Charles Gounod et les voies de l`antique par H. Beaumont
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Charles Gounod et les voies de l`antique par H. Beaumont
CHARLES GOUNOD (1818 -1893) ET L’APPEL DE L’ANTIQUE « Reines de beauté de l’antiquité, hétaïres de Grèce ou filles de l’Asie, Phryné, Laïs, Aspasie, Cléopâtre, Hélène au front charmant… » (Partition manuscrite du Faust de Gounod) L’architecture, la peinture et la sculpture qui, depuis leur origine, représentent en art une forme de beauté plastique se sont inspiré de l’antiquité de manière persistante. De cette veine est née l’expression « Beau comme l’antique », qui a donné au passé un modèle d’esthétique et de valeurs morales incarnées par des héros destinés à mourir dans la solitude et le drame. « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques » (André Chénier) Qu’en est-il de la musique ? De nombreuses études nous enseignent que dans l’antiquité la musique se bornait à accompagner la voix, qu’elle s’est dirigée vers la théâtralité à partir du XVIe siècle, lors de la naissance de l’opéra italien et qu’à cette époque, l’opéra, synthèse de plusieurs expressions artistiques, s’est longtemps nourri de l’idéal gréco-latin. A la Renaissance, le baroque, art oratoire, introduit la monodie, prééminence du discours sur le son. Malgré ces changements, le thème récurrent du livret est l’antiquité. En France, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’action scénique de l’opera séria se partage entre la Grèce et Rome au moment où Florence retrouve une prédilection pour l’hellénisme et se tourne vers une « mise en théâtre » idéale, imaginée auparavant par l’architecte de l’antiquité Vitruve…Cette exaltation pour l’antique fera dire à l’historien de l’art Winckelman (1717-1768) : « L’unique moyen pour nous de devenir grands et même si c’est possible inimitables, c’est l’imitation des anciens ». Un siècle plus tard, le musicien s’inspire davantage de l’histoire que du mythe. Dans le domaine de l’art lyrique, trois courants esthétiques succèdent au classicisme : le romantisme aux héros d’envergure, vers la fin du XIXe siècle, l’orientalisme stimulant la rêverie pour un ailleurs inavoué, enfin un art consacré au triomphe de la couleur, qu’elle soit sonore ou visuelle. Le dénominateur commun de ces esthétiques est le mot « su-blime » qui, au sens latin signifie « qui dépasse les limites. » Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le spectateur avait une connaissance suffisante de l’antiquité, ce qui lui permettait de comprendre un livret dont le texte était souvent peu audible parce qu’amplifié et déformé par les fioritures du chant. Le public ne venait pas à l’opéra pour l’intrigue, il savait de quoi il s’agissait au seul énoncé du titre de l’ouvrage et connaissait par cœur le destin de ses héros : Iphigénie, Didon, Orphée…Pour cela, la mythologie, puis la tragédie antique dominèrent le théâtre lyrique. Aujourd’hui, une certaine dégradation de la culture qui sévit dans nos sociétés, interdit toute complicité entre compositeur, librettiste et public. « Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre Marchait et respirait dans un peuple de dieux… (Alfred de Musset) Plusieurs œuvres de Charles Gounod s’inspirent du monde antique. Elles révèlent à la fois la dévotion du compositeur pour la Grèce et Rome et la sûreté de ses goûts. L’énumération est conséquente : Sapho, 1851 ; le ballet de Faust ,1859 ; Philémon et Baucis, 1860 ; la Reine de Saba ,1862 ; Polyeucte, 1878 ; des projets d’opéra pour Athalie et Electre. S‘ajoutent les mélodies : Invocation à Vesta, les Naïades, la Reine de Cythère, le Retour de Tobie ; deux oratorios : Judith en 1843 et Tobie en 1865 ; une musique de scène pour Ulysse ; une cantate : Jésus sur le lac de Tibériade en 1874 ; une pièce pour orchestre : La Fête de Jupiter … 1 L’antiquité chez Gounod se partage entre le paganisme – pour l’Ode de Sapho ou « la nuit de Walpurgis » de Faust - et le christianisme, flagrant dans toute sa musique religieuse. Les deux courants de pensée s’assortissent dans Polyeucte. Gounod obtient son Prix de Rome en 1839. Il se précipite vers l’Italie, « pays de la vie et du bonheur » où il est pensionnaire de la Villa Médicis jusqu’en 1842. La Rome chrétienne le ramène dans le giron de l’Eglise ; la grandeur morale du héros antique le subjugue. Le musicien s’intéresse à la Rome cornélienne, présente non seulement dans la cité romaine, mais hors de ses murs. Il affectionne les héroïnes antiques qui se sacrifient : Lucrèce, la Vestale, la Bérénice de Racine (1639-1699), qui quitte Titus « malgré lui, malgré elle » pour épargner à Rome la révolution qu’entraînerait sa judéité... La transfiguration du lyrique par l’antique L’une des rencontres