Revendre nos données au privé : « Oui, mais non
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Revendre nos données au privé : « Oui, mais non
Le Soir Mercredi 15 juin 2016 6 LABELGIQUE Revendre nos données au privé : « Oui, mais non » SANTÉ La valse-hésitation du secrétaire d’Etat Philippe De Backer (VLD) Le nouveau secrétaire d’Etat a annoncé vouloir vendre nos données médicales au secteur pharmaceutique. Avant de se rétracter. L’opposition ne cache pas son malaise. BIO EXPRESS Un ex-chef de file des jeunes VLD L e tout nouveau secrétaire d’Etat en charge de la Protection de la vie privée, Philippe De Backer (VLD), considère que l’Etat doit pouvoir transmettre des données médicales des citoyens au secteur pharmaceutique. Ces données pourraient selon lui être rétribuées, si l’opération s’avère positive pour le patient, sous la forme par exemple d’une baisse du prix des médicaments. L’ex-député européen a présenté mardi à la Chambre sa note de politique générale dans laquelle il insiste sur les opportunités sociales et économiques générées par les banques de données et le traitement des données personnelles. Mardi, dans un entretien au Morgen, De Backer souligne : « De n ombreuses entreprises privées dema ndent l’a ccès à n os donn ées. Le secteur du tra va il in térima ire ou des a ssura n ces, pa r exemple, s’intéressen t a u registre na tiona l des citoyens. Les mutua lités a ussi disposen t de données sur leurs pa tients, les théra pies qu’ils suiven t, les médica men ts qu’ils prenn ent…Ces informa tion s intéressen t les fir mes pha rma ceutiques. » « Com m en t vou lez-vou s qu e les citoyen s a ccep ten t en cor e de com m u n iqu er leu r s don n ées m édica les ? » MONICA DE CONINCK, DÉPUTÉE SP.A Le secrétaire d’Etat se dit ouvert à la possibilité de faire payer ces données par le privé et estime que la loi sur la protection de la vie privée est « trop rigide ». Selon lui, à l’étranger, les mutualités collaborent déjà à l’amélioration du suivi thérapeutique par les patients via des applications. Philippe De Backer observe dans le même entretien que de nombreux patients étaient déjà disposés à transmettre leurs données lorsqu’ils collaborent, par exem ple, à des études ou à des thérapies. Dans la m ajorité, les déclarations du nouveau secrétaire d’Etat n’ont pas plu à tout le Selon Philippe De Backer dans son entretien au « Morgen », de nombreux patients sont déjà disposés à transmettre leurs données médicales. © ARNAUD DECREMER. monde. Au CD&V, on rappelle que les données médicales doivent profiter au patient et ne peuvent devenir une valeur m archande : « Cela va tr op loin », a tranché le député démocratechrétien Raf Terwinghen. En commission de la Justice, mardi après-midi, le secrétaire d’Etat a fait marche arrière, jurant ses grands dieux qu’il n’avait aucune intention de participer à la vente de banques de données. Contacté par nos soins, Philippe De Backer explique que ses propos au Morgen ont été mal interprétés. « Le gouvern emen t dispose de très nombreuses ba nques de donn ées en ma tière de mobilité ou de soins de sa nté. Ma is je souha ite en ca drer cette ma tière de ma n ière très stricte : les don n ées doiven t être a non ymes, doiven t recevoir l’a ccord préa la ble du pa tien t, respecter un ca dre léga l précis. Et il fa ut ren forcer la commission sur la Protection de la vie privée. Celle-ci doit disposer des in strumen ts qui lui permettront d’in fliger des a men des pouva n t s’élever jusqu’à 4 % du chiffre d’a ffa ires d’une société si elle contrevien t a ux disposition s léga les. Je me ba ttra i comme un lion pour défen dre la protection de la vie privée, un droit fonda menta l. Mon seul objectif est d’a méliorer la recherche médica le et les théra pies a u bén é- fice des pa tients. Qua nd j’éta is étudia nt, j’a i pa rticipé à des essa is clin iques pour des entreprises pha rma ceutiques. J ’éta is défra yé à con cu rren ce de 150 euros, dépla cements compris. Je leu r a i commu n iqué mes données. En écha nge, j’a i bén éficié d’un suivi qui m’a été utile pour mon