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Tribune de Genève | Samedi-dimanche 17-18 mai 2014
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Tribune de Genève | Samedi-dimanche 17-18 mai 2014
Finesgueules
Finesgueules
La Cité sarde caresse les gou rmets dans le sens du ventre
Avec ses artisans de bouche, ses marchés alléchants, ses bistrots canailles et ses tables chics, la commune est devenue la Babylone de la gourmandise. A l’occasion du 50e Printemps carougeois, tournée des popotes
Jérôme Estèbe
C
ela n’étonnera personne, et
en tout cas pas les autochtones, si la 50e édition du
Printemps Carougeois se
consacre aux choses de la
table. C’est que la gourmandise s’avère quasi consubstantielle à la Cité
Sarde. Rarement même on a vu telle concentration d’artisans de bouche et de bons
bistrots (voire sélection subjective ci-contre)
dans un périmètre à ce point menu. Le
gourmet qui se balade de ce côté-là de
l’Arve en a la papille qui tourne et le bidon
qui frétille.
Que l’hédonisme plane sur les toits carougeois, notez que l’affaire ne date pas
d’hier. Le passé de tolérance religieuse et
d’ouverture sociale de la ville a sans doute
sa part de responsabilité là-dedans. Un
vieil autochtone nous racontait comment,
au temps de sa propre grand-mère – il y a
un bon siècle de cela donc –, les habitants
sortaient tables et chaises dans les rues
pour partager la très solide soupe carougeoise. A l’époque, disait-il, il flottait à la
nuit tombée un parfum d’absinthe dans
les rues. Les cabinotiers tenaient alors le
haut du pavé et ces gens-là savaient vivre.
Et quand les Genevois bon teint souhaitaient s’encanailler, ils savaient pertinemment quel pont emprunter.
Cabas et verre de vin
Le paysage social a toutefois bien changé.
Les modestes ateliers de naguère sont devenus des boutiques chics et in. Et c’est
aujourd’hui une population jeune et nantie, pour ne pas dire bourgeoise et bohème, qui peuple les immeubles rénovés
du vieux Carouge. Cette génération-là ne
dédaigne nullement la bonne chère. Tout
au contraire. Le samedi, le mercredi et,
depuis peu, le vendredi après-midi, elle
noircit le marché de la place éponyme, un
cabas à la main et un verre de vin dans
l’autre. Hippy!
«Ici, il existe une autre
atmosphère qu’en ville:
conviviale et festive»
Guy Ciclet Maraîcher et président des
marchés carougeois
Trois marchés hebdomadaires pour
une même bourgade, si cool et bien peuplée soit-elle, cela ne ferait pas un peu
beaucoup? «Non. Le nouveau-né du jeudi
après-midi a illico fonctionné», se réjouit le
maraîcher Guy Ciclet. Producteur de légumes (voir ci-contre), ce barbu amène est le
boss et l’infatigable animateur des marchés carougeois. «Comme aux Grottes, il y
a deux périodes. De 15 h à 18 h, les gens
font leurs courses. Après, on est dans une
ambiance plus apéro. Ici, il existe indéniablement une autre atmosphère qu’en ville.
C’est l’esprit terrasse, festif et convivial.»
Et puis la Carouge gourmande, on l’a
dit, ne se résume pas aux étals de ses marchés. En quelques centaines de mètres
carrés, il y a tout ici pour amadouer les
fines gueules. Des épiceries ethniques et
des bouchers éthiques. Une marchande de
thés top (Betjeman and Barton) et des confiseurs troublants (Martel, Pascoët). Un
resto étoilé (Le Flacon) et des bistros vintage (La Bourse, Le Vieux Carouge…). Des
tables exotiques (Kenitra, PakuPaku) et
des musts bistronomiques (Le Dix vins,
L’Artichaut). Des boulangers exigeants,
des tea-rooms gourmands, des glaciers
dans le vent. Sans oublier des dizaines de
zincs à apéros, qui perpétuent le passé
fêtard de ce coin dingo de Genève.
Le Printemps carougeois. Un festin
d’événements, concerts, lectures, balades,
expos, perfos jusqu’au 25 mai. Lire avantpremière dans nos éditions du 15 mai.
