Septième rapport sur le projet de code des crimes contre la paix et
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Document:- A/CN.4/419 & Corr.1 and Add.1 Septième rapport sur le projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, par M. Doudou Thiam, Rapporteur spécial sujet: Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité (Partie II) - avec le Statut pour une cour criminelle internationale Extrait de l'Annuaire de la Commission du droit international:- 1989 , vol. II(1) Téléchargé du site Internet de la Commission du Droit International (http://www.un.org/law/french/ilc/index.htm) Copyright © Nations Unies PROJET DE CODE DES CRIMES CONTRE LA PAIX ET LA SÉCURITÉ DE L'HUMANITÉ [Point 5 de l'ordre du jour] DOCUMENT A/CN.4/419 et Add.l* Septième rapport sur le projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, par M. Doudou Thiam, rapporteur spécial [Original : français] [24 février 1989] TABLE DES MATIÈRES Paragraphes INTRODUCTION 1-2 Pages 88 Sections I. II. LES CRIMES DE GUERRE 3-29 88 A. Projet d'article 13 B. Commentaires 1. La définition du crime de guerre 2. La terminologie 3. La gravité du crime du guerre et la distinction entre crime de guerre et infraction grave 4. Remarques d'ordre rédactionnel sur les deux variantes du projet d'article 13 3 4-29 4-11 12-14 88 89 89 89 15-27 28-29 90 91 LES CRIMES CONTRE L'HUMANITÉ 30-74 92 A. Projet d'article 14 B. Commentaires 1. Les notions de crime contre l'humanité et de génocide 2. La notion d'acte inhumain à) Les atteintes contre les . .•: • . b) Les atteintes aux biens 3. Le caractère massif ou systématique 4. Autres incriminations 5. Remarques d'ordre rédactionnel sur le projet d'article 14 30 31-74 33-42 43-58 44-46 47-58 59-67 68-72 73-74 92 92 93 94 94 94 95 96 96 * Incorporant le document A/CN.4/419/Corr.l. 87 88 Documents de la quarante et unième session Introduction 1. Ce septième rapport traite des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité auxquels sont consacrés les projets d'articles 13 et 14. Ces projets d'articles sont suivis de commentaires faisant le point des débats doctrinaux et des débats au sein de la Commission du droit international. 2. S'agissant des débats de la Commission, le Rapporteur spécial croit utile de les rappeler brièvement, car certains membres ne faisaient pas encore partie de la Commission à l'époque où ces débats ont eu lieu. Parfois, les commentaires portent aussi sur des points nouveaux, non encore discutés au sein de la Commission. Par exemple, la distinction entre la notion de crime de guerre et celle d'infraction grave au sens des Conventions de Genève de 1949 et de leur Protocole additionnel I1, ou encore l'atteinte à des biens d'intérêt culturel, artistique, historique, ou à des biens d'intérêt vital comme l'environnement humain. Les commentaires expliquent aussi pourquoi telle rédaction a été préférée à telle autre du projet de code de 19542 et pourquoi telle infraction nouvelle est proposée. ' Voir infra notes 5 et 6. Adopté par la Commission à sa sixième session, en 1954 ; texte reproduit dans Annuaire... 1985, vol. II (2e partie), p. 8, par. 18. 2 I. — Les crimes de guerre A. — Projet d'article 13 3. Le Rapporteur spécial propose le projet d'article 13 suivant : CHAPITRE II ACTES CONSTITUANT DES CRIMES CONTRE LA PAIX ET LA SÉCURITÉ DE L'HUMANITÉ Article 13. — Crimes de guerre PREMIÈRE VARIANTE a) Constitue un crime de guerre toute violation [grave] des lois et coutumes de la guerre ; b) Au sens du présent code, on entend par « guerre » tout conflit armé international ou non international, tel que défini par l'article 2 commun aux Conventions de Genève du 12 août 1949 et le paragraphe 4 de l'article 1er du Protocole additionnel I du 8 juin 1977 à ces Conventions. b) L'expression « règles du droit international applicable dans les conflits armés » s'entend des règles énoncées dans les accords internationaux auxquels participent les parties au conflit, ainsi que des principes et règles de droit international généralement reconnus qui sont applicables aux conflits armés ; c3) Constituent, notamment, des crimes de guerre : i) Les atteintes graves aux personnes et aux biens et, notamment, l'homicide intentionnel, la torture, la prise d'otages, la déportation ou le transfert de populations civiles d'un territoire occupé, les traitements inhumains y compris les expériences biologiques, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé, la destruction ou l'appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite ou arbitraire ; ii) L'emploi illicite de moyens et de méthodes de combat et notamment d'armes qui, par leur nature, frappent sans distinction les objectifs militaires et les objectifs non militaires, d'armes dont l'effet est incontrôlable et d'armes de destruction massive. SECONDE VARIANTE a) Au sens du présent code, constitue un crime de guerre toute violation [grave] des règles du droit international applicable dans les conflits armés ; 3 Les commentaires ci-après ne traitent pas de l'alinéa c, dont le texte (A/CN.4/419/Add.l) a été présenté postérieurement à la distribution du présent rapport (A/CN.4/419) aux membres de la Commission. Voir Annuaire... 1989, vol. I, p. 73, 2106e séance, par. 2. Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité B. — Commentaires 1. LA DÉFINITION DU CRIME DE GUERRE 4. Il a paru nécessaire de s'en tenir à une définition générale plutôt que de procéder à une énumération des actes constituant un crime de guerre. Cette énumération se heurterait à la question de savoir si elle est exhaustive ou non. De plus, il serait difficile, sinon impossible, de se mettre d'accord sur les crimes à inclure ou non dans la liste des infractions. Enfin, une liste serait soumise à une perpétuelle remise en question, en raison de l'évolution rapide des méthodes et des techniques. 5. La célèbre clause Martens énoncée dans le préambule de la Convention (IV) de La Haye de 19074, et reprise fort opportunément au paragraphe 2 de l'article 1 er du Protocole additionnel I 5 aux quatre Conventions de Genève de 19496 garde toute sa valeur. 6. Commentant le paragraphe 2 de l'article 1 er du Protocole additionnel I, le CICR a déclaré : S'il a paru utile de reprendre une nouvelle fois cette formule dans le Protocole, c'était à deux fins. D'abord, malgré l'accroissement considérable des matières couvertes par le droit des conflits armés, et malgré le détail de sa codification, il n'est pas possible d'envisager qu'une codification soit complète à un moment quelconque ; la clause de Martens empêche de considérer que tout ce qui n'est pas expressément interdit par les traités pertinents est autorisé. Ensuite, on doit y voir un élément «1;. ii.!ihk|ik' piivl.iin.nil V.ipplicabilitê des principes mentionnés nonoi^i.ni! l'O1..«limon uMJik'UK1 des situations ou de la technique7. 7. Feu Jean Spiropoulos, le Rapporteur spécial chargé du projet de code de 1954, disait : [...] L'espoir d'atteindre notre but actuel, qui est de rédiger ce code et de le faire adopter par les gouvernement dans un proche avenir, serait rendu illusoire si l'on se risquait à une telle entreprise à l'heure actuelle. Ce que la Commission peut faire, à notre avis, c'est d'adopter une définition générale des crimes mentionnés plus haut, en laissant au juge le soin de rechercher si, en tenant compte de l'évolution récente des lois de la guerre, il se trouve en présence de « crimes de guerre ». [,..]8. 8. Cette opinion mérite d'être retenue d'autant plus que les différentes infractions au droit des conflits armés sont mentionnées dans des conventions pertinentes, notamment les Conventions de La Haye de 1907 ; les Conventions de Genève de 1949 (Convention I, art. 50 ; Convention II, art. 51 ; Convention III, art. 130 ; Convention IV, art. 147) et le Protocole addi4 Voir le neuvième alinéa du préambule de la Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, du 18 octobre 1907 ; voir J. B. Scott, éd.; Les Conventions et Déclarations de La Haye de 1899 et 1907, 3 e éd., New York, Oxford University Press, 1918, p. 101 et 102. 5 Protocole relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, adopté à Genève le 8 juin 1977 (Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 1125, p. 3). 6 Conventions pour la protection des victimes de la guerre, adoptées à Genève le 12 août 1949 (ibid., vol. 75). 7 CICR, Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, Genève, Martinus Nijhoff, 1986, p. 38 et 39, par. 55. s Premier rapport de J. Spiropoulos sur le projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité (A/CN.4/25), p. 41 ; texte original anglais publié dans Yearbook of the International Law Commission, 1950, vol. II, p. 266 et 267, par. 82. 89 tionnel I, art. 11 et 85. Il serait inutile et fastidieux de reproduire ces textes dans le code. 9. Quelles que soient les réserves que puisse inspirer le jugement du Tribunal militaire international de Nuremberg, on ne peut que partager son affirmation, à savoir que les lois de la guerre se dégagent des us et coutumes progressivement et universellement reconnus, de la doctrine des juristes et de la jurisprudence des tribunaux militaires, que ce droit n'est pas immuable, qu'il s'adapte sans cesse aux besoins d'un monde changeant et que souvent les traités ne font qu'exprimer et préciser les principes d'un droit déjà en vigueur9. 10. La doctrine elle-même s'est rangée à l'idée que l'énumération exhaustive des crimes de guerre est impossible. Sir David Maxwell Fyfe, dans sa réponse adressée au questionnaire de l'Association internationale de droit pénal et de l'International Bar Association, disait : « Je ne crois pas qu'il soit possible d'établir un code contenant des définitions complètes et détaillées ». Vespasien V. Pella, alors président de l'Association internationale de droit pénal, était lui aussi d'avis que : Dans les circonstances actuelles, l'établissement d'une liste exhaustive est impossible. Rappelons que la Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et des sanctions créée en 1919 par la Conférence des préliminaires de la paix avait dressé une liste comprenant trente-deux cas de violations des lois et coutumes de la guerre. Même en y ajoutant d'autres cas qui ont été retenus par diverses lois nationales pendant la seconde guerre mondiale, ou au lendemain de celle-ci, ainsi que par la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre, cette liste ne peut être considérée comme étant à jour. [...] nous estimons qu'il est préférable de s'en tenir à la formule de l'article 2, paragraphe 11, du projet de code de la Commission du droit international 10 . 11. Cette formule est devenue le paragraphe 12 de l'article 2 du projet de code de 1954. 