum Boarium et de l'Aventin. La plèbe romaine venait s'ajouter aux étrangers, et c'est cette coloration de marginaux rattachés aux mystères dionysiaques qui fit souvent penser que les mystères de Bacchus n'étaient en somme qu'un mouvement social qui s'appuyait sur un fond religieux. Pour C. Gallini, mu par les promesses dionysiaques de liberté, ce rassemblement d'exclus et de marginaux, dont font partie tous les malchanceux et les perdants de ce début de siècle, ainsi que les femmes et les jeunes, tenus sous la dépendance d'un pouvoir marital ou paternel, auraient formé cet alterus populus qu'Hispala désigne329. Allié à une tradition de pythagorisme politico-religieux en vogue dans l'Italie du Sud, cet autre peuple aurait été le représentant d'une volonté démocratique330. "Pour elle, ne ferait qu'un les exigences des tenants de la politique autonomiste, portés à l'alliance avec Hannibal, de l' 'élite indépendante' et, enfin, d'une frange de la société, des marginaux de tout type (chevaliers exclus des honneurs, paysans expulsés de leurs terres, pasteurs des latifundia, esclaves, étrangers, mais aussi épouses privées d'amour et autres parias de la société romaine), ce rassemblement n'ayant eu pour dénominateur commun qu'une volonté de libération sur les voies de l'évasion hors du continuum politico-familial romain grâce à l'orgiasme"331. Nous avons vu en tous cas qu'en Grèce, les femmes sortaient de chez elles pour vivre l'expérience orgiaque dans les montagnes et ainsi échapper à un quotidien pesant et dans lequel elles avaient peu 328 R. Turcan, 1989, p. 304 Tite-Live, XXXIX, 13, 14 330 C. Gallini, 1970, p. 40 331 D. et Y. Roman, 1994, pp. 120-121 ; voir aussi les remarques de M. Mazza, Iura, 1971, p. 175 ; R. Turcan, 1972, pP. 11-12 ; au sujet du rapprochement entre marginaux et prolétaires tel que le conçoit H. Marcuse pour la société américaine post-1968. "A ses yeux, Noirs, femmes ou jeunes cherchaient leur libération, non à l'horizon d'une révolution sociale, mais dans la transgression hic et nunc des normes, de la morale et de l'ordre reçu." (J.-M. Pailler, 1988, p. 104 ) 329 114 de possibilités d'initiatives. Bacchus, le Liber Pater des Romains, est décidément le libérateur ; allié aux caractéristiques du Dionysos grec, il devient l'Etranger, maître de l'étrange, entouré de sa horde bruyante de femmes en délire, créant le désordre sur son passage en renversant les choses établies, même seulement momentanément. A lui seul, il constitue tout un programme pour ces étrangers démoralisés par les malheurs de leur temps, pour les esclaves, pour les Romains qui possèdent peu ou ont tout perdu, enfin pour les femmes et les enfants qui sont à l'honneur dans ses mythes et ses rites. A eux tous, il est promesse de liberté et de pouvoir que la société romaine n'est pas en mesure de leur assurer. Il a en tous cas la capacité intrinsèque de rassembler autour de sa personne tous ceux qui ne trouvent pas leur place au sein du modèle de société que Rome offre alors, ceux qui ne prennent pas part au partage de richesses qui suivit les guerres. Cette vision de Bacchus comme dieu des marginaux en rupture avec la société est toutefois à nuancer. En effet, nous avons vu que Duronia était une initiée à Bacchus et que c'est sur proposition du beau-père d'Aebutius que celle-ci voulait faire initier son fils. Si Duronia entre dans la catégorie des femmes que Bacchus rassemble, ce n'est pas le cas du beau-père, qui est probablement initié également, ou qui doit être suffisamment proche du milieu des Bacchanales pour être au courant que celles-ci seraient le moyen idéal pour corrompre Aebutius. Or, si c'est bien son frère qui fut tribun de la plèbe en 189 avant J.C., on ne peut pas vraiment dire qu'il fasse partie de ces familles de chevaliers privés des honneurs. Il en va de même des familles sénatoriales, pour lesquelles les sénateurs, avertis de la conjuration, craignent quelque implication dans l'affaire. Ceux-là à priori, n'ont rien à revendiquer. Ils font partie de la classe dirigeante, ou sont appelés à le devenir dans le cas des jeunes hommes, ils détiennent la majeure partie des richesses issues des guerres et représentent les fondements idéologiques mêmes de la société romaine. Si les mystères de Bacchus étaient uniquement la conséquence d'une convergence de frustrations sociales, les sénateurs n'auraient rien à craindre. Nous savons que le bachisme était populaire dans les milieux aristocratiques étrusques et qu'il contribuait à consolider les liens entre les familles de haut niveau social ; par ailleurs celui-ci était reconnu officiellement dans certaines villes, dont Vulci ou Volsinii332. Cette popularité étrusque se voit confirmée par un nombre important de témoignages archéologiques, de motifs dionysiaques dont 115 la gisante en bacchante de Tarquinia est un des exemples les plus célèbres. L'épisode du suicide des sénateurs capouans vient renforcer cette idée de popularité du dionysisme parmi les noblesses locales. Si en effet, l'organisation de leur suicide est bien dérivé de rites bachiques à caractère funéraire, nous sommes en présence uniquement de membres de la noblesse dirigeante qui auraient prêté serment de fidélité à Bacchus. Et bien qu'un tel suicide puisse être le fait d'un ultime acte de résistance face à Rome, il n'est pas imaginable qu'ils se soient soudain "convertis" au bachisme lorsqu'ils comprirent que leur défaite était inévitable. Le naturel et la sincérité de leur acte, tel qu'il est décrit par Tite-Live, ne permet pas de mettre en doute leur foi (fides) et leur attachement mutuel au travers des liens formés entre eux et à travers la familiarité qu'ils semblent avoir avec les conceptions eschatologiques et funéraires du dionysisme. Il s'agit en ce cas d'authentiques fidèles de Dionysos, desquels on ne pourrait par ailleurs pas supposer de sympathies avec quelque idéal démocratique. La forme d'hommage rituel à Dionysos est par ailleurs particulière et mérite d'être notée ; aucune femme ne se trouve parmi eux, ils banquettent, boivent du vin, et finalement se donnent la main droite en signe de fidélité, comme c'était l'usage en Grèce et à Rome. On ne saurait rapprocher ce bachisme des Bacchanales romaines, pourtant il participe du même mouvement dionysiaque né en Grèce et rappelle inévitablement les Iobacchoï d'Athènes, strictement masculins, dont les activités étaient centrées sur le vin et les banquets333. Cet exemple des sénateurs capouans rappelle que dans toutes les régions de culture grecque, touchées par le phénomène dionysiaque, celui-ci était loin d'être uniforme mais prenait une multitude de visages différents. Pourquoi Philopator auraitil exigé qu'on lui apporte le hieros logos de chaque thiase si celui-ci ne variait pas d'un thiase à l'autre? Chaque groupe, basé sur le régime associatif, disposait d'une entière liberté dans ses enseignements et ses rites, aussi nous avons pu voir qu'il existait des thiases strictement féminins, comme celui, officiel, d'Alcméonis ; de même qu'il existe des groupes uniquement masculins comme les Iobacchoï et enfin des groupes mixtes dans lesquels les hommes reçoivent de préférence les tâches administratives et 332 333 C. E. Schultz, 2006, p. 91 Voir le développement au sujet de l'exclusivité masculine dans le dionysisme en 116 où les femmes ont les honneurs religieux. La liberté associative permit toutes les variations possibles de formes dionysiaques en Grèce, et nous savons aussi que c'est par la voie associative que le bachisme se développa à Rome. C'est d'ailleurs la vie associative qui est la plus visée dans le sénatus-consulte de Bacchanalibus de Tiriolo. Les autorités romaines étaient manifestement très inquiètes des pouvoirs de ces associations, c'est pourquoi faute de pouvoir empêcher les personnes de se réunir, ou d'honorer un dieu reconnu tel que Bacchus, une stricte réglementation fut mise en place. Car comme le rappelle R. Turcan, "le dionysisme n'était pas un délit condamné par les lois et relevant des tribunaux"334. Grâce au senatus-consulte, on en apprend plus sur la manière dont fonctionnaient les associations bachiques sur le territoire italien : "Comme président, qu'il n'y ait ni homme ni femme. Que nul ne détienne ni caisse commune ni magistrature. La promagistrature, que nul n'en revête ni homme ni femme. Qu'après cela, nul ne prenne d'engagement collectif par serment mutuel ni par vœu ni par obligation ni par promesses civiles, que nul n'échange sa parole avec quiconque". C'est bel et bien sur une structure associative que le sénat cherche à légiférer, bien plus que sur le fond cultuel. De toutes ces interdictions, on devine une organisation interne très structurée, dotée d'un pouvoir décisionnel et d'une caisse privée, assurant un financement tout à fait autonome. Un véritable alterus populus, un Etat dans l'Etat. Le sénatus-consulte prend également bien soin de déterminer ce qui est permis ou interdit selon qu'il s'agit d'hommes ou de femmes, ainsi la prêtrise est autorisée aux femmes, mais non pas aux hommes. Cela renvoie probablement au fait qu'initialement, les Bacchanales sont censées avoir été uniquement accessibles aux femmes. Puisque la structure administrative est, en Grèce comme à Rome, l'apanage des hommes, ce mouvement religieux féminin, certes tapageur et peu conforme aux normes religieuses romaines, "ne pouvait représenter un quelconque danger, par son manque de forme et donc d'indépendance"335 . Cela pose malgré tout un problème initial, puisque d'une part Tite-Live fait dire par Hispala qu'à l'origine, les bacchanales romaines étaient féminines, et que d'autre part il accuse un graecus d'être l'introducteur des mystères bachiques en Etrurie. Voilà qui est tout de même Grèce de A. F. Jaccottet, 2003, pp. 80-88 334 R. Turcan, 1989, p. 303 335 A. F. Jaccottet, 2003, p. 91 117 paradoxal, et qui introduit la question de la mixité comme facteur originel ou comme innovation de Paculla Annia, comme l'atteste Tite-Live. Il est généralement admis à présent que les bacchanales romaines étaient formées d'après les groupes existants ailleurs en Italie, là où la mixité était une chose relativement commune. Donc si on tient compte du fait que les bacchanales romaines étaient mixtes dès l'origine, cela revient à considérer que l'argument de la mixité nouvelle et toute fraîchement découverte - qui, comme toute innovation ne peut être que mauvaise dans la mentalité romaine, d'autant plus si elle génère autant de perversions - servait d'excuse pour arrêter des manœuvres rebelles tout en assainissant un culte pour le rendre inoffensif. Après avoir passé en revue l'horizon associatif, très riche en diversité, lié à Dionysos dans le monde greco-étrusque, il est possible de conserver du crédit aux dires de TiteLive. Si effectivement plusieurs courants dionysiaques ont convergé à Rome, portés par des particuliers qui auraient choisi une forme de thiase, mixte ou non, selon leur convenance, il n'est pas déraisonnable de penser que les mystères bachiques romains purent être effectivement strictement féminins à l'origine. Cette hypothèse expliquerait le caractère particulièrement orgiaque des mystères de Bacchus à Rome336, alors que des mystères beaucoup plus axés sur la symbolique existaient déjà dans le monde hellénistique ; or nous l'avons vu, ces derniers étaient surtout le fait de groupes mixtes. Aux femmes la transe, aux hommes le vin et les banquets, aux deux les expériences mystiques élevées ... Et dans le cas des bacchanales romaines, elles auraient alors été pratiquées avec un certain souci de retour au dionysisme originel des femmes faisant les bacchantes, donc sous une forme de bachisme déjà archaïsant337. Paculla Annia n'aurait donc pas introduit une innovation, mais elle aurait constitué une sorte de deuxième génération bachique, la première étant celle arrivée dans la forme strictement féminine. Il y aurait en effet de quoi penser à un complot si, toute campanienne qu'elle est, elle avait modifié les règles cultuelles en faveur de la mixité, qui en soi n'avait rien de choquant dans le milieu bachique, mais dans le but de former 336 Des aspects tels que l'oribasie des matrones en tenue de bacchantes, allant plonger leurs torches dans le Tibre (Tite-Live, XXXIX, 13, 12). Il est intéressant de constater que les hommes sont également en proie à la transe, généralement considérée comme un élément religieux féminin. 337 C'est en tous cas l'avis de G. Freyburger, pour qui les Bacchanales romaines étaient le résultat d'une volonté de retour au sources, conservant les menaces de diasparagmos que semble craindre Hispala lorsqu'elle passe aux aveux. Cela aurait également expliqué les meurtres rituels, semblables à celui de Penthée, et l'incapacité de retrouver les corps des victimes démémbrées (1989, pp. 199-200). 118 ce fameux second peuple prêt à tout pour nuire à Rome. Aucune conclusion ne saurait être tirée ni dans ce sens ni dans un autre en ce qui concerne une possible conjuration réelle, sinon que c'est une possibilité. La seule chose que nous retiendrons pour cette présente étude, et qui nous intéresse déjà plus, c'est que mixité et non mixité cohabitaient en ce temps dans les associations bachiques de l'Italie, sous des formes différentes, parfois plus tournées vers l'aristocratie, dans d'autres cas cristallisant les espoirs ou les désespoirs d'une population marginale. Il en ressort que toutes les catégories sociales purent se retrouver dans les Bacchanales de Rome, que citoyens nobles pouvaient être initiés aux côtés d'esclaves, et qu'ainsi, le principe d'égalité bachique représentait également une dangereuse mise à mal de la stricte hiérarchie sociale romaine d'une part, mais aussi de la famille, ainsi que ce sera mis en évidence dans l'étude plus spécifique des rites bachiques. 119 II. Rôles religieux des femmes dans les mystères 1.Dans les mystères de Bona Dea 1.1. Instruments et symbolismes dans les mystères de Bona Dea Du rite en soi de Bona Dea, nous ne possédons que très peu de renseignements précis. De fait, il est possible de dire que la teneur du sacrifice nocturne est véritablement un mystère. Les seuls rares éléments relatifs au culte de Bona Dea apparaissent soit chez Plutarque ou dans les développements de Macrobe, soit chez des auteurs chrétiens. Autant dire souvent des sources tardives et dont on est en droit de s'interroger sur leur degré de validité. Faute que les anciens considèrent les rites de Bona Dea comme des mystères à proprement parler, peu de cultes se révèlent aussi mystérieux que celui de Bona Dea. Et l'étude de ces cérémonies se résument rapidement plus à l'étude des rumeurs qui avaient cours au sujet des ces rites qu'à leur contenu véritable. Mais, selon l'expression populaire qu' il n'y a pas de fumée sans feu", on ne peut que s'en remettre aux quelques témoignages que l'Antiquité nous a transmis, dans l'espoir de parvenir à mieux appréhender les mystères de Bona Dea. Avant que la cérémonie ne débute, il convient de préparer la maison du consul pour accueillir les rites prescrits. En premier lieu, tous les habitants masculins de la maison doivent la quitter la veille de la cérémonie338, Plutarque précise qu'il n'en reste pas un seul dans toute la maison339. On sait ainsi que l'année où se déroulèrent ces rites dans la maison de Cicéron, celui-ci et ses gens allèrent s'installer dans une maison voisine d'un de ses amis. Tout ce qui était masculin, ou rappelait d'une manière ou d'une autre le masculin devait disparaître; humains, animaux340, objets à connotations masculines. Les objets trop volumineux, tels les images ou les statues, 338 339 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII Vie de Cicéron, XXVIII 120 étaient couverts d'un linge afin de faire disparaître de la vue des femmes, et de la déesse, tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin le masculin341. Lorsque tout ce qui est masculin a enfin déserté le lieu de la future cérémonie, la maîtresse de maison a en charge de décorer sa maison pour les rites342. Les servantes restées auprès de la domina doivent probablement l'aider durant tous ces préparatifs. Plutarque avance que les femmes grecques, rapprochant Bona Dea des mères de Bacchus, la célèbrent en utilisant des branches de vigne comme décoration. En dehors de cela, il est permis de supposer que les décorations étaient faites de plantes et végétaux disponibles en décembre, peut être le lierre si on pousse le raisonnement de la proximité avec Bacchus jusqu'au bout. Des rubans, de pourpre entre autre, faisaient aussi sûrement aussi partie des décorations. La cérémonie se déroule, dans un lieu séparé, sous la forme d'un lectisterne343, aussi une statue de Bona Dea est installée344 devant laquelle se trouve le pulvinar et la petite table sur laquelle la vaisselle et le repas destiné à la déesse sont déposés. Un autel est dressé sur lequel brûlera le feu du sacrifice345. Lorsque Clodius est découvert dans la maison de César, Aurélia ne fait pas qu'ordonner la cessation des rites, mais fait couvrir les objets sacrés346. De quels objets cela peut-il s'agir? La littérature mentionne à plusieurs reprises le cas d'un objet spécifique présenté recouvert d'un voile : une amphore de vin347. En plus d'être recouverte, cette amphore contenant le vin est frappé d'un autre tabou rituel, en effet Macrobe nous apprend que le récipient contenant le vin s'appelle alors "vase à miel", et le vin est 340 Juvénal, II, 6, 314 Sénèque, Ad Lucilium Epistolarum Moralium , XVI, 97, 2. Il précise que même les images d'animaux mâles étaient voilés. Cette mention offre ainsi un parallèle avec les rats mâles de Juvénal. 342 Plutarque, Vie de César , IX : ἡ δὲ γυνὴ τὴν οἰκίαν παραλαβοῦσα διακοσμεῖ ; Quaestiones Romanae XX . Il y est alors question de plusieurs plantes et fleurs. 343 Cicéron, Pro Milone, XXVII, 72 : in puluinaribus sanctissimis nobilissimae feminae 344 Peut être empruntée du temple de Bona Dea, comme le suggère H.H.J. Brouwer, p.369 345 Cicéron, De Haruspicum Responsis, XXVII, 57 : deorum ignis 346 Plutarque, Vie de César , X : ἡ Αὐρηλία τὰ μὲν ὄργια τῆς θεοῦ κατέπαυσε καὶ συνεκάλυψεν 347 Arnobe, Adversus Nationes , V, 18 ; Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 11 341 121 appelé "lait"348. Cet usage particulier du vin durant ces célébrations attirèrent souvent l'attention des auteurs modernes et fut largement commenté. Plusieurs explications à cet usage interviennent. En premier lieu, la raison évidente mise en avant est le rôle joué par le vin dans la fin tragique de Bona Dea dans les mythes, puisque dans la plupart des légendes, son mari Faunus l'aurait battue à mort avec des verges de myrtes parce qu'elle se serait enivrée avec du merum. Le vin représentant l'instrument de sa perte, il serait indécent de ne pas le voiler ou le nommer de son propre nom. La variante apportée par Macrobe ne change pas grand chose à l'affaire, puisqu'en ce cas, le vin est le moyen utilisé par Faunus pour vaincre la résistance de sa fille et s'unir à elle contre sa volonté. Par ailleurs, selon Arnobe, Bona Dea se serait non pas enivrée avec du vinum mais avec du merum, du vin pur. Or ni les dieux ni les hommes ne consomment le vin pur, le vin mélangé à l'eau est la manière civilisée de boire le vin et le boire pur constitue en soi une faute moralement comme socialement répréhensible. Outre le tabou lié au mythe de Bona Dea, un autre tabou concernant le vin pèse sur les femmes romaines. Pline rapporte qu'aux origines de Rome, les femmes n'étaient pas autorisées à boire du vin349. Celui-ci était réputé désinhiber les femmes au point de les faire renoncer à leur pudeur, et de fait les conduire à l'adultère. Selon une loi attribuée à Romulus, la mort était le châtiment sanctionnant pareillement la consommation de vin et l'adultère. Pline illustre cela à l'aide de l'exemple d'Egnatius Maetennus qui battit à mort son épouse pour avoir bu du vin. Après quoi ce dernier fut acquitté par Romulus de l'accusation de meurtre qui pesait sur lui, et selon Valère Maxime, tous jugèrent qu'Egnatius avait agi justement350. De cet interdit découlerait l'usage des femmes romaines d'embrasser les membres masculins de leur entourage sur la bouche afin de prouver qu'elles n'ont pas bu de vin, dans le cas contraire, de cette manières ceux-ci le sentiraient. Cet interdit du vin, comme facteur enivrant venant à l'adultère serait convenable si tous les alcools étaient pareillement interdits aux femmes. Ce qui ne se révèle pas être le cas351. Ainsi que H.H.J. Brouwer le met en évidence, des alcools, parfois bien plus forts mais non produits par fermentation naturelle du raisin étaient autorisés pour les femmes, mais tout à fait 348 Macrobe, Saturnalia, I, 12, 25 : quod vinum in templum eius non suo nomine soleat inferri sed vas in quo vinum inditum est mellarium nominetur et vinum lac nuncupertur 349 Pline, Naturalis Historiae, XIV, 14 Pline, Naturalis Historiae, XIV, 14 ; Valère Maxime, VI, 3, 9 351 cf. Marquart, Privatleben II, pp 459-460; Piccaluga, Bona Dea, pp. 204-205; Brouwer, p.334 350 122 impropres à l'offrande en direction des dieux. Si pour lui la raison d'une telle interdiction faite aux femmes est d'ordre sacré car le vin est issu d'un procédé naturel de fermentation, A. Staples, tout en s'accordant sur le fait qu'il s'agisse bien d'une raison liée au sacré, présente le problème comme une incompatibilité entre symbole masculin et symbole féminin352. Pour elle, il s'agit de l'idée selon laquelle "wine was somehow completely outside the domain of the female. Wine represented maleness, a preserve on which women were not allowed to encroach. For a woman, especially a wife, to drink wine was equivalent to commiting adultery. It represented in the ideological terms an un mediated union of the sexes, an unlawful crossing of the boundary between male and female.". Cette thèse se trouve renforcée par le fait que lors de la cérémonie, les images concernant l'univers masculin étaient recouvertes, tout comme l'était le récipient contenant le vin. A l'opposé se trouvait le lait, cette fois traditionnellement associé au féminin puisque dans la nature, seuls les individus femelles peuvent le produire. "Milk was considered to be the female's equivalent of semen, continuing to fashion the infant in body and mind after it was born. [...] Milk thus becomes a powerful symbol not just of the female but of the female's procreative power. But the male presence was veiled while the female presence was exaggerated." L'exemple des Parilia est utilisé par l'auteur pour illustrer les caractéristiques purement masculines pour le vin, et purement féminines pour le lait, puisque lors de cette fête, la libation qu'offre le berger est composée de lait seul, mais lui-même s'enivre de lait mélangé au vin avant de sauter par dessus le feu353. Dans cette fête de la fertilité masculine, où le berger seul, sans son épouse, a un rôle, la fertilité féminine est évoquée par le lait, et par le mélange du lait au vin, le berger réalise une union symbolique du féminin et du masculin. Outre la nature féminine du lait, celui-ci était réputé être l'offrande originelle et la boisson commune avant l'apparition du vin en Italie. Romulus lui-même utilisait le lait pour les libations354. Les dieux originaires d'Italie recevaient communément du lait comme offrande, or Bona Dea est bel et bien une déesse réputée indigène. La religion romaine conserva l'offrande du lait à certaines divinités, souvent liées à la nature ou aux petits enfants355.Aussi, une seule explication ne suffit certainement pas à expliquer la 352 353 354 355 A. Staples, pp. 48-51 Ovide, Fastes, IV, 721-806 Pline, Naturalis Historia, XIV, 88 H.H.J. Brouwer, pp. 328-329 123 présence du lait dans ces rites. L'ancienneté du culte et son caractère italique, le rapport exacerbé à la féminité strictement séparée du monde masculin, le rapport de Bona Dea au monde de la nature356 et le lien entre vin et adultère ayant conduit à l'interdiction du vin pour les femmes, et le tabou relatif au vin issu du mythe de Bona Dea interviennent dans la présence du vin sous le nom de lac. Le cas de la présence du miel par l'appellation de "vase à miel" relève également d'une explication liée à la chasteté et à l'adultère, ce qui n'est pas étonnant puisque lait et miel sont naturellement associés pour masquer la réalité de la présence du vin. Alors que la présence du vin recouvert d'un voile ou du nom de lait est attesté par plusieurs auteurs, seul Macrobe mentionne le mellarium. Il est possible que certains cultes aient reçu en libation, en des temps reculés, du miel mélangé au lait, mais ici nous avons bien le lait d'un côté et le miel de l'autre. H.H.J. Brouwer semble embarrassé par ce vase à miel, pour lequel il cite plusieurs références antiques concernant le miel et ses usages rituels sans pouvoir trouver de raison évidente à cette pratique. C'est en référence à M. Détienne357 que A. Staples parvient à apporter une explication de la présence symbolique du miel durant la cérémonie à Bona Dea. M. Détienne avait analysé le mythe d'Aristée tiré des Géorgiques de Virgile, et y avait mis en évidence le symbole de chasteté des abeilles. C'est en cette qualité qu'elles avaient fui Aristée lorsque celui-ci avait tenté de séduire Eurydice, qui venait tout juste d'épouser Orphée. Les abeilles avaient ainsi protesté contre cette tentative d'adultère, et par là exprimé leur attachement à la fidélité au sein du couple légal. L'auteur ajoute encore que selon Pline, Aristée fut le premier à mélanger le miel et le vin358, et consacre son raisonnement en arguant qu'un mélange de vin et de miel était une offrande traditionnellement attribuée à Cérès, appréhendée comme garante des relations sexuelles au sein du mariage359. Ainsi, la présence du vin est cachée par trois fois, par le voile qui le recouvre et le dissimule au regard, par le "vase à miel" qui assure la chasteté et par le "lait" éminemment féminin et adéquat pour une divinité 356 Faunus, père ou époux de Bona Dea, est appelé Pan par Tibulle (II, v.27) et est associé au lait. Par ailleurs, selon Servius (In Vergilii Aenidos , VIII, 314) ou Martianus Capella (II, 107), les Fauni sont des semi-divinités habitant les bois et ont une nature similaire aux nymphes, silvains et autres créatures silvestres ou champêtres dont la nature regorge. 357 M. Détienne, 1981b 358 Pline, Naturalis Historia, XIV, 6, 53 359 A. Staples, p.84 et suivantes 124 aussi ancienne et naturelle. Une insistance particulière est accordée à la myrte, de sorte qu'on peut dire qu'elle brille par son absence. Toujours en regard aux mythes, la myrte est interdite dans le temple de Bona Dea, et très probablement dans la maison du magistrat cum imperio durant les rites nocturnes, étant donné que ce fut une baguette ou des verges faites de cet arbre qui fut l'instrument du châtiment, et de la mort, de Bona Dea. Plutarque apporte également comme explication la chasteté de Bona Dea, qui est en contradiction avec Aphrodite Murcia dont la myrte est la plante sacrée360. L'Antiquité en effet voyait souvent dans la myrte le symbole de plante liée à l'amour, pourtant on peine à voir en quoi la myrte pourrait représenter l'action d'Aphrodite dans la plupart des légendes liées à Bona Dea, puisqu'elle apparaît souvent comme un instrument de punition. Seul le récit de Macrobe pourrait s'accorder avec cet aspect de la myrte, dans lequel Faunus, tel les Luperques frappant les femmes pour leur octroyer la fertilité, frapperait Bona Dea de myrte pour lui inspirer le désir amoureux et la faire céder. En dehors d'Aphrodite, la myrte est connectée au mythe de Myrrha, dont la transformation en myrte est relatée par Ovide dans les Métamorphoses361. Son histoire est directement liée à l'inceste, puisqu'elle avait trouvé le moyen de s'unir à son père alors que sa mère participait aux Thesmophories. Dans le cas de Macrobe, la myrte est donc bien comprise comme un instrument servant à exciter le désir incestueux. La myrte, en étant instrument de châtiment, apparaît de manière plus fréquente comme un moyen de purification ainsi que le suggère H.H.J. Brouwer362. Ce végétal, loin d'être l'incarnation de la déesse de l'amour, devient le pouvoir masculin, la puissance de vie et en ce cas de mort sur la femme. Il est possible d'imaginer, le temps de quelques lignes, un culte de Bona Dea effectué de manière inverse, c'est à dire une cérémonie où le vin, cause de la punition, aurait été rigoureusement exclu et où la myrte aurait été introduite en tant qu'instrument de pouvoir moral masculin. En ce cas, nous aurions obtenu une cérémonie de Bona Dea cohérente, mais tout à fait adaptée au vécu masculin plutôt qu'à l'élément féminin. Nous aurions alors été en présence 360 361 362 Plutarque, Q.R., XX Ovide, Métamorphoses, X, 297-518 H.H.J. Brouwer, p.339 125 d'une cérémonie de purification. Mais ici, l'élément coupable, c'est à dire le vin, est introduit en toute connaissance de l'interdit qui pèse sur lui, c'est pourquoi les femmes ne l'évoquent jamais sous son véritable nom, de manière très prudente. A la place, elles veillent à n'employer qu'un vocabulaire rassurant, n'évoquant que la chasteté et l'univers féminin bien borné. Quant à l'élément purificateur, patriarcal, le symbole même de la toute puissance et de l'autorité entière de l'homme, du mari et père, la baguette de myrte, celui-ci est absolument écarté et est l'objet du tabou le plus formel au sein du culte de Bona Dea. En somme, la cérémonie de Bona Dea est un rite d'inversion, qui se joue de la morale et de la bienséance que doivent habituellement et idéalement respecter d'honorables matrones de l'aristocratie romaine comme les très saintes vierges vestales. La présence du vin faussement appelé lait, dans une amphore faussement nommée vase à miel répond à la nécessaire absence de la myrte, et il est tout à fait indispensable de considérer ces éléments ensemble ; en les étudiant séparément, on passerait à côté de l'essence même de leur signification, qui ne prend toute sa cohérence que lorsqu'ils sont appréhendés comme inter-dépendants et absolument inséparables. Les textes anciens désignent cette célébration comme un sacrificium, or nous savons par Juvénal et Macrobe qu'une truie pleine était offerte à Bona Dea363. Macrobe attribue ce sacrifice au 1er mai, et comme le dit H.H.J. Brouwer, en plus de la libation, il est certain qu'une autre offrande était faite durant la nuit de décembre, d'après l'indication du feu sacré sur l'autel durant le sacrifice in operto, et qui fut d'ailleurs l'objet du prodige de la célébration tenue dans la demeure de Cicéron. Il n'est donc pas possible d'exclure entièrement la possibilité d'un sacrifice de truie pleine durant la cérémonie de décembre, mais dans la mesure où sa portée symbolique n'aurait manifestement pas excité l'intérêt des auteurs autant que les éléments plus spécifiques décrits précédemment. Je ne m'attarderai pas plus sur le serpent, dont Faunus aurait revêtu l'apparence afin de s'unir à sa fille dans la version de Macrobe et qui s'enroule autour du bras de Bona Dea sur les statues qu'on a retrouvée. Macrobe nous dit aussi que les serpents vivaient librement au sein du temple de Bona Dea et qu'ils n'inspiraient ni ne ressentaient d'effroi, mais nulle part dans tout cela on 363 Juvénal , I, 2, 86 ; Macrobe, Saturnales, I, 12, 20 126 n'entend parler de serpents lors de la célébration de décembre. Après examen des symbolismes présents dans la célébration nocturne de Bona Dea, la question des "mystères" de Bona Dea peut être ré-évoquée à la lumière d'éléments nouveaux et sous des angles différents. Selon la définition arrêtée, un culte à mystères répond aux critères de secret rituel, d'initiation à caractère souvent eschatologique et d'engagement personnel. Il est indéniable que le secret rituel était non seulement une condition essentielle, rapportée unanimement par les auteurs anciens, et désignée par l'expression in operto, mais aussi qu'il fut tout à fait respecté. La preuve en est de la grande difficulté que l'on rencontre lorsqu'on tente de faire la lumière sur la teneur des rites et de les comprendre. Le manque de clarté dans l'ensemble des témoignages apportés, et le flou qui en ressort sont certainement les éléments dominants lorsqu'on se penche sur le cas de Bona Dea. Ainsi que nous l'avions vu précédemment, les auteurs anciens ne mentionnèrent jamais d'initia dans le sacrificium pro salute populi Romani. Quant à l'engagement, ainsi que nous l'avions vu auparavant, il est indubitable qu'il n'est pas dicté par un sentiment religieux mais par un devoir religieux, incombant aux femmes issues de l'aristocratie ou aux vestales. En cela, la célébration nocturne de Bona Dea s'inscrit tout à fait dans la religion officielle, dictant une série d'impératifs religieux en fonction de l'âge, du statut et du milieu social sans que n'intervienne un facteur individuel. Les participantes de ces rites étaient donc là "par le fruit du hasard", hasard de la naissance, hasard du destin de vestale quoiqu'à l'époque républicaine, les vestales étaient encore choisies parmi les familles aristocrates. Sans être en présence d'une initiation dans son sens strict du terme, les éléments du rite tendent à laisser penser que le schéma mythique des cultes à mystères est toutefois sauvegardé. Tout d'abord par le fait que la déesse de ces rites suit les étapes de vie, épreuve, mort et renaissance. Au point de départ, il y a Bona Dea, la femme la plus chaste dont le nom ne fut jamais prononcé en dehors de sa demeure, épouse et parfois également fille de Faunus. S'étant enivrée de vin, elle est en conséquence battue par Faunus à l'aide de verges de myrte jusqu'à ce qu'elle en meurt. Mais pris de remords, et sa femme lui manquant, il l'élève au rang de déesse et elle reçoit un culte, sachant que dès le départ, ni elle ni Faunus n'étaient vraiment 127 humains, mais appartenaient à la multitude de petites semi-divinités de la nature. S'il n'est pas avéré qu'elle ait jamais eu un quelconque rapport avec l'au-delà, et qu'aucune idéologie eschatologique ait été liée à elle, son mythe comporte malgré tout tous les éléments mythiques et symboliques propres à faire de ces rites un culte à mystères. Cette particularité la sépare bien de tous les autres cultes matronaux ou uniquement réservés aux femmes, et il n'existe aucun autre exemple dans la religion romaine de culte secret, bien qu'officiel, qui comporte tout un déroulement aussi proche de celui des religions à mystères venant de Grèce ou d'Orient. Bien plus que le secret dans lequel le rite pro populo est effectué, c'est cet enchaînement mythique qui indique clairement que nous sommes en présence d'un culte à mystères. De même, les rites s'accordent parfaitement avec le mythe pour renforcer l'idée selon laquelle la cérémonie nocturne effectuée en l'honneur de Bona Dea est bien un culte à mystères. Ainsi que nous l'avons vu, le rite est axé sur la présence cachée du vin et l'absence de la myrte. Des exemples similaires se retrouvent dans des cultes à mystères tels que celui de Dionysos. C'est plus flagrant encore dans les mystères de Dionysos. Selon la mythologie orphique, les Titans auraient attiré l'enfant Dionysos avec des jouets pour ensuite le tuer. Les jouets, instruments de la perte de Dionysos, sont bel et bien présents dans le rite, voilés en tant qu'objets sacrés et découverts aux moments idoines, mais les orphiques refusent catégoriquement de consommer de la viande, puisque Dionysos fut ensuite bouilli par les Titans et servi à Zeus. La ressemblance entre ce procédé et celui des rites de Bona Dea est frappante. L'instrument de la perte de Bona Dea, le vin, est introduit mais de manière voilée, avec toutes les précautions possibles, mais tout ce qui pourrait rappeler son châtiment et sa mort, c'est à dire la myrte, mais derrière elle le pouvoir masculin et tout ce qui évoque le domaine masculin, sont catégoriquement tabous et interdits en ces lieux. De telles conclusions peuvent sembler soudain contradictoires avec le fait que ces mystères de Bona Dea sont non seulement intégrés à la religion officielle, garante de la plus pure morale et des interdits sociaux et religieux, mais aussi que ce culte apparaisse dans la bouche de Cicéron comme absolument fondamental au salut du peuple romain. On peut assez légitimement ne voir aucun rapport avec "juste" une déesse des femmes ; puisque Bona Dea préside des mystères finalement subversifs dans leur essence, fondés sur la transgression d'interdits, la dissimulation et 128 l'inversion de l'ordre social. De même, les femmes de la noblesse, les épouses, sœurs et filles de ceux qui siègent au Sénat ou ont un pouvoir non négligeable à Rome, se rendent maîtresses de la demeure du plus haut magistrat. En cela, durant cette nuit là, ce sont les femmes qui sont dirigeantes et administrent Rome, d'une manière un peu similaire aux Thesmophories grecques durant lesquelles les femmes se constituent en assemblée et dirigent Athènes364. Dès lors qu'elles remplacent le gouvernement de Rome, elles se voient investies de toutes les prérogatives religieuses habituellement détenues par les magistrats et sont donc en mesure de sacrifier pour le peuple afin de lui assurer son salut. De même que les Saturnales permettent de préserver l'équilibre en accordant quelques journées de licence et d'inversion par an, l'équilibre entre le peuple romain et les dieux, la pax deorum, nécessite que même brièvement, l'ensemble des pouvoirs, politiques et religieux, soient transférés des hommes aux femmes. Le sacrifice pro populo est sans cesse assis sur des frontières qui prennent la forme de "zones franches" : frontières entre le décent et l'indécent, ce qui peut se dire et l'indicible. Ce sont aussi des frontières dans l'espace puisque cette cérémonie se déroule dans la maison du magistrat cum imperio, mais vidée de toute présence masculine. Ce festival se déroule également doublement sur une frontière dans le temps puisqu'il a lieu en décembre, près de la nouvelle année, donc entre deux temps différents365 ; de même que les rites sont conduits nuitamment, entre deux journées. A Rome, Cicéron n'agréa jamais aucune autre cérémonie nocturne en dehors de celle en l'honneur de Bona Dea366, nécessaire à l'Etat Romain et dans un cadre où il était certain que les femmes restaient entre elles, loin de toute présence masculine, ce qui rendait la fête tout à fait acceptable, respectable et vénérable d'un point de vue masculin, conservateur et patriotique. En somme du point de vue d'un bon Romain. 364 Déméter est d'ailleurs considérée comme la déesse des femmes en Grèce. Il ne peut s'agir ici non plus de coïncidence. 