Programme détaillé: www.printempscarougeois.ch
Contrôle qualité
Philippe Coindet: une bûchette à la Huchette
Los Tacos: se tortiller pour la tortilleria
Les trésors de la Carouge gourmande ne
scintillent pas forcément sur la place du
Marché ou le long de la voie du tram. Le
gastrolâtre doit à l’occasion jouer à
l’orpailleur. C’est ainsi dans une arcade
qui ne paye pas de mine et dans une rue
qui ne fait pas grand bruit que se cache
la meilleure boutique de spécialités
mexicaines de la République. Ici règnent
Alma Mauron et Beatriz Gamboa, amies
d’enfance et exilées sous nos cieux
depuis quelques lustres. Les copines
éprouvaient une folle nostalgie pour la
Voilà l’une des tables les plus récentes de
la Cité Sarde. On dit ça tout en soupesant
l’inexactitude de l’affirmation. Car il n’y a
rien de vraiment nouveau, ni dans
l’enseigne, ni dans les gens qui la font
vivre. La Huchette existe en effet depuis
quasi un siècle, avec des hauts et des
bas. Et son tout nouveau boss, Philippe
Coindet, fut le maître d’hôtel durant deux
décennies de la Bourse, place du Marché.
Une figure de la Carouge qui ripaille, rien
de moins. Suite à une bisbille avec les
propriétaires, l’homme a récemment
Il était maître d’hôtel et sommelier de
très très très haut vol. Puis tradeur de
vins prestigieux sur le Web. Parce qu’il
rêvait de contacts humains, le singulier
Gilles Bogaerts a un jour décidé d’ouvrir
son magasin de vins à lui. Entre-temps,
celui qui tutoyait les plus grandes
étiquettes bourguignonnes et bordelaises avait découvert le charme immédiat
des crus dits «naturels». Soit ces vins
super-bio, peu ou pas soufrés, pleins de
fruit et de simplicité, qui se sifflent sans
arrières pensés ni doctes discours.
cuisine de leur enfance. Et ne trouvaient
pas les ingrédients nécessaires pour la
réaliser à Genève. D’où l’idée de préparer
des tortillas maison, d’abord pour elles,
puis pour toute la diaspora. Depuis,
l’amateur de cuisine latina déniche chez
elles ses chers nachos, tostadas, burritos
ou tamales. Sans oublier les fameuses
tortillas, au maïs ou au blé, mitonnées
par ces dames deux fois par semaine;
galettes qui relèguent celles de la grande
distribution au rang de cauchemars sous
cellophane. Rue de la Faïencerie, 8.
quitté la grande brasserie, en emportant
avec lui un cuisinier et un serveur, pour
reprendre ce bistrot patrimonial. «Il a
fallu se décider très vite», raconte-t-il.
«On a eu les clefs mi-janvier. On a tout
rénové à toute vitesse, pour ouvrir la
veille de la Saint-Valentin!» Au menu: des
grillades dans la cheminée, des mets
solides et indémodables, des tartares,
des abats. Et dans l’annexe qui jouxte le
resto, rebaptisée la Petite Huchette, ce
sont fondue et raclette qui mènent le bal.
Rue Adolphe Fontanel 5.
Gilles Bogaerts: le grand écart bacchique
Philippe Pascoët: le choc du titan
Les Carougeois ont une sacrée veine.
Alors que nombre de quartiers genevois
ont vu leur nombre de boucheries
indépendantes s’amenuiser, parfois
jusqu’à extinction totale comme aux
Pâquis, la Cité Sarde regorge de
valeureux artisans carnés. Rien qu’au
cœur historique de la ville, deux
vénérables enseignes ont survécu à
Quiconque a déjà croqué dans un des 50
chocolats créés par Philippe Pascoët au
fil des années connaît le talent, l’audace
et la rigueur de ce bonhomme-là.
D’origine bretonne, il s’est installé dans
un labo carougeois il y a 25 ans. Et dans
son local de la rue St Joseph il y a une
dizaine d’années. Depuis, le confiseur a
raflé un chaudron de médailles et
récompenses. Ses gourmandises aux
parfums osés – safran, absinthe,
réglisse… – se pavanent désormais sur
les tables des meilleurs restaurants de la
BdT: la résurrection d’une Carougeoise moussue
Voilà donc le drôle d’assortiment
vinique du magasin de Bogaerts baptisé
le «20G». D’un côté les bouteilles
«glouglou», aux étiquettes rigolotes et
aux jus gourmands. De l’autre, les
flacons de légendes, les vieux millésimes, les Petrus, Cheval-Blanc ou
Richebourg, souvent en exemplaires
uniques. Et au milieu, rien. Rien, sinon
un caviste volubile et passionné, qui fait
le grand écart entre le luxe bachique et
la gaie avant-garde vigneronne. Rue
Roi-Victor-Amé 3.
pharaoniques dans ces locaux gigantesques. Au sous-sol, les toilettes de naguère
abritent désormais le gros des installations, qui émergent au rez-de-chaussée
façon iceberg de métal. Spectaculaire.