2. LA TERMINOLOGIE 12. Un débat s'était instauré sur le point de savoir si le mot « guerre » et l'expression « crime de guerre » n'étaient pas dépassés et s'il ne fallait pas utiliser plutôt l'expression « conflit armé ». Il a paru préférable — une forte tendance s'étant prononcée dans ce sens à la Commission — de maintenir le mot « guerre » et l'expression « lois et coutumes de la guerre », qui sont consacrés par de nombreuses conventions internationales encore en vigueur et aussi par des lois nationales. 13. La Convention (IV) de La Haye de 1907 traitait des « lois et coutumes de la guerre », et cette expression figure à l'article 6, al. b, du statut du Tribunal militaire international" (Tribunal de Nuremberg), à l'article 5, 9 Voir Nations Unies, Le statut et le jugement du Tribunal de Nuremberg. Historique et analyse, mémorandum du Secrétaire général (numéro de vente : 1949.V.7X p. 69. 10 V. V. Pella, « La codification du droit pénal international », Revue générale de droit international public, Paris, t. 56, 1952, p. 411, 412 et 413. 11 Annexé à l'Accord de Londres du 8 août 1945 concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes de l'Axe (Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 82, p. 279). 90 Documents de la quarante et unième session al. b, du statut du Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient12 (Tribunal de Tokyo). On la trouve aussi, entre autres, dans le British Royal Warrant du 14 juin 1945 (Régulation I) 1 3 ; l'ordonnance française du 28 août 1944 (art. 1er, par. l ) 1 4 ; Y Australien War Crimes Act de 1945 (art. 3)15, et la loi chinoise du 24 octobre 1946 (art. III, point 38)16. 14. Ces brefs exemples pourraient apaiser ceux qui pensent que définir le crime de guerre par la simple expression « violation des lois et coutumes de la guerre » serait contraire au principe nullum crimen sine lege. Les Etats mentionnés et de nombreux autres qui utilisent cette expression sont tous attachés au principe de la non-rétroactivité de la loi pénale. 3. LA GRAVITÉ DU CRIME DE GUERRE ET LA DISTINCTION ENTRE CRIME DE GUERRE ET INFRACTION GRAVE 15. On remarquera que les deux variantes du projet d'article 13 introduisent la notion de gravité dans la définition du crime de guerre. Cet élément est nouveau. Ni les Conventions de La Haye, ni les statuts des tribunaux militaires internationaux, ni la loi n° 10 du Conseil de contrôle allié17 ne faisaient de distinction entre les actes qualifiés de crimes de guerre, en fonction de leur degré de gravité. Le mot « crime », dans l'expression « crime de guerre », n'était pas pris dans son sens technique et juridique s'appliquant aux infractions les plus graves, mais dans le sens général d'infraction, abstraction faite de tout élément de gravité. 16. La distinction entre infractions graves et autres infractions, dites aussi infractions simples, n'est apparue que plus tard avec les Conventions de Genève et leur Protocole additionnel I. A cette distinction, ces instruments attachent des conséquences juridiques, car seules les infractions graves sont susceptibles de sanctions pénales obligatoires pour les Etats. 17. La Commission, quant à elle, n'avait fait aucune distinction entre les actes constituant des crimes de guerre en fonction de leur gravité. Il existe ainsi une différence d'approche entre les Conventions de Genève de 1949 et les conventions dont la Commission s'est inspirée dans son projet de code de 1954. Cette différence a été mise en évidence, en 1976, lors de la troisième session de la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit humanitaire 12 Voir Documents on American Foreign Relations, Princeton University Press, 1948, vol. VIII (juillet 1945-décembre 1946), p. 354 et suiv. 13 On trouvera un commentaire détaillé concernant cet instrument dans le recueil de jurisprudence établi par la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre, Law Reports of Trials of War Criminals, Londres, H. M. Stationery Office, 1947, vol. I, p. 105. 14 Ibid., 1948, vol. III, p. 93. 15 Ibid., vol. V, p. 94. 16 Ibid., 1949, vol. XIV, p. 152. 17 Loi relative au châtiment des personnes coupables de crimes de guerre, de crimes contre la paix et de crimes contre l'humanité, édictée à Berlin le 20 décembre 1945 (Journal officiel du Conseil de contrôle en Allemagne, Berlin, n° 3, 31 janvier 1946). applicable dans les conflits armés. M. Roucounas a rappelé, dans un article, le débat difficile qui eut lieu à ce propos : [...] certaines délégations ont constamment affirmé soit l'identité qualitative qui existe entre infractions graves au droit humanitaire et crimes de guerre, soit le fait que les infractions graves forment une partie de la catégorie plus générale des crimes de guerre, tandis que d'autres délégations avançaient de nombreux arguments pour repousser la confusion entre les deux concepts18. En vérité, ce débat, plutôt théorique, risque de créer un antagonisme entre deux concepts qui se mêlent intimement et qui sont inséparables. 18. Les crimes de guerre et les infractions graves ont un certain domaine commun. Ce sont deux notions qui se chevauchent en partie, c'est-à-dire pour tout ce qui est relatif à la protection des personnes et des biens visés dans les Conventions de Genève et le Protocole additionnel I, et c'est pourquoi l'article 85, par. 5, de ce protocole dispose expressément que les infractions graves sont des crimes de guerre. 