365 Martial, Epigrammaton libri, X, 61 (v.7) 366 Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21 129 1.2. Les femmes dans le rite : de l'épouse du consul aux servantes Les développements précédents ont permis de mettre en évidence quatre types de participantes : les matrones de l'aristocratie romaine parmi lesquelles l'épouse du magistrat cum imperio, les vierges vestales, et enfin les différentes servantes présentes durant le rituel. Nous tâcherons ici d'analyser les rôles de chacune de ces catégories et de déterminer quelle place tenaient les femmes en fonction de leur origine. Car il est évident que dans ce culte à mystères connu comme celui des femme aristocrates, une hiérarchie sociale et sacrée devait être respectée comme part essentielle du rite. En toute logique, les matronae honestissimae constituent la majorité des participantes de cette cérémonie. On ne sait pourtant pas grand chose de leur rôle spécifique, en effet les textes anciens parlent d'elles dans l'ensemble des mulieres et feminae sans leur octroyer de tâche particulière. Aussi, nous serons amenés à évoquer de nouveau l'ensemble des matrones un peu plus loin ,dans un contexte général. Car si Plutarque parle de femmes qui font le sacrifice367, il faut comprendre par là soit l'épouse (ou la mère) du magistrat cum imperio, soit les vierges vestales. La majorité des participantes viennent donc de la même manière que l'on participait à un sacrifice officiel habituel. Elles venaient apporter leur présence, et participaient aux festivités dans la même mesure que l'épouse du consul ou les vestales, une fois leurs rôles spécifiques achevés. Il est ainsi possible de considérer les matrones comme des assistantes au rituel, désignées par le hasard de la naissance, plus que des participantes actives aux actes sacrés en soi. Donc, parmi ces matrones, seule l'une d'entre elle se démarque réellement dans le rite : celle qui a pour charge d'héberger les rites, c'est à dire l'épouse, ou parfois la 367 Plutarque, Vie de Cicéron, XX 130 mère du magistrat cum imperio, comme l'atteste Plutarque368. Ainsi qu'il a été dit précédemment, c'est à celle-ci qu'incombe la préparation de la fête et la décoration de la maison. Lors des deux cérémonies connues rapportées par Cicéron, nous savons que celle qui eut lieu durant son consulat fut dirigée par Terentia, son épouse369. La situation apparaît plus floue concernant la cérémonie de l'année suivante, qui eut lieu dans la maison de César, en sa qualité de préteur urbain. Il est hors de doute que la cérémonie eut bien lieu chez lui, dans la maison qu'il partageait avec sa femme Pompéia370. Cependant, les auteurs ne se montrent pas unanimes quant à la personne qui dirigeait la cérémonie. Cicéron ne dit rien de cela en dehors de ce qui suffisait à faire savoir que Clodius voulait commettre l'adultère avec la femme de César dans sa propre maison, alors que des rites secrets réservés aux femmes y avaient lieu. Selon Plutarque, ce serait bien Pompéia qui était en charge des rites371 pourtant un peu plus loin, le fait que la mère de César ordonne la cessation de la cérémonie et fait couvrir les objets sacrés rend la situation ambiguë, d'autant que c'est ce même auteur qui, seul, laisse entendre que la cérémonie pouvait être conduite non seulement par l'épouse, mais aussi la mère. Le rôle de l'épouse étant le plus largement mis en avant par les auteurs anciens, quel rôle tenait alors la mère du magistrat et en quel cas se substituait-elle peut être à l'épouse? On peut imaginer que c'était le cas si le magistrat cum imperio se trouvait être veuf ou divorcé au moment où les rites nocturnes avaient lieu. Dans le cas de César, Plutarque encore nous apprend qu'Aurélia, la mère de César, une femme de grande vertu, avait soin de surveiller sa bru de sorte qu'elle ne pouvait pas parler facilement à Clodius, ou le voir. Peut être la mère de César avaitelle déjà des doutes sur la fidélité et la vertu de Pompéia pour qu'elle ait pris ces mesures préventives. Il est possible que lors de la cérémonie de décembre, Pompéia se soit volontairement déchargée de ses responsabilités vis à vis du rite, ou du moins de 368 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII : τοῦ ὑπάτου διὰ γυναικὸς ἢ μητρὸς αὐτοῦ 369 Plutarque, Vie de Cicéron, XX : αἱ δ´ ἱεραὶ παρθένοι τὴν τοῦ Κικέρωνος γυναῖκα Τερεντίαν 370 Cicéron, Ad Atticum, I, 12, 3 : domi C. Caesaris ; Ad Atticum , I, 13, 3 : cum apud Caesarem pro populo fieret ; Ad Atticum, II, 7, 3 : cum domi Caesaris quondam unus vir fuerit ; Asconius, In Milonianam , 43 : is Caesaris domo ; Plutarque, Vie de Cicéron, XXVIII : ἐν τῇ Καίσαρος οἰκίᾳ 371 Plutarque, Vie de César : X : Ταύτην τότε τὴν ἑορτὴν τῆς Πομπηΐας ἐπιτελούσης 131 certaines d'entre elles, afin de pouvoir recevoir son amant. Quoi qu'il en soit, les textes montrent un silence absolu sur les réactions de Pompéia lorsque Clodius fut découvert, et c'est la mère de César qui prend alors les mesures relatives à la cessation du rite. Comme le propose H.H.J. Brouwer, on peut imaginer que Pompéia était peu encline à entreprendre quoi que ce soit une fois son amant découvert372. Cet épisode sert finalement à éclaircir le rôle de la mère durant les cérémonies de décembre. Si Pompéia était bien en charge de la cérémonie, quelque soit son degré d'implication compte tenu de sa situation, la mère du magistrat cum imperio est suffisamment associée à sa bru durant le rite, et son autorité morale durant le rite est assez importante pour qu'elle puisse ordonner la cessation du rite sans qu'aucune contestation n'ait lieu. Elle surpasse très certainement le simple rôle de suppléante, et accomplit peut être elle-même des actes rituels soit à la place de sa belle-fille, soit dans sa propre qualité de mère. A s'en référer à la légende rapportée par Properce, Aurélia, de par son âge apparaît elle aussi comme une anus, comparable à l'anus de la légende qui s'oppose au sacrilège qu'Hercule s'apprête à commettre. Il ne faudra pas négliger toutefois, dans cette histoire en particulier, une explication sur l'autorité avec laquelle Aurélia agit. En dehors du contexte rituel, en tant que belle-mère de Pompéia, mère du préteur, vénérable matrone et finalement une anus très respectée, et qu'ainsi sa position au sein de la société des femmes lui donnait par nature, préséance sur toutes les autres. Mais est ce bien un hasard si ici également, c'est une anus qui s'oppose au sacrilège commis par un homme? Un tel schéma laisse supposer que l'épouse, la femme qui se doit d'être chaste mais vit encore sa fécondité, est celle qui par nature est en charge d'accueillir le rituel, puisque le mythe de Bona Dea se déroule dans sa demeure d'épouse. Par contre, de par sa nature d'anus, la vieille femme aurait alors plus que nulle autre la capacité de s'opposer à la force masculine et faire cesser le rituel. Auquel cas les rôles rituels de l'épouse et de la mère du magistrat se retrouvent en opposition complémentaire, l'une accueillant le rite, et l'autre ayant le pouvoir de protéger la pureté du rite373, et au besoin, de le dissoudre. Bien que J. Gagé affirme que rien ne permet de penser que la femme du consul 372 H.H.J. Brouwer, p.255 Et aussi de protéger la pureté des participantes. C'est la vieille prêtresse qui répond à Hercule à l'entrée du sanctuaire d'où on entendait les rires des jeunes filles. C'est l'anus qui est en mesure d'aller à la frontière entre hommes et femmes, monde profane et monde sacré; et c'est elle qui en contrôle l'accessibilité. 373 132 avait un autre rôle durant la cérémonie que celui qui la chargeait des préparatifs, il est probable que celle-ci prenait une part plus ou moins active durant le sacrifice qui se faisait. En effet, Plutarque rapporte que l'épouse ou la mère du consul effectuait le sacrifice chaque année en présence des vestales374. Il est possible qu'il entendait par là la cérémonie qui se déroulait en présence des vestales, mais si lui seul évoque un sacrifice effectué par la femme du consul, rien n'indique qu'elle n'y prenait pas part et qu'elle n'était pas étroitement associée au symbole de ce sacrifice. L'histoire du prodige qui eut lieu dans la maison de Cicéron tend à le prouver. En effet, une flamme s'éleva des cendres qui finissaient de se consumer sur l'autel. Cet évènement extraordinaire fut immédiatement interprété par les vestales comme un signe favorable aux actions que préparait Cicéron, aussi elles demandèrent à Térentia d'en informer immédiatement son mari375. Nous avons expliqué précédemment la raison qui pouvait pousser une déesse, Bona Dea en l'occurrence qui est déesse des femmes, à faire parvenir un message destiné à un homme par l'intermédiaire de son épouse. Une logique assez simple explique le fait que ce soit à Térentia d'apporter la nouvelle, puisque nulle autre n'est mieux placée que l'épouse de la personne concernée par le message de la déesse. Ce n'est donc pas le rôle de messagère que revêt Térentia qui est donc le plus révélateur, mais la manière dont a été interprété le prodige de la flamme soudain renaissante. Il ne semblait faire aucun doute pour les vestales que cette flamme était liée aux actions du consul, dont l'épouse hébergeait les rites. En remplaçante du pouvoir masculin suprême durant cette nuit là, un tel prodige était donc nécessairement en rapport avec Térentia. Par ailleurs, en se rappelant que le sacrificium est effectué pro salute populi Romani, cette anecdote explique véritablement le choix du lieu. Le salut du peuple Romain est perçu comme reposant entièrement entre les mains du magistrat cum imperium, qui a délégué ses pouvoirs à son épouse. L'épouse du consul devient en quelque sorte "la consul", et les autres matrones venues assister au rituel un doublet du sénat. Si elles peuvent sacrifier pour le peuple Romain durant cette nuit là, c'est qu'elles en sont devenues les légitimes représentantes, selon l'expression Senatus Populusque Romanum. 374 375 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII Plutarque, Vie de Cicéron, XX 133 Cette anecdote du prodige de 63 avant J.C. met également en avant le rôle d'interprète des prodiges que les vestales jouent alors. En dehors de tout témoin masculin, leur qualité de vestales leur confère par nature la capacité à traduire les signes divins. De toutes les participantes, ce sont les seules prêtresses présentes, et il n'est dit nulle part que les prêtresses attachées au temple de Bona Dea participaient aux cérémonies de décembre. Si l'ensemble des matrones formait véritablement un dédoublement du sénat, les vestales présidaient aux fonctions sacrées de par leur appartenance au collège des pontifes. De même, alors que les textes ne disent rien du rapport entre l'épouse du consul, ou même des matrones, avec le sacrifice effectué, Asconius rapporte que le rite était effectué par les vestales376et Dion Cassius affirme qu'un sacrifice était célébré par les vestales pour le salut de l'Etat377. Une interprétation de ces témoignages n'est malgré tout pas évidente, puisque le rite de décembre était en soi nommé le sacrificium, comprenant non seulement le sacrifice mais englobant encore d'autres rites. Faut il donc bien comprendre que les vestales se chargeaient du sacrifice ou bien qu'elles effectuaient d'autres actes rituels au sein de l'ensemble de ce qui est résumé par le terme sacrificium? Les auteurs ont plusieurs fois répété que le vin jouait un rôle important durant le rituel et que son introduction, comme une série d'objets sacrés, étaient entourés de précautions et de dissimulation, outre cela les sacra opertanea avaient la forme d'un lectisterne et d'un sacrifice. On peut y voir une division des actes sacrés au sein de la cérémonie, entre le sacrifice "officiel" et les différents rites plus proches des cultes à mystères. Les vestales, en leur qualité de membre du collège des pontifes, apparaissent comme les plus capables d'effectuer un sacrifice pro populo, le repas était ensuite partagé par toutes les femmes présentes, suivi de festivités, durant lesquelles on peut supposer que le vin était alors consommé. Il est intéressant également de noter que Vesta et Bona Dea sont toutes deux des déesses des femmes, des représentantes de la Mère378, symboles de chasteté et intimement liées au salut du peuple Romain. En effet, le feu sacré sur lequel veillent les vestales est jugé essentiel à la survie de Rome, de sorte qu'une vestale qui laisserait s'éteindre le feu était traditionnellement condamnée à être enterrée vivante. Le même 376 377 378 Asconius, In Milonianam , 43 Dion Cassius, XXXVII, 35, 3-4 et XXXVII, 45, 1-2 Trouver citation de Scheid 134 châtiment que si elle avait rompu sa chasteté. Les analogies avec Bona Dea sont nombreuses, et leur présence lors de cette cérémonie des matrones romaines apparaît ainsi tout à fait justifiée. Outre les sacra, dans lesquels est compris le sacrifice à Bona Dea et qui serait celui d'une truie pleine, sacrifice généralement offert pour une déesse de la terre selon Macrobe379 et comme c'est le cas pour Cérès380, les auteurs nous parlent de réjouissances accompagnant les actes rituels. Plutarque nous apprends que "ces veillées sont mêlées de divertissements et de concerts."381 , Juvénal quant à lui ironise sur les débauches qui auraient lieu durant ces fêtes, mêlant le vin à des concours paillards suivis purement et simplement d'orgies sexuelles382. Nul doute qu'il offre au lecteur une lecture pleine de détails croustillants mais qu'il faut considérer avec le recul de la satire, et voir dans cette comparaison des cérémonies débauchées de Bona Dea aux poncifs des bacchanales un motif traditionnel de railleries sur la déliquescence des mœurs. Quoi qu'il en soit, le fait que Clodius se soit déguisé en joueur de harpe, ou en joueur de flûte selon la version de Juvénal, corrobore les témoignages concernant la musique et les réjouissances qui avaient lieu durant la cérémonie nocturne. Sans aller jusqu'aux dires de Juvénal, il est concevable que des danses, des compétitions et des jeux divers étaient organisés parmi les femmes, que c'était un moment idéal pour les femmes de partager "des secrets bienfaisants à leur morale et surtout à leur santé"383. L'occasion d'une telle réunion de femmes était un moment propice à cet échange de secrets relatifs à la vie féminine entre jeunes femmes et femmes plus âgées, dans la mesure où les mystères de Bona Dea s'inscrivent dans la lignée des mystères féminins, relatifs à la vie physiologique et sociale de la femme romaine. De tels rituels dits de mystères féminins et relatifs à des initiations à la vie de femme ne sont pas nécessairement des cultes à mystères, celui de Mater Matuta en étant un exemple romain, comme chaque civilisation ancienne possédait ses propres rites initiatiques de passage. 379 Macrobe, Saturnalia, I, 12, 20 Voir au sujet du symbolisme de la truie pleine : 2.1. Cérès et Proserpine : les Eleusiniennes 381 Plutarque, Vie de César : IX : καὶ μουσικῆς ἅμα πολλῆς παρούσης. 382 Juvénal, II, 6, 314-345 380 135 De l'autorité de Plutarque, cette cérémonie se rapprocherait de certains rites orphiques, et Juvénal d'autre part compare les festivités de Bona Dea aux débauches attribuées aux bacchanales. Or, nous avons vu qu'orphisme et dionysisme possèdent bien des racines, voir même un tronc, commun. La consommation de vin, comme boisson sacrée, pourrait aller dans le même sens et on ne peut pas exclure que des influences dionysiaques, ou relatives aux cultes à mystères orientaux, aient pu pénétrer les rites de Bona Dea à une date avancée, en même temps que les cultes à mystères prenaient de l'ampleur dans l'Empire Romain. Cependant, il reste difficilement imaginable que les vénérables matrones ainsi que les vierges vestales se livraient à des danses effrénées et des états extatiques comme on le constate dans les mystères de Dionysos. Pas plus qu'elles n'avaient les sens diminués ou ne semblaient endormies sous l'effet du vin, puisque, alors que les cendres finissaient de se consumer, et que le prodige de la flamme eut lieu, elles étaient toutes bien conscientes de l'évènement et en conçurent de l'effroi. Si les cendres finissaient de se consumer, on peut imaginer que cela se passait tard dans la nuit, plutôt vers la fin de la cérémonie que vers le début, et qu'alors, loin d'être exténuées par l'ivresse du vin et des danses, les vestales purent immédiatement donner une interprétation de ce signe, interprétation qui n'avait rien d'une prophétie dictée par les effets de l'enivrement mais tout à fait raisonnable et conforme aux usages romains. Tout porte donc à croire qu'il y avait bien des réjouissances faites de musique et peut être de danses et de jeux, mais que l'orgiasme n'y avait pas (encore?) de place. Là encore, l'assimilation à des orgia semble plus tardive, alors que le contexte religieux de Rome était déjà différent, que les cultes à mystères étaient répandus et que le spectre de l'affaire des Bacchanales entachait moins les cultes à caractère orgiaque. En tout état de cause, l'analogie n'existait probablement pas du temps de la République et les comparaisons ne vinrent qu' a posteriori, sur la base des connaissances de cultes mystérieux que ces auteurs masculins avaient, et donc qui ne pouvaient se référer qu'à ce qu'ils connaissaient pour tenter de définir cette cérémonie mystérieuse qu'était le sacrificium in operto. Que les festivités aient eu, ou non des connotations orgiaques, la musique jouait un rôle essentiel et était le fait de musiciennes. S'il est possible que ces 383 J. Gagé, Matronalia, 1963, pp. 138-139 136 musiciennes aient pu être des professionnelles, et donc libres ainsi que le propose H.H.J. Brouwer384, les textes anciens font plutôt référence à des servantes, notamment la servante d'Aurélia qui était manifestement aussi musicienne, puisqu'elle avait proposé à Clodius de jouer avec elle. Au mieux, on peut considérer qu'il y a bel et bien tout un service professionnel qui participait à la cérémonie en tant qu'animatrices dans le cas des musiciennes, et préparatrices pour les servantes qui aidaient la maîtresse de maison à décorer la demeure destinée à accueillir la célébration. Aucun texte ne précise quelle part jouaient ces servantes et musiciennes, aussi on peut en déduire qu'elles ne prenaient probablement pas part aux sacra à proprement parler, mais qu'elles en avaient une suffisamment bonne connaissance pour pourvoir aux besoins de ceux-ci. Aussi, il ne serait pas correct d'affirmer que seules les dames de l'aristocratie connaissaient les mystères de Bona Dea. Sans participer aux rites, des esclaves ou femmes de basse condition ont pu "voir" les mystères de Bona Dea, entendre les paroles rituelles et pourvoir matériellement au nécessaire, de sorte qu'elles devaient avoir connaissance des objets sacrés ainsi que de leurs significations. Si la cérémonie de Bona Dea de 62 eut lieu chez César, mais qu'Aurélia avait amené ses propres servantes, alors d'une année à l'autre, les matrones emmenaient avec elles leurs servantes, des servantes sûrement qualifiées telles que des musiciennes et en qui elles avaient suffisamment confiance. De sorte que ces servantes étaient habituées à ces cérémonies pour ainsi dire tout autant que leurs dominae. Il semblerait qu'il ait été habituel pour une matrone d'emmener avec elle une ou plusieurs servantes lorsqu'elle sortait accomplir des rites à caractère mystérieux voir mystériques. Lorsque Hispala cherche à convaincre Aebutius de ne pas se faire initier aux Bacchanales, elle explique sa connaissance de ces choses par le fait que sa maîtresse l'y conduisait alors qu'elle était encore servante et que c'est ainsi qu'elle se fit initier385. Ainsi, même si la participation aux choses sacrées étaient limitées pour les servantes, il est indéniable qu'elles avaient accès à la connaissance du rite au même titre que les aristocrates et que le temps d'une nuit, malgré leurs rangs différents, toutes se retrouvaient sous le même toit, pour le même rite; par le seul droit d'être femme. Chacune à sa place, certes, mais toutes ensemble pour célébrer dans le secret des rites féminins. 384 H.H.J. Brouwer, p. 369 Tite Live, XXXIX, 10 : ancillam se ait dominae comitem id sacrarium intrasse, liberam numquam eo accessisse. 385 137 Au terme de cet aperçu symbolique et rituel de la célébration nocturne et secrète de Bona Dea, nous constatons une fois encore qu'il est impossible de déterminer clairement si ces rites doivent être appréhendés en tant que culte à mystères ou en tant que mystères féminins. La gêne que les auteurs éprouvent lorsqu'ils essaient de décrire ces rites est la même que celle qu'éprouve quiconque qui, étudiant ces rites, chercherait à les définir de manière précise. Peut être faut il simplement oublier les distinctions religieuses claires dans le cas de Bona Dea, qui n'entre dans aucune catégorie, "aucune case". Bona Dea est un cas complètement à part non seulement à Rome, mais dans tout l'univers hellénistique, et c'est cet aspect archaïque et inclassable qui laisserait penser justement que les rites de Bona Dea sont véritablement anciens et pourraient remonter aux origines de Rome. L'introduction d'une divinité nommée Damia et venant de Tarente, qui se serait fondue dans l'ancienne Fauna paraît donc peu probable, ne ressemblant à aucun autre culte "tardivement" hellénisé de Rome. Or, la notion de culte à mystères, s'il est démontré qu'elle n'est pas orientale, est au moins grecque en considérant les mystères d'Eleusis et ceux de Dionysos. Pour Cicéron comme pour les autres Romains de la République, les mysteria sont grecs386. Il y aurait donc une opposition fondamentale entre les mystères grecs, et ce culte mystérieux et secret, mais réputé comme fondamentalement romain. De même, ce culte fait bien partie des "mystères féminins", cet ensemble de rites liés à l'existence physiologique et sociale propre aux femmes ou à une catégorie de femmes. Ainsi, ce culte tout à fait original mérite doublement son appellation de "mystères". Mystères féminins à n'en pas douter, mais aussi culte à mystères au sens moderne du terme, non limité aux seuls modèles purement grecs ou orientaux. Bona Dea est un culte à mystères "à la romaine", et bien plus que gloser à l'infini sur son caractère mystérique, il est important de s'attacher à l'expérience des femmes qui y participèrent, à la signification que revêtait cette cérémonie pour elles et qui leur donnait un pouvoir et des libertés exceptionnelles à Rome, le temps d'une nuit. 386 C'est à un graeculus qu'est attribuée l'introduction des mystères de Dionysos à Rome, et ce sont des prêtresse de Grande Grèce qui sont amenées à Rome pour les 138 mystères de Cérès. 139 2.Dans les mystères de Cérès 2.1. Le Sacrum Anniversarium Cereris Avant d'observer les rôles que revêtirent les participantes aux mystères de Cérès, nous tâcherons de faire la lumière, autant que possible, sur la fête qu'elles célébraient et sur les usages qui la caractérisaient. Nous savons par regroupement des textes de Tite-Live, Plutarque et de Festus concernant les conséquences de la défaite de Cannes387 que les graeca sacra correspondent à une célébration nommée le sacrum anniversarium Cereris. A cause du deuil qui frappait une grande partie de la population féminine, l'un comme l'autre atteste que les cérémonies durent être arrêtées et le deuil fut réduit à trente jours afin que d'autres cérémonies ne durent pas être elles aussi abandonnées. Il n'appartient pas ici de discuter la véracité du témoignage de Valère-Maxime qui rapporte que le deuil fut limité à trente jours pour permettre aux cérémonies d'être reconduites388, mais cela confirme le fait que le sacrum anniversarium devait durer plusieurs journées, justifiant donc l'arrêt de cérémonies déjà commencées, sauf si, la nouvelle de la défaite était arrivée le jour même de la célébration. Mais comme H. Le Bonniec le souligne un peu plus loin, il faut plutôt penser que la nouvelle de la défaite, et le deuil qui en résultait, intervint durant des journées de purification, préparatoires à une cérémonie finale. C'est à Festus qu'on doit, dans la littérature, la mention de castum Cereris389, accompagnée d'une restriction sur la durée du deuil, et ainsi coïncidant avec les faits rapportés par TiteLive. Le castus Cereris est par ailleurs attesté par l'épigraphie : [C]ereres ca[stu] 390 . Cette inscription provient d’une tablette de bronze mutilée, trouvée à Rome, et conservée à la Bibliothèque Nationale à Paris. D’après la langue archaïque et la forme des lettres, cette tablette constitue le plus ancien témoignage de la fête estivale de 387 Tite-Live, XXII, 56, 4-5 ; Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 1-2 ; Festus, p. 86 L 388 H. Le Bonniec discute de ces différentes versions pp. 400-402 389 Festus, p. 144 L 390 Au castus de Cérès : CIL I², 973 = CIL VI, 87 = Dessau, 3333 = ILLRP 67 140 Cérès, et on peut la dater du 3e siècle avant J.C. . Que pouvait donc être ce castus Cereris? Outre la signification de "rite" ou de "fête" que castus possède, il faut aussi voir le sens rituel d' "abstinence". Une abstinence qui se porte à plusieurs niveaux, et qui comme le pense Le Bonniec391, se rapporte directement aux privations que Déméter s'infligea lorsque pleurant la disparition de sa fille, celle-ci la chercha partout de par le monde. En partant du principe que cette partie servit bel et bien d'aition pour le castus Cereris, il nous faudra examiner point par point les informations relatives à ses propres privations et les mettre en rapport avec les témoignages que nous avons du rite célébré par les matrones. L'Hymne Homérique rapporte que "Pendant neuf jours la vénérable Cérès parcourut la terre, portant dans ses mains des torches allumées : absorbée dans la douleur, elle ne goûta durant ce temps ni l'ambroisie ni le nectar, elle ne plongea point son corps dans le bain.", et plus loin qu'elle était "immobile dans sa douleur, sans prendre ni breuvage ni nourriture ". Dans le contexte de Thesmophories chypriotes, qu'Ovide a l'occasion de citer dans ses Métamorphoses au sujet de Myrrha, il figure les mères392 participant à une festa annua en l'honneur de Cérès, et pour cela, elles conservent une stricte chasteté, "s'interdisent l'amour et les caresses des hommes", durant neuf jours. H. Le Bonniec explique que si ce texte, se rapportant à une fête présentée comme chypriote, il est légitime de penser qu'Ovide avait en tête la fête romaine, sachant que durant les Thesmophories grecques, la chasteté se limitait à trois jours, et que d'autre part, il ne pouvait être question de prémices puisqu'elles étaient célébrées lors des semailles. Pour lui, les matres d'Ovide sont les matrones de Tite-Live. Si le raisonnement semble tout à fait cohérent, il faut toutefois se demander pourquoi, si la fête à laquelle pensait Ovide est bien celle de Cérès à Rome, Myrrha n'avait pas accompagné sa mère aux rites et que seules les mères y participaient, comme c'est le cas dans les Thesmophories grecques. Peut être ne faut il pas faire trop de cas de cela, et penser qu'Ovide décrit ici cette fête comme cadre nécessaire aux amours incestueuses de Myrrha, et qu'il aurait superposé la fête estivale de Cérès à quelques Thesmophories 391 H. Le Bonniec, pp. 404-412 Ou plutôt les mères. matres garde son sens de mères, contrairement au terme bien spécifique de matronae. Ce qui explique par ailleurs que Myrrha, qui n'était ni mère ni mariée, n'était pas allée participer à ces cérémonies. 392 141 grecques, ou siciliennes393. La mention du vêtement blanc que portent les femmes s'adonnant aux rites de Cérès oriente encore vers les sacra Cereris de Rome. Plusieurs textes soulignent en effet le port rituel de vêtements blancs ; Ovide dans les Fastes rapporte que "Le blanc plaît à Cérès; prenez des robes blanches "394, et Tertullien que "dans les initiations de Cérès, les femmes sont vêtues de blanc"395 . La concordance entre le texte d'Ovide et les usages romains vont dans le sens d'un castus Cereris romain d'une durée de neuf jours, chose d'ailleurs assez commune dans les autres cultes à mystères comme le rapporte H. le Bonniec396 puisque Tite-Live397 rapporte dix jours de castus pour l'initiation aux Bacchanales, et que des durées semblables étaient manifestement en vigueur dans les cultes de Cybèle et Attis, ainsi que ceux d'Isis. Durant ces neuf jours de castus, le sens donné à castus était notamment celui de chasteté, ainsi qu'Ovide le rapporte pour les femmes de la légende de Myrrha. Dans une de ses élégies, Ovide se rapporte cette fois bel et bien au véritable castus romain pour se plaindre de la chasteté que lui impose sa maîtresse qui participe aux rites de Cérès398. Ce thème des plaintes de l'amant esseulé par l'aimée, qui respecte un temps de chasteté rituelle dans le cadre de cultes à mystères est connu, et Properce s'adonne à des complaintes similaires lorsque sa maîtresse le délaisse au profit de ses dévotions à Isis399. S'il est vrai que le terme de castus donna en français le mot "chasteté" et que c'est avec cette signification que les auteurs chrétiens l'employèrent souvent, le castus désignait également une autre réalité, celle d'abstinence de pain. Comme pour la 393 H. le Bonniec, p. 409, voir aussi O. Gilbert, Gesch. u. Topog., II, p. 246, n. 1 Ovide, Fastes, Fastes, 619 395 Tertullien, De pallio, IV, 10 396 H. le Bonniec, p. 411 397 Tite-Live, XXXIX, 9, 4 ; 10, 1 ; 11, 2 398 Ovide, Amores, III, 10 399 Properce, 33, 1 : là aussi il est question de dix nuits, ce qui sous entend neuf jours complets. Il n'est pas étonnant de retrouver le chiffre 9 dans plusieurs rites de castus, lorsqu'on se penche sur la symbolique de ce chiffre. Dans de nombreuses traditions anciennes, le 9 est un chiffre sacré, symbole du temps de gestation, un chiffre féminin par excellence, le temps nécessaire pour passer de la mort à la vie par le processus de la naissance. Le terme du castus est la découverte de Proserpine, il s'agit là comme d'une naissance symbolique, d'une renaissance après être descendue parmi les morts, tout comme Isis retrouve Osiris au terme de neuf jours. Cette explication du symbolisme sacré du chiffre 9 dans les cultes à mystères permet de confirmer les neufs jours du castus de Cérès, qui rentre tout à fait dans cette logique mystique. 394 142 chasteté rituelle, cette abstinence de pain se retrouve dans le culte d'Isis400, et comme le relève H. Le Bonniec, "le jeûne est un des rites caractéristiques du culte de Déméter, aussi bien la Thesmophoros que l'Eleusinienne ; il est pratiquement certain qu'il ne pouvait manquer dans la grande fête de la Déméter romaine."401. Il pense d'ailleurs à rapprocher de ce jeûne le texte de Pline indiquant que lorsque les femmes jeûnent, elles se confectionnent un semblant de pain fait à base de châtaignes moulues402. Bien qu'un doute puisse subsister à savoir si Pline faisait bien référence au jeûne de Cérès ou à ceux de Cybèle ou Isis, il me semble qu'on puisse considérer qu'il faisait référence à tous types de jeûnes incluant une abstinence de pain auxquels les femmes étaient manifestement connues pour s'y adonner. S'il est vrai que les femmes étaient réputées pour être plus sujettes à des dévotions exagérées ou des superstitiones, il faut noter que ni les mystères d'Isis, ni ceux de Cybèle, n'étaient proprement réservés aux femmes, contrairement à ceux de Cérès. Aussi il me semble que Pline puisse tout à fait avoir en tête le jeûne de Cérès lorsqu'il parle du pain aux châtaignes, ce qui justifierait l'expression de ieiunio feminarum, sachant que seul le culte de Cérès était à la fois strictement féminin et requérait un jeûne. Ainsi, conformément au mythe de la quête de neuf jours de Déméter, qui se priva de nourriture en même temps qu'elle refusait de faire lever le blé, "le jeûne du pain symbolise cette détresse de l'humanité privée des dons de Déméter."403 Ce jeûne devait également s'étendre à la boisson, c'est à dire le vin, sachant que Cérès se privait de son équivalent divin, c'est à dire l'ambroisie. Cette hypothèse se verrait confortée par trois textes, celui déjà vu d'Ovide se plaignant que Cérès proscrive l'amour et le vin404, celui de Denys d'Halicarnasse qui précise que des sacrifices sont accomplis par des femmes dans un sanctuaire de Déméter, mais sans libation de vin405, et celui de 400 Tertullien, Ieiun., 16 H. Le Bonniec, p. 406 402 Pline, N.H., XV, 92 ;A ce propos, Pline (XXIV, 59) avance aussi que les châtaignes (agnus castus) étaient aussi utilisées pour réduire le désir sexuel. Cette proposition venait probablement en rapport avec la désignation de castanea, qui peut se traduire comme la plante du castus. Il est permis de penser que soit l'usage du pain aux châtaignes pour assurer la chasteté ou durant les différents moments de castus a été la cause de cette désignation, soit une tradition associant la châtaigne à la chasteté aurait été la cause de l'emploi de celles-ci durant le castus. 403 H. Le Bonniec, p. 406 404 Ovide emploie à ce sujet le terme de merum, autrement dit le vin pur. 405 Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom. , I, 33, 1 401 143 Plaute qui fait référence à des noces de Cérès sans vin406. Il faut remettre la citation de Plaute dans son contexte où un mariage allait se dérouler, aussi il est moins question d'une "noce de Cérès" mais de l'association entre Cérès et le vin. Ces deux mentions tendraient à laisser penser que les fidèles s'abstenaient également de vin durant leur jeûne, d'autant qu'après avoir étudié la question du rapport entre femmes et vin dans le culte de Bona Dea, la chasteté était naturellement associée à une privation de vin. C'est donc bien à un castus total que les célébrantes se livraient durant neuf jours, sur le modèle des privations mythiques de Déméter, afin de se purifier et être prêtes à la cérémonie finale qui concluait le sacrum anniversarium. Au terme des neufs jours de castus, les femmes étaient prêtes à célébrer les retrouvailles de Cérès avec sa fille durant une journée qui comportait les initia à proprement parler, de la même manière que les dix jours de chasteté requis dans les mystères de Bacchus ne faisaient que préparer à l'initiation qui suivrait. Pour célébrer la fête grecque de Cérès, les matrones portaient une vestis candida407 et également des bandelettes sacrées, les vittae dont font mention Juvénal408 et Tertullien lorsqu'il se moque de la vanité des initiées de Cérès409. Autant le vêtement que les bandelettes étaient de couleur blanche, qu'Ovide dit être chère à Cérès et qui est également la couleur associée aux Cerialia bien romaines. Le blanc de Cérès représente la pureté rituelle dans les rites de Cérès410 mais de manière générale également, sachant que les vestales, qui incarnaient la pureté physique et l'intégrité de l'Etat Romain, étaient aussi vêtues entièrement de blanc. Les vittae quant à elles signifiaient la consécration à la divinité, et étaient particulièrement utilisées dans les cultes secrets comportant mystères ou initiations, comme elles sont attestées chez Bacchus ou encore pour Bona Dea411. Cette tenue est donc bien spécifique aux sacra de Rome ; d'après ce que nous dit Denys d'Halicarnasse au sujet des lamentations faites par les grecques pour 406 Plaute, Aulularia, 354 Valère Maxime, I, 1, 15. Cette mention de vêtement blanc a déjà été vue chez Ovide, Fastes, 619 et Métam., X, 432, et se retrouve encore chez Tertullien, De pallio, IV, 10 : cum ob cultum omnia candidatum 408 Juvénal, VI, 51 : paucae adeo Cereris uittas contingere dignae 409 Tertullien, De pallio, IV, 10 410 G. Wissowa, s.v. Cérès dans R. E., t. III, col. 1978 411 Properce, IV, 9, 27 : deuia puniceae uelabant limina uittae 407 144 l'enlèvement de Perséphone, celles-ci prennent des vêtements noirs de deuil412. Ainsi que nous le verrons par après, le noir ne pouvait être employé durant cette fête qui ne solennise pas l'enlèvement de Proserpine mais les retrouvailles joyeuses entre sa mère et elle, après que Cérès l'eut longtemps cherchée et pleurée. La couleur blanche est ici également synonyme de joie413, du résultat de la fête dont le point de départ était les lamentations par l'absence de la Fille jusqu'à la raison même de la célébration : les retrouvailles. Le deuil n'est donc qu'une étape préparatoire et non la cause du rite, expliquant le choix du blanc sur le noir, comme la vie qui a triomphé sur la mort. Dans le déroulement de ce rite, plusieurs textes s'opposent. D'une part Servius atteste de lamentations poussées par les matrones dans des carrefours, de la même manière que le fit Cérès lorsqu'elle appelait sa fille de ses cris414, d'autre part Denys d'Halicarnasse témoigne du contraire absolu, rapportant que justement, "on n'y voit pas non plus ces journées de deuil où des femmes vêtues de noir se frappent la poitrine et gémissent sur la disparition de divinités, comme le font les Grecs pour l'enlèvement de Perséphone"415. Que penser alors des rites précédant les retrouvailles entre Cérès et Proserpine? H. Le Bonniec est d'avis qu'un minimum d'action "dramatique" actualisait les évènements du mythe, puisque les rites grecs, autant d'Eleusis et les Thesmophories comportaient de semblables scènes mythiques rejouées par les prêtres et les fidèles. Le manque de documentation à ce sujet ne permet pas de décider si oui ou non, de telles réactualisations mythiques avaient lieu, et il n'est pas impossible que les lamentations auxquelles Servius fait référence soient postérieures à Denys d'Halicarnasse et issues d'une influence des autres cultes à mystères sur les sacra Cereris, leur apportant ainsi une coloration plus hellénistique et extatique, proche du thème de la ménade à laquelle Ovide compare justement Cérès dans la quête effrénée de sa fille416. De telles scènes de cris et de pleurs de par les rues de la ville sont par ailleurs difficilement envisageables à l'époque de l'introduction des sacra Cereris, et si de telles manifestations "exotiques" étaient tolérées pour un clergé étranger tel que celui de Cybèle, les citoyens romains n'étaient pas autorisés à prendre part à de telles manifestations jugées excessives et non conformes à la romanité. Le 412 413 414 415 416 Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom., II, 19, 2 G. Radke, op. cit., p. 63 et suivantes, voir aussi H. Le Bonniec, p. 419 Servius, Verg. Aen., IV, 609 Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom., II, 19, 2 Ovide, Fastes, v. 481-486 145 bannissement des Bacchanales est aussi un rejet fondamental de ces cérémonies désordonnées et trop étrangères. Même si ici, on ne pouvait soupçonner les matrones de se livrer à quelque débauche, le vin étant exclu et les hommes interdits, si des manifestations aussi "hellénistiques" avaient eu lieu, des auteurs comiques tels Plaute n'auraient sûrement pas hésité à se jeter sur une occasion trop bonne pour en rire. Nous savons qu'à Eleusis, les fidèles assistaient aux rites, "voyaient" les mystères que rejouaient pour eux le clergé. Sur une base similaire, il est possible que les prêtresses grecques aient mimé des lamentations de la sorte en endossant, elles seules, le rôle de Cérès. Ce serait d'autant plus possible qu'elles étaient détentrices du savoir relatif à ces rites, contrairement aux Romaines qui venaient y assister, et s'y faire initier. Cependant, rien ne permet de juger si les prêtresses eurent là un rôle particulier, et nous nous contenterons de considérer que les matrones ne se livraient pas à des marques ostentatoires de deuil et de douleur. Un autre problème vient s'ajouter à celui des lamentations : celui du moment de la journée durant lequel ces rites avaient lieu. Lactance rapporte que les mystères de Cérès sont semblables à ceux d'Isis, car on cherche toute la nuit Proserpine avec des torches allumées et que lorsque celle-ci est retrouvée ( ea inventa ), la cérémonie se termine par des remerciements et un rite d'agitation des torches417. Cette cérémonie aux flambeaux répond à la donnée mythique selon laquelle Cérès "allume deux pins pour lui servir de flambeaux"418. Ovide cite ce passage pour expliquer que "De là vient qu'aujourd'hui encore on voit des torches aux fêtes de Cérès". Que ce soit à Eleusis ou en Italie du Sud, les torches étaient un des attributs de Cérès, qui est fréquemment représentée avec elles419. La lumière de ces flambeaux servait à guider "ses pas empressés dans les froides ténèbres de la nuit"420. Il est donc évident que le symbole des torches est une association directe au contexte nocturne de tels rites et que le symbole même des torches n'aurait aucun sens si cette cérémonie se déroulait de jour. C'est pourtant ainsi que Cicéron présente les sacra Cereris dans le De Legibus421. Il y dit qu'il approuve toutes les interdictions concernant les sacrifices 417 Lactance, Institut. Epitome, 18, 7 Ovide, Fastes, IV, 494 419 Voir à ce propos l'explication de B. S. Spaeth p. 108, ainsi que les illustrations s'y reportant fig. 5 et fig. 21. 420 Ovide, Métam., 443 : perque pruinosas tulit inrequieta tenebras 421 Cicéron, De leg, II, 21 418 146 nocturnes que célèbrent les femmes. Il commence d'abord par mettre à part les mystères d'Eleusis, source de bienfaits pour les hommes. Puis il parle des mystères de Cérès en ces termes : "La loi doit veiller avant tout avec le plus grand soin à ce que la lumière claire du jour protège la réputation des femmes, et que leur initiation aux mystères de Cérès se fasse comme elle se fait à Rome." et qu" il n'y aura pas de cérémonies sacrées de nuit pour les femmes, sauf celles qui se font solennellement pour le peuple. Il n'y aura pas pour elles d'initiation si ce n'est au culte grec de Cérès. "422. Sachant que les cultes à mystères faisaient souvent intervenir des sacrifices ou des cérémonies nocturnes, il faut comprendre ici que dans la catégorie "de nuit", seul le sacrifice à Bona Dea est accepté, et que dans la catégorie "initiations", renvoyant aux cultes mystiques, seules celles à Cérès sont autorisées, les deux étant sous le patronage de l'autorité romaine, et les deux ne concernant que des femmes entre elles. Cicéron portait un intérêt particulier pour la religion, et ses connaissances ne sont pas à mettre en doute, ni dans le contexte de Bona Dea, ni dans celui de Cérès. Il faut donc le croire sur parole lorsqu'il parle de cérémonies diurnes pour Cérès, sachant d'ailleurs qu'il n'aurait eu aucune raison à dire le contraire des réalités qu'il connaissait. Cette spécificité de cérémonies diurnes va de paire avec l'absence de lamentations des matrones romaines qui rendait les sacra Cereris tout à fait honorables aux yeux de Cicéron. Plaute avait mentionné pour la période républicaine, des veillées à Cérès423, mais H. Le Bonniec considère qu'il serait faux de les attribuer aux matrones romaines, et qu'il faudrait mieux les voir comme appartenant aux rites grecs. Il faut donc en rester à penser qu'aucun rite du sacrum anniversarium Cereris ne comporta de fêtes nocturnes, et que si les torches semblent avoir toujours conservé une place importante parmi les différents rites témoignant de la recherche de Proserpine, elles durent avoir une place plus symbolique que réelle dans les sacra Cereris, une fonction de rappel de la légende plus qu'une utilisation en rapport direct avec la nuit. Par ailleurs, rappelons qu'après avoir jeûné neuf jours, conformément aux privation de Cérès, les femmes revêtues de blanc étaient préparées à l' invenio de Proserpine, non pas un rite de lamentations. Il est possible que le temps accordé aux manifestations de douleur ait été suffisamment court pour que l'absence de symbolique nocturne ne constitue pas en soi un problème trop important. 