développement per son nel. C’est du win -win . » Pour Monica De Coninck, exministre de l’Emploi et députée SP.A, « son a ttitude est schizophrén ique. Le secréta ire d’Eta t s’est complètement con tredit en l’espa ce de 24 heures. Je pen se que Ma ggie De Block (la ministre de la Santé, VLD elle aussi, NDLR) n’a pa s dû a pprécier sa sortie. En décla ra n t que quiconque a lla it pouvoir a ccéder a ux ba nques de données médica les, il enter ra it le dossier médica l in dividuel des pa tients, a uquel la min istre tien t comme à la prunelle de ses yeux. Commen t Six semaines après avoir prêté serment, Philippe De Backer, le nouveau secrétaire d’Etat à la Lutte contre la fraude sociale, à la Protection de la vie privée et à la mer du Nord, vient de rater sa « Joyeuse entrée » mardi à la Chambre. Il a en tout cas fait un virage à 180 degrés par rapport à ses déclarations de la veille. Philippe De Backer avait remplacé le 2 mai son collègue ostendais Bart Tommelein, prié de prendre la place d’Annemie Turtelboom, ministre flamande acculée à la démission. Ce docteur en biotechnologie de l’Université de Gand a travaillé pour un fonds d’investissement spécialisé dans les soins de santé. Il a présidé les jeunes VLD entre 2007 et 2010, avant de devenir député européen en 2011. D.V. voulez-vous que les citoyens a cceptent encore de communiquer leurs données médica les si un membre du gouvernement an n on ce qu’il va les revendre a u secteur privé ? ». ■ DIRK VANOVERBEKE Laurette Onkelinx « Il a commis une faute» ENTRETIEN zlem Özen, la comm issaire PS de la commission Justice, n’était pas com plètement rassurée mardi, par les explications du nouveau secrétaire d’Etat à la Vie privée et cela, en dépit de sa courbe rentrante. Pour elle, son entretien au Morgen était « un discours en fa veur de la priva tisa tion de la politique de la sa n té. On ne ma rcha nde pa s les don nées médica les. C’est in a ccepta ble. » Quant à Laurette Onkelinx, cheffe de groupe socialiste à la Cham bre, elle s’interroge elle aussi sur les motivations de Philippe De Backer. O Comment avez-vous réagi aux propos du secrétaire d’Etat ? Da n s son en tretien à la presse fla ma n de, il s’est a va n cé pou r détricoter le fon ction n emen t de la pr otection de la vie privée. Laurette Onkelinx, cheffe de groupe PS à la Chambre. © BELGA. Les don n ées médica les en con stitu en t u n e ma tière très sen sible, sin on la plus sen sible. Si on veut qu e les pa tien ts a ccepten t de commu n iquer ces in forma tion s très person n elles, il fa u t leu r ga ra n tir qu’elles n’a bou tiron t en a u cu n ca s a u près d’en treprises lu cra tives, ma is qu’elles n e seron t tra itées qu e pa r des u n iversités ou des experts. Comme cela existe déjà da n s la tra n smission de don n ées en tre les mu tu a lités à tra vers l’IMA ou le KCE, le cen tre d’exper tises des soin s de sa n té. En a ucu n ca s elles n e peu ven t deven ir des va leu rs ma r cha n des. Or, la n ote de M. De Ba cker se propose à la fois de restrein dre la protection de la vie privée tout en boosta n t la ma rcha n disa tion de la sa n té. C’est évidemmen t in a ccepta ble. Et l’opposition n’a pa s été la seu le à réa gir con tre ses propos. La ma jorité a ussi a cr itiqu é la philosophie de ce projet. Pou r n ou s, en tout ca s, il fa ut u n e réflexion bea u cou p plu s la rge su r la pr otection des don n ées médica les et il n’est évidemmen t pa s qu estion de ren dre les lois régissa n t la protection de la vie privée moin s r igides. Et a u profit des firmes pha rma ceutiqu es. Notre système de soin s de sa n té est ba sé su r la solida r ité, pa s su r le profit. Comment comprenez-vous sa volte-face ? Je su is su rprise. Est-ce de la n a ïveté de sa pa r t, u n e erreu r de jeu n esse, u n ma n que de sen sibilité à l’éga rd de ce dossier très délica t des don n ées per son n elles ? Il n’en globe pa s seu lemen t les soin s de sa n té d’a illeu rs. Il est bea u cou p plu s la rge. Voyez les discu ssion s très sen sibles a u tour des don n ées person n elles des pa ssa gers des