19. Cependant crimes de guerre et infractions graves ne se chevauchent qu'en partie seulement. La notion de crime de guerre est plus large que celle « d'infraction grave », car elle s'applique non seulement aux infractions graves visées dans les Conventions de Genève et le Protocole additionnel I, mais aussi à d'autres infractions, et notamment celles relatives à la conduite des hostilités et à l'usage illicite d'armes. C'est pourquoi le présent projet de code définit le crime de guerre comme étant une « violation grave » des lois et coutumes de la guerre, de préférence à l'expression « infraction grave », laissant à cette dernière expression le sens technique et limité que lui donnent les instruments de Genève. 20. Cependant, dans l'actuel projet d'article 13, l'adjectif « grave » est provisoirement entre crochets car il appartiendra à la Commission de lever l'option qui lui est offerte : appeler crime de guerre toute violation du droit de la guerre ou ne qualifier ainsi que les violations graves, celles qui revêtent un caractère criminel, par opposition à celles qui relèvent de la catégorie des délits. 21. Ce problème n'avait pas échappé à la Commission. A sa deuxième session, un débat eut lieu, le 4 juillet 1950, autour de la proposition d'un membre de la Commission, feu Manley O. Hudson, tendant à ce que la définition du crime de guerre comporte un élément de gravité19. Cette proposition s'appuyait sur les Conventions de Genève de 1949, qui avaient introduit la notion de gravité dans la définition de certaines infractions. Le Rapporteur spécial, Jean Spiropoulos, déclara qu'il considérait que « toute violation des lois de la guerre [était] un crime »20. 22. Cependant, au cours de débats plus récents, à l'occasion de la discussion du quatrième rapport de l'actuel Rapporteur spécial, certains membres avaient estimé que seules les violations graves devaient être retenues. 18 E. J. Roucounas, « Les infractions graves au droit humanitaire », Revue hellénique de droit international, Athènes, t. 3 1 , 1978, p. 70. 19 Voir le compte rendu analytique de la 60 e séance de la Commission, A/CN.4/SR.60, par. 12 et 2 1 . 20 Ibid., par. 15. Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité Selon eux, du moment que la Commission avait défini les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité comme des infractions d'une haute gravité, seuls les crimes de guerre présentant ce caractère devaient être retenus. Le crime de guerre s'intègre désormais dans une notion plus vaste, dont il constitue un élément, celle de crime contre la paix et la sécurité de l'humanité, et on n'imagine pas que des faits ne présentant pas un haut degré de gravité puissent être considérés comme des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité. 23. Or, parmi les faits appelés couramment « crimes de guerre », il en est qui sont de simples délits : coups et blessures, par exemple. Il a été reproché à certains tribunaux militaires, notamment à ceux de la zone britannique, d'appliquer parfois la loi n° 10 à des bagatelles. Cette situation s'expliquait notamment par le fait que ces tribunaux avaient voulu ratisser large de manière à ne pas laisser impunis des faits répréhensibles, même si ceux-ci n'entraient pas dans la catégorie des crimes stricto sensu. Il ne faut pas oublier, non plus, que la loi n° 10, contrairement aux statuts des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, avait défini les crimes de guerre comme étant des « atrocités ou délits » (art. II, par. 1, b). Le mot « crime » n'y avait pas son sens technique, mais son sens général d'infraction. 24. Aujourd'hui, pour plus de rigueur juridique, peutêtre convient-il de restituer au mot « crime » son sens d'infraction grave. On verrait difficilement porter devant une juridiction pénale internationale, par exemple, des faits de simple police, ou des délits, à moins qu'ils ne soient connexes à des actes criminels portés devant cette même juridiction. On ne peut considérer comme crime contre la paix et la sécurité de l'humanité n'importe quel fait banal. L'acte poursuivi doit avoir une certaine intensité criminelle ; or tous les faits qualifiés de crime de guerre n'ont pas la même densité d'horreur. 25. Cependant, même limitée aux actes constituant une violation grave du droit de la guerre, la notion de crime de guerre sera toujours plus large que celle d'infraction grave, d'autant plus que l'énumération de ces infractions par les instruments de Genève est limitative. Il demeure tout un champ où la notion de crime de guerre règne seule, où la notion d'« infraction grave » ne s'aventure pas : c'est celui qui concerne la conduite des hostilités et l'usage illicite d'armes. Il existe déjà de nombreux instruments internationaux portant sur ces matières21. Indépendamment de ces instruments se posent les problèmes complexes et non encore résolus des armes de destruction massive : armes chimiques, armes nucléaires, etc. Il ne paraît pas nécessaire de 21 P. ex. la Déclaration de Saint-Pétersbourg du 11 décembre 1868 relative à l'interdiction des balles explosives en temps de guerre (G. F. de Martens, éd., Nouveau Recueil général de traités, Gottingue, Dieterich, 1873, vol. XVIII, p. 474); la Déclaration de La Haye du 29 juillet 1899 concernant l'interdiction de l'emploi de balles (dites « balles dum-dum ») [J. B. Scott, op. cit. (supra n. 4), p. 227] ; la Convention (VIII) de La Haye du 18 octobre 1907 relative à la pose de mines sous-marines automatiques de contact (ibid., p. 151); le 91 fournir dans le code une énumération de ces armements. On a déjà indiqué plus haut les inconvénients de la méthode énumérative et on n'y reviendra pas. 26. Pour résumer, la notion d'« infraction grave », au sens des Conventions de Genève de 1949 et du Protocole additionnel I, est moins large que celle de « crime de guerre », au sens du présent projet de code, qui recouvre non seulement les infractions graves prévues dans lesdits instruments, mais aussi d'autres violations du droit des conflits armés. Il est vrai que l'article 1er, par. 2, du Protocole additionnel I reprend la célèbre clause Martens du préambule de la Convention (IV) de La Haye de 1907. Mais peut-on en déduire que l'énumération des infractions graves par les instruments de Genève n'est pas limitative ? Il semble que l'intention des auteurs de ces instruments était plutôt de faire une énumération exaustive. De ce fait, la notion d'infraction grave a un contenu non seulement limité, mais aussi, dans une certaine mesure, figé, alors que la notion de crime de guerre a un contenu qui s'étendra à mesure que les prohibitions nouvelles viendront grossir l'arsenal des armements interdits. 27. Il ne faut toutefois pas utiliser ces différences pour établir une frontière entre le crime de guerre et l'infraction grave au droit humanitaire. On a parfois distingué entre ce que l'on a appelé le droit de La Haye et le droit de Genève, ce dernier s'intéressant plus spécialement au sort des personnes et des biens protégés par les Conventions de Genève, alors que le droit de La Haye porte davantage sur la conduite des hostilités ou la réglementation et l'interdiction de l'usage de certaines armes. Cette distinction serait d'autant moins fondée aujourd'hui que l'article 35 du Protocole additionnel I reprend en le développant l'article 22 de la Convention (IV) de La Haye de 1907. La distinction entre crime de guerre et infraction grave n'est donc plus aussi tranchée aujourd'hui. Néanmoins il existe des différences qu'il convient de souligner. 4. REMARQUES D'ORDRE RÉDACTIONNEL SUR LES DEUX VARIANTES DU PROJET D'ARTICLE 1 3 28. La première variante retient l'expression « lois et coutumes de la guerre », étant entendu que le mot « guerre » doit être pris dans son sens matériel et non dans son sens classique et formel. Dans ce sens il s'applique à tout conflit armé et pas seulement aux conflits armés entre Etats. 29. La seconde variante utilise l'expression « règles du droit international applicables dans les conflits armés » de préférence à celle de « lois et coutumes de la guerre ». Traité de Washington du 6 février 1922 relatif à l'emploi des sousmarins et des gaz asphyxiants en temps de guerre (M. O. Hudson, éd., International Législation, Washington [D. C ] , 1931, vol. II (19221924), p. 794) ; le Protocole de Genève du 17 juin 1925 concernant la prohibition d'emploi à la guerre de gaz asphyxiants toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques (SDN, Recueil des Traités, vol. XCIV, p. 65). Documents de la quarante et unième session 92 II. — Les crimes contre l'humanité A. — Projet d'article 14 30. Le Rapporteur spécial propose le projet d'article 14 suivant : Article 14. — Crimes contre l'humanité Constituent des crimes contre l'humanité : 1. Le génocide, c'est-à-dire tout acte commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel, y compris : i) Le meurtre de membres du groupe ; ii) L'atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; iii) La soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; iv) Les mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; v) Le transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. 2 (PREMIÈRE VARIANTE). L'apartheid, c'est-à-dire les actes définis par l'article II de la Convention internationale sur l'élimination et la répression du crime d'apartheid de 1973, et, d'une façon générale, l'institution de tout système de gouvernement fondé sur une discrimination raciale, ethnique ou religieuse ; 2 (SECONDE VARIANTE). L'apartheid englobe les politiques et pratiques de ségrégation et de discrimination raciales [telles qu'elles sont pratiquées en Afrique australe] et désigne les actes inhumains indiqués ci-après, commis en vue d'instituer ou d'entretenir la domination d'un groupe racial d'êtres humains sur n'importe quel autre groupe racial d'êtres humains et d'opprimer systématiquement celui-ci : a) Refuser à un membre ou des membres d'un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux le droit à la vie et à la liberté de la personne : i) En ôtant la vie à des membres d'un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux ; ii) En portant gravement atteinte à l'intégrité physique ou mentale, à la liberté ou à la dignité des membres d'un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux, ou en les soumettant à la torture ou à des peines ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants ; iii) En arrêtant arbitrairement et en emprisonnant illégalement les membres d'un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux ; b) Imposer délibérément à un groupe racial ou à plusieurs groupes raciaux des conditions de vie destinées à entraîner leur destruction physique totale