422 423 Cicéron, De legibus, II, 9 Plaute, Aulularia, 36 ; 795 147 Proserpina invenia, Plutarque atteste de sacrifices et des processions424. Nous ne savons pas grand chose de ces rites, mais on peut supposer qu'une truie était sacrifiée à Cérès puisque c'était sa victime consacrée425. Les prémices des récoltes sont également offertes à Cérès426, certainement sous forme de guirlandes ou de couronnes d'épis427, justifiant ainsi l'existence de cette fête des moissons. Sachant que les Siciliens ne voyaient le retour de Proserpine que lorsque le grain récolté rend manifeste la présence de la Fille, Cérès et Proserpine sont donc enfin réunies, car "Proserpine, c'est le grain de blé, qui est définitivement retrouvé lorsqu'il est mûr pour la moisson"428. Ces retrouvailles, après le castus et la douleur expérimentée à l'image de Cérès, étaient célébrées avec joie et émotion, comme le laisse penser Plutarque qui précise que la déesse aime être célébrée par des gens heureux429 . Les participantes expérimentaient donc durant ces initia la privation et participaient aux douleurs de Cérès, avant de vivre une reconstitution de quête de la Fille. Au terme de cette tension rituelle, la joie des retrouvailles pouvait exploser en même temps que le sentiment d'abondance des moissons. Ainsi que nous le verrons plus loin, c'est une initiation à la fois particulière à la vie de la femme et une initiation qui mettait les participantes au centre du théâtre du cycle de la mort et de la vie. 424 Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 1-2 Fastes, Fastes, I, 349 ; et plus généralement les auteurs s'accordent pour considérer que la truie est sacrifiée à Cérès car c'est le porc en général qui ravage les donc de Cérès, et qu'il est commun de sacrifier un animal du même sexe que la divinité. 426 De la même manière que les matres chypriotes offrent les prémices chez Ovide (Métam., X, 433) 427 Ovide, Fastes, 615-616 428 H. Le Bonniec, p. 419 429 Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 2 425 148 2.2. Les célébrantes : la Mater et la Filia Avant d'aborder la question de la signification de ces rites pour les participantes romaines, nous nous arrêterons sur le cas des prêtresses grecques de Cérès. S'il est indubitable qu'il s'agit d'initiées consacrées à la déesse, et qui demeurent sans doute célibataires, dans la littérature, elles s'illustrent surtout par leur grande absence dans l'ensemble des descriptions données des rites relatifs à Cérès. Seul le nom de Calliphana de Vélie, ou selon certains Calliphoena de Vélie430 est rapporté par Cicéron. Celle-ci est faite citoyenne romaine sur la proposition du préteur urbain C. Valérius Flaccus, consul en 93 avant J.C., ce qui la situe chronologiquement vers 95 avant J.C.431. D'elle, ou de ses semblables dont l'épigraphie garde la trace, nous ne savons rien de plus au niveau cultuel. Cela peut s'expliquer, une fois de plus, par la raison du silence qui s'applique aux cultes à mystères, et qui faisait règle à la fois à Eleusis et dans les célébrations thesmophoriennes. Ce caractère secret est tout à fait attesté par l'emploi d'un vocabulaire tel initia ou encore arcana sacra. Du fait que ces rites sont limités aux femmes seules les auteurs ne pouvaient pas en savoir plus à leur sujet ; et ignorant quel était le rôle exact des prêtresses, ils ne purent rendre compte que de ce qu'ils avaient pu observer chez les matrones ou ce qu'elles avaient bien voulu leur dire. Nous avons précédemment vu qu'on pouvait supposer aux prêtresses un rôle mythique qu'elles devaient jouer lors de la recherche de Proserpine, et qu'il était possible qu'elles reproduisent la quête effrénée de Cérès. Un témoignage de Tertullien au sujet des prêtresses de la Cérès africaine nous apprend que la prêtresse de Cérès était enlevée, parce que Cérès elle-même l'a été432. Il s'agit d'une affirmation assez étrange, puisqu' aucun mythe ne fait état d'un enlèvement de Cérès. Par contre, Cérès et Proserpine recevaient en Afrique un culte mystique dans lequel elles portaient le nom de Cereres433 ; les deux Cérès. C'est donc bien Proserpine qu'il faut comprendre dans cette citation. Malgré les différences entre la Cérès africaine et les 430 431 Valère Maxime, Fact. et Dict. memor., I, 1, 1 D'après Münzen, s.v. Kalliphana, dans R. E. , t. X, col. 1655 et H. Le Bonniec, p. 390 432 433 Tertullien, Ad nat., II, 7 Voir J. Carcopino, 1942, pp. 13-35 149 sacra romaines, d'autant à une époque tardive, il reste possible qu'une prêtresse de Cérès jouait le rôle de Proserpine alors qu'une autre se chargeait de celui de Cérès, car il serait difficilement concevable qu'une seule prêtresse de Cérès ait officié, et que la seule prêtresse aurait été absente des rituels. Cela n'aurait pas de sens puisque plus personne ne pourrait guider les participantes. Cette mention laisse au contraire bien penser que plusieurs prêtresses participaient aux rites et appuie l'hypothèse selon laquelle le mythe était rejoué par les prêtresses alors que les participantes tenaient un rôle plus passif, durant cette partie des rites. Lorsque Proserpine était enfin retrouvée, les prêtresses grecques conduisaient solennellement en procession les matrones jusqu'au temple de Cérès où se dérouleraient les sacrifices, ainsi que H. Le Bonniec le déduit du texte de Plutarque434, puis devaient procéder au sacrifice de la truie, alors que les matrones se chargeaient explicitement de l'offrande des prémices435. La plupart du temps, les participantes étaient nommées sous le vocable de matronae, pourtant les sacra Cereris d'un culte faisaient participer les jeunes filles aux côtés des matrones. Contrairement à ce qu'il ressort des diverses Thesmophories grecques, ce culte n'était donc pas uniquement matronal, pas plus qu'il ne s'adressait uniquement à des mères et des filles, puisque d'après le témoignage de Cicéron sur la Cérès de Catane déjà mentionné, c'étaient des mulieres ac virgines qui participaient. On en déduira que les matronae honoraient plus spécialement Cérès, et les virginae Proserpine436. Lors des initia, chacune se reconnaissait selon son statut dans l'une ou l'autre déesse, ou plutôt chacune s'identifiait à l'une ou à l'autre. La matrone n'était pas nécessairement mère elle-même, pourtant la capacité virtuelle de la maternité que le mariage légal lui conférait, lui permettait de facto de se reconnaître en la Mère, celle qui de plus, régit la sexualité au sein du mariage légal et qui aime être célébrée dans la pureté du blanc. Ainsi comme le souligna F.I. Zeitlin, le mythe associé aux Thesmophories, et en l'occurrence ici aux sacra Cereris, exprime l'opposition et la tension entre les deux rôles primaires des femmes : la mère mature, fertile, symbolisée par Déméter/Cérès, et la jeune fille, sexuellement inexpérimentée, symbolisée par 434 435 436 H. Le Bonniec, p.416 Ovide, Métam., X, 433 Ce qui est aussi l'avis de Le Bonniec, p. 421 150 Perséphone/Proserpine437. A cela, B. S. Spaeth émet une opinion qui semble tout à fait juste : "the myth presents the necessary divergeance between the lives of mother and daughter but promises the reconciliation of these two roles through the eventual reunification of the two symbolic figures."438 La réunion de Cérès et de Proserpine forme donc la figure féminine dans son ensemble, la Femme complète, ayant expérimenté les différents stades initiatiques de son existence spécifique. Le terme même de Cereres dans le culte africain est très révélateur sur ce point, en nommant les deux déesses par le même nom, il exprime la nature unique de la divinité honorée. Ce n'est pas deux divinités qui sont célébrées dans les sacra Cereris mais une seule sous ses deux aspects, ou plutôt ses trois aspects, puisque la recherche solitaire et douloureuse de Cérès l'amène à prendre les traits d'une vieille femme, "privée des faveurs de Vénus". Ses prêtresses elles-mêmes semblent avoir été des femmes âgées, libérées du joug du mariage. Ainsi les célébrantes représentent toutes un stade différent de la vie de la femme, de la virgo à la mater, quant aux prêtresses consacrées à la déesse, elles personnifient la réconciliation humaine des deux faces divines dans la vieillesse; elles ont été matrona et reviennent à la chasteté de la virgo en ayant expérimenté la "passion" de Cérès. Elles sont "devenues" la déesse, son exacte représentation humaine, et ainsi sont capables de guider les cérémonies relatives aux retrouvailles de la Mère et de la Fille, puisqu'elles ont elles-mêmes expérimenté et dépassé ces stades. Partant du postulat que le sacrum anniversarium Cereris était une fête qui n'admettait que les matrones dans le sens strict du terme, A. Staples interprète ces cérémonies comme une opposition entière entre l'homme et la femme, en ce que les participantes, toutes matrones, s'astreignent à une chasteté rituelle alors que leurs époux n'ont aucune prescription de même ordre439, ce que confirme la légende de Myrrha, rapportée par Ovide et déjà mentionnée ,qui s'unit à son père durant les festivités de Cérès auxquelles participaient sa mère. Elle compare encore ces cérémonies au culte de Bona Dea, qui intègrerait symboliquement l'élément masculin et qui serait destiné aux femmes en général, sans passer par la distinction du mariage qui sépare les femmes dans leur vécu. Ce raisonnement qui ne s'appuie que sur une 437 F.I. Zeitlin, Cultic models of the female : rites of Dionysus and Demeter, 1982 , p. 149 438 B. S. Spaeth, 1996, p. 108 151 volonté de construction de genres ne semble pas convainquant, en premier lieu parce qu'il est construit sur le postulat que les matrones seules participaient aux sacra Cereris, ce qui est vrai des Thesmophories mais ne l'est pas pour les mystères romains de Cérès, puis parce que les femmes qui participaient aux rites nocturnes de Bona Dea étaient soit des matrones de l'aristocratie, soit les vestales, mais en aucun cas un ensemble féminin aristocrate, des virgines aux matronae. Il apparaît que le culte et le mythe Bona Dea sont bien plus liés au statut de la femme mariée que ceux de Cérès et Proserpine, qui, en acceptant matronae et virgines, s'axe sur le rapport entre mère et fille. Un statut qui reste certes au sein du mariage légal, mais qui ne met pas l'accent sur ce dernier, il est une condition mais non pas une finalité. Servius rapporte l'interdiction durant les sacra de prononcer les mots de pater ou de filia. L'exclusion du père peut être facilement expliqué par l'interdiction aux hommes de participer au rite d'une part, et parce que la célébration ne prend en compte dans le contexte rituel que de la Mère et de la Fille. Pour ainsi dire, la notion de père n'existe pas dans le rituel, il n'y a que des mères et des filles. Comme le relève H. Le Bonniec, l'interdiction portant sur la filia est plus difficile à comprendre et il faut supposer que la prononciation de filia était interdite car "la Mère seule pouvait appeler ainsi son enfant : le prononcer eût été une usurpation sacrilège, identifiant une mortelle à CérèsDéméter."440. En prenant en compte ces explications pour le pater et la filia, nous en venons à nous demander pourquoi la suite du vocabulaire lié à la famille n'est pas évoqué, notamment le filius. Cette absence d'interdiction peut éventuellement apporter un nouvel éclairage sur l'interdiction liée à la prononciation de pater. Dans la légende, le Père est Jupiter, celui qui a permis à Hadès-Dis Pater d'emporter la Fille pour en faire son épouse. L'appellation du père serait donc proscrite dans le souvenir du responsable qui permit la séparation entre la Mère et la Fille, quand au fils, celui-ci n'existe tout simplement pas dans l'ordre mythique et rituel, une interdiction ne peut être effective que si elle a une raison d'être, ce qui ici ce ne serait pas le cas. De toutes manières, contrairement à Bona Dea, il ne faut pas appréhender cette fête comme des rites d'opposition à la masculinité, mais comme des rites d'initiation à la vie de femme ; une existence régie par l'union légale, mais célébrée dans ses caractéristiques biologiques et naturelles, séparant la fille de la mère, et non pas la 439 440 A. Staples, 1998, pp. 90-91 H. Le Bonniec, 1958, p.422 152 jeune fille de l'épouse. Les participantes évoluent au sein d'une construction sociale uniquement féminine, ceci permettant de renforcer les liens qui existaient entre les femmes faisant la même expérience rituelle, en plus d'honorer les liens entre les mères et les filles. B. S. Spaeth, en partant du principe que les matrones concernées étaient seulement issues des classes supérieures, affirme que ces rites étaient particulièrement importants non seulement pour raffermir les liens entre femmes de la même origine sociale, mais aussi vis à vis de la société romaine toute entière441. En cela, le culte de Cérès, axé sur la polarité chasteté/maternité, ferait la promotion de ces deux valeurs particulièrement associées aux classes supérieures. Il ne pourrait être question que des seules classes supérieures. En effet, B. S. Spaeth donne l'exemple des aristocrates de la fin de la République et de l'époque d'Auguste, auxquelles on reprochait le manque de fertilité, et de cela résultant une instabilité au sein des classes élevées par le manque de fils pour assurer la pérennité de ces familles. Ce serait considérer les mystères de Cérès en dehors de son contexte initial, car si le culte de Cérès put englober de telles valeurs lorsque la situation sembla inquiétante pour les dirigeants romains, il ne faut pas oublier que celui-ci fut instauré à la fin du 3eme siècle, alors que de tels problèmes ne se posaient pas encore. En pleine période de guerres puniques, ce ne serait pas que les femmes de l'aristocratie qui seraient concernées par un besoin de fertilité, mais l'ensemble des femmes romaines dont on attendait des fils, destinés à remplacer les soldats que Rome perdait dans ces guerres qui n'en finissaient pas. De plus, l'idéal de chasteté et de maternité n'était pas cantonné aux seules aristocrates, puisqu'il apparaît comme un fondement de Rome, aux temps où l'imaginaire masculin trouve encore mémoire de femmes vertueuses parce que laborieuses. Si la vertu et la chasteté découlaient du labeur et d'une vie difficile, on ne saurait concevoir que Cérès, déesse plébéienne depuis le 5e siècle, devienne soudain représentative des femmes de l'aristocratie et de valeurs qui leur seraient propres. Quelques années après l'introduction du culte grec de Cérès à Rome, c'est la Mère de l'Ida qui arrive à Rome, en 204 avant J.C., avec son collège de prêtres indigènes et qui est installée sur le Palatin. Il semblerait fort improbable alors que Cérès442 ait été attachée aux matrones de l'aristocratie, d'autant qu'il n'y eut jamais qu'un temple de 441 B. S. Spaeth, 1996, p.113 Qu'elle partage avec Liber et Libéra, puisque le temple de Cérès est aussi celui de la triade plébéienne. 442 153 Cérès à Rome, traditionnellement situé sur l'Aventin, près du Circus Maximus443, c'est à dire dans la région plébéienne de Rome, alors que le Palatin était patricien. Les mystères de Cérès s'adressaient donc bien aux femmes honorables, sans distinction de classe. Ainsi que nous l'avons vu, H. Le Bonniec suppose que les mystères romains de Cérès pouvaient être un équivalent moins prestigieux des émotions mystiques qu'Eleusis procurait à ses mystes, or seule une minorité des Romaines pouvait espérer faire un jour le voyage444. D'une part cela appuie l'idée selon laquelle les mystères de Cérès étaient tournés en direction de matrones de classes moins élevées que les aristocrates, plus susceptibles de pouvoir aller jusqu'à Eleusis pour s'y faire initier, mais cela introduit la question des croyances associées aux sacra Cereris. Malgré l'utilisation du même mythe que celui des mystères d'Eleusis, rien ne permet de penser que des espérances liées à l'au-delà faisaient partie des sacra. Ainsi que le dit M. C. Bailey445, les mystères de Cérès ne gagnèrent jamais une grande popularité, et ne semblent pas avoir influencé les penseurs au sujet de l'au-delà, pas avant que les cultes orientaux ne viennent imposer l'idée des mystères salvateurs. Accordons toutefois à la décharge des initia Cereris le fait qu'étant strictement féminins, il est bien peu étonnant que des auteurs ne se soient pas épanchés dessus, et pour cause, étant des hommes, ils n'étaient liés d'aucune manière aux rites de Cérès! Ces cérémonies, intimement liées au vécu féminin, ne pouvaient attirer leur attention ou capter leur sensibilité, puisqu'ils y étaient étrangers à la fois par la présence physique dans les rites et par leur nature d'hommes. Il reste tout à fait possible que les initiées, en expérimentant les douleurs de la perte de la Fille et la joie des retrouvailles, accordèrent à ces rites une signification dépassant le simple rite agraire et social. Le caractère mystique de la fête, reconnu par les auteurs antiques, laisse au moins planer le doute à ce sujet. L'assimilation de Cérès à la terre, au corps de la femme fait des mystères de Cérès un archétype des mystères féminins. Ces rites présentent un enseignement des secrets qui ne se révèlent que de mère en fille, des mystères qui se 443 Aucune trace archéologique n'a pu confirmer cette donnée, mais conformément à des auteurs tels que Pline (H.N., XXXV, 154), Tacite (Ann., II, 49) ou Denys d'Halicarnasse (VI, 94, 3), on peut raisonnablement considérer que le temple se situait bien sur l'Aventin. Voir B. S. Spaeth, 1996, à ce sujet, pp. 82-83. 444 H. Le Bonniec, 1958, p. 437 445 Et que H. Le Bonniec reprend p. 437. 154 ressentent au fond des entrailles, lorsque Cérès est désemparée de la disparition de sa fille, partie au royaume des morts, et lorsque de la joie des retrouvailles naît toute vie et toute abondance de la terre. Finalement, ces sacra mettent en avant une sagesse féminine à la fois matérielle et spirituelle, offrant aux participantes d'expérimenter les mystères de leur existence de femme, miroir du cycle de la vie tout entier dans lequel la mort a une place nécessaire avant que l'espoir du retour ne devienne manifeste. Il n'est pas étonnant que d'une même légende, deux "mystères" distincts soient nés; l'un constitué sur une compréhension mystique destinée au genre humain dans son ensemble, présentant des espérances dirigées vers l'au-delà, et l'autre une interprétation strictement féminine du mythe. Nul doute que les sociétés anciennes dans lesquelles des Thesmophories ou des sacra Cereris existaient projetaient sur les participantes leurs propres valeurs, et que des attentes masculines et patriarcales se sont calquées sur une construction mythique féminine. Toutefois l'existence de tels mystères purent probablement permettre aux femmes d'affirmer la sacralité de leur condition, et leur place dans le cycle de la vie en se créant une sorte de cosmogonie issue de leur vécu féminin. 155 3.Dans les mystères de Bacchus 3.1. Les problèmes rencontrés avec les mystères de Bacchus Lorsque l'on aborde le contenu rituel des mystères bachiques à l'époque républicaine, rapidement plusieurs problèmes viennent se poser. Aussi nous essaierons autant que possible de les exposer au préalable de toute étude des rites et des rôles que les femmes purent y tenir. A défaut de toujours pouvoir faire la lumière sur les foisonnements labyrinthiques des courants bachiques, la mise en évidence de ces pièges qui guettent l'historien ou l'archéologue permettront une prise de conscience des nécessaires précautions à prendre avec une pareille étude. Le premier problème vient directement de ce qui au contraire, devrait être une aide précieuse pour l'historien, c'est à dire les sources iconographiques. Contrairement aux rites de Bona Dea et du Sacrum Anniversarium Cereris, une ample documentation iconographique existe pour les mystères de Bacchus. Celle-ci constitue une chance unique pour l'historien de mieux se figurer le contenu des initia, ainsi que le déroulement des bacchanales. Elle permet d'illustrer les détails connus par la littérature, et surtout de pallier au vide littéraire concernant les initiations, au delà des listes croustillantes des crimes des Bacchanales. En somme, les représentations picturales sont une voie de choix pour aller au plus près de la réalité de ce que furent les mystères de Dionysos, puisque l'exécution de ces figures étaient dénuées à priori de tout esprit de propagande, contrairement au récit livien des Bacchanales. Pourtant, il convient de les approcher avec certaines précautions. D'une part d'un point de vue chronologique ; en effet, la majorité des témoignages iconographiques datent soit de la fin de la République, soit de l'Empire, à une époque où, comme nous le verrons, le bachisme a été réintroduit, ou du moins est de nouveau toléré, mais sous une forme fortement assagie. Les scènes bachiques représentées durant cette période correspondent probablement aux réalités cultuelles de cette époque, or nous avons vu 156 que les bacchanales de 186 avant J.C. étaient probablement une forme "batarde" du bachisme : entre orgiasme originel et mystères dionysiaques à proprement parler. Les deux représentations les plus utiles pour cette étude sont la très célèbre fresque de la Villa des Mystères à Pompéi, datant de la fin de la période républicaine vers les années 70-60 avant J.C., et les stucs et peintures de la villa Farnésine, remontant à l'époque d'Auguste. Autant l'interprétation des scènes provenant de la villa Farnesine reste à peu près aisée, autant celle de la Villa des Mystères constitue un véritable casse-tête pour des générations d'historiens et archéologues qui s'y penchèrent. On a actuellement à peu près autant d'interprétations qu'il y a de commentateurs, avec une incroyable variété de propositions tout à fait différentes les unes des autres. G. Sauron consacre un chapitre à résumer les contributions qui furent apportées jusque là dans l'interprétation de cette fresque, et en profite pour insister sur la nécessité de tenter de retrouver le regard de l'initié, malgré les siècles qui nous éloignent des mentalités ayant présidé aux mystères d'une part, puis à celle de la domina qui conçut cette fresque selon sa propre expérience et ses propres croyances446. Seul le baccheion de Bolsena est contemporain de l'affaire des Bacchanales, et s'il ne livre pas de scènes cultuelles, il peut offrir un éclairage sur le type de structures qui accueillirent les mystères de Bacchus avant que le culte ne revienne, à la fin de la République. Après brève description de ces trois supports iconographiques, nous ne pouvons que constater leurs origines très disparates à la fois dans le temps et dans l'espace, de l'Etrurie à Pompéi en passant par Rome, et du IIe siècle avant J.C. à l'époque augustéenne. G. Freyburger n'hésita pas à appliquer les scènes initiatiques ressortant de ces représentations aux descriptions rituelles rapportées par Tite-Live afin d'illustrer et étayer les propos de ce dernier447. Pourtant, peut-on utiliser "impunément" un support imagé, issu de pratiques rituelles manifestement assagies et tout à fait mystériques, pour expliquer des rites que luimême juge archaïsants? Enfin, une dernière question se pose, similaire à celle de l'interprétation des vases attiques de l'époque classique qui représentent des bacchantes : comment retrouver le contenu réel des mystères bachiques quand les motifs iconographiques sont manifestement un mélange entre fantaisie mythologique et détails cultuels réels? Par ailleurs, l'aspect mythologique n'est pas forcément 446 447 G. Sauron, 1998, p. 78 G. Freyburger, 1989, p. 195 157 toujours aussi fantaisiste qu'il n'y paraisse, et peut figurer comme emprunt de symboles rituels essentiels au regard d'un initié. Aussi non seulement nous sommes confrontés à une pluralité de lieux et d'époques, mais aussi une pluralité de sphères d'interprétations. Il ne serait pourtant pas possible de laisser de côté ces témoignages picturaux, non seulement pour la richesse de leurs apports dans le cadre de l'étude des rites bachiques, mais aussi parce que le but présent n'est pas de décrire les rites bachiques qui déclenchèrent la tempête de l'affaire des Bacchanales ; nous abordons bel et bien les mystères de Bacchus en Italie et à l'époque républicaine, pas ceux qui se tinrent spécifiquement à Rome en 186. Il convient présentement de rechercher le rôle des femmes dans ces rites, en tenant compte de la très grande diversité qui caractérisa très probablement le milieu dionysiaque italique de ces siècles. Comme il y a presque autant d'interprétations de la fresque de la Villa des Mystères qu'il y a d'interprètes, il y eut certainement presque autant de mystères dionysiaques qu'il y eut de thiases. Quant au contenu des mystères, malgré la présence de hieroi logoi, garantissant une certaine stabilité des rites, on peut facilement penser que, même en exceptant le grave coup d'arrêt de l'affaire des Bacchanales, ceux-ci devaient être soumis à des évolutions diverses puisque la structure associative les rendait indépendants de tout contrôle d'une autorité religieuse supérieure capable de faire respecter une tradition inchangée et inchangeable. La preuve en est que lorsque Paculla Annia décida d'effectuer ses changements, des changements très importants dans les rites, nul ne songea à l'arrêter, d'autant qu'elle se disait inspirée par le dieu. Sur l'ensemble des thiases italiens, on peut facilement imaginer un bon nombre d'autres Pacullas Annias, voulant pour différentes raisons laisser l'emprunte de leur passage en y apportant leurs contributions pour l'avenir. La force des mystères bachiques résidait justement en partie là ; c'était une religiosité vivante, multiforme, capable de se renouveler, de se régénérer, de muer tel un serpent. Ils étaient en vérité vraiment à l'image de leur dieu et de ses symboles, tel le lierre et la vigne, tel le serpent ; tous sont une image de la spirale croissant à l'infini, allant du dedans vers le dehors, comme du dehors vers le dedans lorsqu'il fallait se faire plus discret pour mieux réapparaître au grand jour quelques années après. Nous tâcherons donc, à l'aide des différents témoignages, littéraires comme 158 iconographiques, de dégager une idée de la place des femmes dans les mystères bachiques. Certains s'essayèrent à reconstituer le déroulement d'une initiation ou d'une cérémonie à Bacchus ; cependant, compte tenu des constations que nous venons de faire, il ne serait pas prudent de vouloir se lancer dans pareille entreprise. Ce ne sera pas trop insister que de répéter qu'au delà des fragments rituels que nous possédons, ce sont les femmes, les prêtresses, les initiées que nous rechercherons, sans vouloir à tout prix déterminer une seule forme possible des rites de Bacchus. Certains rapportent que les orphiques seraient originaires d'Italie du Sud448, compte tenu du grand nombre d'objets à caractère "orphique" qu'on a pu y retrouver, telles que les lamelles dites orphiques. Nous avons vu que cet orphisme ne correspondait pas à l'orphisme archaïque tel qu'il fut connut en Grèce, et qu'il serait plus juste de considérer que cet "orphisme" est en réalité un bachisme teinté de considérations eschatologiques originaires de l'orphisme. En matière de coutumes funéraires, Hérodote fait peut être référence à ces lamelles lorsqu'il parle des Orphika et Bakchika449 ; si c'est bien le cas, alors les Anciens eux-mêmes ne parvenaient plus à faire de distinction claire entre l'orphisme et le bachisme, ou plutôt pour eux, les deux allaient de pair en ce qui concerne ce type de croyances en l'au-delà. C'est ce qui fait dire à C. Acker, que rien n'indique l'origine orphique des hymnes trouvés sur ces lamelles450, que W. Burkert nomme par ailleurs "lamelles bachiques"451. En effet, C. Acker poursuit en disant que le mythe orphique du meurtre de Dionysos ne figure pas sur ces lamelles, alors que des éléments dionysiaques, tels que la mania, l'omophagie, le taureau, les Nymphes ou le berceau y figurent. Les hymnes bachiques les plus anciens provenant d'Italie sont donc unanimes pour témoigner de pratiques à caractères orgiaques, devenues un culte à mystères, peut être par leur rencontre avec l'orphisme qui les enrichit de croyances liées à l'au-delà. Souvent, les historiens voulurent retrouver ci et là des éléments soit spécifiquement bachiques, soit spécifiquement orphiques, or ils semble que dès l'époque classique, ceux-ci avaient 448 Nilsson, 1957, p. 121 II, 81 450 C Acker, 2002, p. 126 451 W. Burkert, 2003, p. 25, p. 39 où W. Bukert explique son interprétation de bachique plutôt qu'orphique par l'existence des lamelles d'Hipponion et de Thessalie. 449 159 manifestement convergé jusqu'à former un nouvel ensemble qu'avec hésitation et confusion, des auteurs antiques à nos contemporains continuèrent de nommer bachisme ou orphisme. Or, l'orphisme se trouve fondamentalement opposé aux valeurs véhiculées par le dionysisme : là où le dionysisme s'appuie sur les femmes et les rend essentielles, l'orphisme les rejette comme manifestations impures qui tendent vers l'animal. Nous avions déjà souligné le caractère étonnant de la présence de femmes, telle Olympias, ou encore d'orgiasme dans des rites dits "orphiques". On peut penser que les mystères composites qui nous sont présentés là sont fortement liés aux lamelles funéraires découvertes entre le 6e et le 5e siècle avant J.C. ; cela explique la "mutation" du dionysisme entre culte extatique et culte à mystères soucieux du devenir de l'âme après la mort. Mais cette rencontre de deux courants antagonistes oblige à se poser la question du rapport de la femme vis à vis de ces nouveaux mystères. Sous quelles conditions les femmes vécurent l'initiation bachique issue du mélange d'une tradition entièrement tournée vers les femmes, d'où les hommes étaient normalement exclus, et d'un courant résolument misogyne qui n'acceptait dans ses rangs que les hommes seuls? A en croire Tite-Live, si les thiases étaient à l'origine uniquement féminins et orgiaques, alors leurs activités se trouvaient hors de la sphère orphique. Même la mixité en soi qui fut l'objet d'une des innovations ne permettrait pas de supposer des croyances de type orphique. Il n'en va pas de même de la question de l'initiation ainsi que du jeûne préparatoire qui renvoient directement au fonctionnement habituel de rites à caractères mystériques452 ; par ailleurs, les machines qui permettent aux personnes d'être "ravies par les dieux" et que cite Tite-Live453 seraient plutôt à interpréter comme des mécanismes permettant une "descente aux Enfers" de l'initié454, chose qui n'existe pas chez les bacchantes grecques et qui est très propre aux initiations mystériques, voulant que l'initié meure pour renaître à une vie nouvelle. L'orphisme apparaît encore au travers de la figure du grec itinérant responsable de la contagion du bachisme en Etrurie, puisqu'il ressemble fortement aux orphéo-télestes 452 On ne retrouve pas dans les thiases de bacchantes grecques l'idée ni de jeûne, ni de concept d' "initiation" tel que cela s'entend dans un culte à mystères. 453 XXXIX, 13, 13 454 G. Freyburger, 1989, p. 189 160 connus par Platon. Selon la version livienne, le bachisme est donc arrivé en Etrurie non pas sous la forme ménadique, porté par une femme, mais sous une forme fortement influencée par les pratiques orphiques, par l'intermédiaire d'un sacrificulus et vates, ou pour résumer un charlatan sectateur, tel que les orphéo-télestes. Cela vient renforcer la thèse de la rencontre de différents courants à Rome : un courant plus "orphique" issu de la génération initiatique de ce graecus ignobilis, éventuellement renforcé par d'autres courants similaires provenant du sud de l'Italie455 et un dionysisme traditionnel, réservé aux femmes et où celles-ci tenaient un rôle fondamental et prééminent. Quelles que soient les modalités de ce mélange, il en résulte que les groupes bachiques de l'Italie demeurent à forte composante féminine, et que les femmes y tiennent manifestement la prêtrise, comme c'est le cas à la même époque en Grèce, même dans les groupes mixtes. Serait ce donc faire un trop grand raccourci que de considérer que des idées orphiques purent passer dans des rites bachiques et les consacrer cultes à mystères, sans pour autant ôter au bachisme son orientation traditionnellement féminine? C'est en tous cas la première déduction qu'on puisse faire devant l'écrasante majorité féminine de ces groupes orphico-bachiques, et ainsi conclure plutôt à une influence orphique plutôt qu'un véritable mélange à part égale entre orphisme et bachisme. La question de la place de la femme est plus clairement définie par le choix des éléments mythiques repris dans les mystères bachiques, et qui sont étudiés dans la partie suivante. Et si la présence, voir la prépondérance féminine des mystères bachiques rapportés par Tite-Live ou présents sur les témoignages picturaux semblaient en soi écarter de manière évidente la misogynie inhérente à l'orphisme, il était nécessaire d'aborder cette question avant toute analyse de la présence féminine dans les mystères de Bacchus. La grande confusion qui règne autour des termes choisis pour nommer ces mystères exige de prendre en considération tout ce qu'implique séparément orphisme et bachisme pour mieux dégager une réalité cultuelle liée aux mystères dédiés à Bacchus-Dionysos. 455 Si en effet ce grec venait de Grande Grèce, qui n'ignorait pas l'orphisme, alors il n'y a pas d'impossibilité à ce que des courants bachiques venant d'Italie du Sud soient allés dans un sens similaire à celui que le grec a apporté en Etrurie. 161 3.2. Les initiées Dans le cadre de l'affaire des Bacchanales, beaucoup d'historiens écrivirent sur la nouveauté qui résidait dans l'initiation des hommes, en l'occurrence de jeunes hommes. C'est naturellement là qu'il faut chercher les causes d'une telle répression ; le texte du sénatus-consulte trouvé à Tiriolo et qui montre une volonté très nette de réglementer la participation cultuelle des hommes le confirme, que ce soit dans une perspective de conflit lié à la mixité qui engendrerait la débauche, ou dans la crainte d'une conjuration politique. Toute cette dimension n'apparaîtra naturellement pas ici, quoiqu'il soit impossible de chercher à ne considérer que les femmes séparément lorsque celles-ci interagissent avec les hommes, comme ce fut le cas pour les Bacchanales romaines et comme cela semble transparaître des représentations iconographiques. Il convient de re-situer le contexte dans lequel des femmes participèrent aux mystères de Bacchus, et chercher l'expérience proprement féminine au sein de ces mystères. Nous avons vu que "tout le monde" pouvait se retrouver au sein de ces mystères, ce n'est pourtant qu'en partie vrai. Toutes les classes sociales, tous les sexes et tous les âges s'y côtoyaient, pourtant comme dans toute initiation, des conditions présidaient à celle-ci, comme on sait que l'initiation masculine n'était réservée qu'aux jeunes gens de moins de vingt ans. Tite-Live parle à ce sujet de matrones courant jusqu'au Tibre et de l'initiation d'Hispala alors que cette dernière était encore une puella456. Aucune restriction à l'initiation féminine ne ressort de ce récit, mais après avoir déterminé la proximité entre les mystères de Bacchus en Italie et le dionysisme orgiaque grec, il convient de mettre en rapport les indications de Tite-Live avec un texte de Diodore sur les fêtes triétériques, dans lequel les deux catégories de femmes mariées et de jeunes filles figurent côte à côte au sein des rites bachiques457 : 456 Tite-Live, XXXIX, 12, 6 Diodore de Sicile, Library, IV, 3, 3. Traduction française : H. Lemaire, Dionysos, 1957, p. 171 457 162 "C'est pourquoi dans beaucoup de villes grecques, tous les deux ans se tiennent des baccheia de femmes, et il est de règle que les jeunes filles portent le thyrse et s'associent aux manifestations de la possession en acclamant par l'Evohé et en honorant le dieu ; quant aux femmes mariées, elles sacrifient au dieu en corps, font les Bacchantes, et par des chants divers célèbrent la venue de Dionysos, en imitant les Ménades dont l'histoire fait les compagnes du dieu." Comme l'a fait remarquer C. Acker458, et avant elle H. Lemaire459, ce texte retranscrit deux niveaux de pratiques rituelles parmi les femmes. Les jeunes filles (partenoi) portent les thyrses et secondent les femmes mariées, seules capables de "faire les bacchantes" et de sacrifier au dieu. Alors que les femmes mariées sont des bacchantes confirmées, les jeunes filles en sont encore à l'apprentissage ; elles apprennent doucement aux côtés des femmes mariées, en attendant d'avoir passé le stade qui fera d'elles des bacchantes complètes : le mariage. Mircéa Eliade rappelle que l'initiation débute avec la menstruation460, et c'est après leurs premières règles que les jeunes filles peuvent se joindre au groupe des femmes honorant Dionysos. Ici, les jeunes filles entrent dans le domaine de Dionysos à l'adolescence, alors qu'elles ne sont plus des enfants, mais pas non plus encore des femmes. J. M. Pailler a assez insisté sur la fonction de Bacchus comme dieu de l'adolescence pour les garçons et l'importance de Liber lors de la prise de la toge virile461 ; par ailleurs Dionysos est l'éternel adolescent, représenté non pas barbu par l'iconographie bachique, dont la fresque de la villa des Mystères, mais jeune et imberbe. En patron de l'adolescence, il n'est donc pas étonnant que celles qui sont appelées à l'honorer fassent partie de cette tranche d'âge, entre 10 et 16 ans462. Serait-il possible que cette règle s'applique également aux groupes bachiques féminins d'Italie? Hispala dit qu'elle a été initiée étant puella, ce qui peut autant vouloir dire "petite fille" que "jeune fille". J. M. Pailler choisit de traduire puella par "enfant", ce qui lui permet de comparer l'initiation 458 459 460 461 462 C. Acker, 2002, p.131 H. Lemaire, Dionysos, 1957, p. 208 Initiation, rites et sociétés secrètes, 1959, p. 98 1988, p. 564-575 D'après une estimation de C. Acker, 2002, p. 132 163 bachique d'Hispala à l'initiation masculine463 qui, comme nous le verrons par la suite, s'articule selon le schéma mère-fils. Il faut cependant reconnaître qu'aucun modèle grec d'initiation à Dionysos ne se fonde sur le couple mère-fille, même par maternité initiatique. Seul le culte mystique de Cérès comporte un tel couple. Ce détail n'a pas échappé à J.M. Pailler qui consacre tout un chapitre aux rapports qu'il trouve entre Bacchus, Cérès et le mundus, et voit comme possible justification supplémentaire à l'affaire des Bacchanales une corruption des anciens mystères de Cérès par le clergé campanien bachique464. L'hypothèse est intéressante, et nous aurons l'occasion de revenir dessus, mais cela ne change rien au fait qu'initialement, dans des mystères bachiques, aucun couple mère-fille n'est mis en avant et il n'y a pas de raison de penser que le bachisme romain, établi de tradition étrusque via la Grande Grèce, aurait autant différé de la tradition dont il est censé être issu. Il est plus probable qu'Hispala ait été initiée durant son adolescence, lorsqu'elle avait déjà eu ses premières règles, et qu'elle devait déjà exercer son activité de courtisane465. Cela induit que, toute jeune fille qu'était alors Hispala, elle ne figurait pas pour autant parmi la catégorie des virgines. Elle était réglée et menait une vie sexuelle active. Contrairement à Cérès, Bacchus ne s'intéressait pas à la virginité, mais à la classe d'âge qui faisait d'Hispala une jeune femme apte à l'union sexuelle et à la procréation. Le premier degré initiatique vient avec la maternité potentielle, une maternité réalisée au second degré initiatique lorsque le mariage est intervenu dans la vie de la jeune femme, clé du changement entre la maternité potentielle et la maternité réalisée. La question du mariage comme condition à un second degré initiatique est délicate dans le bachisme. Aucun élément mythologique ne rapproche Bacchus de l'institution du mariage, sinon son propre mariage avec Ariane. Cependant, prendre en compte la donnée du mariage de Bacchus dans le cadre de ces initiations serait commettre très certainement un anachronisme ; en effet G. Sauron insiste d'une part sur le fait que l'iconographie du couple Bacchus-Ariane se développe au début de la période hellénistique et ne devient exclusive qu'à partir de l'Empire, et d'autre part 463 1988, p. 37 et p. 531 Idem, pp. 409-465 465 Tite-Live, XXXIX, 9, 5. Hispala déclare avoir été initiée alors qu'elle était puella et ancilla, ce qui concorde avec la présentation d'Hispala que fournit Tite-Live ; en effet elle exerçait le métier de courtisane depuis qu'elle est ancillula, jeune servante. Dans ce cas précis, ancillula figuerait presque comme une contraction d'ancilla et de 464 164 qu'Ariane est complètement absente des Hymnes Orphiques, alors que Sémélé y figure, ayant même tout un hymne qui lui est consacré466. C'est ainsi qu'en liant le couple central de mégalographie de la villa des Mystères avec des représentations grecques ou étrusques antérieures à la fresque467, il conclut qu'il s'agit du couple filial Sémélé-Bacchus468. Cette identification à Sémélé est fondamentale en ce cas, entre autre pour rejeter l'hypothèse de mystères liés au mariage dans le cadre des mystères bachiques. A ce titre, P. Boyancé voit juste en remarquant qu'aucune source ne mentionne l'existence d'une hiérogamie dans les mystères dionysiaques , pourtant un doute subsistait quant à la fresque de la villa des Mystères. Celle-ci comporte bien une scène suggérant le mariage, sur la panneau figurant la toilette nuptiale de la domina qui commanda la fresque. Le contexte du mariage est reconnaissable par la fameuse coiffure du mariage comportant six tresses que l'ornatrix est manifestement en train de préparer, et par la présence des deux Amours, figures communes de scènes de ce genre dans l'iconographie grecque. Cette scène ne se comprend pas comme prémices d'une hiérogamie mais comme condition essentielle à l'initiation, qui figurera sur les scènes suivantes. Suivant l'avis de G. Sauron, selon lequel la fresque da la villa des Mystères se divise en deux parties, chacune convergeant vers le centre, la scène du mariage est le commencement du cheminement de l'initiée qui la mènera jusqu'à l'identification à Sémélé469, mère divinisée de Bacchus. Dans le cadre des Bacchanales romaines, l'existence du bois de Stimula470, dans lequel se réunissent les bacchants, permet également de penser que Sémélé jouait puella. 