décisives de Gounod est celle de Fanny Hensel (1805-1847), sœur ainée de Mendelssohn. Elle rapporte cette anecdote : A Rome, en 1840, Fanny, pianiste hors-pair avait joué du Beethoven pour ses amis de la villa Médicis, qu’elle appelait « les jeunes Français ». Après le concert, par un beau soir de mai, vers minuit, la bande eut l’idée d’admirer le Colisée au clair de lune. Fanny raconte : « Nous revînmes par le Forum. Gounod grimpa sur un acacia et nous jeta à tous des branches fleuries ». A cette époque, Gounod compose sur des vers de Lamartine (1790-1869), plusieurs mélodies, dont Le Soir qu’il transformera dix ans plus tard, dans un tempo plus lent, en une Ode à l’amour que chante Sapho sous l’inspiration de Vénus, dans la scène du Concours poétique de l’acte I. Gounod noue également à Rome une relation de toute importance, plus intime avec la cantatrice Pauline Viardot (1821-1910), sœur cadette de la Malibran (1808-1836).Pauline lui arrange une rencontre avec Ingres (1780-1867), alors directeur de l’Académie de France. Elle le recommande à l’auteur dramatique Emile Augier (1820-1889) et à Nestor Roqueplan, directeur de l’Opéra de 1847 à 1854. Gounod écrit pour elle le rôle de Sapho, après avoir lu dans le Journal des débats un long article de Liszt (1811-1886) sur Tannhäuser où y est évoquée une inhabituelle conception du théâtre lyrique : « …Wagner voudrait qu’en musique comme dans la tragédie, les caractères soient consciencieusement étudiés, que les discours et actions des personnages aient de la vérité, se poursuivent avec conséquence et offrent une fidèle image du cœur humain. » Ces idées hardies - alors que règne depuis le Premier Empire, un certain néoclassicisme - enflamment Gounod. Il compose Sapho, un « opéra hellénique » en trois actes. Ce seront ses débuts le 16 avril 1851, à la salle Le Peletier, temple du grand opéra officié par Scribe (1791-1861). Pauline Viardot, prima donna absoluta, encore auréolée de son triomphe avec Le Prophète y met tout son talent. Sapho, antiquité vivante pour un opéra Sapho est une œuvre courte, un opéra de « lever de rideau ». A la création, la critique est positive, même si Théophile Gautier, dans La Presse, regrette l’absence d’un ballet : « Chez les Grecs, la danse se mêlait à tout…cette omission du ballet est impardonnable. » Les Escudier, pour leur part, éditeurs et critiques, sont acides pour Pauline Viardot : « Mme Viardot ne chante plus ; chaque note qui sort de sa voix intelligente est un cri déchirant. Cette cantatrice, que j’ai tant admirée, est morte ou à peu près cela. Son organe brisé n’a plus aucun charme ; ce n’est que l’ombre d’un beau tableau. Ce rôle de Sapho sera, je le crains bien, sa dernière création, et cette création n’éternisera pas son nom » (France Musicale, 13 avril 1851). Quel critique musical, de nos jours, écrirait de tels propos sur une cantatrice âgée d’à peine 30 ans, et de réputation internationale ? Par le souci du pathétique et le charme de la ligne vocale, Sapho se rapproche des opéras de Gluck (1714-1787) mais Gounod apporte un supplément d’originalité : alors que les sujets historiques sont à la mode depuis la vogue des romans de Walter Scott (1771-1832), 2 Edouard Despléchin (1802-1871), « Les rochers », 1851, esquisse de décor pour Sapho de Charles Gounod (Bibliothèque-musée de l’Opéra). Gounod envoya à son ami Hector Berlioz, dans l’enthousiasme de la première représentation de l’ouvrage, une copie de la fin du dernier acte rebaptisée Débris d’un naufrage au rocher de Leucade. Gounod entrelace un thème historique à la tragédie antique. L’intrigue est déchirante : un personnage, Phaon, séduit par Sapho, doit quitter l’île de Lesbos suite à une conspiration. Sapho, abandonnée par son amant, est désespérée ; elle se précipite dans les flots, de la falaise de Leucade. Elle est accueillie et glorifiée par les muses du Parnasse dans un chœur céleste d’apothéose. Gounod et ses librettistes « brodent » sur un personnage qui appartient à l’histoire mais dont l’existence n’est pas véritablement attestée. La poétesse Sapho aurait vécu au VIe siècle avant notre ère. Auteure de poésies lyriques, connue pour son homosexualité, elle éduquait de jeunes filles dans le culte des muses, leur apprenait le chant, la danse et la pratique de la lyre. Un mythe éternel : Eros et Thanatos Les dernières pages de Sapho, d’une grandeur tragique, ne sont pas loin des adieux d’Isolde ou de Brunhilde. L’air « Ô ma lyre immortelle… » a pour source un lamento, la Chanson du pêcheur, poème de Théophile Gautier (1811-1872). La mélodie est composée à Rome en 1841. La poétesse, figée dans une draperie légère et flottante, suit des yeux la voile fugitive ; elle l’accompagne de sa voix dans une tessiture qui s’étend du Sol grave au Si aigu, ce qui rend le rôle difficile à distribuer. L’enregistrement de Régine Crespin (1927-2007), daté de 1961, est un beau moment du chant français. Dans un ultime adieu à sa lyre, Sapho entonne un chant noble et pur qui fait ressentir le souffle du drame : « La mer et le vaisseau vont emporter ma vie / Et je viens assister à ma propre agonie ». Le frémissement de la mer couvre ses plaintes, le temps d’une scène de mélancolie, scène d’abandon, d’adieu et de mort, de détresse humaine où ressort la douleur de l’exil, cette douleur que ressent Phaon, amant de Sapho et que l’âme antique excelle à exprimer. 