ou partielle ; c) Prendre des mesures, législatives ou autres, destinées à empêcher un groupe racial ou plusieurs groupes raciaux de participer à la vie politique, sociale, économique et culturelle du pays et créer déb'bérément des conditions faisant obstacle au plein développement du groupe ou des groupes considérés, en particulier en privant les membres d'un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux des libertés et droits fondamentaux de l'homme, notamment le droit au travail, le droit de former des syndicats reconnus, le droit à l'éducation, le droit de quitter son pays et d'y revenir, le droit à une nationalité, le droit de circuler librement et de choisir sa résidence, le droit à la liberté d'opinion et d'expression et le droit à la liberté de réunion et d'association pacifiques ; d) Prendre des mesures, y compris des mesures législatives, visant à diviser la population selon des critères raciaux en créant des réserves et des ghettos séparés pour les membres d'un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux, en interdisant les mariages entre personnes appartenant à des groupes raciaux différents et en expropriant les biens-fonds appartenant à un groupe racial ou à plusieurs groupes raciaux ou à des membres de ces groupes ; e) Exploiter le travail des membres d'un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux, en particulier en les soumettant au travail forcé ; f) Persécuter des organisations ou des personnes, en les privant des libertés et droits fondamentaux, parce qu'elles s'opposent à ^apartheid. 3. L'esclavage, ou toutes autres formes d'asservissement, notamment le travail forcé. 4. à) L'expulsion de populations de leur territoire ou leur transfert forcé ; b) L'implantation de colons sur un territoire occupé ; c) La modification de la composition démographique d'un territoire étranger. 5. Tous autres actes inhumains perpétrés contre les éléments d'une population ou contre des individus pour des motifs sociaux, politiques, raciaux, religieux ou culturels, et notamment l'assassinat, la déportation, l'extermination, les persécutions ou la destruction massive de leurs biens. 6. Toute atteinte grave et intentionnelle à un bien d'intérêt vital pour l'humanité, comme l'environnement humain. B. — Commentaires 31. Les crimes contre l'humanité ont été traités aux paragraphes 10 et 11 de l'article 2 du projet de code de 1954. Le paragraphe 10 est consacré aux actes constituant le crime de génocide, et le paragraphe 11 aux actes dits « actes inhumains ». Cependant le projet de 1954 n'emploie ni l'expression « crime contre l'humanité » ni le mot « génocide », et il paraît utile de leur restituer la place qui leur revient pour les raisons expo- Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité sées plus loin. D'autre part, bien qu'il fasse une distinction entre les actes de génocide et les actes inhumains, le projet de 1954 ne donne aucune définition de l'acte inhumain, se limitant à une énumération fondée sur les seuls mobiles de l'acte (mobiles d'ordre politique, racial, religieux, culturel, etc.). 32. Le nouveau projet d'article 14 reprend la notion de crime contre l'humanité, dont il fait son titre. Cette notion ne doit pas être laissée aux oubliettes, car c'est elle qui donne aux crimes en cause leur spécificité, c'està-dire leur profil particulier d'opprobre et d'horreur. C'est également elle qui souligne leur caractère de crime du droit des gens. 1. LES NOTIONS DE CRIME CONTRE L'HUMANITÉ ET DE GÉNOCIDE 33. Si l'expression de crime contre l'humanité figure dans les statuts des tribunaux militaires internationaux institués après la seconde guerre mondiale, ce n'est pas le fait du hasard mais à la suite d'un mûre réflexion. Il convient de se reporter aux travaux de la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre, constituée le 20 octobre 1943 à Londres22. On ne doit pas se méprendre sur le sens de l'expression « Nations Unies », qui n'a rien de commun avec l'organisation du même nom créée deux ans plus tard à San Francisco. Il s'agissait alors des nations alliées en guerre contre les puissances de l'Axe. Dès le début de ses travaux, la Commission des Nations Unies se posa la question de savoir si elle devait s'en tenir aux crimes de guerre, au sens traditionnel du terme, ou s'il fallait élargir ce concept pour y inclure d'autres infractions. Cette commission tenta d'abord d'élargir la liste des infractions que la Commission des responsabilités des auteurs de la guerre, établie en 1919, avait retenues antérieurement en s'appuyant sur la clause Martens contenue dans le préambule de la Convention (IV) de La Haye de 190723. 34. Toutefois la Commission s'aperçut très vite que le recours à cette clause ne permettait pas de couvrir toutes les catégories de crimes commis pendant la seconde guerre mondiale. En effet, certaines infractions, si large que fût la notion de crime de guerre, ne pouvaient pas être classées dans cette catégorie. Il en était ainsi notamment des crimes dont les auteurs et les victimes avaient la même nationalité, ou dont les victimes avaient la nationalité d'un Etat allié à celui de l'auteur. Tel était le cas des crimes nazis commis contre des ressortissants allemands, autrichiens, etc., ou des crimes perpétrés contre des apatrides ou contre toutes autres personnes pour des raisons raciales, religieuses, politiques ou autres. 