466 1998, pp.61-62 467 Parmi les représentations permettant de pencher définitivement pour le couple Bacchus-Sémélé, il y a un miroir étrusque représentant Sémélé (Semla) tenant un thyrse d'une main tout en entourant Bacchus (Fufluns) de ses bras. Le dieu nu a la tête penchée, et passe les bras autour du cou de sa mère, comme épuisé et s'abandonnant auprès d'elle. La mère penche sa tête pour regarder Bacchus dans une position supérieure à lui, alors que lui-même semble se perdre dans le regard de sa mère. Cette représentation fascine par la beauté de l'amour filial qui s'en dégage, et la position des personnages rappelle beaucoup celle du couple de la Villa des Mystères, comme l'a fait remarquer G. Sauron, 1998, p.65, fig. 7. La présence des noms de Semla et de Fufluns ne permet pas de doute quant à l'identité des personnages représentés, et permet d'orienter une interprétation de représentations postérieures de ce type vers Sémélé plutôt qu'Ariane. 468 P. Boyancé, 1965-1966, pp. 91-93 469 G. Sauron, 1998, pp. 82-86 470 Ovide, Fastes, VI, , 503 et Fastes, VI ; 518 165 un rôle dans les initiations bachiques ; en effet, Ovide hésite à le nommer bois de Stimula ou moi de Sémélé, ce qui laisse penser que cette divinité n'en formait qu'une seule dans l'esprit des Romains. Il ajoute encore qu'un vacarme se faisait entendre sur l'Aventin, ce qui fit déduire à de nombreux historiens471 que ce bois se situait sur l'Aventin comme la plupart des protagonistes de l'histoire des Bacchanales472. Il s'agissait d'un endroit boisé, rappelant la nature sauvage, et assez proche du Tibre pour que les matrones y fassent leur oribasie. J.-M. Pailler expose une thèse intéressante, selon laquelle Stimula serait le nom d'une ancienne déesse indigène que les matrones honoraient déjà par des manifestations proches du délire bachique. Son nom même, signifiant "aiguillon", fait penser aux aiguillons de la folie, vocabulaire courant dans les mythes dionysiaques ; tout comme Myèsis ou Télétè sont en Grèce des figures anthropomorphiques de l'initiation, et Lyssa de la folie, il pourrait en aller de même de Stimula. Après avoir réfléchi sur les causes du glissement possible de Stimula à Sémélé, il conclut que Sémélé prit certainement la place de Stimula vers 200 avant J.C., lorsque les rites bachiques remplacèrent l'ancien culte, uniquement féminin, des matrones. En ce cas, le changement effectué par Paculla Annia aurait été l' "injection" du bachisme mixte au sein d'un culte déjà orgiaque mais encore séparé des mystères de Bacchus. Stimula reste une personnalité tout à fait mystérieuse au niveau des mythes, et c'est avec un voile de brume qu'on aborde la question du lucus Stimulae. Tout au plus, il est possible de penser que "les rites bachiques ont dû se répandre en sourdine parmi les populations italiennes pendant plusieurs années avant de pénétrer Rome"473, à moins que cela ne confirme l'hypothèse selon laquelle une première génération d'un culte de type bachique extatique et féminin avait pénétré Rome de bonne heure, avant qu'une autre génération, à caractère plus mystérique, ne vienne par l'Etrurie et la Campanie. Si la religiosité romaine s'accorde bien peu avec l'orgiasme, on ne peut écarter la possibilité que Stimula ait été une divinité indigène, dont l'attribut serait un état de folie rituelle. Les commentateurs et mythographes anciens qui s'intéressèrent au culte de Bona Dea lui donnèrent comme noms Fauna ou 471 J.M. Pailler, 1988, pp. 130-135 ; T.P. Wiseman, dans The Roman Middle Republic. Politics, religion and historiography, édité par Christer Bruun, 2000, p. 267 ; G. Freyburger, 1989, p. 191 472 Ou bien il pouvait se situer près du forum Boarium, "au gué du Tibre qui commande le grand axe de communication nord-sud, de l'Etrurie à la Campagnie", selon O. de Cazanove, 1983, p. 66 473 A. Bruhl, 1953, p. 87 ; voir aussi J.-M. Pailler, 1989, p. 135 166 Fenta Fatua, expliquant cette origine par la capacité qu'elle et son mari Faunus avaient pour prédire l'avenir dans un état de folie inspirée. Martianus Capella parle des Faunes, Nymphes et Silvains qui vivent dans des lieux boisés, des bois sacrés, des fontaines ou des lacs et qui pratiquent la divination474. Le terme de vaticinare est parfois appliqué à Bona Dea, tout comme Tite-Live dit que les hommes prédisent l'avenir avec des contorsions frénétiques475. On peut aussi s'étonner sur l'insistance de certains auteurs à vouloir comparer les mystères de Bona Dea à ceux de DionysosBacchus ; ainsi Juvénal compare les femmes participant aux rites de Bona Dea à des bacchantes en proie à des délires lubriques, mais surtout Plutarque assimile Bona Dea à Sémélé en affirmant qu'elle est la déesse des "mères de Bacchus", et que pour cette raison, les femmes décorent leur maison de vigne et qu'un dragon repose aux pieds de la déesse. Il poursuit cette assimilation en ajoutant que les femmes pratiquent des cérémonies semblables à celles qui se déroulent dans l'orphisme476. Qui d'autre que Sémélé est la déesse des matres des thiases, celles qui comme nous le verrons, s'assimilent à Sémélé par le biais de l'initiation? Ces interprétations relativement tardives de Bona Dea ne sauraient justifier un rapprochement éventuel entre elle et Stimula ou Sémélé, mais l'idée que des divinités italiques et orgiaques existèrent à Rome dans l'antiquité la plus reculée conforte la possibilité d'un culte orgiaque au bois de Stimula, qui se situait sur l'Aventin. De là à penser que Stimula était aux matrones plébéiennes ce que Bona Dea était aux matrones patriciennes, il n'y a qu'un pas. Il n'y a également qu'un pas, ou quelques lettres de différence, entre Stimula et Semela, la proximité de nom et de fonction aurait permis un transfert aisé vers les nouveaux mystères bachiques venus d'Etrurie et de Campanie. Quoi qu'il en soit, cette fonction du mariage hors contexte de hiérogamie signale non pas la présence de mystères de l'union sexuelle477, mais de mystères liés à 474 II, 107 Pour vaticinare appliqué à Bona Dea : Isidore, Etymologiae, X, 103. Tite-Live et vaticinare : cum iactatione fanatica corporis vaticinari 476 Plutarque, Vie de César, IX, 4-5 477 Tels que le présente P. Veyne dans Les Mystères du Gynécée (1998). Pour lui, la fresque de la villa des Mystères est une représentation à mi-chemin entre réalisme et allégorie de l'initiation que constitue le mariage dans la vie d'une femme. La présence de Dionysos demeure anecdotique dans son interprétation et permet de figurer de 475 167 l'accouchement. Cette insistance du mariage comme condition sine qua non à l'initiation bachique est donc surprenante au regard des mythes concernant sa mère Sémélé. On sait que cette dernière conçut l'enfant Dionysos des suites de son union avec Zeus, une union libre, hors mariage. C'est ce qui lui valut d'être pourchassée de la haine d'Héra et de commettre l'erreur mortelle de souhaiter voir Zeus dans toute sa splendeur divine. Elle mourut de cette curiosité alors qu'elle était enceinte de sept mois, et malgré cette faute et son départ pour les Enfers, nous savons que Dionysos l'en ramènera et fera d'elle une déesse sous le nom de Thyoné. L'union de Sémélé avec Zeus fut nécessaire à l'existence de Dionysos, mais le couple de la mère et de l'enfant divin supplante le couple parental, dénué de tout lien légal. Le mythe orphique ne met pas plus l'accent sur un couple parental, Perséphone n'y a pas d'autre rôle que d'être la mère de Dionysos, encore une fois enfant illégitime. De fait, "que dit Dionysos sinon qu'on peut être mère sans être épouse, et que, si la mère doit mourir, elle sera néanmoins divinisée?"478. Ce couple de la mère et de l'enfant illégitime se retrouve encore une fois dans les mystères de Cérès et de Proserpine, ces deux mystères fonctionnant sur des bases très semblables : Zeus comme père des deux enfants divins, et la mère étant une déesse de la terre. Or, nous retrouvons dans les mystères de Cérès la présence de matrones et de virgines, célébrant uniquement ces rites entre femmes. On comprend aisément que la présence d'un dieu à ce point lié aux femmes apparaisse comme une aberration alors qu'il a tous les attributs des anciennes déesses-terre détentrices des mystères féminins, et que cela conduit J.-M. Pailler à rechercher une corruption des mystères de Cérès à Rome par les sectateurs de Bacchus. La maternité de Dionysos-Iacchos de Déméter à Eleusis se comprend également mieux ainsi, alors qu'aucune autre légende n'y fait référence. C'est comme si Eleusis avait réuni deux cultes à mystères et deux concepts de la spiritualité : d'une part les préoccupations eschatologiques liées au Dionysos orphique (masculin), et d'autre part une forme de sacré féminin et biologique, car, comme le dit très justement M. Eliade, "pour les femmes, le sacré a un rapport intime avec les transformations biologiques de leur corps"479. Les mystères de Dionysos suivent probablement le même schéma alliant ces deux formes de sacrés, un sacré de la terre et un sacré du ciel, tout comme Sémélé s'unit à Zeus pour faire naître Bacchus. Le mariage a donc manière imagée le destin conjugal de la femme. 478 C. Acker, 2002, p. 49 479 M. Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes, 1959, p. 107-109 168 pour fonction de permettre la procréation, qui ne pouvait être conçue dans les sociétés grecques et romaines que soumises à la légalité de l'union. Le deuxième degré d'initiation dans les thiases féminins était accessible après le mariage, avec l'accession au matronat faisant de l'épousée une mère virtuelle avant de le devenir réellement. L'inscription de Trèves concertant une mater nata et facta480 dans le contexte bachique sous-entend une maternité à la fois réelle et rituelle ; l'initiée est instituée mère de Dionysos, à l'instar de Sémélé. C'est bel et bien la finalité de l'initiation bachique féminine ; l'initiée revit les étapes de la grossesse à la mort de Sémélé, puis à sa divinisation. C'est en qualité de mère de Dionysos que cette dernière peut être élevée au rang de déesse. L'accouchement de Sémélé, résultant de son foudroiement, est l'image directe de l'initiation que représente l'accouchement pour la femme : en donnant la vie de la sorte, elle meurt et renaît à une vie nouvelle, elle passe de la jeune femme mariée, c'est à dire ayant une vie sexuelle active (nymphè) à la femme accomplie, c'est à dire la mère (gynè). Cette interprétation, adoptée par C. Acker pour les femmes grecques, est confirmée pour les initiations d'Italie par la fresque de la villa des Mystères. Nous nous en remettons une fois encore à l'analyse pertinente de G. Sauron, qui lui aussi a reconnu dans l'initiation de la domina un rite directement lié à la grossesse, la mort/accouchement et enfin la divinisation de Sémélé. Celui-ci se déroule en deux temps. D'abord, une ménade nue en train de danser, et figurant la myste, se voit appliquer un thyrse incomplet sur le flanc pour simuler la mania de Sémélé enceinte481. Celle-ci est en effet la première bacchante, la première à avoir été possédée par le dieu alors qu'elle le portait encore en elle. Sémélé est, de la sorte, la Bacchante par excellence, celle qui est toute entière possédée par le dieu, emplie de Bacchus482. On comprend mieux aussi pourquoi la grossesse fait la bacchante, puisque l'extase vient de l'intérieur, de la capacité à être enceinte du dieu. Puis, après avoir connu l'enthousiasme bachique, c'est à dire la possession bienheureuse, Sémélé meurt foudroyée. C'est ce que G. Sauron reconnaît dans la scène suivante, qu'on a souvent interprété comme une scène de flagellation rituelle. Il 480 CIL, XIII, 8344 = ILS, 3384 : Deae Semelae et sororibus eius deabus ob / honorem sacri matratus Regina Paterna / mater nata et facta, aram posuit sub / sacerdot(e) Seriano Catullo patre. Voir P. Boyancé, 1967, pp. 96-98 ; J.-M. Pailler, 1988, p. 527 et 571, G. Sauron, pp. 85-86, R. Turcan, 2003, p.p. 78-79 481 G. Sauron, 1998, pp. 90-92 482 Cette interprétation de G. Sauron s'appuie sur les remarques de P. Boyancé au 169 interprète la démone ailée, sur laquelle tant d'encre a coulé, comme une représentation de Némésis qui s'apprête à porter un coup à l'initiée, symbole de la foudre de Zeus s'abattant sur Sémélé, qui eut l'audace de vouloir connaître la divinité de Zeus, et par extension, meurt du désir d'être déesse483. Alors que l'initiée/Sémélé est fustigée par la démone ailée, cette dernière effectue un geste de répulsion, dans lequel certains crurent reconnaître, parmi de très nombreuses propositions d'identités484, la Pudeur blessée par le geste de dévoilement du van que s'apprête à effectuer une prêtresse agenouillée entre elle et l'initiée485. En réalité, alors que la démone ailée s'apprête à procéder au foudroiement, elle interdit à l'initiée la vision du van mystique (liknon) dévoilé par une femme portant une torche sur son épaule, figurant un rite nocturne. On sait par d'autres représentations, notamment celle de la villa Farnésine, que le van, cache en réalité un grand phallus. Ce geste du dévoilement du van est un des éléments des mystères bachiques les plus fréquemment représentés, que W. Burkert ne juge pas comme étant un élément spécialement mystique : tel l'épi des mystères d'Eleusis, le phallus est un objet commun qui se retrouve dans diverses célébrations, et donc qui n'a rien de très secret ou mystérieux486. Mais tout comme l'épi figure la vie sans cesse renouvelée par l'image de Perséphone revenant sous la forme manifeste du blé mûr, le dévoilement du van doit s'interpréter comme l'évènement qui découle de la mort de Sémélé : la naissance de Dionysos. Le second rite de l'initiation bachique féminine se présentait comme "une cérémonie nocturne, au cours de laquelle l'initiée était réveillée et agenouillée, tandis qu'une prêtresse lui interdisait la vision du dévoilement du van (uannus) contenant l'organe de la génération, un des symboles les plus anciennement attestés de Dionysos comme dieu de la fécondité de la nature et de la 'vie indestructible' "487. Il est possible que l'abstinence de dix jours, le repas et le bain, sujet de la folie inspirée de Sémélé durant sa grossesse (1942, p. 214). 483 Cette idée de l'aspiration à la divinité de Sémélé est émise par E. Meublat, et reprise par C. Acker C. Acker (2002, p. 40) . 484 G. Sauron effectue avec complaisance une liste de toutes les identifications de la démone ailée dans son paragraphe "Un record d'identifications hasardeuses : le cas de la démone ailée" (1998, pp. 94-95). 485 Cette interprétation est celle de K; Kérényi, ainsi que G. Méautis (Aspects religieux de l'Affaire des Bacchanales, p. 484) reprise également par G. Freyburger (1989, p. 195). Comme le fait judicieusement remarquer G. Sauron, ce serait une bien étrange Pudeur qui se montre ainsi les seins nus! (1998, p. 95) 486 W. Burkert, 2003, p. 93 487 G. Sauron consacre tout un chapitre à la signification de la double scène figurant la mort de Sémélé et la naissance de Dionysos, pp. (note 68). L'assimilation de 170 rituels dont parle Tite-Live488 aient été préparatoires à cette cérémonie nocturne ; il n'y a pas de raison de penser que ces conditions étaient applicables aux hommes seuls, d'autant qu'un pareil jeûne a été observé dans les rites mystiques de Cérès. La nouvelle initiée prêtait alors serment489, selon Tite-Live un serment pour commettre tous les forfaits. En dehors même du parti pris de Tite-Live, et en considérant seulement qu'il y ait eu véritablement un détournement des Bacchanales à cette occasion, il n'est pas imaginable que tous les mystères de Bacchus servirent à lier les membres dans le but de commettre des crimes ; le serment avait un autre rôle. Il y avait la promesse de secret, de fidélité au dieu490 et certainement un serment d'aide et assistance à la communauté des initiés, chose naturelle dans une association et qui renforce l'idée de l'alterus populus. C'est sur ce dernier point que le sénatus-consulte porte avec l'interdiction de tout serment : "Que nul ne prenne d'engagement collectif par serment mutuel, ni par vœu ni par obligation, ni par des promesses civiles, que nul n'échange sa parole avec quiconque". Une fois au bout de la fresque, la figure de Sémélé divinisée trône aux côtés de Bacchus. La jeune femme a accompli la totalité de son initiation et est devenue mater, mère instituée de Dionysos, semblable à Sémélé. En sa qualité de prêtresse nouvelle qui est re-née à une vie nouvelle, elle peut à son tour procéder à des initiations ; ceci se verrait confirmé sur la fresque de la villa des Mystères dans la figure de la prêtresse s'apprêtant à lever le voile recouvrant le liknon que G. Sauron identifie comme la domina, initiée puis à son tour initiatrice491. L'identification à Sémélé que G. Sauron reconnaît à la domina pose la question des croyances des initiées. Nous avons vu que pour lui, cette fresque évoque le destin l'enfant Dionysos à un phallus peut sembler étrange ; afin de justifier cette interprétation, l'auteur rapproche le van duquel sort le phallus du van traditionnellement donné pour avoir été le premier berceau de Dionysos. Il rappelle le réveil du Licnites, autre nom de Dionysos (attesté par Servius, qui explique cette appellation car c'est dans un liknon que l'enfant Dionysos fut déposé après être sorti du ventre de sa mère), par les thyades (Plutarque, Sur Isis et Osiris, 35) . 488 Tite-Live, XXXIX, 9, 4 489 Tite-Live, XXXIX, 13, 13 490 A la suite d'A. Festugière, (Ce que Tite-Live nous apprend, p. 97), G. Freyburger illustre la mention du serment par un serment de mystères du 1er siècle après J.C. qui est un modèle possible pour le serment demandé dans les mystères de Bacchus, ou les cultes à mystères en général. 491 G. Sauron, 1998, p. 111 171 de la domina tel qu'elle-même le conçoit, et qu'ainsi, l'apothéose de Sémélé représente sa propre espérance de vie bienheureuse dans l'au-delà, tout comme Sémélé qui fut arrachée aux Enfers par son fils et amenée à l'Olympe où elle devint une déesse. TiteLive rapporte qu'une machine était utilisée pour enlever les victimes récalcitrantes, qui étaient dites raptos a diis, et qui étaient alors entraînées jusqu'à des cavernes492. Les archéologues ont eu beau chercher, aucune caverne ou aucun antre de ce genre n'a été mis à jour pour le moment sur l'Aventin. Par contre, le sanctuaire de Bolsena pourrait coïncider avec les indications d'Hispala. Il s'agit d'un complexe de salles souterraines dont les parcours de descente et de remontée auraient une signification initiatique de descente en Hadès puis d'ascension cosmique, donnant à ce sanctuaire des tons particulièrement orphicisants et pythagoriciens493. Par ailleurs, Pausanias raconte avoir fait l'expérience de la descente dans l'antre de Trophonios, or la description qu'il en donne ressemble fort à celle des "victimes" de la machine des Bacchanales494. Quoi qu'il en soit, le procédé initiatique visait manifestement à faire connaître une expérience de descente au royaume des morts, puis la remontée devait signifier la renaissance. La fresque de la Villa des Mystères ne donne aucune image entre la scène de foudroiement de l'initiée, qui se voit interdire la vision du dévoilement du van, et la scène d'apothéose de Sémélé. L'initiation devait se poursuivre pourtant, sans que cela ait été directement représenté ; l'initiée était alors entraînée symboliquement dans le royaume souterrain avant de revenir divinisée. Les femmes qui postulaient à l'initiation bachique voulaient ainsi "être la déesse", tout comme Sémélé voulut connaître la divinité. Une inscription de Torre Nova, datant de vers 160-165 après J.C.495, indique que le bacchant était héroïsé de son vivant, et qu'il était garanti d'une félicité posthume par une mort et une renaissance, symboliques496 ; les lamelles bachiques, dites orphiques , comportant des hymnes souvent représentés sur des feuilles de lierre en or, allaient dans un sens semblable. En Thessalie, de semblables lamelles sont découvertes sur la poitrine d'une femme morte et déclarent : "Tour à tour tu es morte et tu es née, trois fois fortunée en ce jour. Dis à Perséphone 492 Tite-Live, XXXIX, 13, 13 J.-M. Pailler, Bacchus, figures et pouvoirs, 1995, p. 149 494 Pausanias, IX, 39, 11-14 ; voir aussi G. Freyburger, 1989, pp. 198-199 495 Voir R. Turcan, Liturgies de l'initiation bachique à l'époque romaine, 2003, p. 51 496 De manière générale sur l'inscription de Torre-Nova et de la "descente aux Enfers", G. Freyburger, 1989, pp. 198-199 493 172 que c'est Backios lui-même qui t'a délivrée"497. La bacchante du sarcophage de Tarquinia était probablement la représentation de la défunte en sa qualité d'initiée à Bacchus, exprimant ainsi le but final de l'initiation et son droit aux joies que les initiées de Bacchus connaissent dans l'au-delà. Les mystères de Bacchus répondaient aux besoins d'assurance et de garantie dans la mort, mais ils étaient également garants de félicité dans la vie terrestre. Nous savons que les mystères des Grands Dieux de Samothrace servaient notamment à prémunir les marins des périls de la mer. De même, les initiées de Bacchus pouvaient espérer un contact personnel avec la divinité et une forme de protection dans la vie présente ; certains tels les parents d'Antonios, mort à sept ans, avaient espéré que les nombreuses initiations auxquelles ils avaient soumis leur fils, l'auraient prémuni de la mort. Cet espoir qui se révéla vain fait dire à W. Burkert que les mystères pouvaient aussi apparaître comme plus fragiles et plus humains que le Christianisme498. Les considérations liées à l'au-delà se concevaient en vérité comme la poursuite du bonheur terrestre, en effet, les initiés pensaient que le destin post-mortem qui les attendait était la poursuite des fêtes (téléa) qu'ils connaissaient de leur vivant499, et qu'ils se réjouiraient en compagnie de leur dieu. Ainsi, pour J. Scheid, le salut recherché dans les cultes à mystères était d'ordre aussi matériel que dans les cultes traditionnels500. Cette affirmation tombe parfois chez les historiens comme une dépréciation des cultes à mystères, avec toujours plus ou moins loin, l'idée de la comparaison avec le Christianisme. Comme si les préoccupations de salut matériel étaientt un malus pour le bachisme. Pour prendre le contre-pied de ces appréciations, la tentation est forte de répondre : et alors? Le bachisme, tel qu'il apparut en Grèce lorsqu'il n'appelait que les femmes, n'avait pas vocation apparente de salut dans l'audelà. Dionysos était le libérateur des femmes, qui les mettait en contact avec le sacré intime de leur nature féminine. En les rendant à leur nature sauvage, puis en permettant une initiation féminine spécifique, les mystères de Bacchus mettaient les femmes en contact avec leur propre divinité, cette capacité à pouvoir engendrer en 497 Voir W. Burkert, 2003, p. 25 et note 49 p. 125. W. Burkert, 2003, p. 32. Pour l'inscription d'Antonios : IG XIV, 1449 = Kaibel 588 = CCCA III 271 = L. Moretti, Inscriptiones Graecae Urbis Romae, III, 1169 = H. W. Pleket, Epigraphica, II, Leiden, 1969, n°57 499 Cet espoir figure à la fin de l'inscription de l'hymne bachique déjà cité, trouvé en Thessalie sur la poitrine d'une femme. 498 173 elle la vie, dont l'essence se cristallise dans la figure de Dionysos-Bacchus. Par cette spécificité physiologique, les femmes étaient prédisposées à une conception du sacré propre à elles, un sacré que les hommes ne pouvaient partager. C'est cette particularité qui entraîna l'existence des mystères féminins, et en cela, Bacchus-Dionysos apparaît comme avoir été un culte relatif aux mystères féminins, aussi longtemps qu'il ne fut pas mixte, et que cette mixité n'induisit pas de questionnement spirituel sur l'au-delà. Contrairement aux cultes plus spirituels attribués à la mixité comme à Eleusis, l'orgiasme, considéré comme féminin, était une profonde expérience de la vie ; à travers la transe et la possession par la divinité, une union était recherchée avec cette dernière. Si Dionysos est la vie toujours renaissante, que cherchaient donc les femmes sinon l'extase présente, dans la perte de leur propre identité pour devenir autre, et se fondre en Dionysos, c'est à dire dans la vie, une vie non pas posthume mais sauvage et dispensatrice d'abondance. Pour le musicien Aristide Quintilien, le but des mystères bachiques est de nature cathartique : que "l'inquiétude dépressive (ptoièsis) des êtres plus incultes, ceci étant dû à leur genre de vie ou au hasard, soit purifiée par les mélodies et les danses, sources de plaisir, au cours de ces rites"501. Par l'intermédiaire de ces rites, comme c'était déjà reconnu en Grèce, les femmes avaient l'occasion de libérer la tension accumulée ; c'était une forme de psychothérapie à caractère sacré ou non seulement elles entendaient se libérer du mal, mais appeler à elles les bienfaits et bénédictions. Les cérémonies sabaziaques contiennent clairement une affirmation semblable : "J'ai échappé au mal, j'ai trouvé le bien"502. Considérer les mystères de Bacchus en terme de bienfaits matériels ou relatifs à l'au-delà, serait réducteur. Plutôt qu'une garantie terrestre présente ou posthume dans le futur, il serait plus juste de reconnaître dans la quête des initiées, une unité d'aspirations dans la vie comme dans la mort. Les mystères le sont à la fois de la vie et de la mort, des mystères de la naissance à la renaissance, englobant le monde des hommes comme celui des dieux, l'expérience d'un "tout sacré". Sémélé et Bacchus enseignent aux femmes que les mystères se trouvent autant sur terre que dans l'audelà, et qu'elles ont le droit d'aspirer à la félicité en acceptant les lois naturelles et sacrées dont ils sont porteurs. En mères du dieu, mères du principe de vie toujours 500 J. Scheid, La religion des Romains, 1998, p. 153 Arustide Quintilien, De mus. III 25, p. 129. Voir aussi à ce sujet W. Burkert, 2003, p. 111 501 174 régénérée, elles sont les détentrices légitimes du pouvoir et du savoir des mystères. Elles sont les mystères dans leur intégrité physique, et sont ainsi naturellement sacrées elles-aussi. C'est ce qui explique que les thiases, même mixtes, n'ont jamais à leur tête que des femmes. Leur prédominance religieuse n'a jamais été remise en question503. 502 503 Démosthène, Sur la couronne, 259 A. F. Jaccottet, Choisir Dionysos, 2003, p. 91 175 3.3. Les initiatrices de femmes et d’hommes Les prêtresses Une fois pleinement initiée, que ce soit selon le modèle grec strictement féminin selon les deux degrés d'initiation, ou selon le modèle mixte qui laisserait supposer que l'initiation ne pouvait commencer qu'après le mariage, la femme est devenue image vivante de Sémélé, une "mère de Bacchus", et donc une prêtresse capable à son tour d'initier. Aucune cérémonie supplémentaire ne semble avoir été requise pour accéder à la prêtrise. Le fait qu'à Milet, le contrat de vente du sacerdoce de Dionysos stipule que les prêtresses qui souhaitent procéder à des initiations doivent au préalable payer une petite somme d'argent à la prêtresse officielle, prouve que le nombre de prêtresses devait être grand504. Que le bachisme se soit étendu à Rome "comme une peste contagieuse" selon Tite-Live505, laisse penser à une croissance rapide du nombre des initiés, qui n'était possible que si tout initié devenait initiateur, de la même manière que les dévots de Bacchus sont d'abord censés être livrés aux prêtres comme des victimes, puis participent aux crimes et reproduisent les mêmes infamies506. Nous savons que les changements responsables de l'affaire des Bacchanales ont été introduits lorsque Paculla Annia était la prêtresse du groupe bachique féminin qui choisissait à tour de rôle leurs prêtresses507. Toute initiée était une prêtresse virtuelle, et cette prêtrise, c'est à dire la capacité à diriger l'ensemble des femmes, n'était pas une fonction à vie, comme ça devait être le cas pour la prêtresse officielle de Milet qui achetait son sacerdoce. A Rome, les prêtresses obtenaient ce titre par cooptation, comme c'était le cas des femmes choisies à Athènes pour présider l'assemblée des femmes lors des Thesmophories. Le texte de Tite-Live n'est pas clair 504 A. F. Jaccottet, 2003, p. 75, n°40 XXXIX, 9, 1; en racontant la genèse du mouvement bachique à Rome, Tite-Live explique que "les rites d'initiation furent d'abord révélés à des rares élus, et par la suite commencèrent à se propager largement chez les hommes comme chez les femmes." (XXXIX, 8, 5) L'image qui s'en dégage est une multiplication rapide des fidèles, de manière exponentielle. 506 Tite-Live, XXXIX, 10, 7 et 13, 11 507 Idem, XXXIX, 13, 8 505 176 sur le nombre de prêtresses choisies, ni sur le temps que durait leur sacerdoce. D'une part il parle de prêtresses choisies parmi les matrones, et d'autre part du sacerdoce de Paculla Annia, durant lequel elle changea tout. Cette dernière indication laisserait penser qu'une seule prêtresse était choisie à la fois ; en étant seule, elle avait l'entière liberté de procéder aux modifications qu'elle désirait sans devoir rendre de compte à d'autres co-prêtresses, de plus, si en effet les initiées étaient des "mères de Bacchus", il serait assez logique qu'une seule prêtresse soit désignée comme la Mère de Bacchus, c'est à dire la représentante officielle de Sémélé pour l'ensemble du thiase. Sachant que trois jours par an étaient initialement prévus pour les initiations, la référence à la durée temporelle d'un an laisserait penser que la prêtresse était choisie pour une durée semblable, après quoi venait le tour d'une autre initiée. Ce système de choix de la dirigeante du thiase parmi les initiées à tour de rôle montre un système assez "démocratique" et égalitaire du groupe féminin, avec "une forme d'organisation très ouverte, et peu ou pas du tout hiérarchisée"508. Il n'est pas possible de dire si ce système de cooptation à tour de rôle fonctionnait aussi pour les thiases hors de Rome, mais la représentation des initiations de la fresque de la villa des Mystères, comme les diverses inscriptions bachiques retrouvées, mettent à jour plusieurs fonctions qu'occupèrent des initiées au sein des groupes bachiques. La domina est représentée à plusieurs reprises ; celle-ci est représentée vêtue d'un grand manteau de couleur safran, brodé de pourpre, que G. Sauron, à la suite d'E. Simon, reconnaît comme un habit rituel509. Nous avons déjà observé précédemment des couleurs de vêtements semblables dans les rites de Bona Dea, ce qui permet de penser que dans l'un et l'autre cas, il s'agit bien de vêtements rituels. G. Sauron observe qu'il doit y avoir une signification "mystique" de ces deux couleurs qui les lieraient à la personnalité de Dionysos510 ; cela renforce en tous cas d'autant plus le questionnement qu'on pourrait avoir sur les liens éventuels entre les rites de Bona Dea et ceux de Bacchus, peut être par l'intermédiaire de Stimula. En tout cas, ces couleurs pourraient faire référence, ici, à sa fonction de prêtresse à la tête du thiase, dirigeant les initiations ; par ailleurs ces couleurs se retrouvent encore sur les voiles du van et de la 508 C. Acker, 2002, p. 128 , au sujet des thiases féminins de Grèce. Il semble que cette remarque est aussi valable pour le thiase romain dans sa version originelle. 509 G. Sauron, 1998, p. 74 510 Il joint à cette supposition des références à ces couleurs par rapport à Dionysos que rapportent Athénée ( Deipnosophistes, V, 198) et Macrobe (Saturnales, I, 18, 22). 177 ciste. Comme le propose G. Sauron, la domina ne figurerait pas uniquement comme initiée, mais aussi comme initiatrice, autant sur le pan de la fresque représentant l'initiation masculine que sur celui qui représente sa propre initiation511 ; en effet il interprète la prêtresse au van et porteuse de torche (dadouque) comme la domina grâce aux couleurs jaunes et violettes des habits. Que ce soit ou non la domina, cette prêtresse était peut être la dirigeante du thiase, ce qui se remarque à la fois par les couleurs portées et par les hautes fonctions qu'elle occupait durant l'initiation : dadouque et liknophore512. On remarque d'emblée que le terme de dadoukos renvoie très directement aux mystères d'Eleusis, ce qui laisse penser qu'une certaine hiérarchie apparut au sein des thiases lorsque ceux-ci devinrent mixtes et perdirent de leur dominante orgiaque pour devenir plus mystériques. Les mystères bachiques montrent une grande richesse de fonctions possibles que R. Turcan a étudié pour la période romaine513. De ces derniers ressortent des rites fortement hiérarchisés, où chacun a un rôle bien défini au sein du groupe et où il ne semble pas y avoir de roulement dans les rôles. Soit ce roulement était typique du thiase féminin de Rome, soit un tel fonctionnement ne pouvait convenir que dans un nombre restreint de personnes comme il semble que c'était le cas à l'origine, d'après Tite-Live. Avec l'accroissement des initiés, il fallait à la fois maintenir un certain ordre parmi les participants et que chaque initié puisse jouer un rôle particulier, garantissant son intégration et son activité au sein du thiase. Un initié ne pouvait pas se contenter de regarder ; voir, subir et tout ce qui était passif concernait la personne à initier, alors que l'initié est désormais caractérisé par la capacité de faire, d'être actif. C'est pour cela que si les Bacchanales comprenaient véritablement des crimes et des débauches, les initiés ne pouvaient plus être rachetés car ils étaient ensuite tenus de reproduire ce qu'ils avaient subi. Si ceux-ci refusaient, Hispala révèle qu'ils étaient purement et simplement "immolés comme des victimes"514. Sans considérer la thèse extrême des crimes imputés aux bacchants, cette nécessité de participer activement aux cérémonies après l'initiation dût avoir pour conséquence de diversifier beaucoup les titres de prêtresses. Outre les porteuses diverses d'objets rituels, certaines prêtresses avaient des rôles particulièrement essentiels durant les initiations. La prêtresse dadouque que G. 511 512 513 G. Sauron, 1998, p. 81 Sur la fonction de liknophore : R. Turcan, 2003, pp. 77-78 R. Turcan, 2003, pp. 51-90 178 Sauron reconnaît comme étant la domina, ainsi que la prêtresse qui reçoit l'initiée sur ses genoux portent toutes deux la coiffure caractéristique des servantes, des sagesfemmes et des nourrices515, de plus, il rapproche la torche à d'autres déesses "porteuses de lumière" considérées comme protectrices des accouchements, telles qu'Artémis, ou Eileithyia. Les prêtresses initiées devaient être réparties entre celles qui portaient des objets rituels, et d'autres, aux rangs plus élevés, qui jouaient le rôle des accoucheuses de Sémélé, et futures nourrices de Bacchus. Le panneau figurant l'initiation masculine permet de déduire que le thiase de la domina était mixte, on ne peut donc pas avoir de certitude sur le mode de fonctionnement interne des prêtresses durant une initiation strictement féminine. Sachant que l'initiation féminine du thiase mixte semble prendre l'aspect de mystères féminins d'après la fresque de la villa des Mystères, et qu'aucun personnage masculin, même mythologique, n'y figure, on peut penser que celle-ci se déroulait entre femmes, et qu'elle pouvait par conséquent être relativement semblable à celle qui avait lieu précédemment dans les thiases féminins. Au bout du compte, la grande inconnue concerne une possible initiation de jeunes filles, comme il semble que ce fut le cas d'Hispala et comme nous avons vu que c'était le cas en Grèce dans les thiases féminins. Y avait-il une initiation particulière, ou bien les jeunes filles étaient-elles admises en tant qu' "apprenties bacchantes" au sein des cérémonies? Car l'activité des thiases bachiques ne consistait pas qu'en des initiations, mais comprenait également des rites, probablement durant lesquels avaient lieu des banquets. Les femmes dansaient ensuite jusqu'à atteindre l'"enthousiasme" bachique, les hommes prophétisaient sous l'effet de la possession et "les matrones, en tenue de bacchantes, cheveux au vent, dévalaient les berges du Tibre avec des torches ardentes et retirent de l'eau avec leur flamme intacte les torches qu'elles y ont plongées"516. Hispala cite ces manifestations comme suivant les rites initiatiques, ils devaient donc se dérouler indépendamment des initiations et pouvaient servir aux jeunes filles d'entraînement à la transe bachique, de la même manière qu'en Grèce, les jeunes filles s'entraînaient aux côtés des femmes mariées. Comme l'a fait remarquer H. Jeanmaire517, parvenir à un état extatique relevant de la transe, devait requérir un entraînement préalable ; la possession divine n'était pas donnée à tous sans 514 515 516 Tite-Live, XXXIX, 13, 11 : pro victimis immolari G. Sauron, 1998, pp. 93-94 Tite-Live, XXXIX, 13, 12 179 une certaine préparation, et sans l'instruction nécessaire ; telle est une explication possible à la citation de Platon : " Nombreux sont les porteurs de thyrse, rares les bacchants"518. Si les jeunes femmes non mariées étaient acceptées en tant qu'apprenties bacchantes, le sens d'initiare qu'utilise Tite-Live pour Hispala prendrait un sens entier de commencement : le commencement de l'apprentissage préalable à l'initiation des femmes mariées. 517 H. Jeanmaire, 1958, pp. 173-174 Phédon, 69C. Cette citation à presque autant d'interprétations que la fresque de la villa des Mystères, dont une explication selon laquelle Platon pensait le terme de "bacchant" selon les modalités orphiques. Donc les porteurs de thyrse seraient ceux qui s'adonnent à la transe et aux danses extatiques, alors que le "bacchant" se serait assimilé à Dionysos à travers le bios orphikos (M. L. Freyburger-Galland, 1989, pp. 119-120, reprenant l'argumentation de R.Turcan au colloque sur les associations dionysiaques des 24-25 mai 1984). Après quelques hésitations à reproduire cette citation, déjà sur-utilisée, l'intérêt qu'elle représente dans le contexte bachique 518 180 Prêtresses et prêtres Malgré l'existence probable de thiases strictement féminins en Italie, il semblerait que les groupes dionysiaques aient été la plupart du temps mixtes dès l'introduction des mystères bachiques en Etrurie, et plus loin dans le temps, aux 5e et 4e siècles avant J.C. en Campanie, à l'époque des hymnes bachiques. Cela pose nécessairement la question du rapport entre femmes et hommes dans ces groupes. L'admission de mystes de sexe masculin ne se faisait pas sans condition : lorsque Paculla Annia "changea tout", elle initia d'abord ses fils, et par deux fois, Tite-Live répète que personne (nemo et ne quis) n'a été initié au dessus de l'âge de vingt ans519 . Cette limite d'âge engendra de nombreuses études sur la catégorie des adulescentes, les jeunes hommes romains et les rapports qu'ils entretenaient à la fois avec la famille et la société romaine. Ces commentaires sont d'un grand intérêt dans le cadre de l'affaire, et dans l'optique de retrouver, outre le problème de la mixité, les éléments qui purent être jugés dangereux pour la société romaine traditionnelle. C'est d'ailleurs sur ces travaux que nous appuierons l'analyse à venir ; toutefois, il semblerait à priori que la nouveauté de la mixité, et le cas particulier d'Aebutius, un jeune homme, ait occulté le sens total des mots employés par Tite-Live ; ceux qu'il a choisis sont à la fois vagues et très clairs: "personne" ne comprend pas uniquement les jeunes hommes ; ce sont les hommes et les femmes. Les témoignages iconographiques jouèrent très probablement un rôle important dans cette focalisation sur la figure du jeune homme ou du jeune garçon, en effet que ce soit sur la fresque de la villa des Mystères, sur les stucs de la villa Farnésine, ou sur les murs de la Domus Aurea de Néron, l'initiation masculine concerne un jeune garçon. Celui-ci est entouré de prêtresses aux allures matronales, et comme nous l'avons vu précédemment, l'initiation bachique pour les femmes ne pouvait avoir lieu, ou être complète, qu'après avoir franchi l'étape du mariage. Que faire alors de ce nemo de Tite-Live520? Faut-il penser que ce fut une innovation momentanée qui n'eut cours qu'à Rome, et qui ne fut appliquée que durant les deux années qui séparèrent les modifications concernant ce point de l'affaire des l'emporta malgré tout. 519 Tite-Live, XXXIX, 10, 6 et 13, 14 520 J.