compa gn ies eu ropéen n es que l’on vou dra it commu n iquer à des fin s de sécu rité. A moin s qu’il n e s’a gisse d’u n e pou ssée d’u ltra libéra lisme qui n’a u ra fin a lemen t livré a u cu n résu lta t. En tou t ca s, il a commis u n e fa u te. ■ Propos recueillis par D.V. vie privée Marchand de données, une profession qui rapporte C ’est le nouvel eldorado. Et il n’est da ta brokers peuven t, pa r exemple, colguère d’entreprises actives dans lecter toutes les tra ces la issées derr ière l’univers tentaculaire du numérique qui eux pa r les in ter na utes lor squ’ils vine rêvent, peu ou prou, de valoriser les sitent des sites web. Ces donn ées ser vidonnées en tous genres ron t à enrichir des pr ofils inqu’elles ont patiemment accudividuels de plus en plus a ffimulées. Un eldorado qui a dén és. Ils seront ensuite revenjà ses professionnels : les courdus à d’a utres entreprises qui pourront les utiliser. » tiers en données ou « data brokers ». Un job très facile à Prises individuellement, ces définir. Il s’agit tout simpledonnées sont plutôt insigniment de revendre à ses clients fiantes. Ce n’est que lorsdes données que ceux-ci ne qu’elles sont agrégées qu’elles peuvent pas se procurer Jean-Marc prennent tout leur sens. Mais Van Gyseghem, que trouve-t-on dans de tels ailleurs. « Il y a bien des fa çons de de l’Université profils d’utilisateurs ? Et qui ra ssembler ces don nées, ex- de Namur. © D.R. peut en tirer parti ? Parmi les plique Jean-Marc Van Gyseclients potentiels des courtiers ghem, chercheur au Centre de re- en données, on trouve évidemment les cherches information, droit et société compagnies d’assurances. Si la valorisa(Crids) de l’Université de Namur. Les tion des profils dépend évidemment de leur contenu, le prix de la « marchandise » est loin d’être négligeable. On imagine aisément l’intérêt, pour un assureur, de savoir qu’un client potentiel pour une future assurance-vie visite régulièrement des sites spécialisés dans les maladies cardio-vasculaires. En Europe, on n’en est pas encore tout à fait là, même si les régulateurs des données personnelles ont de bonnes raisons d’être vigilants. « Chez n ous, les données de sa nté sont con sidérées comme des donn ées sensibles, poursuit Jean-Marc Van Gyseghem. A ce titre, elles bénéficient d’une protection complémen ta ire pa r ra pport a u x a u tres ca tégories de don nées personn elles. Il n’est pa s permis de les tra iter sa ns le consentement de la personn e sa uf des exceptions bien précisées pa r la loi. On ima gine ma l que les gens a utorisen t ex- plicitement leur commercia lisa tion . » Les ambitions de bpost Pas plus que le reste de la planète, la Belgique n’a échappé à la tentation de collecter des données « enrichies ». A l’im age de bpost avec son service Do My Move, qui perm et de gérer le transfert du courrier lors d’un dém énagement et génère un flux de précieuses données. L’entreprise publique est dans une position idéale pour développer des activités de courtier en données. « Ma is d’a utres entrepr ises sont éga lement bien pla cées, note un spécialiste des données personnelles. C’est le ca s des sociétés de recouvremen t de créa nces, un secteur où l’on peut ra ssembler des informa tions qui va len t leur pesa nt d’or pour des sociétés immobilières ou des sociétés qui consenten t des prêts. » Il serait pourtant absurde de diaboliser par principe les « data brokers ». « Lorsque l’utilisa tion des don nées est bien enca drée pa r la loi, l’utilisa tion in telligente d’informa tions person nelles peut être un excellen t ser vice rendu a u citoyen », rappelle Jean-Marc Van Gyseghem. Qui cite l’exemple de la Banque carrefour d’échange de données (BCED) de la Région wallonne et de la Communauté française. « Cela évite d’imposer à un e personn e de redonn er éternellemen t les mêmes don n ées. Lorsque l’on devra remplir un formula ire pour dema nder un e prime, de n ombreuses informa tions seront déjà pré-en codées. Un tel courtier public en donn ées joue un r ôle centra l da ns la simplifica tion a dministra tive. » ■ ALAIN JENNOTTE