35. La Commission des Nations Unies de 1943 proposa alors d'appeler ces infractions « crimes contre l'humanité », estimant qu'elles constituaient des infractions d'un type particulier qui, même commises pendant la guerre, présentaient des traits originaux qui les 22 Voir History of the United Nations War Crimes Commission and the Development of the Laws of War, Londres, H. M. Stationery Office, 1948, 23 Voir supra note 4. 93 distinguaient sous certains rapports des crimes de guerre. 36. La Commission étendit sa compétence à ces crimes « commis sur toute personne, sans considération de la nationalité, y compris des personnes apatrides, en raison de la race, de la nationalité, de convictions religieuses, et sans égard au lieu où ils ont été commis »24. Le Gouvernement britannique, consulté, se rallia à cette thèse dès 1944 mais souligna que les crimes en cause ne devaient être néanmoins pris en considération que s'ils étaient liés à l'état de guerre. 37. Avec la signature de l'Accord de Londres, le 8 août 194525, la notion de crime contre l'humanité prit définitivement corps dans le statut du Tribunal de Nuremberg (art. 6, al. c) ; dans le statut du Tribunal de Tokyo (art. 5, al. c) ; et dans la loi n° 10 du Conseil de contrôle allié (art. II, par. 1, al. c). 38. D'abord liée à l'état de belligérance, comme il a été indiqué, la notion de crime contre l'humanité a acquis progressivement son autonomie et aujourd'hui cette notion a une existence distincte de celle de crime de guerre. C'est ainsi que non seulement le projet de code de 1954, mais même des conventions entrées en vigueur (sur le génocide ou sur Xapartheid) ne lient plus cette notion à l'état de guerre. 39. On peut se demander alors pourquoi le projet de code de 1954 passe sous silence l'expression « crime contre l'humanité » aux paragraphes 10 et 11 de l'article 2. Cependant, dans les « Principes du droit international consacrés par le statut et le jugement du Tribunal de Nuremberg »26, la CDI avait donné à cette expression sa place légitime. Il convient ici de réparer cette omission et de restaurer l'expression dans ses droits. Elle fait partie des acquis du droit international, grâce au développement progressif de celui-ci. Elle a ses traits et ses caractères propres qui la différencient des crimes de guerre. 40. Il est vrai qu'un même acte peut constituer en même temps un crime de guerre et un crime contre l'humanité s'il a été commis en temps de guerre (ainsi l'article 85, par. 4, al. c, du Protocole additionnel I range parmi les crimes de guerre les pratiques de Xapartheid). Mais ce fait, s'il justifie une double qualification, ne permet en aucune façon la confusion des deux notions. La notion de crime contre l'humanité est plus large que celle de crime de guerre à deux points de vue au moins : a) Le crime contre l'humanité peut être commis en temps de guerre comme en temps de paix, tandis que le crime de guerre ne peut être commis qu'en temps de guerre ; b) Le crime de guerre ne peut être commis qu'entre belligérants, entre auteurs et victimes ennemis tandis que le crime contre l'humanité peut être commis entre nationaux comme entre belligérants. 41. Cette notion a donc, là encore, un contenu 24 History of the United Nations War Crimes Commission..., p. 176. Voir supra note 11. 26 Dénommés ci-après « Principes de Nuremberg » ; texte reproduit dans Annuaire... 198.5, vol. II (2e partie), p. 12, par. 45. 25 94 Documents de la quarante et unième session propre, des traits spécifiques qui justifient le maintien de l'expression « crime contre l'humanité ». 42. Il en est de même du terme « génocide ». Les actes énumérés au paragraphe 10 de l'article 2 du projet de code de 1954 sont précisément ceux qui constituent le crime de génocide. Ils ont été repris de la Convention du 9 décembre 194827. Le paragraphe 1 du nouveau projet d'article 15 donne donc à l'ensemble de ces actes l'appellation de génocide. 2. LA NOTION D'ACTE INHUMAIN 43. La notion d'acte inhumain peut aussi bien s'appliquer à des atteintes contre les personnes physiques, qu'à des atteintes contre les biens. a) Les atteintes contre les personnes physiques 44. A leur sujet, deux remarques s'imposent. D'abord, les actes énumérés au paragraphe 11 de l'article 2 du projet de code de 1954 peuvent tous constituer des crimes de droit commun, et se retrouvent dans presque tous les codes pénaux internes. Ensuite, ils peuvent être aussi bien des mauvais traitements physiques que des actes humiliants ou dégradants. 45. Ce qui distingue les actes inhumains des crimes de droit commun, c'est leur mobile. Ce sont des actes inspirés par l'intolérance idéologique, politique, raciale, religieuse ou culturelle, et qui touchent à ce qu'il y a de plus profond dans l'être, c'est-à-dire ses convictions, ses croyances ou sa dignité. Il convient de rappeler, à cet égard, la jurisprudence de la Cour suprême de la zone britannique, dans l'un de ses premiers arrêts, où il est dit que [...] Toutes sortes d'atteinte provoquant un dommage à des hommes peuvent constituer ou causer des crimes contre l'humanité ; toute espèce d'intervention dans l'être, le devenir ou le domaine d'action de l'homme, toute transformation dans ses rapports avec son milieu, toute atteinte à ses biens ou à ses valeurs par lesquels il se trouve touché indirectement [...]28. 