-M. Pailler relègue le nemo à une valeur générique, qui ne pourrait guère désigner que des hommes. (1988, p. 530) 181 Bacchanales521? L'iconographie dit le contraire sur l'initiation des hommes ; quant aux femmes, on peut éventuellement supposer que les matrones n'étaient plus acceptées si elles n'avaient pas accompli la préparation à l'initiation qui a lieu avant le mariage ; il leur fallait donc gravir les deux degrés d'initiation, s'entraîner en tant que jeune fille puis après le mariage, être définitivement initiée. Quelle que soit la réalité qui se cachait derrière le nemo de Tite-Live, les hommes, puis uniquement les jeunes hommes furent accueillis dans le thiase en qualité de fils522, alors que les prêtresses étaient les matres. Nous savons que les premiers hommes initiés furent les fils de Paculla Annia, qu'elle initia en sa qualité de mère et de prêtresse. Elle fut alors mère "par nature et par institution", deux fois mère 521 Les deux passages de Tite-Live précisent que cela fait deux ans que personne n'a été initié au dessus de vingt ans : et iam biennio constare neminem initiatum ibi maiorem annis viginti (10, 6) et biennio proximo institutum esse, ne quis maior viginti annis initiaretur (13, 14). Il est remarquable que Paculla Annia ne soit mentionnée dans aucun des deux cas. Les choses ont été modifiées, et on aurait toutes les raisons de croire que si Tite-Live avait eu un coupable à qui faire porter ce grave changement, supposé responsable d'une partie des débauches des Bacchanales, il l'aurait mentionné. L'ordre chronologique voudrait qu'Hispala ait été initiée du temps où, jeune fille, ce n'était qu'un thiase féminin. Puis Paculla Annia fut prêtresse et initia ses fils, puis d'autres hommes, ce qui est attesté par le mot vir, désignant un homme adulte (13, 9). Ce n'est que plus tard que se greffa la condition des vingt ans, deux ans avant l'affaire. Lorsque cette condition fut adoptée, Hispala était déjà affranchie et ne fréquentait plus le sanctuaire, toutefois elle savait qu'il y avait eu ce changement (10, 6). Si tout se passait sur l'Aventin, elle pouvait avoir gardé des relations avec d'autres initiés qui l'auraient informée de cela. Le verbe constare semble supposer que c'était pour ainsi dire "de notoriété publique". Hispala connut certainement les modifications de Paculla Annia, mais ne faisait plus partie des bacchants deux ans auparavant. De cette tentative de reconstitution chronologique, on retiendra que durant plusieurs années, des personnes de tout âge, hommes et femmes confondus, furent initiés aux Bacchanales, mais que peu de temps avant, il y a juste deux ans, plus personne ne put être initié au dessus de vingt ans. La raison reste obscure, si ce n'est celle de Tite-Live qui argue que c'est un âge plus facile à corrompre, ou éventuellement le désir de créer une milice jeune et docile aux volontés et ordres des maiores, si on considère la possibilité de la conjuration des alliés. Si cette modification est indépendante de Paculla Annia, il y aurait donc bien tout un consensus visant un but spécifique et planifié. 522 On ne peut rejeter l'explication, peut être simpliste mais possible, que, suite aux modifications de Paculla Annia concernant la mixité, le thiase romain ait cherché moduler ses rites suivant les nouveautés qui découlaient de l'acceptation des hommes en tant que fils. D'un point de vue mythique et naturel, il est simplement plus cohérent que les fils soient des enfants ou des jeunes hommes plus jeunes que leurs "mères", de même que s'ils sont appelés à s'identifier au Dionysos Chtonien qui meurt et renaît alors qu'il est encore enfant. 182 pour ses fils. Dans le cas d'Aebutius, rien n'est dit sur la personne qui se serait chargé de son initiation, mais c'est sa mère Duronia qui l'aurait conduit au banquet puis au sanctuaire. D'une part, c'est le beau-père qui désire cette initiation pour pervertir le beau-fils dont il n'a pas su correctement gérer la tutelle, d'autre part Duronia explique l'initiation comme un vœu fait pour le rétablissement de son fils, et qu'elle se doit de remplir à présent qu'Aebutius est guéri. On peut assez logiquement penser qu'il fallait que ce soit la mère qui demande l'initiation plutôt que le beau-père, puisque cette dernière est directement apparentée à Aebutius et a donc une autorité morale supérieure à celle de Rutilus. Toujours est-il que ce dernier avait l'air bien au fait des malversations des Bacchanales, ce qui laisserait penser qu'il était peut être bacchant, ou au moins proche de ce milieu. Quelle que soit la raison, c'est la mère d'Aebutius qui aurait dû l'introduire dans les Bacchanales, et il est permis de penser qu'elle aurait joué pour lui un rôle similaire à Paculla Annia pour ses fils. La parenté était au cœur des Bacchanales romaines, et probablement également dans les autres groupes bachiques. C'est un sujet qui est particulièrement étudié par J.-M. Pailler, et dont il fait ressortir le caractère inadmissible pour la société romaine. Ces rites bachiques agissent comme des détournements des rites initiatiques traditionnels liés à l'adolescence. Le serment prêté par les initiés vient concurrencer le sacramentum, le serment militaire de fidélité à Rome prêté par les citoyens au moment de l'enrôlement. Postumius utilise le terme de sacramentum pour désigner dans son discours le groupe bachique que les jeunes gens prêtent durant les Bacchannales523. J.-M. Pailler souligne l'ironie de l'allusion qui désigne clairement la menace qui plane sur Rome : le remplacement pur et simple à Rome de la fidélité, citoyenne et militaire, par une fidélité au groupe bachique, constitué en peuple à part et rival de Rome524. Pour Postumius, ce déplacement de la fides commence par une perversion des liens familiaux que représente le lien rituel mère/fils. Cette subordination des fils à leur mère, réelle ou spirituelle, intervient dans le contexte des années d'après guerre : de nombreux pères étaient morts et beaucoup de jeunes gens se trouvaient dans une situation semblable à celle d'Aebutius ; élevé par la mère, ou conjointement avec un 523 Tite-Live, XXXIX, 16, 6 : Hoc sacramento initiatios iuuenes milites faciendos censetis, Quirites? 524 Sur le sacramentum et les jeunes hommes : J.-M. Pailler, 1988, pp. 555-560 ; plus généralement sur la comparaison entre jeunesse italique et jeunesse romaine : pp. 5557-547 183 beau-père lorsque la mère est remariée. Jusqu'à la dénonciation des Bacchanales à Postumius, Aebutius évolue dans un univers essentiellement féminin, privé de l'influence paternelle et du symbole politique qu'il représente525. L'autorité romaine vit ainsi dans les "mères" bachiques des usurpatrices du rôle normalement dévolu au père romain526, qui avait pour résultat la substitution anormale du couple père/fils par celui de mère/fils. Or, la famille romaine est considérée comme le fondement de la société, le pater familias étant l'équivalent pour la famille des autorités romaines pour l'Etat; il n'est pas surprenant en ce cas que Postumius se soit senti obligé d'intervenir, un peu tel un pater patriae, afin de rétablir l'ordre traditionnel des choses. Cette maternité spirituelle ne semble avoir été un problème que lors de l'affaire des Bacchanales, puisque les représentations iconographiques postérieures attestent de l'initiation de jeunes garçons par des mères, biologiques ou non. L'épitaphe d'Antonios, dans l'Antiquité tardive, témoigne de l'accord des deux parents pour ses initiations, desquelles ils espéraient une protection contre la mort. L'insistance sur le lien mère/fils dans l'iconographie étonne pour moitié. L'Antiquité connaît une autre sorte de lien parental, celui de la mère et de la fille dans les mystères de Cérès. Les données mythiques expliquent que ce lien soit reproduit dans les rites de Cérès ; que la même chose arrive pour le couple Sémélé/Bacchus se justifie pareillement. Mais dans le monde antique, où les femmes font leurs dévotions à des déesses, surtout lorsqu'il s'agit de mystères féminins, l'existence de Bacchus comme dieu des femmes a de quoi surprendre. Il n'est certes pas seul, et derrière lui se cache l'image de Sémélé à laquelle les femmes peuvent s'identifier. Mais il convient de s'arrêter un peu sur la figure de Bacchus pour expliquer ces maternités bachiques dirigées vers les fils exclusivement. Dans les initiations bachiques, Dionysos n'apparaît pas comme un adulte mais comme un bébé, lorsqu'il naît de Sémélé. Les accessoires utilisés dans les rites bachiques témoignent du jeune âge de Bacchus : le van qui fut son premier berceau, et on peut le supposer, les objets contenus dans la corbeille et dans la ciste mystique, faisant référence aux jouets qui permirent aux Titans d'attirer l'enfant Bacchus527. Nous avons aussi déjà cité Plutarque qui rapporte qu'à Delphes, on éveille le Licnites, le dieu du van. Tout cela concorde à penser que les bacchantes adorent le 525 526 527 J.-M. Pailler, 1988, p. 578 Idem, p. 527 G. Sauron, 1998, note 111 184 "divin-enfant". "La femme adore le mâle enfant, non le mâle adulte. L'évidence de sa divinité à elle, c'est que l'homme dépend d'elle pour survivre, tout simplement"528. Lorsque Bacchus atteint la puberté, celui-ci reste dans la sphère féminine, toujours lié à ses nourrices et à sa mère. Partout, dans le théâtre grec, sur les vases attiques et hellénistiques, sur les représentations étrusques ou les fresques postérieures à l'affaire des Bacchanales, Bacchus apparaît comme le jeune dieu efféminé. Euripide donne de lui cette description : "un étranger, un prédicateur, un enchanteur, originaire de Lydie, avec de belles boucles blondes et parfumées, les joues roses, avec dans les yeux la grâce d'Aphrodite"529. De plus, c'est par l'orgiasme et les danses extatiques que les femmes l'honorent traditionnellement, des pratiques cultuelles normalement confinées aux femmes seules ; les hommes honorent Dionysos par des banquets, un Dionysos barbu, dieu du vin. Un Liber Pater déjà plus acceptable pour les Romains. La mythologie de Dionysos lui fait rencontrer Cybèle, qui le guérit de sa folie, et le chœur des Bacchantes d'Euripide associe ce dernier à la Grande Mère : " Bienheureux l'homme [...] qui, canoniquement adonné aux orgies de la Grande Mère Cybèle, agitant le thyrse et couronné de lierre est au service de Dionysos."530 La situation cultuelle de Cybèle est juste inversée ; celle-ci ne s'entoure pas de ménades mais de corybantes, ou de courètes, dont le nom même désigne de jeunes hommes. Leurs pratiques sont très semblables, et tous ont en commun l'utilisation des tambourins et des cymbales pour créer le délire orgiaque, qu'ils expérimentent dans la montagne. Mais alors que les bacchantes se livrent à des chasses qui se terminent par le diasparagmos et l'omophagie pour ingérer le dieu et ne faire qu'un avec lui, les fidèles de Cybèle (galloï) se castrent, reproduisant la castration et la mort d'Attis, le jeune amant de la déesse. Les deux pratiques vont dans le même sens, un sacrifice sanglant et violent est offert à la divinité; mais alors que les bacchantes s'ensauvagent 528 529 530 Robert Graves, La Déesse Blanche, pp. 179-181 Euripide, Les bacchantes, v. 233-236 ; traduction H. Jeanmaire, 1957, p. 143 Idem, v. 72-22 ; traduction H. Jeanmaire, 1957, p. 84 185 et intègrent le dieu pour être "pleines" de lui, les hommes abandonnent leur masculinité pour s'unir à la déesse. Ainsi s'explique également leur délire orgiaque, normalement cantonné aux femmes ; les galles ne sont certes pas des femmes, mais ils ne sont plus des hommes non plus. Tout ceci laisse penser que l'extase et l'union avec la divinité par la transe ne pouvait passer que par le féminin, la masculinité ne pouvait pas communier avec cette forme de sacré. En apparence, on voit deux cultes, l'un d'un dieu pour les femmes, et l'autre, une déesse pour les hommes. Mais en vérité, il n'y a de divinité supérieure que féminine dans ces culte orgiaques, liés aux forces de vie. Car derrière Dionysos, il y a Sémélé, qui est toujours représentée sur un plan supérieur à son fils dans l'iconographie. Derrière le dieu, se cache toujours la déesse. "En somme, ce qui semble présupposer l'appel dionysiaque, c'est que tout vivant possède sa part féminine, et que le refus de cette part est tout de suite le refus de la vie"531. Ce Bacchus efféminé n'a jamais beaucoup plu aux cités, depuis les Bacchantes d'Euripide jusqu'aux Bacchanales romaines, car pour l'honorer, il appelle les hommes à se déposséder d'eux-mêmes, de leur nature virile. D'après le récit de Tite-Live, les initiés, quel que soit leur sexe, étaient livrés aux prêtres et subissaient des viols532. Des accouplements d'hommes et de femmes avaient lieu, mais selon les accusations d'Hispala "il y a plus de débauche des hommes entre eux qu'avec des femmes"533. Ainsi, dans les accusations de débauche, outre les traditionnels soupçons liés au mélange des hommes et des femmes la nuit, il y a le viol et l'homosexualité, qui se retrouvent liés lors de l'initiation des hommes. Comme l'a justement fait remarquer J.M. Pailler, "le consul dénoncerait donc simultanément, à travers les Bacchanales, la menace extérieure d'éléments "fanatisés" et la désagrégation interne d'une jeunesse romaine 'amollie' et déliquescente"534. L'idéal du soldat-citoyen romain n'est décidément pas compatible avec une image d'homme efféminé, plus proche du monde des femmes et des mères que de celui de la citoyenneté et du pater familias. Il y a manifestement un conflit de valeurs entre deux idéaux du jeune homme, et donc deux formes de société : celle de l'autorité romaine, patriarcale, et celle des matres bacchica, dans laquelle les hommes jeunes, puis adultes (car ils ne restent pas jeunes 531 532 533 C. Acker, 2002, p. 23 Tite-Live, XXXIX, 8, 8 et 10, 7 Idem, XXXIX, 13, 12 : Plura virorum inter sese quam feminarum esse stupra. 186 perpétuellement535) ne sont pas seulement subordonnés aux femmes, mais leur ressemblent536. La relation mère bachique/fils renverse la situation traditionnelle, et alors que les femmes doivent normalement compter sur le soutien et la protection des hommes, elles tiennent dans les mystères bachiques le rôle dominant. La puissance paternelle n'existe pas, pas plus que le mari537 ; il n'y a que des mères et des fils. Après avoir étudié les modalités d'accueil des hommes dans les thiases de Rome, et d'Italie en général, nous ne chercherons pas à cerner l'initiation masculine, mais nous porterons notre attention sur le rôle des femmes au sein de celle-ci. La documentation iconographique, et encore une fois plus spécialement la fresque de la villa des Mystères ainsi que la villa Farnésine, permet d'apporter un bon éclairage sur cette question. G. Sauron a établi que le panneau de gauche illustrait l'initiation du fils de la domina, non pas la totalité de l'initiation masculine, mais les moments où la prêtresse, et plus généralement les femmes, jouaient un rôle538. La domina veille d'abord à l'instruction de son fils, d'après le regard attentif qu'elle porte sur l'enfant, 534 J.-M. Pailler, 1989, p. 561 ; cf. R. Turcan, R.H.R., pp. 22-23 Ce qui expliquerait que Tite-Live parle de mélange des sexes et d'âges (XXXIX, 8, 6), puis que les initiés de sexe masculin qui prophétisent sous l'état de transe soient désignés comme des viri (XXXIX, 13, 12). Il s'agit des hommes initiés avant l'institution de la limite d'âge, et des jeunes gens initiés avant 20 ans mais qui sont restés dans le thiase après avoir dépassé les 20 ans. Rien ne dit qu'après 20 ans, les bacchants rejetaient les initiés masculins de leurs cérémonies. Lors de l'affaire des Bacchanales, il n'y avait pas encore beaucoup de recul, seulement deux ans. Donc les premiers jeunes initiés de moins de 20 ans restaient dans la même moyenne d'âge. On peut toutefois supposer que s'il s'était écoulé un plus grand laps de temps, les jeunes initiés seraient bel et bien restés en tant qu'adultes. A considérer la thèse de la conjuration et de la volonté de capter toute une classe d'âge, il s'agirait d'une véritable éducation à un âge où la personnalité se forme et où l'esprit est supposé plus malléable. 536 La possibilité de travestissement rituel a été abordé plusieurs fois par R. Turcan, 2003, pp. 14-15 ; P. Boyancé, "Dionysiaca", p. 49 ; J.-M. Pailler, 1995, Illustrations : sarcophage de la "Bacchante" : L'auteur évoque la possibilité qu'il ne s'agit pas d'une femme mais d'un homme travesti en bacchante. 537 Cette interprétation est celle qui semble la plus probable compte tenu de l'ensemble des témoignages littéraires et iconographiques, toutefois il faudrait noter que si les commentateurs qui voient dans les mystères bachiques des initiations liées au mariage, au hieros gamos, toute cette construction devient de fait caduque, et la relation hommes/femmes au sein des thiases mixtes serait toute autre. 538 G. Sauron, 1998, p. 122 535 187 qui est représenté tenant un papyrus déroulé à la main, en pleine lecture539, puis elle participe avec trois autres femmes à son initiation. G. Sauron remarque que toutes les femmes portent leur manteau noué autour de la taille, pour faciliter le geste du service ; en effet l'une d'elles porte des gâteaux, puis un groupe de trois femmes, dont la prêtresse assise, sont occupées à purifier des rameaux, probablement du laurier, pour les placer dans la ciste mystique dont la prêtresse assise lève le voile. L'identification de la prêtresse à la domina est permise par l'utilisation des couleurs jaune et violette. Cette scène, que G. Sauron reconnaît comme une figuration de rite funéraire, serait la phase finale de l'initiation masculine, pour laquelle la villa Farnésine apporte des éléments sur ce qui se passait auparavant, et où la domina n'avait manifestement pas de rôle à jouer en tant que prêtresse540. En reconnaissant un rite d'initiation masculine, liée à la mort de Dionysos, et en supposant que les objets contenus dans la corbeille portée par le silène de la villa Farnésine étaient les jouets que les Titans utilisèrent pour attirer le petit Dionysos, cela oriente vers la version orphique du mythe de Dionysos. Après ce que nous avons dit du bachisme et de l'orphisme, même en ayant reconnu un bachisme composite, influencé par une eschatologie orphique, il reste surprenant de constater que les thiases bachiques n'avaient manifestement pas d'unité mythique concernant leur dieu. Plusieurs versions de la vie, et surtout de l'enfance de Dionysos coexistaient, malgré leur antagonisme et surtout, la nature différente de la mère de ce dernier. Comment rester entièrement étonné pourtant, quand on se souvient que le bachisme était d'abord orienté vers les femmes et l'orphisme vers les hommes? Chacun était en mesure d'offrir un modèle spirituel selon qu'on était une femme ou un homme. Et lorsque les thiases s'ouvrirent aux hommes, l'orphisme avait déjà assez d'influence pour offrir une ouverture possible, pour peu que les thiases parvenaient à harmoniser à peu près les deux courants. Il n'est pas possible de s'avancer plus loin au sujet de la participation féminine aux initiations masculines. Nous savons que Paculla Annia initia ses fils ; ceux-ci n'eurent donc aucune autre présence masculine lors de leur initiation et dans le fond, une fois devenus prêtres, il leur fallut bien improviser une fonction qui n'existait pas à Rome avant, mais qu'éventuellement Paculla Annia 539 Sur l'instruction de Dionysos et le rapport à la mère : G. Sauron, 1989, pp. 112- 119 540 G. Sauron , 1989, pp. 120-130 188 connaissait si elle existait en Campanie. La nature très composite des initiations, féminine et masculine, laisse une impression de bricolage mystique pour donner une cohérence qui ne se trouve pas dans un seul mythe. C'est finalement faire coexister dans un même culte deux options de la vie de la divinité honorée ; ce concept est pour le moins étrange à une époque comme la nôtre. Pour résumer, l'initiation féminine s'est enrichie de préoccupations de l'au-delà, et l'initiation masculine, basée sur le mythe de Dionysos Orphique, reste malgré tout dépendante des femmes qui sont à la fois mères et nourrices de Dionysos. Suite à l'initiation, les hommes devenaient prêtres de Bacchus, de la même manière que les femmes devenaient prêtresses. Hispala utilise le pronom eos pour désigner les prêtres qui se chargent de l'initiation des "futures victimes", ce qui confirme bien l'existence de prêtres capables de procéder à des initiations. Cela entérine la supposition selon laquelle Paculla Annia initia d'abord les premiers hommes, pour que ceux-ci puissent ensuite prendre part aux cérémonies initiatiques. Le sénatus-consulte de Bacchanalibus, en interdisant la prêtrise aux hommes, confirme l'existence de prêtres dans ces associations bachiques541. D'autre part, les représentations picturales dont nous avons parlé, permettent d'exclure l'hypothèse selon laquelle seuls des hommes se chargeaient de l'initiation masculine ; les femmes conservent bien un rôle dans ces initiations. Tout comme en Grèce, les femmes gardent la prépondérance religieuse dans les thiases et y arborent des titres traditionnels dans le bachisme, les hommes durent probablement faire appel à des créations ou des titres empruntés à d'autres cultes542, conséquence pratique de la nécessité cultuelle de composer avec plusieurs courants différents. 541 542 10 : Sacerdos nequis vir eset Voir A. F. Jaccottet, 2003, p. 89 189 III Rapprochements et tensions dans la société féminine 1.Le pouvoir aux femmes 1.1. Un terrain d’expression de la citoyenneté romaine Parmi les trois cultes secrets qui existaient sous la République Romaine, ainsi que nous l'avons plusieurs fois souligné, deux d'entre eux sont des cultes officiels, intégrés dans la religion romaine. Les mystères de Bona Dea ou de Cérès ne s'adressent pas à des étrangères ou des esclaves, mais à des citoyennes romaines, des matronae ou des virgines, dont les vierges vestales, représentantes du peuple romain et images de l'idéal féminin romain. Comme les cultes matronaux, ces deux mystères représentaient la sphère d'expression de la citoyenneté pour les romaines, sachant que la religion était le seul domaine où elles pouvaient témoigner de cette citoyenneté. La participation à ces cérémonies faisait valeur de service civique et de fidélité à la patrie, tout en se voulant ciment de la société romaine. Ces mystères romains vont plus loin encore dans l'idée de citoyenneté romaine que les autres cultes matronaux; alors que ces derniers étaient restreints aux matronae, sur lesquelles se portait l'exemple de l'idéal romain de fertilité543, c'est l'intégralité de la population citoyenne féminine qui est touchée par ces mystères : les vestales, les matrones de l'aristocratie, les matrones de la plèbe, les virgnines filles des matrones, les épouses et les sœurs544.Aucune citoyenne romaine n'était oubliée et toutes se voyaient appelées à manifester leurs droits et leurs devoirs de citoyennes par la participation à ces mystères. Quant à la prêtresse de Cérès, bien qu'étrangère, il fallait qu'elle soit citoyenne romaine pour assumer sa charge, ce qui nécessita de naturaliser toutes les prêtresses de Cérès appelées par Rome. Cela lui conférait un statut tout particulier, à la fois étrangère de par sa culture et ses connaissances, et citoyenne romaine de cœur 543 C. E. Schultz, 2006, p. 147 190 et de conviction. C'était cette combinaison subtile d'éléments à priori contradictoires que Rome désirait pour les sacra Cereris, tout comme ils voulurent que le culte reste authentique, effectué dans la langue originale : le grec. Rome voulait en somme un élément grec de nature mais tout entier dévoué à Rome, l'ayant adopté comme nouvelle patrie. Les citoyennes romaines participant à ces deux cultes exprimaient publiquement cette citoyenneté, dans la maison du magistrat cum imperio ou au temple de Cérès, deux lieux publiques et hautement représentatifs de la citoyenneté romaine, prouvant ainsi que les femmes n'étaient pas restreintes à la participation à des rituels de nature privée ou domestique545.Dans les deux cas, le lieu de culte est un haut lieu d'une catégorie sociale : la maison du magistrat cum imperio fait figure de symbole de la puissance aristocratique romaine, puis de l'autorité romaine dans son ensemble ; quant au temple de Cérès, il était le bastion de la plèbe, conservant le trésor de ce dernier, servant d'asile (asylum Cereris)546 aux plébéiens poursuivis par des magistrats patriciens547, et conservant les archives de la plèbe548. Que les deux cultes secrets "à mystères" de la République aient pris place en de tels lieux symboliques ne peut être dû au hasard. Dans les deux cas, notons qu'il s'agissait à la base de lieux représentatifs du pouvoir masculin, sachant que les tribuns de la plèbe sont originellement protégés par Cérès et que les édiles sont attachés au temple de Cérès. L'étymologie d'aediles pourrait venir soit de aedes Cereris549, soit de aedes et civilis550. En aucun cas les participantes à ces cultes ne possédaient leur propre sanctuaire, comme ce fut le cas pour les Bacchanales. Il existait bien un temple de Bona Dea, mais celui-ci n'était pas lié au sacrifice nocturne et sa fréquentation, de même que ses prêtresses, n'étaient pas spécifiquement liées à l'aristocratie. L'autorité romaine installa donc ses mystères dans des lieux publiques, qu'on pourrait même considérer 544 comme politiquement symboliques. Il s'agissait véritablement Valère Maxime, I, 1, 15 C. E. Schultz, 2006, p. 79 546 Varron, cité par Non, p. 63 Lindsay. 547 H. Le Bonniec, 1958, p. 345 548 D'après Tite-Live, III, 53, 13 549 Cf. à ce sujet Medicus, 1964, p. 83 ; H. Le Bonniec, 1958, pp. 353-357 ; B. S. Spaeth, 1996, p. 86 550 Walde et Hofmann, 1930, s. v. aedes ; Ernout et Meillet, 1959-1960, s.v. aedes ; ainsi que les sources anciennes : Varron, Ling, V, 81 ; Festus,, s.v. aedilis . Cf. B. S. 545 191 d'équivalents aux organes du pouvoir détenu par les hommes, mais tournés vers la religion, qui était la forme d'expression de la citoyenneté pour les femmes. L'idée selon laquelle les femmes se rendent maîtresses d'un haut lieu du pouvoir politique (et religieux) masculin a été exprimée dans la partie consacrée au rôle religieux des femmes dans le culte de Bona Dea, or nous constatons ici que c'est tout aussi vrai pour le culte de Cérès. Cela prend de fait une valeur générale concernant les mystères officiels à Rome, où seules les femmes pouvaient participer et fouler de leurs pieds les lieux accueillant ces cultes. Le temps des mystères, les femmes deviennent maîtresses de ces organes de pouvoir en investissant les lieux où ceux-ci sont contenus. De même, le peuple Romain leur reconnaît la capacité d'assurer leur salut. La société, bien que dirigée par des hommes et renvoyant les femmes aux sphères privées ou religieuses, admet l'absolue nécessité de l'intercession des femmes auprès des dieux, et en l'occurrence de déesses. Bien que liés à la fertilité, ces cultes n'ont pas pour vocation première d'assurer cette fertilité chez les femmes de Rome. Le fait que tous deux soient pro populo ou pro civibus551 prouve leur caractère général et universel auprès du peuple Romain. Or, les cultes matronaux ne possédaient pas cette fonction de salut du peuple Romain, ceux-ci restaient destinés aux dévotions matronales. Seul le service des vestales possède la même connotation de protection et de préservation du peuple Romain. La reconnaissance de la citoyenneté active des femmes réside en ces cultes, dans lesquels elles sacrifient pour le peuple. L'acte du sacrifice lui-même n'est traditionnellement pas autorisé pour les femmes, sauf dans la sphère privée. Même durant les Cerialia, c'est le flamine de Cérès qui lui offre le sacrifice de la truie, non pas une femme. Il semblerait que les prêtresses de Cérès aient été aidées dans leurs fonctions, notamment pour les sacrifices, par des magistri masculins552, quoique rien ne permette de penser que ceux-ci prenaient part au sacrum anniversarium, dont on a suffisamment insisté sur le caractère exclusivement féminin. Par ailleurs, il est absolument certain qu'aucun homme n'a pu participer au sacrifice qui avait lieu en décembre dans le culte de Bona Dea, sachant que tous les habitants masculins de la demeure du magistrat étaient évacués de sorte qu'il ne restait plus aucune présence masculine dans la maison. C'était vraisemblablement les vestales qui Spaeth, p. 86 et 208 n°26. 551 Cicéron, Pro Balbo, 55 552 C. E. Schultz, 2006, p. 72 192 sacrifiaient, en leur qualité de prêtresses compétentes, peut être aidées de l'épouse du consul. En se référant à la légende rapportée par Properce au sujet de la venue d'Hercule au sanctuaire de Bona Dea, nous pouvons faire le lien entre l'anus qui l'a accueillie et les prêtresses de Cérès, vraisemblablement des vieilles femmes. Il est donc tout à fait permis de penser que les prêtresses de Cérès n'avaient pas besoin d'aide masculine pour le sacrifice du sacrum anniversarium. Ce droit au sacrifice constitue une manifestation supplémentaire de la citoyenneté romaine, assimilée à la citoyenneté masculine puisque dotée exceptionnellement des mêmes prérogatives rituelles. L'Etat Romain ne pouvait dénier aux femmes leur qualité de citoyennes, et tout comme en Grèce, c'est par la religion que cette citoyenneté pouvait s'exprimer. De tous les cultes matronaux, que ce soit Mater Matuta, Pudicitia, Fortuna Muliebris ou durant les Matralia, il n'était pourtant pas question de rites pro populo, pas plus que de prêtresses pour superviser les rites : les dévotions se faisaient en qualité de matrones, de laïques. Peut on vraiment dire que les femmes participant aux mystères pro populo venaient en tant que particulières? Nous savons que le sacrifice nocturne offert à Bona Dea n'était pas dirigé par une des prêtresses de Bona Dea, d'origine non aristocratique voire étrangère, mais par les vestales avec les matrones de l'aristocratie, et que l'organisation revenait à l'épouse du magistrat cum imperio. Quant au sacrum anniversarium, ses rites appelaient des initiées553 et des prêtresses de Cérès. Le sacrifice offert par des spécialistes du sacré, les vestales ou les prêtresses de Cérès, permettait de donner à ces cultes une portée d'ensemble pour le peuple Romain. Il est tout de même frappant que des rites pro populo, visant la citoyenneté romaine des femmes, aient été frappés par le sceau du secret, alors que le propre même des sacrifices pour le peuple Romain est d'être des sacrifices publiques. Cet état de fait embarrasse des historiens tels que J. Gagé554 ou J. Scheid, pour qui les femmes "pouvaient officier pour elles-mêmes et pour les femmes, mais non pour l'ensemble du peuple romain ou la famille"555. Les sources anciennes qualifiant ces rites de pro 553 Coiffées des vittia prouvant leur consécration et leur initiation, même momentanée, à la déesse et faisant de fait d'elles des prêtresses de Cérès. 554 Retrouver citation sur le fait qu'il ne sache pas où classer ces rites. 555 J. Scheid, La religion des Romains, 1998, Paris, p. 111 193 populo ou pro civibus vont dans un sens contraire à cette affirmation. Il est toutefois vraisemblable que les femmes ne furent pas autorisées à officier pro populo de manière publique, et que l'Etat Romain ne leur permit cette "entorse à la règle" que dans les conditions où elles restent entre elles, dans le secret absolu, c'est à dire à l'abri des regards. La conception romaine des mystères a tendu à servir les prérogatives citoyennes des femmes en leur donnant, sous couvert du secret, des droits rituels semblables à ceux des hommes, et des pouvoirs politiques symboliques. C'est au travers de leur qualité de fille, épouse et mère de citoyens que la filiation civique s'établit, et les mystères ne reconnaissent tacitement rien de moins que la nature féminine comme fondement de Rome. Il est possible de cacher cet état de fait, mais pas de le nier. Enfin, en se réunissant entre elles, rejetant toute présence masculine et bannissant de leurs rites tout ce qui a trait au masculin, les femmes romaines peuvent expérimenter, dans un environnement sécurisé, cet état de citoyenne avec les droits comme les devoirs de ce que cela englobe. Elles se voient investies de la responsabilité de l'avenir de leur patrie, au même titre que la fidélité à Rome et le service militaire sont requis des citoyens. Tout comme Sparte célébrait la maternité des femmes comme équivalent en valeur et en risques au service militaire des citoyens, ces mystères renforcent le sentiment de mission civique faisant partie du destin des femmes en leur qualité d'épouses et de mères. Ce faisant, socialement et en tant que citoyennes conscientes des secrets de leur nature, W. Burkert note que les Thesmophories, et sûrement aussi les sacra Cereris, permettaient aux femmes de démontrer leur indépendance, leur responsabilité et leur importance pour la fertilité de la communauté et de la terre. Ainsi, cette fête mettait l'accent sur la création de la solidarité dans leur rôle de femme556. Cette solidarité s'appuyait sur l'assurance de leur rôle indispensable et essentiel pour l'ensemble du peuple Romain, du poids que pesait leur citoyenneté sur le destin de l'ensemble du peuple Romain. 556 W. Burkert, 1985, p. 285 194 1.2. Une place privilégiée de la sociabilité féminine Avec les mystères de Bacchus, une nouvelle dimension de la sociabilité féminine apparaît. Alors que les mystères de Bona Dea et de Cérès étaient réservées aux seules citoyennes romaines, ceux de Bacchus accueillent indifféremment romaines comme étrangères, aristocrates comme esclaves. Nous avons vu qu'à l'origine, les thiases bachiques étaient strictement féminins, en Grèce et à Rome si on en croît Tite-Live. Ce mélange de femmes de toutes origines et de toutes conditions devait être un cas rare, si ce n'est unique à Rome. La société romaine était organisée selon une stricte hiérarchie, de sorte que les femmes de basse condition ne se mêlaient pas aux aristocrates. Ce n'était pas même le cas durant les fêtes religieuses, puisque certaines opéraient une sélection sur la base sociale et maritale557. C'est ce qui permet à A Staples de mettre en opposition les rites féminins de Cérès et ceux de Flora, les uns étant réservés aux matrones et leurs filles, les autres étant célébrés dans la mixité par les prostituées558. Bien qu'il existait une société féminine, parallèle à celle des hommes, au sein de laquelle les femmes communiquaient et pouvaient entretenir des liens forts, le système hiérarchique était toujours préservé. Ainsi, Tite-Live présente l'invitation d'Aebutia chez Sulpicia comme une visite de courtoisie, comme cela se fait d'une voisine ou d'une bonne connaissance559. Aebutia était de rand inférieur à Sulpicia, mais elle était noble malgré tout, ce qui lui permettait d'être sur un pied à peu près égal à Sulpicia. L'impression de familiarité qui ressort de la scène décrite par Tite-Live tend à le penser ; ce qui n'est absolument pas le cas d'Hispala lorsqu'elle est mandée à son tour. Celle-ci fut "profondément troublée par ce message, qui lui demandait de se rendre chez une femme de si haut rang et si imposante (nobilem et gravem feminam), sans qu'elle sût pourquoi"560. Un peu plus loin, Tite-Live utilise 557 C.E. Schultz, 2006, p. 146 : Across the spectrum, the division of religious responsibility generally reflected the stratification of Roman society along the lines of social status (citizen and noncitizen ; patrician or plebeian ; free, freed, or slave) and sexual (or marital) status, this last division with particuliar significance for women. 558 A. Staples, 1998, pp. 57-93 559 Tite-Live, XXXIX, 11, 6-7 560 Idem, XXXIX, 11, 2 195 encore le terme de gravissima femina pour désigner Sulpicia561, alors qu'Hispala est la scortum nobile, ancienne ancilla. Autant dire qu'il y a un fossé énorme entre les deux femmes, du même ordre que celui qui existe entre les fêtes de Cérès et celles de Flora, comme le montre A. Staples. Alors que ces distances sont maintenues dans les rites de Bona Dea et de Cérès, les femmes de haute naissance côtoient dans les mystères de Bacchus les marchandes, les affranchies, les prostituées, les esclaves ; toutes celles qu'elles ne rencontrent jamais dans leur quotidien, ou avec qui s'opèrent les habituelles règles hiérarchiques. Et non seulement elles partagent ensemble un rituel, mais elles expérimentent l'initiation et l'enthousiasme bachique sur un pied d'égalité, sachant que Bacchus est le Libérateur, et que nous pouvons supposer que, malgré les nombreux titres bachiques connus dans les thiases grecs et de l'Italie impériale, l'organisation bachique, non officielle, était de fait peu hiérarchisée. Lorsqu'on a la preuve d'une hiérarchie interne, on trouve des affranchis ou des esclaves possédant des titres honorifiques562. Du moins, elle ne l'a jamais été autant que d'autres cultes à mystères tel que ceux d'Isis, basés sur un clergé fort, ou ceux de Mithra, particulièrement hiérarchisé suivant un principe de sept degrés initiatiques, au sommet desquels se trouvait le Pater, ou Pater sacrorum563. Ce mélange des hiérarchies sociales dans un culte qui n'admettait qu'une certaine forme de hiérarchie interne a pu être une raison pour les Romains de s'inquiéter, en plus de la mixité qui avait été ajoutée. J.C. Dumont se demande à juste titre si il était possible d'admettre le rétablissement de la hiérarchie sociale, une fois le culte achevé564. Pour G. Fau, les mystères bachiques enseignaient aux initiés l'immortalité de l'âme, mais aussi l'égalité et la fraternité humaines. Et si "il ne semble pas que cette qualité [l'idée de l'immortalité] ait influé 561 Idem, XXXIX, 13, 3 Une inscription de Tore-Nova (IGVR, I, 160), près de Rome, datant du 2e siècle après J.C. et rédigée en grec fournit une longue liste d'initiés à Dionysos (plus de 420) ainsi que leur titre au sein de la hiérarchie bachique, dont certains termes, comme le hiérophante ou le dadouque, dénotent un emprunt aux mystère éleusiniens (R. Turcan, 1989, p. 298). Or, si les recherchent ont prouvé que la liste regroupait deux familles sénatoriales alliées, des affranchis et esclaves de ces familles sont également mentionnés avec leurs dignités sacerdotales, prouvant qu'ils n'en étaient pas exclus (M.-L. Freyburger-Galland, G. Freyburger, J.-C. Tautil, 1989, pp. 65-66) 563 Pour la présentation de ces grades initiatiques, voir R. Turcan, 1989, pp. 229-231 ; W. Burkert, 2002, p. 96 ; M.-L; Freyburger-Galland, G. Freyburger, J.