C’est le cuisinier piémontais Mauro
Parachini, également gérant de la
Fumisterie, qui chapeaute l’enseigne et
brasse désormais les joyeuses bières
maison. Le processus technique? A moins
de disposer d’une demi-journée devant
vous, ne le lancez pas là-dessus. C’est un
passionné. BdT, Avenue Vibert 18,
l’épidémie qui frappe la corporation.
Survécu, voire embelli. Il s’agit des
maisons Brönnimann et Boisson, nichées
à un jet de longeole l’une de l’autre. Dans
les deux cas, ce sont les rejetons du clan,
respectivement Alain (photo) et Ivan, qui
ont hérité du tablier paternel, et même
grand paternel. Tous deux pratiquent
leur ministère avec exigence et passion.
Après avoir planché trois ans sur le
projet, elle a réalisé, il y a un mois et
demi à peine, son rêve au cœur du vieux
Carouge. Dans un local clair et sobre,
simplement orné d’une enseigne au néon
intérieure, s’alignent sur des étagères
vitrées pâtes dures et molles, brebis et
chèvres, bleus et crème double. Le tout
sélectionné par la maîtresse des lieux… à
Guy la Graine, l’actif barbu du marché
vélo. «Avec un ami, on a fait un tour des
producteurs en bicyclette, plus de trois
mille kilomètres. De la Bourgogne à
l’Auvergne, via le Jura Suisse. Il nous
fallait rencontrer ces gens, les connaître
et comprendre leur travail. Débarquer à
vélo chez un fromager perché sur un col,
ça crée illico la sympathie», assure-t-elle.
La fromagère, Rue 5 Victor, 5.
Ne nous y trompons pas. Ce n’est pas le
seul appétit commercial qui pousse Guy
Ciclet à mouiller à ce point son tablier
pour les marchés carougeois. Ces trois
rendez-vous hebdomadaires, dont il est
le président et le moteur, il les rêve
comme espaces de vie, de rencontre et
de gourmandise. Et quand les gens
flânent, trinquent, s’attardent, le
maraîcher bio jubile. Surnommé «Guy La
Graine» pour sa propension à traquer les
variétés oubliées, rares et insolites, il est
de ceux qui proposent sur leurs étals des
Contrôle qualité
Tous deux ont leurs clientèles et
spécialités. Les carnivores autochtones
ont leur chouchou, évidemment. On en a
vu débattre autour d’un verre de blanc
des mérites de la charcutaille de l’un ou
du bœuf de l’autre. Heureux soit le
peuple qui peut avoir ce genre de
conversation. Rue du Marché, 4; place du
Marché, 6.
place, au Bon Génie et au Passage des
Lions. Lausanne est dans le viseur. Mais
Pascoët aime Carouge. «C’est un endroit
magique», fond le chocolatier. «Je ne
saurais dire pourquoi. Une ambiance.
Une chaleur. Tous ces artisans qui
ouvrent leurs boutiques quand ils
veulent…» La dernière folie de l’artisan?
Une bouchée au yuzu, avec trois
textures distinctes. C’est Serge Labrosse,
le chef du Flacon, qui lui a commandé
ça. Quand les grands palais se rencontrent… Rue St Joseph, 12.
Claire Delsouillet: la fromagère aux 3000 kilomètres sur deux roues
Il n’y avait pas de fromager à Carouge. Si
ce n’est au marché, bien sûr. La jeune
Claire Delsouillet, elle, avait la «passion
du fromage» depuis toute petite. Avec un
gros faible pour le roquefort. Formée à la
communication événementielle, elle a
commencé par travailler çà et là dans sa
branche, tout en rêvant de monter son
affaire à elle: «La fromagerie idéale.»
On l’a oublié, mais à l’aube du siècle
dernier, les Carougeois aimaient à se
siffler la Carougeoise. Soit le gentil
surnom donné à la bière produite par une
petite brasserie locale. Laquelle vint à
fermer. Quand, presque un siècle plus
tard, un concours visant à réinventer la
Brasserie des Tours s’ouvrit, cinq copains
et pros de la restauration locale raflèrent
le pompon avec le projet fou de brasser à
nouveau. Depuis moins d’un an, la
mousse indigène recoule à flot, et dans
son plus bel état, après des travaux quasi
Brönnimann et Boisson: des bouchers qui se décarcassent
légumes aux looks singuliers et aux
saveurs majuscules. Des tomates
tarabiscotées et goûtues en été. Mille
racines et courges rocambolesques
l’hiver. C’est encore lui qui a inventé la
fondue végétale: un caquelon plein d’une
sauce aux anchois dans laquelle on
trempe topinambours, panais, rutabaga
ou persil racine. Malin! Marché de
Carouge samedi et mercredi matin, jeudi
après midi.
Textes: Jérôme Estèbe.
Photos: Pierre Albouy, Steeve-Iuncker Gomez, Olivier Vogelsang.