3 Toute la tragédie antique est contenue dans la musique de ces deux alexandrins : ampleur et justesse de la déclamation, noblesse de la parole propre aux aèdes, inflexions légères et expressives de la ligne mélodique, oxymore d’un univers sonore, où la passion et la souffrance rejoignent la pureté de la ligne vocale… autant de miroirs rassemblés en un seul air, l’espace d’un instant. Comme Taine (1828-1893) qui imaginait vivantes, dans les musées, les statues antiques, nous pouvons faire revivre, yeux fermés, oreilles ouvertes, chaque personnage du drame lorsque « leur geste s’achève, leur robe se meut et leurs lèvres éternellement closes s’ouvrent pour prononcer des paroles… » Polyeucte, une antithèse historique et morale C‘est toujours dans « la ville éternelle », au cours de l’hiver 1868-1869 que Gounod pense à un opéra tiré de la tragédie de Corneille (1606-1684), Polyeucte. Il avait eu une vision extatique de son sujet dans une petite église de la via Appia. Le drame rappelle Sapho par l’évocation du monde païen avec, en plus, une dimension sacrificielle. L’action se déroule au IIIe siècle de notre ère : un seigneur arménien, Polyeucte, doit choisir entre l’amour pour son épouse Pauline et la foi chrétienne. Polyeucte - qui n’aspire qu’au martyre - rejette les idoles et choisit la chrétienté. Pauline est déchirée entre sa passion pour le glorieux Sévère, qui lui avait été promis autrefois, qu’elle avait crue mort, et son devoir de femme fidèle. Convertie, elle suivra Polyeucte dans le supplice des chrétiens, après avoir reçu le baptême… Chez Gounod, la prosodie de Polyeucte diffère de la versification cornélienne. Le musicien et ses librettistes, Jules Barbier (1822-1901) et Michel Carré (1822-1872), hommes de théâtre, transforment les stances : « Monde, pour moi tu n’es rien, / je porte en un cœur tout chrétien / une flamme toute divine/ et je ne regarde Pauline / que comme un obstacle à mon bien »… en les transfigurant par le lyrisme et la ligne musicale. Ces stances, tout en restant fidèles à Corneille, inspirent aux librettistes, deux vers d’un raccourci saisissant : « Monde, pour moi tu n’es plus rien, / Le Ciel a remplacé Pauline… » Ce dépouillement de la dialectique ouvre un nouvel horizon poétique. « Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours ? » (Gérard de Nerval) Gounod recourt à deux procédés pour traiter le sujet antique. Le premier usage est l’emploi de formes poétiques, (hymne, ode, dithyrambe), de sonorités obtenues au moyen d’instruments : la harpe (qui remplace la lyre), flûtes, trompettes, cuivres, timbales, cymbales, triangle… par une métrique, des rythmes et des modes (dorien, lydien, phrygien…). Il restitue en quelque sorte une musique « archéologique » où la chorégraphie insiste sur la volupté du corps, comme la nuit de Walpurgis de Faust ou la danse des jeunes juives de la Reine de Saba. Le second moyen est visuel : le musicien recrée une antiquité picturale par le choix de lieux classiques comme un site sauvage, par exemple le rocher de Sapho, ou un décor babylonien de temples massifs et de palais à terrasses : le temple d’Adoniram et le palais de Soliman dans la Reine de Saba, le palais de Philémon et Baucis ou encore le temple de Jupiter dans Polyeucte. Gounod n’est pas le seul musicien du XIXe siècle à s’être inspiré de l’antiquité. Berlioz (18061869) avec les Troyens, Saint-Saëns (1835-1921) avec Samson et Dalila, Massenet (18421912), avec Hérodiade et Thaïs … - pour ne citer que des œuvres connues- y recourront. Nous leur devons un théâtre recomposé, l’apothéose d’une palette propre à Delacroix ou à Hugo ; le déploiement de masses chorales ; la flamboyance du décor, la somptuosité des costumes… et avant tout, le sentiment du beau, du trouble de l’émotion, de l’effusion des passions. Hervé BEAUMONT On écoutera non sans émotion, un extrait de Sapho, « Ô ma lyre » par Régine Crespin, direction Jésus Etcheverry (Vega 1961, puis CD Accord/ Musidisc/ Universal, 2003) ainsi qu’un passage de Polyeucte <Source délicieuse> par José Luccioni, direction Eugène Bigot, (Voix de son Maître, 1946, puis Malibran, récital vol 2) 4