-C. Tautil, 1989, pp. 308-311 562 196 sur le comportement des femmes, en tous cas qu'elle les ait rendues plus vertueuses, l'égalité et la fraternité, par contre, ont exercé une forte influence sur les mœurs565". Il explique ces qualités par la croyance en l'âme immortelle, qui faisait gagner de la valeur à chaque être humain, de sorte que l'esclave et la femme alors gardés dans un statut inférieurs s'en trouvaient valorisés. C'est ce qui lui fait penser qu'au-delà d'une égalité cultuelle, celle-ci devait inévitablement se prolonger au dehors. La fraternité aurait également agi comme ciment entre catégories victimes de discriminations. Il convient de tempérer ces supposition, en effet, il y a peu de chances tout de même qu'une femme de haute lignée ait pu se considérer dans une situation similaire à celle de l'esclave qui la coiffe le matin ou à qui elle donne des ordre dans sa maison. L'exemple de la manière dont Clodia traitait ses esclaves pourrait pourtant aller dans un sens proche de celui proposé par G. Fau. D'après les vestiges trouvés dans les jardins de la villa Farnésine, que G. Fau identifie comme la maison que Claudia avait au bord du Tibre, celui-ci en déduit que Clodia était probablement initiée aux mystères de Bacchus. En ce cas, Clodia serait à rapprocher de la domina qui commanda la fresque de la villa des Mystères, à Pompéi mais à une époque semblable. Or, alors que G. Fau avoue ne pas connaître la date exacte de l'élaboration de ces stucs, nous avons vu précédemment que la datation orientait plutôt pour la période impériale566. L'hypothèse de l'initiation de Clodia lui permet d'avancer que ceux-ci auraient pu avoir une incidence sur sa manière de traiter les esclaves, jugée trop familière. Cicéron dit même qu'elle les aurait affranchi, même si il met cela sur le compte de la dépravation de Clodia567. Si les stucs de la villa Farnésine sont bien issus de la période impériale, le raisonnement de G. Fau, fondé sur une erreur cruciale de datation, n'a plus aucune raison d'être et la vision d'une Clodia, humaniste avant l'heure grâce à son initiation bachique disparaît aussitôt. En laissant de côté cet exemple tardif et qui plus est incertain, nous pouvons revenir à l'exemple de Paculla Annia, une prêtresse étrangère qui pourtant atteint le sacerdoce au milieu des matrones, romaines ou non. Certainement sa connaissance des rites, issus de sa patrie d'origine, lui créditèrent d'être ainsi choisie comme prêtresse du thiase romain. Et comme nous l'avons vu, il fallait que son influence soit 564 565 566 1987, p. 188, voir aussi D. et Y. Roman, 1994, p. 129 G. Fau, 1978, p. 42 Idem, p. 64 197 importante pour pouvoir réaliser des modifications de telle ampleur. Aussi, tout étrangère qu'elle était, des matrones romaines acceptèrent ces réformes au sein même de Rome. La loi cultuelle abolissait la loi sociale ; lorsque les femmes entraient dans le Bacchanal, cette cité dans la cité où elles formaient un autre peuple, il ne restait plus que la hiérarchie cultuelle, qui pouvait beaucoup différer de la hiérarchie sociale quotidienne. Toutes banquetaient côte à côte, avec une prêtresse qui pouvait être de position sociale très inférieure à une dame de la noblesse et qui pourtant était installée à la place d'honneur568. Quoi de plus normal si la prêtresse est la Mater, l'incarnation de Sémélé pour le groupe bachique ; la représentation d'une déesse reste supérieure à la plus noble des dames présentes. La situation n'est pas profondément modifiée lorsque le bachisme est, ou devient mixte. Les femmes conservent la suprématie en matière religieuse, de même que leur initiation féminine, qui leur laisse encore probablement le loisir de se réunir entre elles. Aux côtés des hommes, elles sont les Mères et expérimentent une forme de communauté inédite car très semblable non pas à un matriarcat dans le sens strict du terme, mais du moins une société matri-linéaire. Dire que les bacchants reproduisaient une forme de société matriarcale serait aller trop loin, puisque l'administration et les enjeux politiques restent aux mains des hommes. Mais le partage de la suprématie religieuse et administrative entre femmes et homme de manière, pour ainsi dire, équitable, donne l'opportunité formidable pour les femmes d'expérimenter une autorité dont elles sont privées en dehors du cercle bachique. Dans les Bacchanales, il n'y a que des mères et des fils, la notion de père semble étrangère. Une inscription de Magnésie cite deux "papas" de Dionysos qui seraient liés à l'enfance du dieu569, mais il semble que ce titre soit resté assez exceptionnel et ne puisse être rapproché du bachisme italien de la République. Il faut donc reconnaître au bacchants une sorte de contre-société dans laquelle les femmes sont les "chefs de famille", et par lesquelles la filiation se transmet, de la même manière que Dionysos naît de Sémélé, la femme non mariée, et que Paculla Annia, en incarnation de Sémélé pour le thiase, initie ses fils. Après examen de ce schéma matri-linéaire, on peut s'étonner de la quasi absence de Zeus, père avéré de Bacchus, dans ses mystères, alors 567 Cicéron, Pro Balbo, XXIX Exemple tiré du séminaire de littérature latine de G. Freyburger, d'octobre à décembre 2006, sur le texte des Bacchanales de Tite-Live. 568 198 que la légende qui lui fait porter le petit Dionysos dans sa cuisse est très fameuse! Il est possible que Zeus ait été représenté durant l'initiation masculine, puisque celle-ci semble plus d'inspiration orphique, mais il n'y a jamais assimilation des mystes au père de Bacchus. Cela s'explique par le fait que Zeus reste d'une certaine manière étranger aux rites mystériques ; c'est Sémélé et Bacchus qui expérimentent une forme de mort et de renaissance, non pas Zeus. L'initiation s'emploie à reproduire une forme de passion divine, permettant la libération de l'initié dans des conditions similaires que le dieu qu'il imite. Il n'est par contre pas invraisemblable de penser que les "papas" de Dionysos étaient des mystes chargés du rôle de Zeus dans l'initiation masculine, à moins qu'ils n'aient été des contreparties masculines des nourrices du petit Dionysos. Sans plus vouloir distinguer les cultes à mystères selon des critères de séparation ou non-séparation des classes sociales et des genres, mais en appréhendant les mystères de Bona Dea, de Cérès et de Bacchus, nous remarquons que quelles que soient les conditions d'accès, ce sont toujours des lieux privilégiés de la sociabilité féminine, qui purent jouer un rôle bénéfique et émancipateur des femmes. G. Fau suppose pour le culte de Bona Dea que les femmes réunies étaient susceptibles d'y discuter de leurs maris, de leur condition et peut être de leurs amours570. Cette hypothèse pourrait être également proposée pour les mystères de Cérès et de Bacchus, à fortiori pour ceux de Bacchus. On ne saurait gloser longtemps sur ce qu'il est impossible de savoir, et il est inutile de s'étaler sur trop de suppositions sans fondement. Toutefois, bien que la vision qu'il en donne soit satirique, si l'on en croit les Thesmophories d'Aristophane, les femmes voyaient bien en ces réunions entre elles des occasions de discuter de leur quotidien et des sujets divers qui leurs tiennent à cœur, des plus futiles aux plus graves. Une véritable émulation devait y exister et les femmes pouvaient trouver, dans ces cérémonies et ces banquets féminins, l'audace de s'exprimer librement, chose qui n'était pas possible dans un quotidien où elles étaient soumises à l'autorité d'un père ou d'un mari. De fait, les mystères étaient pour elles une occasion de relâchement de la 569 570 A. F. Jaccottet, 2003, p. 88 G. Fau, 1978, p. 42 199 pression du quotidien. Nous savons que les femmes proféraient des obscénités durant une partie des Thesmophories, peut être à l'imitation de Baubô qui, selon Clément d'Alexandrie, souleva sa robe et montra son sexe à Déméter, qui se mit alors à rire malgré son chagrin571. Cette version laisserait penser que les paroles proférées par Iambé/Baubô dans l'Hymne à Déméter auraient été des obscénités propres à inspirer le sourire chez la déesse. Quoi qu'il en soit, le mythe présente une scène qui ne regroupe que des femmes, dans laquelle celle qui profère des obscénités est nommée "sage Iambé". Les femmes entre elles cultivaient ainsi entre elles une forme de sagesse qui aurait été déplacée en dehors de tels réunions féminines. Il est possible de penser que de telles occasions se présentèrent pour les romaines assistant aux cultes à mystères. Juvénal brosse d'ailleurs le tableau de danses aguicheuses, effectuées entre les femmes durant le sacrifice nocturne à Bona Dea : "Elles veulent rivaliser avec les filles de bordel, l'enjeu est une couronne, et Sauféia remporte le prix de la hanche cambrée ; mais elle-même doit applaudir Médullina pour ses ondulations de rein. On partage la palme entre les deux reines"572. On sait assez le cynisme de Juvénal sur le thème de la dégénérescence des mœurs, par conséquent il serait difficile de se prononcer entre une certaine véracités de ces dires ou un thème littéraire d'orgies issu des Bacchanales. Toutefois, on savait que les mystères de Bona Dea étaient accompagnés de musique, et que l'hypothèse de danse est tout à fait envisageable. Or, la danse était une pratique mal vue des Romains, qui la jugeaient non convenable aux femmes de bonne réputation. Du moins, une femme pouvait savoir danser, ou jouer de la musique, mais modérément. Ainsi, Salluste reprocha à Sempronia, non pas de savoir danser et jouer de la cithare, mais de le faire trop bien pour une femme honnête573. Des réjouissances suivaient aussi les retrouvailles de Cérès et de Proserpine, quant à la danse extatique des bacchantes, nul besoin de s'étendre sur elles puisque nous avons déjà traité le sujet précédemment. A travers les obscénités, les cris de réjouissances, la transe bachique ou même les lamentations des mystères de Cérès, les femmes sortaient d'elles-mêmes pour vivre une expérience passionnée et passionnelle. Les tabous habituels n'avaient plus cours, ni la bienséance romaine, ni le tabou du vin qui est transgressé dans au moins deux de ces mystères, lors des fêtes de Bona Dea et des banquets bachiques. 571 572 573 Protreptique, II, 20-21 II, 6, 319-323 Conjuration de Catilina, 24-25 200 Enfin, G. Fau pense plausible que l'amour ait pu jouer un rôle dans la recherche d'une communication avec la divinité par l'extase, et que cela aurait été un facteur d'émancipation féminine574. Il cite à ce propos P. Grimal : "Et l'on devine que cette religion n'aurait pas connu dans le monde romain la faveur que nous lui voyons, si elle ne s'était pas trouvée correspondre à une conception de la vie amoureuse, que l'évolution naturelle des mœurs romaines avait fini par élaborer. Mais elle contribua à la préciser et à la répandre, à accélérer l'avènement d'une mystique de la féminité, dont Rome portait en elle les germes depuis fort longtemps, mais à qui il manquait une justification religieuse"575. Il est vrai que l'émancipation féminine commença toujours par une émancipation des mœurs, et que les lois suivirent ensuite pour entériner cette évolution, non pas le contraire. Ce fut aussi ainsi pour l'émancipation féminine du 20e siècle ; en ce domaine, la législation a toujours du retard sur les réalités sociales. Il est peu probable qu'une émancipation sexuelle des femmes romaines soit imputable à un érotisme plus prononcé dans les cultes à mystères576, nous savons en effet que les cultes du phallus étaient répandus en Grèce et que comme la rappelle W. Burkert, un phallus n'avait rien de mystérieux577. Par contre, il est vrai que la proximité des hommes et des femmes dans les mystères de Bacchus put jouer à un rapprochement et une familiarité qui n'aurait pas été possible en dehors de ces mystères, d'où l'accusation de débauches dans l'affaire des Bacchanales. Là encore, on ne saurait juger du degré de véracité du récit de Tite-Live, toujours est-il que la mixité ne fut pas interdite par le sénatus-consulte, ce qui enjoindrait à modérer ces accusations de débauche. Alors les mystères, furent-ils vraiment une cause de l'assouplissement des mœurs, tel que cela apparaît dès le 2e siècle et plus encore au dernier siècle de la République? Si ils ne furent peut être pas une cause directe, ils l'accompagnèrent et l'appuyèrent probablement. Et alors que cela ne concerna d'abord que les femmes de haute naissance, cela se propagea bientôt aux autres couches sociales comme un phénomène partagé par l'ensemble de la communauté féminine. 574 575 576 577 1978, p. 42 L'amour à Rome, p. 11 Contrairement à ce que croit G. Fau (1978, pp. 66-67). W. Burkert, 2002, p. 93 201 1.3. Femmes en révolte Après avoir passé en revue les caractéristiques des différents cultes à mystères, il est apparu que ceux d'entre eux qui n'étaient pas encadrés de manière officielle par l'Etat étaient susceptibles de basculer du côté de la dissidence. Il n'y avait pas de demie mesure ; soit les divinités étaient officiellement intégrées au panthéon romain, soit tôt ou tard, elles finissaient par être chassées comme supertitiones néfastes ; tout citoyen romain se devrait d'en rester éloigné. De plus, la nature de certaines divinités, tel Bacchus, les rendaient particulièrement susceptibles de focaliser sur eux diverses sortes de mécontentement, comme nous l'avons vu précédemment. Libérateur et dieu des femmes, ce dernier joua un rôle unique dans l'histoire des révoltes. J.-M. Pailler consacra tout un chapitre aux liens qui existèrent entre Bacchus et les différentes révoltes et guerres qui secouèrent l'Italie de la fin du 3e siècle au 1er siècle avant J.C.578 ; cette étude servira à présent de base pour chercher les figures féminines du bachisme liées à ces révoltes, observer les rôles qu'elles jouèrent, pour finalement essayer de saisir l'ampleur des possibilités que ces dernières voyaient, et trouvaient, dans le bachisme. Deux femmes ressortent en particulier de ces mouvements de révoltes : Paculla Annia en premier, et la femme de Spartacus, esclave Thrace comme lui, que Plutarque présente comme une prêtresse sujette aux transes des mystères dionysiaques579 . Nous avons vu que Paculla Annia est présentée comme la prêtresse campanienne qui établit les réformes qui ont pour conséquence l'affaire des Bacchanales. Quelles que soient les raisons qui la poussèrent à pareilles modifications, on retrouve au moins l'un de ses fils parmi les chefs désignés de la conjuration. De plus, on sait que Rome eut bien du mal à en finir avec les révoltes consécutives à l'affaire des Bacchanales dans le sud de l'Italie. Rien ne prouve que Paculla Annia ait pris part à ces révoltes, ni même qu'elle était encore en vie à ce moment là, comme nous l'avons déjà dit. Cependant, son rôle n'est pas négligeable car elle se trouve à la base de ces agitations, bien plus que le graecus ignobilis. Bien qu'il 578 1988, pp. 705-728 202 soit cité comme introducteur des mystères bachiques à Rome, ce n'est pourtant pas lui qui introduit la mixité. Cette histoire ressemble beaucoup à la plupart des mythes de la création de l'humanité qui veulent que tout allait bien, mais qu'un élément perturbateur la fit chuter et s'en suivit la déchéance de l'ensemble : au début il y avait un culte uniquement féminin, mais Paculla Annia réforma tout, de sorte que plus rien n'était comme avant et que, dès lors, le monde était à l'envers. Pour oser la comparaison, Hispala la présente un peu comme l'"Antéchrist" ou la "Lucifer" des mystères bachiques. Lucifer, le "porteur de lumière", celui qui marche devant pour montrer le chemin. C'est ce qu'elle fit en révolutionnant le thiase romain, l'accoucheuse qui dévoile le van et qui tient la torche. Il est fort possible que c'est ainsi que les membres du groupe bachique la considérèrent, puisqu'elle le faisait tamquam deum monitu580. Il n'y a pas lieu de débattre en vain sur la réalité de ses visions ou sur une manœuvre calculée de sa part, qui aurait nécessité l'excuse de la volonté divine pour que ce soit acceptable sans discussion possible. Le fait est que ces réformes furent intégrées et qu'elles perdurèrent après que Paculla Annia eut quitté son sacerdoce. On peut imaginer à ce titre qu'elle devait jouir d'une grande autorité morale au sein du thiase et qu'elle était respectée en tant que prêtresse et prophétesse inspirée par Bacchus. Elle conserva d'ailleurs sûrement cette autorité même lorsqu'elle ne fut plus la prêtresse officielle : d'abord en sa qualité d'initiatrice des réformes, ce qui la rendait deux fois initiatrice des mystères de Bacchus, et en sa qualité de mère de Minnius Cerrinius, prêtre des mystères, membre éminent de la structure administrative du thiase et enfin, l'un des "capita coniurationis"581. De la même manière que dans les thiases mixtes de Grèce, les hommes reçoivent les honneurs administratifs et que les femmes conservent la prédominance religieuse, si on prend en compte la thèse du complot, alors avant que les hommes se chargent de la révolution sociale et politique, c'est Paculla Annia qui se chargea de la révolution religieuse. Or, la religion jouait un très grand rôle dans les destins politiques et guerriers durant l'Antiquité. Nul ne partait combattre sans avoir au préalable consulté l'avenir, il convenait toujours de mettre les dieux de son côté, et au besoin de conjurer les 579 580 581 Plutarque, Vie de Pompée, 28, 5-7 Tite-Live, XXXIX, 13, 9 Idem, XXXIX, 17, 6 203 mauvais augures par quelque sacrifice expiatoire. La seconde guerre punique fut riche de ces manifestations religieuses, pour ne citer que l'arrivée officielle de la Grande Mère à Rome en 204 avant J.C. ; les révoltes aussi avaient leurs oracles, leurs prêtres et prêtresses et leurs dieux. C'est ainsi que Paculla Annia ou la compagne de Spartacus évoluèrent entre un univers religieux féminin et un univers politique et guerrier masculin. Cette dernière apparaît dans le récit de Plutarque à travers l'interprétation qu'elle donne du rêve de Spartacus, dans lequel il voyait un serpent enlacer son visage : "c'était là le signe d'une redoutable puissance, qui aurait une fin malheureuse"582. Cette anecdote, mise en rapport avec ce qui nous est rapporté de Paculla Annia, permet de dégager le visage de la figure féminine dans les révoltes, et plus généralement lorsqu'elle prend part à des actions politiques aux côtés des hommes : c'est en qualité de prophétesse que celle-ci est acceptée et écoutée d'eux. On assiste à une répartition des rôles entre le féminin et le masculin, comme le souligne J.-M. Pailler au sujet de la femme de Spartacus : "la 'possession' et la 'voyance' sont le fait de la femme de Spartacus, tandis que les merveilles (le rêve) et le destin (ambigu) concernent le chef thrace lui-même"583. Faut il croire pour autant que ces prophétesses étaient quantité négligeable dans la pratique? C'est peu probable, et ce serait sousestimer la croyance profonde en l'intervention divine dans les guerres et le sort, favorable ou non, des hommes. Avant l'affaire des Bacchanales et l'épisode de la femme de Spartacus, J.-M. Pailler souligne que la première occurrence d'un phénomène de ce genre dans l'histoire Romaine se trouve dans la personne de Tanaquil, qui lui prédit à son époux Tarquin l'Ancien son avènement à la tête de Rome584. Tite-Live ne manque pas d'ajouter à ce propos que cette dernière tenait la capacité à interpréter les signes de son origine étrusque585. On retrouve un pareil exemple de songe divinatoire ou de prophétie faite par une femme à son mari chez Calpurnia, l'épouse de César, qui rêva la mort de ce dernier586. Ni Tanaquil ni Calpurnia se sont liées à une révolte, mais elles illustrent encore la capacité qu'on reconnaissait aux femmes de pouvoir percevoir l'avenir, dans un contexte tout à fait 582 Traduction : J.-M. Pailler, 1988, p. 716 1988, p. 717 584 J.-M. Pailler, 1988, p. 716 585 Tite-Live, I, 34 586 Plutarque, Vie de César, 63, 8-11; Suétone, Vie de Jules César, 81, 7. Le songe de Calpurnia s'inscrit dans la série de signes néfastes qui précédèrent l'assassinat de Jules César, tels que des "feux célestes" ou encore l'absence de cœur à une victime 583 204 indépendant de Bacchus, et surtout d'être prises au sérieux. En effet on sait que Tarquin se fia aux prévisions de sa femme, quant à Calpurnia elle réussit à inquiéter César et presque à le convaincre de ne pas se rendre au Sénat. Plus tard, une autre figure féminine de prophétesse voit le jour avec Véléda, la prophétesse des révoltés gaulois à l'époque de Vespasien. Tacite rapporte à son sujet que les Germains croyaient que la plupart des femmes possédaient le don de prophétie et que par un progrès de la superstition, ils venaient à les croire déesses, et que de cette manière, Véléda avait obtenu une grande renommée car elle avait su prédire les succès des Germains587. Nous avons donc cinq femmes, chacune d'époque différente, dont quatre sont étrangères, trois en situation de rébellion face à Rome, et deux d'entre elles sont directement liées au bachisme. Il est intéressant de constater qu'il s'agit toujours de femmes isolées au milieu d'un entourage masculin. Concernant les révoltées, celles-ci sont toujours associées étroitement aux chefs ; Paculla Annia est la mère d'un des auteurs de la conspiration, la prophétesse des esclaves révoltés est la femme de Spartacus, quant à Véléda, elle est la seule femme qui tient un rôle véritable dans la révolte de Civilis. Cette présence féminine aux côtés de chefs révoltés, était-elle due à leur origine étrangère ou au contexte de la révolte? Les deux explications sont recevables, jamais on ne vit de prêtresse en transe dans les rangs romains, quelles que soient les circonstances. C'est un élément aussi exotique pour les Romains que les mystères de Bacchus en eux-même, cela reste des manières étrangères liées à des catégories de population en marge de la société romaine ; étrangers ayant soif de revanche ou esclaves. Au sein de ce peuple de basse catégorie, baigné d'espoirs de libération, ces femmes purent occuper non pas une place égale à celle des hommes, mais une place complémentaire. Elles sortirent de l'anonymat et des quartiers féminins pour se mélanger aux hommes et obtenir leur considération, de sorte qu'elles purent servir ces révoltes de manière active. Les changements opérés par Paculla Annia étaient la condition sine qua non pour rassembler une communauté d'initiés "ayant prêté serment en commun", capable de bientôt former un second peuple. sacrificielle. 587 Tacite, Historiae, IV, 66 205 Outre la figure de la prêtresse bachique inspirée, double féminin et religieux du chef politique et militaire, J.-M. Pailler va plus loin sur les modifications opérées par Paculla Annia, et suggère une contamination des mystères de Cérès par cette dernière, via les rites effectués autour du mundus588 . Nous avions déjà relevé, effectivement, certains rapprochements qu'il est tentant d'effectuer : la filiation éleusinienne de Dionysos/Iacchos et Déméter, le couple mère/fille dans les mystères de Cérès et celui de mère/fils dans ceux de Bacchus, la fonction mystique des deux, de même que leurs mythes concernant une descente dans le royaume des morts et un retour à la vie. Mythes et rites s'entrecroisent, sans oublier qu'ils sont tous deux considérés comme des civilisateurs : Cérès a apporté la culture du blé et Bacchus du vin, faisant passer l'humanité du statut de sauvages à celui d'hommes civilisés. En rapprochant point par point les rituels mystiques de Cérès et de Bacchus, de même que le mundus au sanctuaire de Bolsena, J.-M. Pailler propose cette explication : "les bacchants et leur prêtresse étaient sur le point d' "investir" réellement et comme de l'intérieur les graeca sacra de Cérès, ou qu'il ne s'agissait que d'une crainte des représentants de la religion officielle"589. Quoi qu'il en soit, on voit par le discours de Cicéron, plus d'un siècle plus tard, que les analogies entre culte de Bacchus et culte de Cérès sont bel et bien ressenties par les autorités romaines, de sorte que Cicéron compare les deux cultes pour définir ce qui est acceptable de ce qui ne l'est pas590. Or, il est un fait que l'étude de l'onomastique à laquelle s'adonne J.-M. Pailler met en évidence de troublants rapprochements existants entre Paculla Annia et les mystères Cérès. En effet, ses fils portent le nom théophore de Cerrinius, rattaché à la Cérès Osco-Campanienne Kerri591. Cela conduit J.-M. Pailler à s'interroger sur la possibilité selon laquelle Paculla Annia aurait été l'une des prêtresses campaniennes des Graeca Sacra de Cérès, et qu'en fréquentant le milieu bachique, elle y aurait entraîné les autres fidèles de Cérès. Cela la relierait directement au contrôle des rites de Cérès, dont ceux rattachés au mundus, et que le pluriel de monitus deum renvoierait à la volonté conjointe de Cérès et de Bacchus. L'autorité dont elle aurait joui serait expliquée par sa qualité de prêtresse étrangère mais néanmoins citoyenne romaine, prêtresse officielle de Rome, qui ne partage un tel statut qu'avec les Vestales. 588 Tout un chapitre est consacré à "Bacchus, Cérès et le mundus", et est présenté en tant qu'hypothèse explicative (1989, pp. 409-465). 589 J.-M. Pailler, 1988, p. 428 590 Cicéron, De legibus, II, 21 206 L'hypothèse est intéressante, mais on peut alors se demander pourquoi les sources de Tite-Live, dont les annales pontifices, n'auraient pas conservé le souvenir qu'une prêtresse officielle de Cérès était à l'origine d'un tel scandale. Lorsqu'une Vestale était accusée de dévoiement, ce n'était pas tenu secret, bien au contraire. Il s'agissait d'en faire un exemple. Aussi, il est vrai que les mystères de Cérès sont profondément ancrés dans le sud de l'Italie, dont la Campanie, et que l'onomastique des fils de Paculla Annia trahit une proximité avec la déesse, mais c'est peut être beaucoup s'avancer que de faire pour autant de Paculla Annia une prêtresse officielle de Cérès à Rome. Il y a une grande distance entre être fidèle ou initiée aux mystères de Cérès et être l'une de ces prêtresses officielles de Cérès, à la fois étrangères et citoyennes. Après les turpitudes des années passées, il y avait bien d'autres causes possibles pour des campaniennes de se trouver à Rome, sans que cela ait été par invitation expresse de Rome, surtout si, comme le pensent des auteurs tels que J. Heurgon592 ou J. L. Voisin593, Paculla Annia est originaire de Capoue, cette cité fortement hostile à Rome de longue date. Rome ne manquerait pas de choisir une prêtresse officielle dans une cité un peu plus fidèle. J.-M. Pailler voit également des analogies dans les réformes faites par la prêtresse : outre la réforme de la mixité qui est celle qui retient habituellement le plus l'attention, il y a également le moment de la journée qui changea, puisque de diurnes elles devinrent nocturnes. Enfin, toujours selon Tite-Live, les jours consacrés aux initiations passèrent de trois par an à cinq par mois. Si la nuit n'est pas un changement étonnant, compte tenu de ce que nous avons vu des traditions bachiques venues de Grèce, et au travers des symboles mystériques de l'iconographie, il y a de quoi s'interroger sur ce changement de trois cérémonies par an à un total de soixante ... J.M. Pailler met cela sur le compte de la mauvaise foi ainsi que de l'incompréhension et de l'indifférence de Tite-Live et de ses sources pour ces formes de religiosité594. Il est à vrai dire bien difficile de se prononcer à ce sujet, et c'est peut être un peu trop rapide de mettre cette affirmation sur le compte de la mauvaise foi ou de l'incompréhension. Les mystères d'Isis avaient des fêtes particulières qui appelaient à ce moment les fidèles, mais le clergé était astreint à des rites quotidiens. Par ailleurs, si les rites 591 592 593 R. Turcan, 1972, p. 19 repris par J.-M. Pailler, 1988, p. 438 Capoue préromaine, p. 429 J. L. Voisin, MEFRA, 1984, p. 643 207 bachiques sont passés, avec Paculla Annia, de mystiques à mystériques, c'est à dire qu'ils progressèrent de la forme orgiaque et collective vers celle qui est représentée à Pompéi ; cela signifiait l'existence d'une initiation individuelle. On conviendra que trois jours par an pour initier individuellement de nombreux postulants, c'est peu, quand bien même plusieurs initiations peuvent être effectuées durant la journée, ou plutôt durant la nuit! L'analogie qui intéresse le plus J.-M. Pailler concerne justement les trois jours durant lesquels les initiations avaient traditionnellement lieu. Il les met directement en rapport avec les trois jours de Mundus Patet, sachant que le ieiunium Cereris est fixé en 191 au 4 octobre, la veille d'un Mundus Patet595. En vérité, il apparaît que le chiffre "trois" revient inlassablement au sein du bachisme orgiaque, presque de manière obsessionnelle ; les fondatrices mythiques vont toujours par trois, les fêtes orgiaques de Dionysos nommées Triétérides, les trois étapes de la grossesse, la mort par l'accouchement et la renaissance. Par ailleurs, C. Ackert reconnaît "au delà des explications tirées des triades, du triangle comme figure féminine, des trétérides, des trois mois de présence de Dionysos à Delphes" trois degrés initiatiques dans l'ogiasme dionysiaque, correspondant aux trois âges de la vie : les jeunes filles, les mères et les femmes ménopausées, dont les sources de sang taries sont remplacées par des flots jaillissants de miel, de lait ou de vin, signifiant un niveau de sagesse nouveau596. Dès lors, l'interprétation de J.-M. Pailler devient caduque, puisque nous voyons que le rapport au chiffre "trois" ne se situe pas initialement sur un plan comparable ; d'une part il y a une Cérès liée au royaume des morts, et de l'autre un Dionysos dont les rites suivent un schéma de mystères féminins597. Ainsi, les trois jours initialement dédiés à l'initiation des femmes à Bacchus sont plus probablement liés à la tradition du "trois", sans avoir non plus de lien avec la triade Cérès-Liber-Libéra. Pour Cicéron, le Liber de la triade est clairement différent du Bacchus des Bacchanales, et il ne reconnaît pas en Sémélé sa mère598. Ainsi, même à la fin de la République, aucune hellénisation de 594 J.-M. Pailler, 1988, p. 428 Idem, pp. 424-425 596 2002, p. 135 597 Nous avons vu par contre qu'il y avait bien une notion ternaire dans les mystères de Cérès concernant les trois aspects de Cérès, en tant que Jeune Fille (Korè), Mère (Cérès) et Vieille Femme (Déo). Cela confirme le lien entre le chiffre "trois", comme les trois âges de la femme, au sein des mystères féminins. 598 Cicéron, De Nat. Deorum, II, 24 : hunc dico Liberum Semela natum, non eum 595 208 ce Liber n'avait eu lieu et le culte de la Triade plébéienne était demeuré intact ; dans les mentalités romaines, les personnalités de Liber et de Bacchus demeuraient distinctes. Qui plus est, Rome a une triade plus ancienne que la précédente, celle de Jupiter-Junon-Minerve ; on ne saurait rechercher un rapprochement avec le modèle des triades divines romaines. L'hypothèse de départ d'une possible contamination des mystères de Cérès par ceux de Bacchus, n'est pas à exclure ; toutefois il convient peut être d'en limiter la portée. D'une part par un manque total d'allusions à ce sujet par des auteurs anciens, qui n'auraient pourtant pas manqué de citer une telle dépravation si celle-ci avait été réelle. Qui plus est, nous avons vu que les mystères bachiques postérieurs à l'affaire des Bacchanales ne comportent aucun rapprochement avec Cérès ; Eleusis seule conserve cette particularité. Ensuite, s'il y avait réellement une conjuration et que le but était de se dépêcher de rassembler le plus d'initiés masculins possibles, il n'y aurait eu aucun intérêt à chercher de dévoyer les femmes participant aux rites de Cérès. Les deux cultes étaient des mystères, il n'est pas anormal que certains aspects de leur forme aient été similaires, ainsi les jours consacrés au jeûne préparatoire. Mais c'était également le cas dans les mystères d'Isis, et nul ne viendra accuser Isis d'avoir un rapport avec Bacchus au début du 2eme siècle avant J.C. à Rome! Autant on sait que pendant l'Empire, certains étaient avides de mystères et de secours divin au point de se faire initier à tous les cultes qu'ils pouvaient, autant on peut penser que des matrones en quête de mysticisme purent assister aux deux mystères, mais rien n'indique décidément qu'ils se soient mêlés. Aussi, nous limiterons le rôle de Paculla Annia vis à vis de la Cérès romaine, tout en insistant sur son indéniable habileté et renommée dans le cadre bachique. Non seulement elle tint une position éminente auprès des fidèles, mais elle sut entraîner de nombreuses autres femmes dans son sillage, certaines seulement fidèles de Bacchus, mais d'autres sans le moindre doute du côté des révoltés campaniens. Pour un nom connu, combien d'autres sont passés sous silence? On peut imaginer que bien d'autres mères restèrent aux côtés de leurs fils pris dans les affres de la répression et des insurrections qui suivirent. quem nostri maiores auguste sancteque Liberum cum Cerere et Libera consecrauerunt, quod quale sit ex mysteriis intellegi potest 209 1.4. Conscience du pouvoir des femmes par les Romains : peur et rejet C'est une attitude ambiguë qui caractérise les rapports des Romains avec leurs femmes. Ceux-ci justifient sa sujétion aux hommes par leurs faiblesses naturelles, autant physiques que psychologiques. Pourtant, le discours de certains grands hommes laisse transparaître une autre version du problème. Parmi toutes les plaies typiquement féminines, certaines semblent pour le moins dangereuses pour les hommes, en premier lieu pour les malheureux époux : le goût du luxe et des plaisirs (luxuria), la mollesse (mollitia), l'absence de pudeur (impudicitia), la faiblesse (infirmitas), l'incapacité à se dominer (impotentia), la propension à la colère (ira), la folie ou plutôt l'hystérie (furor), pathologie assez typiquement considérée comme féminine599. Les auteurs anciens rendent ces vices récurrents chez les femmes à partir de la fin du 3e siècle avant J.C., et plus encore dans la période de l'après-guerre. Les questions relatives à la lex Oppia permirent de cristalliser le ressentiment de certains Romains vis à vis des évolutions de la condition féminine qui résultèrent de la guerre. Lorsque les femmes apprirent la proposition de suppression de cette loi, elles se ruèrent au forum, créant de vives réactions de nombreux sénateurs indignés. C'était aller trop loin que d'oser ainsi manifester publiquement : c'était tout bonnement sortir de la place qui leur était assignée et se comporter de manière indécente, hors de la sphère privée. "Women even went as far as to behave like early twentieth-century suffragettes - to demonstrate publicly in the streets at the time of the debate"600. Cela se passait en 195 avant J.C., soit moins de dix ans avant l'affaire des Bacchanales et quelques années après l'introduction des mystères de Cérès à Rome. Ce qui passait pour un déclin des mœurs, n'était-il pas plutôt un changement dans les consciences? Cet épisode propulsa au devant de la scène la question des femmes au sénat, et déplaça le débat de l'abolition de la lex Oppia à la façon dont il conviendrait d'agir vis à vis des femmes. Ce fut l'occasion pour certains, comme Caton l'Ancien, de prononcer des discours à l'encontre des femmes, dont Tite-Live se fait l'écho601. Ceux599 Cette liste des vices de la gent féminine est donnée par D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet- Charlier (2001, pp. 13-14), dans le commentaire sur la description que Sénèque donne d'Helvie (Consolation à Helvie, 16-17) 600 J.P.V.D. Balsdon, 1963, p. 33 601 J.P.V.D. Balsdon rappelle que Caton écrivit des Origines qui narraient une partie 210 ci se font révélateurs de la mentalité de toute une époque, et au delà de ces années, de toute la tradition romaine sur la question des femmes. Et de quoi s'agit-il, sinon de la peur du pouvoir immense que les femmes détiennent sur les hommes. "Son discours au Sénat, un des monuments de la misogynie romaine, révèle néanmoins le pouvoir réel qu'il reconnaissait aux femmes sur les hommes de leur entourage"602. Une telle affaire au sujet d'une loi somptuaire peut prêter à sourire, et se demander si ce n'est pas un peu exagéré de la part de Caton. Le problème ne se situait plus tant à la loi qu'aux libertés que les femmes s'étaient octroyées à l'occasion : "Tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à un progrès, Caton y est opposé, et dans ce cas précis, toute liberté laissée aux femmes est assimilée à une atteinte à la sécurité de l'Etat"603. "Si chacun de nous, Quirites, avait commencé par garder chez lui sur la mère de famille, les droits et le prestige du mari, nous aurions moins de difficultés avec toutes les femmes. Maintenant notre liberté, vaincue à la maison par leur caractère passionné, ici même au forum est brisée et foulée aux pieds ; et, pour n'avoir pas su résister chacun à notre femme, nous les craignons toutes ensemble. [...] Il n'y a pas d'êtres dont ne puissent venir de pires dangers si on les laisse s'assembler, délibérer, tenir des conciliabules secrets. [...] Souvenez vous de tous ces règlements qu'ont fait nos ancêtres pour soumettre les femmes à leurs maris. Tout enchaînées qu'elles sont, vous avez peine à les dominer. Qu'arrivera-t-il, si vous leur rendez la liberté, si vous les laissez jouir des mêmes droits que vous? Le jour où elles deviendront vos égales, elles vous seront supérieures."604 Ce discours est l'aveu criant de la peur qui tenaille ces nobles sénateurs face à quelques femmes assemblées. Pour aussi misogyne qu'il soit, il contient à lui-seul une série d'éléments, ici mis en gras, qui ressortent durant l'affaire des Bacchanales ou dans des commentaires postérieurs de Cicéron sur les restrictions qu'il convient de sa carrière et dans lesquelles figuraient certains de ses discours publics. Il est possible que Tite-Live, comme ses prédécesseurs, aient eu accès à ces Origines et que celles-ci comportaient le discours rapporté par ce dernier. Toutefois, l'avis prédominant penche pour une invention de Tite-Live ou de l'historien dont il s'est inspiré, probablement Valérius Antias. Quand bien même il s'agit d'une invention, il faut reconnaître que c'est dans le ton d'un Caton l'Ancien et qu'à considérer que les mots ne soient pas de lui, l'esprit doit s'y trouver. 602 D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet- Charlier, 2001, p. 243 603 D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet- Charlier, 2001, p. 244 211 d'apporter aux dévotions féminines, plus particulièrement la nécessité d'interdire les cérémonies nocturnes aux femmes605. Dans un tel état d'esprit, il était nécessaire que le pouvoir romain garde un contrôle sur les cérémonies auxquelles participaient les femmes. Elles ne devaient pouvoir s'assembler que dans les limites de la pudeur telle qu'ils l'ont définie, et que dans des cadres bien définis et gardés par l'Etat. Les mystères de Cérès devaient servir d'exutoire aux besoins mystiques des Romaines, à une époque qui n'ignorait probablement pas les pratiques bachiques. Cette introduction d'un culte mystique effectué en langue grecque peut aussi s'expliquer, en partie, en comparaison avec le modèle de l'exemple de l'abolition de la lex Oppia : pour calmer les femmes, on ne leur accorde ni la licence totale, ni des droits supplémentaires, mais uniquement le droit de se parer. C'est leur donner un peu, juste assez pour les renvoyer chez elles et leur donner le sentiment d'avoir obtenu la victoire de tout ce qu'elles pouvaient désirer. Une fois de plus, Caton l'avait bien compris : "Ni magistratures, ni sacerdoces, ni triomphes, ni décorations militaires, ni butin ne peuvent échoir aux femmes ; l'élégance, la toilette, les parures, voilà les insignes de la femme, voilà ce qui fait leur joie et leur gloire. [...] Jamais, tant que les leurs sont vivants, les femmes ne quittent la dépendance qui leur revient ; elles-mêmes détestent la liberté que leur donnent le veuvage ou la mort d'un père"606 Ne peut-on pas penser que les mystères de Bona Dea ou de Cérès sont les "lots de consolation" que le pouvoir romain juge convenable à leurs femmes? En leur fournissant eux-mêmes des occasions de réunion et d'expression de leurs besoins de dévotions mystiques, ils sont assurés des modalités, et in fine, du contrôle qu'ils conservent sur elles. Et encore leur faut-il s'assurer que l'étrangère qu'ils font venir "pour le bon plaisir" de leurs femmes soit naturalisée afin que le culte s'inscrive bien dans le cadre officiel et utile au peuple romain dans son entier. De la sorte, les germes potentiellement séditieux sont détournés utilement au profit du peuple romain tout 604 605 606 Tite-Live, XXXIV, 2-4 Cicéron, De legibus, II, 21 Tite-Live, XXXIV, 12 212 entier. Toutefois, ce besoin de canaliser le pouvoir féminin ressenti par les Romains reste autant d'aveux de leur difficulté à conserver la main-mise sur une partie de la population qui prend de plus en plus d'assurance et de confiance en son pouvoir d'influence. La force de l'opposition n'est finalement qu'égale à la force de la menace ressentie par le pouvoir des femmes, que les Romains savent, dans le fond, immense. On attribua parfois comme cause à l'affaire des Bacchanales la mixité nouvelle, non plus en tant qu'agent de sédition, mais comme facteur de danger pour les mœurs, d'autant si on prend à la lettre les accusations de débauches sexuelles que relaye Tita-Live. Lorsque Juvénal écrit sa satire sur la célébration de Bona Dea qui tourne à l'orgie bachique telle que celle-ci est présentée par Tite-Live, on ne peut que constater la pérennité de la croyance en l'inclinaison féminine pour la débauche607. Cette satire réunit tous les poncifs de la faiblesse féminine, à la fois la luxure et la folie ; à en croire que les mystères bachiques résonnaient comme une occasion idéale pour les femmes d'exprimer à leur paroxisme tous les défauts craints et détestés des Romains. Une fois mêlée à la jeunesse amollie, aux hommes efféminés, on peut penser qu'elles les domineraient, qu'elles auraient sur eux l'entier pouvoir d'influence que Caton leur reconnaît. Ce ne fut sûrement pas à cause de cela seul que l'affaire des Bacchanales éclata ; comme nous l'avons vu, il y avait plus dangereux à ce moment là pour Rome608. Mais si ces mystères représentaient bien tout ce qu'il y a de plus haïssable pour Rome, il n'est pas possible de se contenter d'une seule explication, et d'une seule ligne de combat pour le Sénat. Le sénatus-consulte De Bacchanalibus nous apprend que le Sénat n'interdit pas le culte, mais il le restreint fortement. Désormais, pas plus de cinq personnes, trois femmes et deux hommes, peuvent participer à une cérémonie, dans laquelle seule une femme peut être prêtresse609. Cette restriction vise-t-elle le pouvoir d'influence des femmes ou est-ce plutôt une mesure préventive de toute autre conjuration? Il faut admettre que la deuxième hypothèse est plus probable. Mais si, en plus, cela pouvait aussi avoir comme incidence de restreindre les vices féminins, alors tant mieux. La seule bonne solution devait être en 607 II, 6, 314-345 Sur la question du rapport entre genre et affaire des Bacchanales, voir C.E. Schultz, 2006, pp. 89-92 609 Homines plous V ointvorsei virei atque mulieres sacra ne quisquam fecise velet neve inter ibei virei plous duobus mulieribus plous tribus. Tite-Live rapporte la même chose (XXXIX, 18, 9) 608 213 mesure de rétablir l'ordre extérieur comme intérieur, et de faire face aux différentes implications. A ce stade, le comportement des femmes était devenu une affaire politique, tout comme la fidélité des alliés. L'affaire des Bacchanales ne commença comme une guerre faite aux femmes et à la mixité ; en revanche, on peut dire qu'elle se termina par des mesures exemplaires à leur encontre. Une fois le problème du complot réglé, il convenait de s'assurer qu'un tel crime ne se reproduirait jamais. Hispala avait dit que tout le mal était venu des femmes, qui à la suite de Paculla Annia initièrent des hommes. Alors le mal serait extirpé, quoi qu'il en coûte ; et cette fois on ne se contenterait pas de renvoyer chez elles les femmes en se plaignant de leur audace, comme du temps de Caton. "Les femmes condamnées étaient remises à leurs parents (mulieres damnatas cognatis) ou à ceux sous la dépendance de qui elles se trouvaient, pour qu'ils leur infligent eux-mêmes en privé le châtiment qu'elles encouraient ; si personne ne remplissait les conditions pour se charger du supplice, le châtiment avait lieu publiquement."610 Alors que les femmes subirent la peine de mort à égalité avec leurs homologues masculins611, un sort tout particulier leur était réservé, qui démontre que la question du genre restait essentielle. L'Etat les jugeait, mais s'est aussitôt déchargé de leur sort. Les femmes furent damnatas cognatis, rendues à leurs proches pour qu'ils exécutent la peine, conformément au droit de vie et de mort du pater familias. "En recourant à une forme de sanction aussi archaïsante, on ne visait pas seulement à dissuader les émules éventuelles de Duronia et de Paculla Annia"612. A l'issue de ces quelques dizaines d'années durant lesquelles les femmes s'étaient peu à peu libérées de 610 Tite-Live, XXXIX, 18, 6 : Mulieres damnatas cognatis, aut in quorum manu essent, tradebant, ut ipsi in privato animadverterent in eas : si nemo erat idoneus supplicii exactor, in publici animadvertebatur. 611 Tite-Live, XXXIX, 18, 5 612 J.-M. Pailler, 1988, pp. 591-592, et pages suivantes pour le thème de la femme coupable. 214 la tutelle masculine et étaient allées jusqu'à jouer un rôle sur la scène publique, le consul voulut ainsi un retour direct dans l'ordre patriarcal, et que les femmes n'oublient jamais qu'elles restent invariablement sous dépendance. A la licence de Bacchus s'oppose l'ordre de la société romaine ; renvoyer le châtiment suprême à la responsabilité du pater familias, où à celui qui détient la manus sur les femmes, c'était une autre manière de "bouter Bacchus hors de Rome". Quelques années après le discours de Caton, ses idées de retour au contrôle des femmes sont appliquées matériellement et physiquement, et il ne s'agit plus d'une option, d'un simple droit de vie ou de mort : on somme les hommes de reprendre ce contrôle, c'est un devoir du citoyen. Cette mesure produisit probablement un choc au sein de la société romaine, qui conservait ces notions de droit de vie ou de mort à titre anecdotique, mais qui ne les pratiquait plus depuis longtemps. Ce n'était pas qu'une punition en direction des femmes, c'en était aussi une pour leurs parents masculins qui n'avaient pas été capables de les dominer, et qui à présent se voyaient dans l'obligation de reprendre ce contrôle de manière tragique et violente. En effet, Tite-Live ajoute que si personne ne pouvait, ou ne voulait, se charger de l'exécution des fautives, le supplice serait public, avec tout ce que cela sous-entend d'infamie traînée au vu et su de tous, sur le forum. La mort serait sûrement moins douce si elle était ainsi exécutée en public et l'honneur de la famille serait souillé. Les citoyens devaient se considérer heureux que ce châtiment leur incombe, à l'ombre des murs du domaine privé. C'était donc une manœuvre très habile de la part de Postumius, qui obligeait ainsi une mise au pas de l'ensemble de la population et un retour au mos maiorum de gré ou de force. Il chassait par la même occasion les femmes du forum, les renvoyant à leurs tâches traditionnelles dans la sphère privée, et en créa un exemplum de ce qui arrive aux femmes qui osent aller trop loin dans leur libération. J.-M. Pailler conclut très justement en renvoyant à la puissance du pater familias la mater familiae que nomme Caton, plutôt que de la désigner comme épouse613. C'est une mater familiae détraquée et pervertie qui est devenue la mater bacchicae ; les femmes doivent toujours se rappeler qu'à Rome, les mères sont dévouées à leur foyer et à travers lui, à l'Etat. Il n'y a pas d'autres existences pour elles. 613 J.-M. Pailler, 1988, p. 596 215 2.Aspects conservateurs des mystères à Rome 2.1. Mystères féminins : cloisonnement des femmes ? Deux des trois cultes à mystères étudiés ici ont été rangés parmi les "mystères féminins", des cultes comportant des rites secrets à caractères initiatiques, et touchant le vécu spécifique des femmes. Ces mystères féminins ont en commun avec les rites initiatiques de figurer le passage entre un état d'ignorance à un état nouveau valorisé. Ils s'en différencient par le caractère unique des rites initiatiques dans une vie, alors que les mystères féminins se composent comme des rituels, intégrés dans la religion, et à caractères cycliques. Outre le caractère officiel des mystères de Bona Dea et de Cérès, des auteurs tels que Cicéron ressentirent les similitudes entre ces deux cultes, similitudes qui elles-mêmes leur avait permis de devenir des cultes officiels et non pas marginaux, tel celui de Bacchus. Malgré le caractère mystérieux, ou même mystique de tels rites, les autorités romaines n'y virent pourtant aucun danger pour l'Etat, au contraire, puisque ces cultes furent considérés comme "d'intérêt publique". Le terme seul de sacrificium pro populo servait à désigner les cérémonies nocturnes de Bona Dea ; quant à Cérès, Rome s'était donnée sûrement assez de peine pour faire venir des prêtresses grecques d'Italie du sud, à qui l'on donna la citoyenneté Romaine de sorte qu'elles furent prêtresses publiques, les seules prêtresses publiques avec les vestales, et qu'elles sacrifiaient pro civibus614. Dans les deux cas, c'était principalement la catégorie des matrones qui était désignée, les pieuses matrones romaines ainsi que les Vierges615. De ces cultes secrets, où seules les femmes pouvaient se rendre, nous n'avons que les témoignages de leurs homologues masculins. Si les informations qu'ils rapportent sont assez pauvres quant au contenu de ces rites, ainsi qu'à leur signification, ils permettent de connaître la vision qu'ils avaient de ces mystères, et à 614 615 Cicéron, Pro Balbo, 55 Les vierges vestales dans le cas de Bona Dea et les filles des matrones présentes 216 travers eux de percevoir les attentes relatives à ceux-ci et plus généralement à leurs femmes. Dans le De legibus616, Cicéron dit qu' "il n'y aura pas de cérémonies sacrées de nuit pour les femmes, sauf celles qui se font solennellement pour le peuple". Et "il n'y aura pas pour elles d'initiation si ce n'est au culte grec de Cérès". Le problème de la mixité des Bacchanales est évoqué plus loin pour justifier le danger nocturne pesant sur les femmes, et lorsqu'il s'agit d'initia, comme c'est le cas des sacra Cereris, "La loi doit veiller avant tout avec le plus grand soin à ce que la lumière claire du jour protège la réputation des femmes"617. Pourquoi donc le sacrifice nocturne de Bona Dea est-il autorisé? Ni Cicéron, ni aucun auteur ne se justifie sur ce point. Peut être l'antiquité du rite était telle que le fait qu'il se déroule de nuit n'était même pas à remettre en question. Ou bien cela tenait à l'origine et à la nature du rite. Cicéron reconnaît dans les sacra Cereris un caractère mystique, une souche hellénique, et sans aller jusqu'à dire qu'il leur attribuait des caractéristiques orgiaques, du moins il en considérait les spécificités helléniques, les mises en scènes et l'émotion que devaient générer ces rites. Quant à Bona Dea, si comme nous le pensons, les cérémonies de décembre étaient appréhendées en terme de frontières, temporelles comme physiques, la donnée nocturne était essentielle. Qui plus est, les honestissimae matronae n'avaient pas besoin de la lumière du jour pour protéger leur réputation : elles officiaient dans la maison du plus haut magistrat, qui avait veillé à quitter les lieux avec tout le personnel masculin, et dont l'entrée devait être suffisamment gardée pour qu'il soit nécessaire à Clodius de se déguiser pour espérer passer inaperçu. La crainte directement liée à la nuit était la licence qui pourrait régner, masquée par la nuit, avec tous les fantasmes qui furent accolés aux Bacchanales en 186 avant J.C. . Autoriser des cultes uniquement féminins, bornés soit à la lumière du jour, soit à la protection d'une maison très honorable, permettait aux hommes de conserver de facto un contrôle sur les femmes. Réputées plus crédules et superstitieuses que les hommes, il s'agissait pour eux de tirer au mieux parti de ces suppositions et veiller à ce que les femmes puissent exprimer leur besoin de religiosité dans un cadre qu'ils auraient eux-mêmes défini et accepté. Aussi on peut dire que les cultes à mystères sont d'emblée exclus pour les femmes, à l'exception d'Eleusis, que aux rites de Cérès. 616 Cicéron, De legibus, II, 9 617 Cicéron, De legibus, II, 21 217 pas même la mixité ne saurait faire perdre toute l'estime que Cicéron en a. Et paradoxalement, les mystères féminins sont encouragés par les hommes pour le cadre rassurant qu'ils offrent, et les déchargent de la crainte de voir leur épouse ou fille être déshonorée. De même, ils présentent un avantage non négligeable : ils sont capables de véhiculer à travers les rites les valeurs que la société patriarcale a prévues pour les femmes. Or, autant les mystères de Bona Dea que ceux de Cérès sont porteurs de ces vertus traditionnellement attribuées, par les hommes, aux matrones vertueuses. D'une part il y a la chasteté, ou plutôt la castitas dans son sens élargi. Celle-ci est directement mise en valeur dans le culte de Bona Dea, et apparaît comme la qualité principale de la déesse. Elle est l'exemple même de la femme chaste, on pourrait aller jusqu'à dire qu'elle est la personnification divine de la Chasteté, puisque nul homme ne la vit jamais ni n'entendit son nom mis à part son mari et père. C'est pour avoir commis un adultère symbolique qu'elle est tuée. Comme le remarque B.S. Spaeth, la castitas618 est souvent une vertu majeure des femmes dans l'épigraphie funéraire, et a un rapport à la fois avec la pureté morale et sexuelle. C'est cette pureté qui est demandée aux femmes qui désiraient participer aux initia Cereris, puisqu'elles devaient suivre durant neuf jours le castus Cereris avant de pouvoir assister au sacrum annivernsarium. Cérès n'est pas mythiquement associée à la chasteté, comme c'est le cas de Bona Dea. Cependant, elle incarne la chasteté au sein du mariage, c'est à dire les relations sexuelles contenues dans le strict domaine de l'union régie par les lois. Seules des femmes castae, ou pudicae pouvaient être dignes de toucher les bandelettes de Cérès619, et manifestement, de l'avis de Juvénal, il en restait bien peu à l'heure où il écrivait. Il exprime donc son regret que les femmes ne se conforment pas plus aux idéaux de pureté et de chasteté personnifiés par Cérès. Le blanc lui-même représentait la pureté idéale, et comme cela a été vu précédemment, les matrones qui honoraient Cérès partageaient la blancheur de leur habit avec les vestales, ces mêmes vestales qui sont seules autorisées avec les matrones de l'aristocratie à participer au sacrifice nocturne de Bona Dea. En autorisant ces rites, et plus tard sous Auguste en voyant d'une part Livie vouloir restaurer le culte de Bona Dea, et d'autre part les 618 619 B. S. Spaeth, 1996, p. 114 Juvénal, VI, 50 218 impératrices s'assimiler à Cérès620, il est indubitable que celles-ci voulaient être reconnues comme exemples vivants des attentes que l'Etat Romain avait des femmes, qu'elles soient l'exemple pour toutes les autres femmes, des incarnations vivantes de divinités utiles et désireuses de servir les intérêts des hommes, et par eux de l'Empire tout entier. B.S. Spaeth voit en Cérès un archétype conservant en elles tous les niveaux de la chasteté requis aux femmes : " Ceres guards boundaries, which are symbolized in the female body by chastity. These boundaries have an economic, political, and social significance. Economically, [...] the Romans connected chastity with the agricultural fertility on which Roman society depended. Politically, chastity symbolizes the physical integrity of the city ; the chastity of its women kept the city pure and thus protected it from invaders. Socially, this virtue represents the integrity of the marriage bond among members of the upper clas, on which the social structure of Rome depended."621 D'autre part Bona Dea comme Cérès sont représentatives de la fertilité féminine, et par là de la maternité. Si cela semble évident pour Cérès, ça l'est moins à priori pour Bona Dea, dont ni le mythe, ni les rites ne mentionnent une quelconque maternité. Pourtant il est évident que Bona Dea était vue comme dispensatrice de vie et de richesses matérielles. Macrobe, dans son analyse de Bona Dea, insiste sur la fonction maternelle de cette dernière. En effet, il affirme que Bona Dea est également nommée Magna Mater dans les sacrifices, ce qui est justifié par la victime attribuée : une truie pleine, l'offrande traditionnelle à Tellus622. Il cite comme autres noms de Bona Dea celui d'Ops, et considère que celle-ci est nommée "Bonne Déesse parce qu'elle est la source de tous les biens nécessaires à notre subsistance, Fauna parce qu’elle favorise (favet) tout ce qui est utile aux êtres vivants, Ops (assistance) parce que la vie se maintient grâce à son assistance."623 Il ajoute encore que certains l'identifient à Proserpine à cause du sacrifice de la truie, et lorsqu'il l'a nomme theos gynaïkeia , à la suite de Plutaque624, comment ne pas croire que Plutarque n'aurait pas en tête Déméter comme déesse des femmes? Les représentations de Bona Dea confirment l'association avec l'abondance puisque celle-ci est représentée trônante, 620 621 622 623 624 B.S. Spaeth, 1996, pp. 119-123 B.S. Spaeth, 1996, p. 116 Macrobe, Saturnalia, I, 12, 20 Saturnalia, I, 12, 21 Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII ; Vie de César : IX 219 telle Junon ou Cérès, et tenant une corne d'abondance. Les deux déesses sont deux visages de la Mater, celle qui dispense la fertilité, à la fois agricole et humaine. Comme le fait remarquer B.S. Spaeth, la chasteté et la fertilité sont souvent associées comme emblèmes de l'identité féminine625. Ce sont les définitions même de la matrone romaine, telle que les Romains se la figuraient. A ces deux vertus fondamentales pour la sauvegarde de l'intégrité et des fondements de Rome venait s'ajouter la piété. Ovide cite expressément la piété des matrones venant célébrer les sacra Cereris626, la piété des matrones célébrant les rites uetusta occultaque de Bona Dea n'est pas plus à mettre en doute, sachant qu'elles sacrifient pro salute populo Romani. La piété ici signifie autant le respect des dieux et de leurs rites, que de fidélité à l'égard de Rome. La religion romaine dans son ensemble, mystères officiels compris, ont pour "mission" de sauvegarder la morale et les bonnes mœurs parmi les femmes. Une femme pieuse est nécessairement casta et vouée à servir l'Etat en lui fournissant de nouveaux citoyens. Les mystères liés à la Terre sont vus comme conservateurs par nature. La mère est celle qui préserve, l'alma Mater représentée sur l'Ara Pacis d'Auguste; vertueuse, fertile, chaste et pieuse. Elle est le fondement de l'Etat, la base de la société toute entière. La Mère chaste et légitimement mariée ne peut être une figure de révolte ou de libération des mœurs, ce qui explique que des rites secrets pour les hommes, conçus par des femmes pour les femmes, puissent à ce point se fondre dans les attentes patriarcales. Et c'est toute la différence qui existe justement de Bona Dea et Cérès avec Sémélé, la Mère non mariée. Ces mystères ont intégré dès le début les valeurs de la société romaine et garda ses femmes entre elles pour veiller à ce qu'elles ne puissent pas sortir des cadres prévus par cette dernière. Ainsi, l'exclusivisme féminin n'est pas directement à mettre en cause mais plutôt les mythes qui appelèrent à l'exclusivisme. Les Bacchantes originelles, comme leur nom l'indique, n'admettaient que des femmes mais des femmes libérées du poids du mariage. Elles étaient sorties de leurs maisons, abandonnant époux et enfants, pour se consacrer au service de Dionysos. Seules entre elles, elles fuyaient les valeurs imposées par la société grecque 625 626 B. S. Spaeth, 1996, p. 118 Ovide, Métam., X, 431-436 220 et s'ensauvageaient, partageaient la vie naturelle en dehors des lois de la Cité. C'étaient aussi des mystères féminins, dans lesquels les femmes célébraient la maternité et attestaient du cycle de la vie. Mais ces mystères les mettaient en contact avec la nature féminine originelle, non encadrée par la loi des hommes. En dévotes de Dionysos, on ne saurait dire qu'elles retournaient à un âge précédant la civilisation, puisque ce dernier est considéré comme tout autant civilisateur que Déméter, ayant apporté aux hommes la vigne. Mais ces mystères figuraient le féminin indomptable, animal, suivant les seules lois naturelles. Ces rites étaient pourtant autorisés en Grèce, où le statut féminin était pourtant plus rigide encore pour les femmes qu'à Rome. Ils étaient envisagés comme des équivalents de Saturnales ou de carnavals modernes627, un moment de libération des tensions accumulées dans l'année par les femmes. Mais Rome n'a jamais été prête à adopter la mentalité grecque, capable de faire place aux orgia au sein de sa religion officielle, elles étaient tout juste tolérées, en particulier pour les étrangères et les esclaves, si on considère que les mystères de Bacchus étaient originellement strictement féminins. Les femmes romaines bénéficiaient d'un meilleur statut que leurs semblables grecques, ce qui ne justifiait pas de tels rites de défouloir, d'autant que les années passant, dès le IIe siècle, les Romaines acquirent des droits et des libertés de plus en plus étendus. Les matrones n'avaient pas besoin de rites officiels institués pour goûter une liberté temporaire, c'est sur le forum ou au sein des foyers qu'elles entendaient conquérir peu à peu leur indépendance628. Enfin, faut il considérer que la non-mixité constituerait un enfermement des femmes romaines? Il est certain que la non-mixité, comme le dit Cicéron, permettait de préserver l'honneur des matrones, et donc de garantir la pérennité des valeurs traditionnelles629. Toutefois, la mixité d'Eleusis ne semble pas avoir été un problème, même pour Cicéron, qui voit en ces mystères des enseignements civilisateurs. La mixité devenait problématique du moment que la nuit y était associée et qu'on ne pouvait garantir l'honneur des femmes. Dans le contexte d'Eleusis, ces mystères étant liés à des espérances de l'au-delà, il n'y avait à priori aucun lien avec des fonctions de fertilité ou de reproduction, comme c'était le cas dans les mystères de Cérès, autorisés car strictement féminins, ou ceux de Bacchus, eux à caractère eschatologique comme 627 628 629 Trouver citation dans Lemaire. Voir partie I, 1. L'idée n'est pas nouvelle, comme le souligne C. E. Schultz, 2006, pp. 145-146 221 ceux d'Eleusis mais dont les rites orgiaques mettaient en péril les valeurs féminines traditionnelles. Nous ne verrons donc pas la mixité ou la non mixité comme des facteurs directs d'émancipation. Il s'agit une fois encore des valeurs mythiques, ainsi que la façon de vénérer les divinités630 qui étaient facteurs d'acceptation ou de rejet de rites. On pourrait également penser que séparer les femmes des hommes durant ces rites éloignaient les femmes de certains courants de pensée ou de philosophies. Là, il faut simplement considérer que les femmes, compagnes de ces penseurs, n'avaient pas besoin de rites pour y avoir éventuellement accès. Les femmes de l'aristocratie en particulier bénéficiaient de plus en plus d'une éducation soignée, et certains auteurs viennent à se plaindre sous l'Empire de "femmes savantes" avant l'heure631. Nous dirons finalement que l'exclusivisme féminin dans un culte à mystères aurait pu éventuellement être signe de cloisonnement des femmes, mais que cet exclusivisme reste tout à fait justifié dans le cadre de mystères propres à la condition féminine physiologique. On ne saurait accuser la non-mixité de rites dans lesquels les hommes n'ont rien à faire, de rites à mi chemin entre les cultes à mystères et les cultes matronaux à proprement parler. Il faut en ce sens considérer les cultes de Bona Dea et de Cérès comme des cultes matronaux à caractères mystérieux, voire avec certitude pour le culte de Cérès, mystique. Quant aux mystères de Bacchus, que nous avons reconnus comme une forme de mystères féminins à ses origines, puis dans la continuité des initiations féminines, il faut limiter l'impact de la mixité sur la libération féminine. En effet, l'organisation administrative resta toujours du ressort des hommes, ce que tend à prouver la condamnation particulière de quatre hommes, deux plébéiens, un Falisque et Minius Cerrinius, le fils de Paculla Annia. Tous furent désignés comme les chefs de la conjuration ; donc si la direction religieuse était indiscutablement réservée aux femmes, dès lors qu'il s'agissait d'affaires "temporelles" ou politiques, même parmi les sectateurs de Bacchus, aucune innovation n'avait permis aux femmes d'obtenir des droits nouveaux. Pas de révolution des genres, ni de renversement vers une société d'amazones. Même au sein du culte libérateur de Bacchus, les femmes conservaient 630 A savoir dans la sobriété, ou selon un mode orgiaque, désordonné, proche de la folie. On ne saurait dire si de tels cas eurent lieu dans les rites de Bona Dea ou de Cérès, mais l'exclusivisme féminin évitait tout débordement ou que la licence ne se produise, dans un contexte séparé des hommes. 631 D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet-Charlier, 2001, pp. 175-177 222 les rôles qui leur étaient traditionnellement accordés, c'est à dire le pouvoir dans la sphère religieuse, ni plus, ni moins. Aussi loin que les bacchants ressemblèrent à un autre peuple, il n'y avait pas de politisation des femmes de manière directe, pas de trace d'un gouvernement dans lequel elles auraient pris part aux côtés des hommes. C'eut été aller trop loin, car n'oublions pas finalement que les bacchants restent des hommes de leur temps, issus d'une époque, d'une société et d'une mentalité qui y est associée. Rien ne prouve d'ailleurs que les femmes aient cherché à obtenir ces droits d'ordre politique ou administratif, et leur supposer ce genre d'envies est équivalent aux suppositions qui circulèrent au sujet de Georges Sand au milieu du 19e siècle, lorsqu'on lui attribua l'intention de se proposer aux élections, le 5 avril 1845. Elle désirait l'égalité, mais la cherchait d'abord dans la condition civile des femmes. Aux rumeurs qui voulaient qu'elle se présente aux élections, elle répondit ceci : "Un journal rédigé par des dames a proclamé ma candidature à l'Assemblée Nationale. Si cette plaisanterie ne blessait que mon amour-propre, en m'attribuant une prétention ridicule, je la laisserais passer ..."632 Elle se justifie par l'inexpérience des femmes dans la vie politique, pour elle, les femmes ne sont pas encore prêtes, et il serait plus urgent d'améliorer la condition féminine du point de vue juridique633. Ce bond en avant de quelques deux mille années ne constitue pas un si grand anachronisme, puisque la situation des femmes de ces deux époques était assez similaires634. Ainsi, certaines ont peut être espéré aller plus loin dans la libération procurée par Bacchus, mais de manière générale, hors contexte de l'affaire des Bacchanales, les témoignages assurent de la continuité de la répartition des pouvoirs associatifs : l'administration aux hommes, et les honneurs religieux aux femmes. 632 Extrait des journaux La Réforme et La Vraie République du 8 avril 1845. Elle donne ces justifications à travers le journal La Vraie République du 7 mai 1845. 634 J.P.V.D. Balsdon (1963, p. 33) recourt d'ailleurs à une comparaison similaire entre les femmes de la République romaine et les femmes de l'époque victorienne, ce qui 633 223 2.2. Bona Dea au service de la morale romaine Nul besoin d'une longue étude de Bona Dea pour constater que, rien que par son mythe, elle apparaît comme tout sauf une divinité contestataire. Tout en elle, son mythe, sa vie, sa morale, ses rites, est aux antipodes des mystères de Dionysos. Ainsi, autant par les éléments mythiques qui sont l'assise de ses rites que par la teneur des rites en eux-mêmes, Bona Dea est et demeure perpétuellement la déesse de l'aristocratie, des femmes et plus particulièrement des honestissimae matronae. Cicéron, en faisant de Bona Dea la garante de la tradition romaine et somme toute, le culte protecteur et conservateur des valeurs morales prônées par l'aristocratie, ne se trompe en rien. Car qui donc est Bona Dea? Elle est la déesse très chaste, se conformant à l'extrême aux critères de modestie que toute matrone devrait arborer. Elle est celle qui "avait tant de pudeur qu'aucun mâle, excepté son époux, ne la vit ni n'entendit son nom aussi longtemps qu'elle vécut "635, et est d'ailleurs nommée chez les grecs Gynécée636. Comment ne pas se figurer en Bona Dea une déesse du gynécée à la manière grecque, véhiculant les valeurs domestiques aux épouses, la soumission au père et à l'époux et le cloisonnement au sein du foyer. Alors que Caton vilipende les mœurs décadentes, si éloignées de celles qui, dans sa vision, étaient dominantes lors des débuts de Rome, Bona Dea apparaît comme une sorte de "fossile religieux " vivant encore à Rome, la déesse des femmes de l'Antiquité romaine, des vertus encore préservées, des tabous respectés, de la société ordonnée de manière idéale. Auguste lui-même sut reconnaître en Bona Dea un soutien précieux pour son oeuvre de restauration des cultes anciens, et "Livie l'a rétabli, pour suivre l'exemple d'un époux et marcher en tout sur ses traces."637. D'après Ovide, Bona Dea est la divinité qui suit en tout son époux, celle qui respecte l'autorité masculine et sait rester dans son rôle bien défini, qui ne saurait contrevenir aux avis ni aux décisions de l'époux, elle est la est un équivalent anglais à la situation française. 635 Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 10, d'après l'autorité de Varron. 636 D'après Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII 637 Ovide, Fastes, V, 157-158 224 chaste et l'obéissante. Nous sommes bien loin d'une divinité libératrice des femmes, c'est le moins qu'on puisse dire! Pourtant, si il fallut l'impératrice pour la restaurer dans ses attributs antiques, c'est bien que comme Caton s'en plaignait, les temps avaient changé et la vie des Romaines n'avait plus grand chose à voir avec celle de Bona Dea. "Fossile" est bien un terme approprié dans le cas de Bona Dea, dont le culte se devait de rester perpétuellement inchangé depuis les origines de Rome. "Fossile social" aussi, puisque Bona Dea est selon toute vraisemblance sous le régime matrimonial cum manu, ce qu'exprime parfaitement les mythes qui ont d'elle à la fois la femme et la fille de Faunus. De la sorte, elle reste sous l'entière autorité à la fois du père et du mari sans aucun conflit d'autorité possible. Cette autorité est matérialisée par le droit de vie et de mort que le pater familias-époux possède sur elle et qu'il n'hésite pas à utiliser lorsque Bona Dea contrevient au tabou l'interdisant de consommer du vin. Comme nous l'avions vu précédemment, selon Tit-Live, un cas similaire se présenta sous la règne de Romulus et la raison fut donnée au mari qui avait tué son épouse pour une faute similaire. Cette capacité sur les femmes, renvoyant au "mulieres damnatas cognatis" finalement encore récent, lors de l'affaire des Bacchanales, renforce dans le mythe tous les pouvoirs de l'homme sur la femme, que nul ne vit jamais, dont nul n'entendit jamais le nom, hormis celui qui possède cette autorité. Bona Dea est la possession entière et incontestée de Faunus, nul autre n'a d'emprise sur elle. La maison de Bona Dea est sa patrie, une forme réduite d'Etat, et Faunus est le souverain, la justice, la loi. Aucune divinité de Rome n'est aussi patriarcale que Bona Dea, et seule la légende de Lucrèce donne une comparaison possible avec la mythologie relative à Bona Dea. La chasteté, l'attachement de Lucrèce au travail féminin soigneusement cantonné au quartier des femmes de la maison est cité par Tite-Live638 , sa mort même la rend proche de Bona Dea, puisqu'elle s'inflige la punition réservée aux femmes adultères, c'est à dire la mort, bien qu'elle n'ait pas commis l'adultère de sa volonté. A la différence de Lucrèce qui se tue elle-même, et que l'acte d'adultère est réalisé physiquement dans le cas de Lucrèce alors qu'il est symbolique dans celui de Bona Dea, la ressemblance est flagrante. Lucrèce est le portrait même de la femme romaine ayant parfaitement intégré les valeurs de la société patriarcale et sachant se policer elle-même. L'autre 225 comparaison possible est celle de Bona Dea avec Vesta. Seuls les statuts de la déesse ainsi que de ses désservantes sont différents, d'un côté il s'agit de matrones pour une déesse mariée, de l'autre des vierges pour une déesse vierge. Mais dans les deux cas, les déesses en question expriment une image de la chasteté, chasteté au sein du mariage et chasteté virginale, de même que la mort est la punition à celle qui commettrait l'adultère, Bona Dea en buvant du vin et par extension aux participantes de ses rites qui doivent se cacher et falsifier le nom du vin pour en consommer rituellement, et les vestales qui sont enterrées vivantes si elles commettent le crime de rompre leur virginité ou de laisser le feu s'éteindre, auquel cas cette négligence mettant en péril la patrie romaine serait jugée de la même manière qu'un adultère, la fautive serait adultère à Rome. Faut-il donc considérer les "mystères" de Bona Dea comme des mystères féminins enseignant aux femmes à se soumettre à l'autorité masculine et plus particulièrement à l'époux? Les matrones assistant à ces rites, y venaient-elles comme on vient en une école des bonnes manières pour s'initier à la bonne conduite domestique? Sur les plans des mythes et de la morale, Bona Dea véhicule parfaitement ces valeurs traditionnelles, qui permettaient de faire du culte de Bona Dea un culte de première importance dans la Rome ancienne de sorte qu'il soit effectué pro populo. C'est le culte des femmes honestissimae qui, acceptant leur condition, s'identifieraient à la déesse et ainsi seraient en mesure d'agir pour la sauvegarde du peuple romain, tout comme les vestales sont garantes du Feu sacré. L'explication de la présence des vestales est sûrement plus à chercher de ce côté que du côté de l'origine aristocratique traditionnelle des vestales, quoiqu'elle ne puisse être négligeable. L'élément aristocratique est également en soi puissamment conservateur. Contrairement aux mystères de Cérès et plus encore de Bacchus, et bien que quelques servantes entraient dans ces cérémonies pour s'attacher aux préparatifs et aux divertissements accompagnant la cérémonie, seules les matrones de noble origine étaient appelées à servir Bona Dea. La séparation des femmes en classes sociales n'est en soi pas rare ou étonnant dans la Rome ancienne, et de nombreux cultes uniquement féminins s'adressaient à une frange spécifique de la population féminine : les jeunes 638 Tite Live, I, 13 226 filles, les matrones, les prostituées, les mères, les tantes maternelles639. Mais dans ce cas-ci, la séparation se fait plus rigoureuse encore, car les seuls statuts des femmes ne sont pas facteur unique pour déterminer les participantes. Cette participation limitée aux aristocrates jette un pont sacré entre elles et les autres matrones issues de couches moins hautes. Car le matronat n'était pas uniquement consacré aux membres féminins des familles les plus nobles. Ce cas de séparation entre matrones rend fondamentalement différents les mystères de Bona Dea et ceux de Cérès, et surtout fait de Bona Dea un cas à part dans la religion romaine. Alors que les mœurs évoluent au fur et à mesure de la République, et que les femmes affichent une liberté de comportement accrue, que le mariage sine manu devient majoritaire et pour ainsi dire la formule générale, alors que les divorces deviennent de plus en plus fréquents, et surtout, que cette évolution est venue d'abord de l'aristocratie avant de se répandre dans les couches populaires, c'est cette même aristocratie féminine qui continue de perpétuer ces rites aux accents ancestraux. Nul ne se leurrera sur le degré de conviction des dames de l'aristocratie vis à vis de la morale véhiculée par Bona Dea, et si elles ne sont pas aussi dépravées que Juvénal le laisse entendre, on peut imaginer aisément de par sa naissance une Clodia, sœurs de Clodius à la réputation sulfureuse, venir participer aux sacra de Bona Dea. L'aristocratie est bel et bien la première classe à avoir connu une "libération" féminine, se pourrait-il malgré les mythes à priori foncièrement patriarcaux, qu'une telle émancipation soit en rapport avec ces mystères féminins strictement aristocratiques? car ainsi que cela a été vu précédemment, si le mythe va dans le sens de la société conçue par les hommes, le rite met bien en scène une inversion de ces valeurs, une transgression des interdits par les femmes au moyen de ruses linguistiques et de dissimulations. Les rites nocturnes de Bona Dea se présentent de manière indéniable comme une forme ancienne de révolte et de libération des matrones aristocrates, dans la prime république lorsque les mœurs étaient d'après les auteurs anciens tel Tite-Live, plus strictes. Toutefois, il faut constater les limites innées à ce culte. Si dans une lointaine République il put avoir des effets bénéfiques sur la vie des matrones de l'aristocratie, leur faisant transgresser des tabous quotidiens et leur offrant un pouvoir dont elles ne disposent habituellement pas, la limitation de 639 Le cas de Mater Matuta par exemple qui tisse une sorte de marrainage entre jeune fille nubile et la tante maternelle. Voir J. Gagé, Matronalia, 1963, pp. 225-343 227 ce culte aux seules aristocrates n'a pas favorisé la diffusion des idées parmi l'ensemble des femmes et au contraire, les femmes présentes dans ces rites se voyaient investies d'un pouvoir qu'elles seules, en tant qu'aristocrates, avaient. Le cloisonnement intervient alors non pas entre hommes et femmes, mais entre les femmes elle-mêmes. Dans les premiers siècles de la République, qui furent si marqués par la lutte entre patriciens et plébéiens, puis de manière plus large entre noblesse et plèbe, le culte de Bona Dea dut même être un facteur de division entre les femmes, un signe supplémentaire les éloignant définitivement les unes des autres. Un tel contexte était donc plus que défavorable à une prise de conscience d'une condition qui serait commune à toutes en tant que femmes. De fait, dans le culte officiel de la "déesse des femmes", une opposition entre les mystères de décembre et l'anniversaire de la dédication du temple le 1er mai est perceptible. Alors que les mystères sont de nature aristocratique, célébrés de nuit dans la maison du magistrat cum imperio, on ignore par qui étaient effectués les rites du 1er mai. Toutefois nous savons qu'une prêtresse était spécialement attachée au temple de Bona Dea situé sur l'Aventin, que Festus cite sous le nom de damiatrix640. De cette prêtresse, on ne sait rien de plus. Mais il est permis de penser qu'elle était d'origine relativement modeste. En effet, ces prêtresses attachées au temple de Bona Dea sont nommées antistites par Macrobe641 et ainsi que le rappelle H.H.J. Brouwer, la désignation d'antistites concernait généralement les sacra peregrina642. De même qu'il note deux occurences épigraphiques de sacerdos Bonae Deae643 provenant de Rome, dont une apparaît être une affranchie de Livie. De ces informations, on en déduit que le titre officiel de la prêtresse de Bona Dea à Rome devait bien être celui de sacerdos, et d'autre part cela confirme bien l'origine non noble des prêtresses de Bona Dea. Le terme d'antistites lui-même, attaché aux cultes pérégrins, ainsi que la désignation de la prêtresse en tant que damiatrix indiquerait, sinon une origine étrangère, au moins des influences grecques sur le culte de Bona Dea du 1er mai. Plutôt que de supposer que Bona Dea pourrait non pas remonter aux origines de Rome, mais avoir été introduite par la suite de Tarente où elle se nommait Damia, les différences apparentes entre les rites de décembre et ceux de mai pourraient être expliqués de deux manières. D'une 640 641 642 Festus, s.v. Damium Macrobe, Saturnalia, I, 12, 26 H.H.J. Brouwer, p. 371 228 part Bona Dea-Fauna serait véritablement native de Rome et le culte à caractère mystérique serait célébré de nuit par les matrones de l'aristocratie et les vestales, alors que d'autre part Bona Dea-Damia serait une introduction de la Damia tarentine, romanisée sous le vocable de Bona Dea et dont le culte serait resté très emprunt de son origine étrangère, expliquant la désignation de prêtresses en tant qu'antistites et désservi par un clergé féminin d'origine modeste. Ou bien, comme le suggère H.H.J. Brouwer, il s'agirait bien de la même Bona Dea, mais le culte du temple aurait été affecté par des influences étrangères644, portées par des prêtresses plébéiennes qui auraient pu être en contact avec des cultes étrangers, ou même par des prêtresses ellesmêmes d'origine étrangère. De la même manière que les prêtresses ne sont pas d'origine aristocrate, on peut assez légitimement considérer que le sacrifice du 1er mai n'était pas limité aux seules aristocrates, mais devait concerner l'ensemble des femmes. La seule véritable règle cultuelle se limitait à l'interdiction pour les hommes de pénétrer au sein du temple, aussi des femmes de tous milieux devaient se côtoyer lors de l'anniversaire de la dédication. Sachant que le sacrifice était probablement effectué par une ou des prêtresses spécialement attachées au temple, il reste encore à définir quelles femmes venaient assister aux rites. Si aucune prescription est donnée, il n'est pas envisageable que toutes les femmes aient pu venir dans le temple enclos de Bona Dea au même moment. Mon hypothèse serait que les femmes assistant à ces rites aient été de manière préférentielle des femmes de couches populaires, issues de milieux semblables ou relativement proches des prêtresses. Du moins, les aristocrates ayant leur propre culte de Bona Dea en décembre, il est possible qu'elles en aient fait la caractéristique de leur propre culte à Bona Dea et qu'elles n'auraient par conséquent pas particulièrement pris part aux rites de mai. En ce cas, les mystères de Bona Dea constituent un véritable facteur de partition des classes sociales au sein de la population féminine de Rome, où d'une part les aristocrates avaient leurs mystères nocturnes qui ne concernaient qu'elles et les vestales, et d'autre part le reste de la population féminine de Rome, issue de la plèbe ou des classes populaires, qui assistaient au sacrifice dans le temple de Bona Dea le 1er mai, de jour. Il est d'ailleurs intéressant de noter cette autre différence du moment de la journée concerné par les rites : la nuit pour les mystères des aristocrates dans la 643 644 CIL, VI, 2236 ; CIL, VI, 2237 H.H.J. Brouwer, p.372 229 demeure du magistrat cum imperio, et le jour pour le sacrifice effectué au temple645. Autre différence importante : si les deux rites étaient officiels et que la date de l'anniversaire de la dédication du temple était arrêtée dans les calendriers au 1er mai, seule la cérémonie de décembre semble avoir reçu le qualificatif de pro populo, ou pro salute populi Romani. En effet, ces seuls mots permettaient de désigner les cérémonies nocturnes de Bona Dea, ce qui signifie par conséquent que ces termes n'étaient pas significatifs des rites de mai. On comprendrait aisément que des matrones de l'aristocratie aient pu s'en tenir aux rites de décembre dans lesquels elles tenaient un rôle de la plus grande importance, et où elles manifestaient leur citoyenneté dans une proportion symboliquement égale à celle de leurs concitoyens de sexe masculin. Les rites de décembre les asseyaient dans leur position sociale et réunissaient la fine fleur de la société féminine romaine. En recevant les plus hauts pouvoirs pour la préservation de Rome, elles constituaient un bastion des prérogatives de l'aristocratie, tous genres réunis, puisqu'elles en perpétuaient les valeurs traditionnelles. Bona Dea mettait en exergue le rôle traditionnel des femmes de la noblesse, celui de conservatrices des mœurs et de la hiérarchie sociale. 645 Aucun détail n'est donné sur le moment de la journée dans lequel avait lieu ce rite, cependant de l'autorité de Cicéron, seuls les rites de décembre, pro populo, devaient être autorisés comme cérémonies nocturnes pour les femmes. 230 3.La fin de la République : une évolution vers plus de liberté ? Persistance des mystères de Bacchus et réintroduction officielle Autant Tite-Live que le sénatus-consulte trouvé à Tiriolo témoignent d'un bannissement non pas total, mais partiel, des mystères de Bacchus. Il était impossible d'interdire le culte d'une divinité reconnue sans risquer de fâcheuses représailles Il ne devait plus y avoir de Bacchanales ni à Rome, ni en Italie, toutefois "si quelqu'un considérait un tel rite comme une obligation imprescriptible, et ne pensait pas pouvoir s'en dispenser sans risquer l'impiété et le sacrilège, il devait en faire la déclaration au préteur urbain, et le préteur prendre l'avis du Sénat"646. Dans le cas où cette requête est acceptée, le rite est toléré pour le total de cinq personnes, trois femmes et deux hommes, hors de toute administration associative. De même, le Sénat décréta la destruction de tous les Bacchanals à Rome et en Italie, "sauf là où se trouvaient un autel ou une statue consacrés par le temps"647. La liberté de culte est certes restreinte, les mystères de Bacchus se voient amoindris dans leur forme et privés de leur structure associative, mais le culte n'est pas considéré en soi comme criminel. Pourtant, après la répression des Bacchanales et des révoltes qui s'en suivirent dans le sud de l'Italie, on n'entend plus parler des mystères de Bacchus en Italie jusqu'au 1er siècle avant J.C., sauf en ce qui concerne la femme de Spartacus. Aucune iconographie dionysiaque apparaît non plus durant le reste du 2e siècle avant J.C., à croire que ces cérémonies avaient littéralement disparu de l'Italie, suite à l'implacable répression de 186 et des années suivantes. Pourtant, cette iconographie ressurgit soudain dans le courant du 1er siècle avant J.C. ; vers 70 avant J.C. avec la fresque de la villa des Mystères à Pompéi, ou un peu plus tard dans les décors de stuc de la villa Farnésine. On a parlé de survivance 646 647 Tite-Live, XXXIX, 18, 8 Idem, XXXIX, 18, 7 231 sporadique du dionysisme648 , une telle survie hasardeuse est toutefois peu probable. L'Italie du Sud, où se situe Pompéi, possédait une tradition dionysiaque de trop longue date pour que les mystères bachiques aient pu aisément disparaître, ou seulement survivre ça et là, de manière anecdotique. Que l'on se rappelle le suicide des sénateurs de Capoue et on mesure la force de ce dionysisme. C'est le dionysisme politique et séditieux qui fut écrasé durant l'affaire des Bacchanales, et non pas la religiosité dionysiaque. Il n'y a pas de raison de penser que d'authentiques dévots de Bacchus ne continuèrent pas à l'honorer en se pliant aux restrictions requises par le sénatusconsulte de Bacchanalibus. Cela expliquerait cette impression de disparition du dionysisme en Italie, coupé de ses racines politiques et rentré dans le rang accordé par le Sénat, il n'y a simplement plus de raison d'en parler. A cela s'ajoute le souvenir marquant de la répression sanglante qui aurait douché les envies de publicité, et cette impression de disparition se mue en simple repli, dans une volonté d'apaisement. Les dévots authentiques de Bacchus, étrangers à toute conjuration, n'avaient certainement aucune envie d'être victime d'amalgames et préféraient une semi-clandestinité, ou du moins de grande discrétion. En somme, ils avaient tout intérêt à se faire oublier pendant un certain temps. Combien de sociétés secrètes du siècle des Lumières ou du 19e siècle n'usèrent pas de cet argument pour prétendre à une tradition transmise de manière ininterrompue? A première vue, le contexte général peut paraître semblable : une tradition mystique réprimée dans le sang qui passerait à la clandestinité et serait destinée à refaire surface le jour où les conditions seraient propices, ou mieux, lorsque l'humanité serait prête pour ces révélations649. Pourtant les données sont nettement différentes ; le contexte religieux était resté le même puisqu'il n'y a pas le problème du 648 R. Turcan, 1989, p. 304 W. Burkert balaie ces prétentions plus que douteuses comme de vaines chimères : "Il n'y a pas grand chose à dire de la prétention des Francs-Maçons ou des sorciers modernes, de perpétuer les mystères antiques par une tradition ininterrompue. Les mystères ne pouvaient pas devenir clandestins, parce qu'ils manquaient d'une organisation durable. [...] Rien n'en resta que ma curiosité, qui a essayé en vain de les ressusciter." (2003, p. 59) Il convient en effet de chercher les racines de telles sociétés secrètes dans des tentatives de reconstruction que dans une lignée ininterrompue d'initiés. Une étude comparative des anciens mystères avec les sociétés secrètes modernes permettrait de confirmer ce que révèle de manière flagrante l'historiographie des cultes à mystères. En effet, on peut être surpris de retrouver dans ces sociétés secrètes "à transmission ininterrompue depuis la plus haute Antiquité" des thèses historiques qui eurent un temps une valeur de certitude, mais qui sont depuis longtemps dépassées à présent! De fait, il devient possible de dater ces tentatives de reconstructions à partir de l'avancée des connaissances historiques. 649 232 passage d'une mentalité païenne à une mentalité judéo-chrétienne. De même, le contexte social restait sauvegardé, et tout comme les Isiaques romains qui ne se découragent jamais de rebâtir leur sanctuaire malgré les nombreuses destructions ordonnées par le Sénat650, il n'y a pas lieu de croire impossible une survivance discrète du bachisme, en particulier dans le sud de l'Italie où il était implanté de longue date. Lorsque le bachisme sort de l'ombre, il ne revient pas avec son cortège bruyant et dangereux des Bacchanales. Comme nous l'avons déjà souligné, la fresque de la villa des Mystères ou les représentations postérieures, n'évoquent pas un environnement orgiaque, mais emprunt de gravité. Par ailleurs, ces illustrations du bachisme renaissant proviennent directement des milieux aristocrates. G. Sauron insiste beaucoup, tout le long de son analyse de la fresque de la villa des Mystères, sur l'importance qu'a la culture aristocratique de la fin de la République sur cette fresque : "La fresque de la villa des Mystères nous confronte d'abord à un double contexte : celui de la culture aristocratique romaine qui l'a vu naître, et celui des pratiques initiatiques dionysiaques qui en forment l'essentiel de l'inspiration. Et si le langage formel est ici évidemment d'origine essentiellement grecque, c'est la façon dont l'aristocratie romaine de ce temps manipulait ce langage qui doit avant tout nous intéresser, avec sa passion si particulière pour les énigmes."651 En effet, la domina qui commanda cette fresque est reconnue comme faisant partie de l'élite, compte tenu de la richesse de la villa, de même que la villa Farnésine, propriété probable de la famille d'Auguste puisqu'on suppose que cette demeure appartenait à sa fille Julie et à son gendre Agrippa652. Il semble donc que le bachisme, avec sa forme assagie et épurée, soit devenu un élément suffisamment "chic" pour que l'aristocratie, et parfois même la famille de l'empereur, soit impliquée plutôt de près que de loin dans ses mystères. Le temps des révoltes populaires et du dieu porteur de chaos dans la Ville semble révolu. Cicéron pourtant continue de rejeter les cérémonies bachiques nocturnes comme dangereuses et licencieuses, mais comme il le dit lui-même, ce ne sont là que des 650 Par cinq fois durant le 1er siècle avant J.C., les autorités romaines font raser les autels et temple d'Isis et par cinq fois ceux-ci sont reconstruits! (Dion Cassius, XL, 34) 651 G. Sauron, 1998, p. 58 652 Idem, p. 36 233 propositions de loi. Or, les temps ont changé depuis l'affaire des Bacchanales. Les guerres sociales avaient apporté à l'ensemble de l'Italie la citoyenneté romaine, et peu à peu, des figures féminines se dégagent et s'imposent sur le devant de la scène, telles que Servilia, la mère de Brutus, Sempronia, Térentia, l'ambitieuse épouse de Cicéron au fort caractère, et enfin Clodia, la sœur de Clodius, à qui on attribut de nombreux scandales et qui pourrait avoir été initiée aux mystères de Bacchus653. Alors que Caton visait les initiatives des femmes assemblées, désormais les femmes ont acquis assez de confiance pour agir seules, comme le dénote l'anecdote du discours d'Hortensia aux Rostres654. Ce nouveau bachisme choyé par l'aristocratie s'accorde avec les aspirations de l'époque ; des aspirations à la fois personnelles et politiques, mais intégrées à la romanité étendue. Alors qu'un siècle avant, il était ressenti comme profondément étranger aux normes romaines, le bachisme apparaît harmonieusement intégré à l'empire romain naissant dès l'époque de César. Or, un commentaire de Servius sur les Bucoliques de Virgile assure que César, le premier, transplanta à Rome les mystères de Liber : Hoc aperte ad Caesarem pertinet, quem constat primum sacra Liberi patris transtulisse Romam655. Cette affirmation étonne ; l'expression de sacra Liberi ne permet pas douter qu'il s'agisse bien des mystères de Bacchus et non d'un quelconque autre culte italique de Liber, or, comment Servius pourrait-il ignorer l'affaire des Bacchanales, devenue un tel lieu commun que Pline le Jeune s'en inspire lorsque gouverneur de Bithynie, il doit aborder le problème des chrétiens656. Les auteurs chrétiens eux-mêmes, tels Tertullien657, Firmicus Maternus658 ou St Augustin659, connaissent la fable et la cite volontiers dans leurs discours contre le paganisme. Servius, un païen du IVe siècle, ne put ainsi avoir ignoré Tite-Live, d'autant que l'œuvre de ce dernier était à nouveau éditée et commentée660 . Nous serons d'accord 653 654 655 656 657 658 659 660 G. Fau, 1978, pp. 64-65 Gourevitch D., Raepsaet-Charlier M.-T., 2001, p. 245 Servius, Schol ad Buc, V, 29 Pline le Jeune, Ep., X, 96 Ad Natione, I, 10-16 ; Apologeticum, VI, 7 ; VI, 10 ; XXXVII, 2 De Errore profanarum religuiorum , VI Cité de Dieu, VI, 9 ; VI, 18, 13 Cf. J.-M. Pailler, 1988, p. 729 . ce dernier se réfère aussi à R. Turcan, 1977, p. 318 234 avec J.-M. Pailler pour penser que Servius n'entendait pas nier l'affaire des Bacchanales, mais signifiait un retour officiel des mystères de Bacchus par l'intermédiaire de Jules César. En effet, en ce cas, César serait bien le premier à avoir introduit les mystères bachiques à Rome, de manière délibérée et réfléchie. J. Carcopino explique cette scholie par le fait que César aurait pris connaissance de la réforme du dionysisme alexandrin, effectuée par Ptolémée Philopator. Dès lors, il aurait eu l'idée de reprendre cette réforme à son compte , et "à opposer aux cultes suspects de l'Orient qui se répandaient secrètement dans la population mêlée de la capitale les Bacchanales assagies et policées, telles qu'elles étaient sorties de la réforme de Ptolémée"661. Pour reprendre les mots de R. Turcan et de J.-M. Pailler, cette thèse est séduisante mais indémontrable662. C'est l'étude de R. Turcan sur le terme trantulisse qui permet de pencher pour l'idée de transplantation663. Ainsi César aurait bien importé à Rome des mystères bachiques réaménagés et acclimatés à la romanité. Comme le fait remarquer J.-M. Pailler, contrairement au bachisme de l'affaire des Bacchanales qui était arrivé comme une invasion "sauvage", l'initiative vient d'un homme politique influent, Jules César, qui introduit de manière officielle un bachisme compatible avec la mentalité romaine664. La vertu civilisatrice de ce nouveau bachisme est reconnue dans les vers de Virgile que Servius commente : "Daphnis sut atteler les tigres d'Arménie Il mena parmi nous les pompes de Bacchus Nous mit en main le thyrse orné de feuilles frêles."665 J.-M. Pailler analyse ces vers et reconnaît la comparaison entre Daphnis et César, tous deux pacificateurs de l'Orient aux attributs de Dionysos, s'inscrivant dans la lignée d'Orphée, Hercule et Alexandre666. Par ailleurs, la traduction que donne J.-M. Pailler de thiasos en "pompes", dont le sens initial de "thiases" est transparent, renvoie aux et à P. Courcelle, 1948, pp. 3-6 661 J. Carcopino, 1961, p. 315, qui reprend F. Cumont, 1929, p. 198 662 R. Turcan, 1977, pp. 318, 321-323, 325 ; J.-M. Pailler, 1988, p. 731 663 R. Turcan, 1977, p. 318 664 J.-M. Pailler, 1988, p. 732 665 Virgile, Buc., v. 29-31 (traduction J.-M. Pailler) Daphnis et Armenias curru subjungere tigresInstituit, Daphnis thiasos inducere BacchiEt foliis lentas intexere mollibus hastas. 235 rapprochements que ce dernier effectue avec les triomphes césariens. Ces triomphes spectaculaires et à buts universels s'appuyaient sur les nouveautés introduites par Pompée667 et puisaient dans l'imagerie hellénistique. "Avec César, le triomphe se mue en fête de régime nouveau : le chef s'y offre lui-même à la contemplation et aux acclamations du peuple"668. Lorsqu'à la cérémonie des Lupercales, il apparaît assis sur un trône d'or en triomphateur, couronné d'un diadème enlacé de laurier offert par Antoine ; ou que lors de son quatrième triomphe, il se fait raccompagner chez lui au soir par une procession d'éléphants porteurs de torches, César a tout d'un Neos Dionysos hellénistique669. Le dionysisme de César apparaît ainsi multiforme, à la fois politique et spirituel, romanisant le bachisme et hellénisant Rome. Pour être plus juste, à travers ses triomphes et les vers de Virgile, César "est" à la fois Rome et un Neos Dionysos. C'est Marc-Antoine qui, vingt ans après, reprend ce programme à son compte et s'inscrit ainsi comme le véritable héritier politique de César en se faisant nommer Nouveau Dionysos de l'Egypte, et de l'Asie Mineure, face à l'apollinisme d'Octave670. Plutarque rapporte les détails de l'entrée de Marc-Antoine dans Ephèse : "Antoine entra dans Ephèse précédé par des femmes costumées en Bacchantes, des enfants et des hommes déguisés en Satyres et en Pans. La ville était pleine de lierre et de thyrses, de psaltérions, de syrinx et de flûtes. On le surnommait Dionysos libéral et propice, car il était sans doute tel pour quelques uns, mais pour la plupart Dionysos -mangeur de chair crue et cruel ..."671 Il avait formé en Orient un couple divin avec Cléopâtre, qui l'avait accueillie en nouvelle Isis à Tarse. L'association de Dionysos avec Osiris était alors établie et la hiérogamie, jusqu'ici absente du bachisme romain, transparaissait au contact des 666 667 668 669 670 671 J.-M. Pailler, 1988, p. 736, voir aussi R. Turcan, 1989, p. 305 Voir Pline, N.H., VIII ; Plutarque, Vie de Pompée, 14 J.-M. Pailler, 1988, p.p. 739-740 ; voir aussi P. Veyne, 1976, p. 481 Idem, pp. 739-741 R. Turcan, 1989, p. 305 Plutarque, Vie d'Antoine, 24 236 mystères isiaques, comme plus tard, sous l'Empire, cela devient assez commun672. Dès lors, Antoine mène en Egypte une vie de fêtes et de banquets, probablement sous le patronage de Dionysos, dans le cadre d'une association "pour une vie inimitable" ; cette attitude fit scandale à Rome. Entièrement identifié au Neos Dionysos hellénistique, conformément à ce qu'on lui reproche, il incarne le monarque oriental divinisé de son vivant. Peu avant sa mort, Plutarque raconte que : "les deux amants rompirent la fameuse association de la vie inimitable et en fondèrent une autre qui valait bien la première pour la mollesse, la débauche et le luxe. Ils l'appelèrent l' "association de la mort en commun" car eux et leurs amis qui s'y faisaient inscrire s'engageaient à mourir ensemble. En attendant, ils passaient leur temps à faire la fête et s'offraient des banquets à tour de rôle"673 Jusqu'à la veille de sa mort, Marc-Antoine reste irrémédiablement lié à Dionysos : "On rapporte que cette nuit-là, vers minuit, alors que la ville, saisie de frayeur dans l'attente des événements, était plongée dans le silence et la consternation, on entendit tout à coup les sons harmonieux d'instruments de toute espèce et les clameurs d'une foule qui criait "Évoé!" et dansait à la façon des satyres, comme si un thiase s'élançait bruyamment; cette foule avançait en masse à travers le centre de la ville vers la porte tournée à l'extérieur du côté où se trouvaient les ennemis, et c'est par là que le bruit devint le plus fort puis s'éteignit. Ceux qui réfléchirent sur ce signe pensèrent qu'Antoine était abandonné du dieu auquel il s'était toujours particulièrement efforcé de ressembler et de s'assimiler."674 Avec le suicide de Marc-Antoine, suivi de celui de Cléopâtre, c'est le "rêve dionysiaque" qui se termine dans le contexte politique. Octave, devenu bientôt Auguste, n'a rien d'un nouveau Bacchus, bien qu'il réussisse enfin à réunir toutes les provinces romaines sous sa seule égide, de la Gaule à l'Asie Mineure en passant par 672 673 Hérodote avait déjà effectué un rapprochement entre Dionysos et Osiris (II, 144). Plutarque, Vie d'Antoine, 71 237 l'Egypte, reproduisant ainsi l'exemple d'Alexandre le Grand et réussissant là où César avait échoué. Pourtant, pour reprendre les mots de R. Turcan, cela "n'empêcha aucunement le dionysisme de faire son chemin, au moins dans l'environnement iconographique des riches demeures"675, comme c'est le cas de la villa des Mystères. Le dionysisme de Marc-Antoine restait hellénistique et indépendant à celui qui se développait alors en Italie, acclimaté à la fois par l' "introduction" de César et le temps durant lequel il s'était fait plus discret, et où peu à peu il avait dû se modifier pour réapparaître tel qu'il est représenté sur la fresque de la villa des Mystères. La domina de la fresque n'a rien d'une débauchée ni d'une orientale. Au travers de cette fresque, elle manifeste sa volonté de concilier ses croyances dionysiaques aux exigences de la culture romaine à laquelle elle appartient. G. Sauron a-t-il raison de considérer la femme effrayée de la fresque comme l'image même des craintes de la domina vis à vis des préjugés qui entouraient à Rome les manifestations des mystères bachiques676? Aucun élément ne pourrait en apporter la preuve, toutefois, la marque de romanité transparaît de manière indéniable à travers la fresque et offre au regard une fenêtre sur le bachisme à la frontière de deux époques, entre celui qui fut violemment rejeté par Rome, et celui qui est promis à un bel avenir sous l'Empire. 674 675 Idem, 75 R. Turcan, 1989, p. 305 238 Conclusion En même temps que la société Romaine a évolué, peu à peu l'idée de cultes à mystères s'est frayée un chemin dans les mentalités. Avec eux, ce fut d'abord l'acceptation de l'hellénisme qui eut raison des défenseurs acharnés de la pureté du mos maiorum. En outre, la croissance de l'empire romain eut pour effet non seulement d'exporter le modèle romain dans les contrées étrangères, notamment celles de l'Orient, mais aussi d'importer des formes de religiosités "étrangères" dans Rome, et ce dès le 2e siècle avant J.C. avec la 2de guerre punique qui voit l'arrivée officielle de la Magna Mater en 204, installée sur le Palatin. Celle-ci fut la première divinité étrangère non grecque à être accueillie à Rome avec son cortège de prêtres exubérants qui choquaient l'opinion romaine avec leurs rites de castration, leurs cris et leurs flagellations. Quelques années auparavant, les mystères de Cérès avaient été importés officiellement de Grande Grèce à Rome avec sa prêtresse, qui reçut le privilège d'acquérir la citoyenneté Romaine ; et quelques années après, Rome puis l'Italie toute entière sombraient dans les turpitudes de l'affaire des Bacchanales. L'impérialisme romain opérait indéniablement une mutation au sein de la population romaine, en en particulier auprès de ses femmes, éprouvées de multiples manières par les guerres. Pour beaucoup d'entre elles, il avait fallu faire face à la disparition du mari, à l'éducation des orphelins qui leur restaient mais aussi à la bonne marche des affaires, à tous les aspects matériels et financiers dont les hommes se chargeaient, ou au moins avec qui elles se partageaient les tâches. En outre, en 215, le tribun C. Oppius avait porté devant le peuple une loi somptuaire visant à limiter les dépenses privées dans le contexte de la situation militaire critique. Aussi, lorsque les guerres furent enfin achevées et que Rome pût de nouveau goûter à la paix, les épreuves avaient transformé l'existence des femmes et elles voulaient en finir avec ces années de privations et de frustrations. La loi Oppia fut finalement abrogée en 195 avant J.C., après que dans un commun élan, les femmes se soient massivement rendues sur le 676 G. Sauron, 1998, pp. 152-153 239 forum pour appuyer la suppression de cette loi. Le discours de Caton a beau être un exemple de misogynie avéré, il témoigne de cette conscience aiguë de l'évolution des mœurs et des aspirations féminines. En quelques dizaines d'années, le paysage religieux et social a muté de manière flagrante, et on observe une concordance entre une certaine émancipation féminine, déjà engagée avec la progressive généralisation du mariage sine manu677, et l'arrivée des cultes à mystères à Rome. Parler de venue des cultes à mystères n'est toutefois pas entièrement juste. Le sacrificium pro populo de Bona Dea est réputé remonter à l'antiquité romaine la plus reculée, et la déesse est considérée comme parfaitement indigène. Sa fonction d'épouse de Faunus selon les mythographes en témoignerait, et le couple Faunus-Fauna rappelle l'ancienne formule du mariage romain : "Ubi te Gaius, ego Gaia"678. Quant à Cérès et Liber-Bacchus, tous deux avaient une existence italique, précédant leurs évolutions helléniques. Ce sont véritablement les influences culturelles issues de l'Italie du Sud et de la Sicile qui permirent ce glissement religieux, à travers la dissémination des personnes et des idées. Le climat politique qui avait jeté à Rome un grand nombre d'étrangers ou de prisonniers devenus esclaves ne saurait y être étranger. Les circonstances créèrent alors à Rome un bouillon de culture idéal où se rejoignirent toutes les aspirations, toutes les espérances et les besoins d'évasion. Bien qu'on ignore la raison qui a pu pousser l'autorité romaine à faire appel à une prêtresse étrangère de Cérès pour instituer les rites du sacrum anniversarium Cereris, Cicéron voit en eux un exutoire convenable pour les femmes romaines et nourrit l'espoir que cela suffise à combler leurs besoins de dévotions secrètes. Pour lui, seuls les rites secrets de Bona Dea et de Cérès sauraient être tolérés, puisque réunies entre elles, elles échappent au risque de débauche que susciterait la promiscuité liée à la mixité. Il rejette ainsi les Bacchanales dans cette même lancée, comme dangereuses pour la moralité des femmes. 677 D. Gourevitch et T.-M. Raepsaet-Charlier, 2001, p. 71 Cette formule se traduit par : "Là où tu es Gaius, je suis Gaia" (Plutarque, Quest. Rom. , 30). D. Gourevitch et T.-M. Raepsaet-Charlier font la remarque que cela placerait les conjoints sur un pied d'égalité intéressant. Cela peut aussi s'interpréter au travers du prisme du mariage cum manu, dans lequel la femme, qui n'a pas de prénom mais porte le nom féminisé de son père, perdrait ce nom et gagnerait celui de sa nouvelle famille. Cette interprétation rend le sens de cette formule beaucoup moins avantageux pour les femmes. De plus, en considérant les versions où Bona Dea est à la fois fille et épouse de Faunus, ce problème de nomination est doublement résolu. 678 240 Pourtant, la mixité joua certainement un rôle bien moindre dans l'affaire des Bacchanales que les considérations de Cicéron laisseraient penser. Il est d'ailleurs intéressant de constater que de la conjuration des Bacchanales, la postérité retint particulièrement les accusations de débauche et de meurtre rituel, comme on le constate chez Juvénal ou chez Pline le Jeune, lorsque celui-ci s'inspire de l'affaire des Bacchanales pour interroger les chrétiens de sa province. La vérité, c'est que les cultes à mystères inquiétaient plus pour leurs capacités à contenir et garder secrets des complots ou des révoltes contre le pouvoir Romain. Or, lors de l'affaire des Bacchanales, selon le récit de Tite-Live, tout le mal vint des femmes, qui se mirent à initier des hommes, dévoyer la jeunesse et s'associer à des étrangers séditieux. Tout cela reflète la vision masculine, leurs craintes, leurs préjugés. Ce sont les hommes qui ont fixé les règles cultuelles, ou du moins les acceptent avec un strict encadrement de l'Etat. Du moment que les rites secrets sont célébrés pour le peuple et entre femmes, les autorités romaines ne voient pas de mal à ce que les femmes s'associent à des cérémonies non romaines, effectuées en langue grecque. Il convenait seulement de s'assurer que les honorables matrones et leurs filles demeuraient fidèles à la République et à la puissance masculine à laquelle elles étaient soumises. L'affaire des Bacchanales sut rappeler tragiquement que la justice était, à Rome, à deux vitesses ; il y avait la justice de l'Etat, et celle du pater familias, qui avait traditionnellement droit de vie et de mort sur les siens : femmes, enfants et esclaves679. Les femmes condamnées furent ainsi rendues à leur famille ou in quorum manu essent, afin que l'exécution des coupables se fasse en huis clos, dans le domaine privé qu'elles n'auraient pas dû quitter. Cet épisode éclaire les préoccupations de Cicéron, qui ne peut tolérer ni sacrifices ni initiations pour les femmes, sauf ceux qui les gardent sous la double autorité de l'Etat et de celui in quorum manu est. Lors de l'affaire des bacchanales, Rome chasse le culte de Bacchus-Liber, jugé trop libérateur . Un des enjeux est la main mise de l'Etat patriarche sur ses femmes et sa jeunesse afin de restaurer l'antique morale romaine, imposant la sévérité à ses épouses, filles ou sœurs 679 Eventuellement aussi sur l'épouse des fils si celui-ci était marié selon la formule cum manu. Toute la problématique de l'association des femmes et des jeunes hommes tourne autour de la notion de tutelle de ces derniers, qui doivent attendre la mort du pater familias pour pouvoir l'exercer à son tour. 241 menacées de se dévoyer au sein d'un culte licencieux. En rendant les femmes à leurs parents pour qu'ils exécutent la sentence, c'est l'Etat Romain qui rend son pouvoir au pater familias contre les débordements des femmes égarées dans les mystères dionysiaques. Cette attitude de Postumius se rapproche d'ailleurs beaucoup de celle de Faunus vis à vis de Bona Dea, qui la tua pour avoir bu du vin et s'en être enivrée. Drôles de mystères que ceux que célèbrent des matrones de haut rang et des vestales en l'honneur d'une femme battue! A travers un mythe tel que celui-ci, qui véhiculait les vertus féminines et glorifiait les lois patriarcales romaines, il n'est pas non plus étonnant que le culte ait été jugé saint parmi les saints par Cicéron, et derrière lui par le reste des Romains. La mise à l'écart de la fine fleur de la société féminine pour célébrer des rites à la gloire de Rome et de ses valeurs morales ne pouvaient qu'être accueilli positivement. Ces rites figuraient comme la garantie de perpétuer les valeurs du mos maiorum au sein des femmes de l'aristocratie, et de renforcer leur sentiment d'appartenance à la haute société, aux côtés de leurs époux, consul ou sénateurs. Ubi te Gaius, ego Gaia680 ; oui, mais juste pour les meilleurs, les optimates. Bona Dea avait un temple sur l'Aventin, mais les prêtresses n'ont manifestement pas été de si haut rang et ne prenaient pas part au sacrifice nocturne de décembre. De même, les mystères de Cérès s'appuyaient sur les valeurs de la chasteté et de la maternité dans le cadre légal du mariage. Ouvertes aux matrones hors de l'aristocratie, ces initiations, bien que grecques, s'inscrivaient également dans les limites appréciées du mos maiorum. Quant aux initiations bachiques romaines, à considérer que celles-ci aient bien été originellement strictement féminines et diurnes, elles n'avaient pas lieu d'inquiéter ni l'Etat, ni le père ou l'époux. Le thème des femmes superstitieuses est un poncif de la littérature romaine, mais nulle part on ne dit que leurs parents masculins les en ont empêchées, aussi longtemps que ça ne venait pas à l'encontre du bon ordre des choses. Cet ordre des choses restait encore en vigueur dans les thiases bachiques mixtes, dans lesquels le pouvoir et les honneurs administratifs continuaient d'échapper aux femmes. Dès qu'il était question de société, que ce soit la société romaine ou celle 680 Cette citation est cette fois prise dans un autre sens proposé par D. Gourevitch et T.-M. Raepsaet-Charlier (2001, p. 99) : "Où tu seras maître et seigneur, je serai dame 242 des Bacchants, l'alterus populus, les femmes ne purent jamais occuper des postes à responsabilité en dehors de leurs compétences religieuses. A ce titre, même au sein du culte le plus libérateur, les femmes étaient tenues à l'écart, à la fois par l'incapacité d'administrer une association à laquelle elles étaient soumises, et par leur mise à l'écart de toute politisation. On les retrouve mères ou compagnes d'insurgés, mais elles ne sont pas reconnues comme chefs, ou à la tête de conjurations. Dans l'affaire des Bacchanales, les femmes furent celles qui permirent la mise en place de la conjuration, mais elles ne semblent pas avoir participé à sa direction. Ainsi jamais les femmes ne reçurent de reconnaissance politique grâce à des cultes à mystères, pas même dans une société parallèle, et à tendances égalitaires, telle que celle des bacchants. Malgré tout, on ne saurait conclure à l'inutilité des cultes à mystères dans le processus d'émancipation des femmes. Il ne s'agissait ni de simples loisirs, ni de cultes matronaux. En dehors du culte de Bona Dea, on peut penser que la participation aux mystères de Cérès se faisait sur initiative personnelle, et c'est une certitude dans le cas du culte de Bacchus. Aucune prescription religieuse ne donnait l'obligation de participer à de tels rites, dans lesquels les femmes trouvaient une intimité avec la divinité. Plus encore, les mystères permettaient de s'assimiler à la divinité. Ainsi, évoluant dans un schéma cosmique et divin, les femmes faisaient l'expérience de l'altérité, tout en puisant du réconfort dans la proximité avec le dieu ou la déesse. Prises dans les tourments des guerres lors du développement des mystères de Cérès et de Bacchus, les femmes trouvaient l'espoir d'une vie meilleure et heureuse. Peut être dans les mystères de Cérès, et de manière certaine dans ceux de Bacchus, une doctrine liée à l'au-delà devait leur assurer non seulement l'immortalité de l'âme, mais aussi la poursuite des bonheurs terrestres connus dans les teletai. Par la transe bachique, elles s'extrayaient de la pesanteur du quotidien, elles échappaient aux tourments de l'insécurité et pouvaient aspirer à ressembler à Sémélé. Par la mimèsis, que ce soit dans les mystères de Cérès, de Bacchus ou même ceux de Bona Dea, l'enjeu n'était rien de moins que "devenir la déesse", une déesse en proie à la toute puissance d'un mari ou d'un père, capable de lui ôter la vie si elle venait à commettre un péché et maîtresse" 243 d'hybris, que ce soit boire du vin ou avoir l'audace de vouloir contempler la divinité du maître du ciel. C'est aussi la déesse-mère souffrante, dont l'enfant est cruellement arraché à elle et emporté dans le royaume des morts. Le meurtre du petit Dionysos n'est pas sans rapport, car dans l'un ou l'autre cas, la mort joue le rôle de séparation. A travers les souffrances de ces déesses, nul doute que les femmes purent s'identifier à elles ; et à travers les renaissances et les retrouvailles divines, elles y reconnurent leurs espérances et projetèrent leur destinée sur celle de ces déesses des mystères. Les ruses employées dans les rites de Bona Dea pour introduire du vin de manière secrète et les travestissements lexicaux montrent que les femmes ne célébraient pas un rite d'acceptation simple des standards patriarcaux de la société romaine. La myrte était bannie et le vin présent dans une maison pure de toute présence masculine. Les femmes reproduisaient ainsi délibérément l'évènement qui avait causé la mort de la déesse, mais avec la certitude de leur sécurité. Plus encore, elles s'appropriaient momentanément le pouvoir masculin, comme c'était le cas dans les assemblées des femmes durant les Thesmophories. Bona Dea ; des Thesmophories romaines aux symboles bachiques ... A croire que ces trois cultes étaient liés les uns aux autres par de mystérieuses attaches. A moins que ces similitudes définissaient ce qu'étaient des mystères féminins, tout comme les cultes à mystères comportaient des schémas eschatologiques si similaires que le syncrétisme atteint son paroxysme à la fin de l'Empire, lorsque des auteurs, tel Macrobe, voient en eux diverses expressions d'un seul et même culte681. Cette étude aura permis de distinguer le culte à mystères des mystères féminins, quoique les deux puissent se rejoindre dans certains cas, tel les mystères de Bacchus et probablement ceux de Cérès. On trouve ainsi trois niveaux de dévotions féminines : les cultes matronaux organisés selon le mode cultuel romain "habituel"et comportant sacrifices ou libations, puis les mystères féminins, interdits aux hommes, dans lesquels les femmes reproduisent un épisode de l'existence d'une déesse, généralement lié à la douleur ou la mort et qui se termine dans la joie et le soulagement du rétablissement de l'ordre heureux. Enfin, les cultes à mystères, basés sur des mythes de vie, de mort et de renaissance d'une divinité ; une initiation permet d'acquérir la certitude de 681 C'est d'ailleurs le but des Saturnales : faire une compilation mythologique menant à la conclusion que toutes les déesses sont des représentantes de la déesse de la terre, 244 connaître la béatitude dans l'au-delà et l'initié promet alors de garder le contenu de l'initiation secrète. Seuls les mystères féminins et les cultes à mystères offrent à l'initié de rejouer le destin de la divinité et d'entrer réellement en contact avec elle. Ecartées des hommes lors des mystères féminins, les femmes purent expérimenter une forme de pouvoir entre elles et faire jouer l'émulation. Dans le cadre sécurisé des groupes religieux féminins, elles étaient libres de transgresser les tabous et les interdits, comme c'est supposé dans le culte de Bona Dea. La société des femmes était aussi un alterus populus en ce sens ; elles avaient leurs propres règles et leur hiérarchie, cette dernière se voyant mise à mal dans les mystères bachiques. Là, toutes les classes s'y retrouvaient, et les servantes pouvaient cotoyer des dames de la noblesse sur un pied d'égalité cultuelle. Les liens entre femmes se voyaient renforcés, que ce soit les liens de mère et de fille dans les mystères de Cérès ou les liens unissant toutes les femmes à travers l'initiation à la vie de femme dans les mystères bachiques, qu'ils soient uniquement féminins ou mixtes. La mixité, quant à elle, ouvre des portes supplémentaires. Nous avons vu que les femmes restaient exclues de la direction administrative, mais du point de vue religieux, celles-ci gardent la primauté. Elles sont les garantes de la tradition dans les thiases bachiques, et le titre de Mater bacchicae témoigne de l'étendue de l'autorité religieuse qu'elles possèdent sur les hommes, qui, une fois initiés, restent des fils. Tout en connaissant la transe donnée par Bacchus, les femmes gardent Sémélé pour modèle, et Dionysos joue ce rôle pour les hommes. Un rapport hiérarchique cultuel s'établit donc entre les hommes et les femmes, plaçant les femmes sur un rang supérieur par leur rôle maternel. Ainsi on peut penser que la direction religieuse des groupes bachiques resta toujours aux mains d'une ou de plusieurs prêtresses, selon le cas. La notion de prêtrise à tour de rôle dans les mystères féminins de Bacchus est très intéressante, et renforce l'idée d'égalité qui émane du bachisme. Parmi les initiées, toutes étaient matres, et chacune était en mesure, si ce n'est en droit, d'occuper le rang de Mère du thiase. Enfin, il n'est pas incohérent de croire que ces groupes furent un facteur l'allègement des mœurs, comme n'ont cessé de se plaindre tous les dénonciateurs des orgies bachiques. Si toutes ces accusations reposent plus sur des calomnies et des et que tous les dieux sont en réalité le dieu du soleil. 245 préjugés, on peut repenser à l'audace de Clodius qui voulait rejoindre sa maîtresse, la femme de César, durant les mystères de Bona Dea. Plus tard, Juvénal se plaît à dépeindre les femmes sacrifiant à Bona Dea comme des bacchantes lubriques, et conclut par la phrase fameuse : "Mais aujourd'hui quel autel n'a pas son Clodius ?"682. Cette affaire de Clodius était restée dans les esprits comme l'introduction de la débauche jusque dans les très sacrés et très chastes mystères de Bona Dea. Qu'en fut-il vraiment lors des Bacchanales? Il serait bien difficile de le dire, et de faire la part entre réalité et pure calomnie. Toutefois, de manière générale sans se focaliser sur les Bacchanales romaines, la proximité avec les hommes devait pouvoir faciliter les rencontres, de même qu'elles amenaient les femmes à prendre une assurance qui ne leur était pas donnée de connaître en dehors de ces mystères. Peut être même pouvaient-elles conserver cette assurance une fois sorties du Bacchanal et oser des chose qu'elles ne se seraient pas permises avant d'avoir été à cette école. Les danses et les banquets pris en commun pouvaient aussi jouer. Toutefois, si la déesse associée est bien Sémélé, comme on l'a reconnue sur la fresque de la villa des Mystères, il ne serait pas cohérent de penser à des unions rituelles entre une mère et son fils spirituel. Les rapprochements avaient alors lieu en dehors du contexte rituel, en effet, nous ne sommes pas encore dans un contexte mythique oriental dans lequel le jeune Attis se fait amant de la déesse-mère Cybèle. De plus, un tel rapprochement cultuel ne semble pas s'être produit entre les mystères orientaux du Palatin et les mystères helléniques de l'Aventin. Ainsi, s'il semble que les cultes à mystères n'agirent jamais comme promoteurs de droits politiques ou sociaux, et qu'une fois les rites terminés, les femmes laissaient les libertés qu'elles avaient expérimentées pour rejoindre leur foyer, peut on considérer pour autant que toutes ces spiritualités étaient appréhendées comme nos cours et stages contemporains de bien-être et de développement personnel? Comme une simple option dans le paysage religieux qui n'affectait pas ou peu la condition féminine? Ce serait certainement prendre un trop grand raccourci que de considérer cela sous cet angle. En effet, l' "émancipation" féminine telle qu'elle apparaît à la fin de la République n'est pas née d'un seul facteur, mais de la réunion de plusieurs, tous 682 Juvénal, II, 6, 314-345 : sed nunc ad quas non Clodius aras? 246 liés à l'impérialisme romain : la conquête de nouveaux territoires, et avec elle le désarroi de catégories sociales fragilisées, mais aussi un enrichissement consécutif aux annexions de nouveaux territoires, et enfin l'importation de religiosités en même temps que les populations se déplaçaient ou étaient déplacées. Cette alternance de désespoir et d'euphorie, tel que cela se reproduit pendant les guerres sociales et à la suite de la mort de César, ressemble beaucoup au schéma mystique de mort et de renaissance, de profonde douleur puis d'explosion de joie. Le contexte n'avait jamais été si propice à la fois à l'adoucissement de la condition féminine et au développement des cultes à mystères. Or, nous savons que l'Empire voit une "explosion"des cultes à mystères, et que ce phénomène atteint son paroxysme entre les 2e et 3e siècle après J.C., alors que les droits politiques du citoyen ne signifient plus grand chose dans la direction de l'Etat. Ce fut également ainsi que cela se produisit en Grèce hellénistique, lorsque les Grecs, privés de leur indépendance politique, cherchèrent une échappatoire dans les cultes à mystères, plus que jamais "à la mode". Alors les cultes à mystères, sont-ils l'espoir religieux de ceux qui n'ont pas d'espoir politique, un espoir de pouvoir présent et de salut futur? D'abord dans la Grèce hellénistique, puis en Italie, un nouveau culte à mystères prenait de plus en plus d'ampleur à la fin de la République. Il s'agissait des mystères d'Isis, la Mère Universelle, la Myrionyme683. Elle avait d'abord pénétré la Campanie à la fin du 2e siècle avant J.C. par l'intermédiaire des negotatiores684. Puis "le sac de Délos en -88 durant la guerre de Mithridate et les ravages que l'île sainte doit subir vingt ans après de la part des pirates ciliciens dépossèdent finalement la grande place de son rôle international au profit de Pouzzoles"685, entraînant une forte fréquentation de commerçants et marins égyptiens autour de cette région. Toutefois, en dehors du golfe de Naples, les mystères isiaques ne se développent pas ailleurs avant l'extrême fin de la République. Par cinq fois, en 59, 58, 53, 50 et 48 avant J.C., les sanctuaires isiaques sont détruits à Rome, et à chaque fois reconstruits. Les débuts de l'Empire sont caractérisés par un balancement entre tolérance et interdiction, jusqu'à finalement laisser les mystères isiaques s'imposer, avec leurs collèges de prêtres indépendants et leurs rituels minutieux. Isis, en mère et épouse souffrante, fut 683 R. Turcan, 1989, pp. 82-83 Un sanctuaire est bâti à Pouzzoles face à la mer en 105 avant J.C., et l'Iseum de Pompéi est à situer autour d'une date similaire. (R. Turcan, 1989, p. 86) 684 247 très populaire parmi les femmes, d'abord les esclaves puis rapidement toutes les classes sociales jusqu'aux matrones de l'aristocratie. Elle était la synthèse la plus achevée du mysticisme égyptien et de la religiosité hellénistique. Polyvalente, omnipotente, numen unicum multiformi specie686 : l'Unique et la Multiple. Déjà, avec elle, le temps du syncrétisme était venu, puisqu'elle rassemblait à elle seule toutes les déesses, et même tendait à s'incorporer les fonction d'Osiris687. Elle sut rassembler aussi autour d'elle des hommes et des femmes, surtout des femmes qui se reconnaissaient en elle et son culte mêlant la passion et l'émotion, bien plus que les mystères de Bona Dea ou de Cérès, qui n'eurent jamais une aussi grande popularité que ceux d'Eleusis. Les auteurs anciens ne vitupéraient alors plus sur la débauche des femmes dans les cérémonies mystériques, mais ils se plaignaient de leur absence et de la chasteté qu'elles leur imposaient, en vertu de la dévotion qu'elles portaient à la déesse688. Voilà la situation d'Aebutius inversée ; le temps avait passé, et avec lui les idées de libération des mœurs et des cultes à mystères avaient fait leur chemin jusqu'à être acceptées, bon gré mal gré. 685 R. Turcan, 1989, p. 86 Apulée, Métamorphoses, XI, 5, 1 687 R. Turcan, 1989, p. 82 : "A date ancienne, Isis tendait à revêtir une souveraineté universelle ou du moins à empiéter sur les prérogatives d'Osiris." 688 Properce, 33, 1 ; Tibulle, I, 3, 7-8 686