46. Ainsi donc peuvent constituer des crimes contre l'humanité des actes humiliants ou dégradants, n'ayant aucun caractère d'atrocité physique, comme le fait d'infliger de profondes humiliations en public ou de contraindre des individus à agir contre leur conscience et, d'une manière générale, à les ridiculiser ou à les contraindre à accomplir des actes dégradants. C'est pourquoi le projet d'article 14 vise expressément les traitements humiliants ou dégradants exercés contre des populations ou des groupes de personnes pour des motifs d'ordre politique, racial, religieux et autre. b) Les atteintes aux biens Al. Les atteintes aux biens n'étaient pas retenues dans la définition du crime contre l'humanité par le projet de code de 1954. Elles l'étaient, par contre, dans l'énumération des crimes de guerre prévue par le principe VI, al. b, des Principes de Nuremberg, ainsi que dans les 27 Convention pour la prévention et le répression du crime de génocide (Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 78, p. 277). 28 Entscheidungen des Obersten Gerichtshofes fur die Britische Zone in Strafsachen, Berlin, 1949, vol. 1, p. 13 ; cité dans Meyrowitz, op. cit. {infra n. 30), p. 274. statuts des tribunaux militaires internationaux, qui visaient « le pillage de biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation qui ne se justifient pas par des exigences militaires »29. On n'entrera pas ici dans les controverses que suscite l'expression « que ne justifient pas les exigences militaires ». Cela relève du droit de la guerre et n'a pas sa place ici. 48. La question qui peut se poser ici est de savoir si les atteintes aux biens peuvent constituer des crimes contre l'humanité. Les textes existants, relatifs aux crimes contre l'humanité, ne visent pas spécifiquement les atteintes aux biens. La question peut se poser de savoir si celles-ci présentent un caractère de gravité suffisant pour être considérées comme des crimes contre l'humanité. 49. La jurisprudence s'était montrée plutôt favorable à l'incrimination de l'atteinte massive à des biens. L'affaire de l'amende collective d'un milliard de marks imposée aux Juifs allemands par l'ordonnance du 12 novembre 1938, à la suite de l'assassinat, à Paris, d'un diplomate allemand par un Juif d'origine polonaise est édifiante. Dans le jugement rendu par un tribunal militaire américain contre des ministres du troisième Reich30, cette amende a été considérée comme « un exemple typique de la persécution à laquelle étaient exposés les Juifs allemands », persécution qui entrait dans la catégorie des « persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux », visées dans la définition des crimes contre l'humanité du statut de Nuremberg (art. 6, al. c). Selon ce jugement, la confiscation et « la liquidation au profit du Reich des biens ayant appartenu aux Juifs allemands faisaient partie d'un programme de persécutions des Juifs en Allemagne et représentaient une violation du droit international et des traités internationaux constituant ainsi des crimes au sens du chef d'accusation n° 5 de l'acte d'accusation », qui considérait comme crime contre l'humanité, entre autres, le fait par les autorités allemandes de s'être approprié et d'avoir liquidé les effets des détenus dans les camps de concentration. On peut encore relever l'arrêt du 4 juillet 1946 de la Cour d'appel de Fribourg-en-Brisgau, selon lequel « la confiscation illégale des biens juifs, en 1940, par des organes dirigeants de l'Etat constitue un crime contre l'humanité »31. 50. Il résulte donc de cette jurisprudence que l'atteinte aux biens peut constituer un crime contre l'humanité, à condition de présenter deux caractères : être inspiré par des motifs d'ordre politique, racial ou religieux, et avoir un caractère massif32. 29 Art. 6, al. b, du statut de Nuremberg ; voir aussi art. II, par. 1; al. b, de la loi n° 10 du Conseil de contrôle allié. 30 Voir Trials of War Criminals before the Nuernberg Military Tribunals under Control Council Law No 10 (Nuernberg, October 1946April 1949), Washington (D. C ) , U.S. Government Printing Office, 1952, affaire n° 11 (The Ministries Case), vol. XIV, notamment p. 676 et 678 ; citations dans H. Meyrowitz, La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l'humanité et de l'appartenance à une organisation criminelle en application de la loi n" 10 du Conseil de contrôle allié, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1960, p . 267. 31 Deutsche Rechts-Zeitschrift, Tùbingen, vol. I, 1946, p . 93 ; cité dans Meyrowitz, p . 267 et 268. 32 Meyrowitz, p. 269. Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité 51. Cette jurisprudence garde encore aujourd'hui toute sa valeur, non seulement parce que les préjugés sont encore vivaces, mais aussi et surtout parce qu'à côté des biens nationaux apparaît une nouvelle catégorie de biens considérés de plus en plus comme patrimoine de l'humanité. Beaucoup de monuments à travers le monde présentent un intérêt historique, architectural ou artistique qui leur donne un caractère de patrimoine de l'humanité. 52. Dans le passé, des monuments, faute d'avoir été protégés, ont été détruits, au grand préjudice de l'humanité. Il en est ainsi de l'incendie, au début de l'ère chrétienne, de la bibliothèque d'Alexandrie. Aujourd'hui, on voit que l'UNESCO a classé certains sites et monuments comme patrimoine de l'humanité : l'île de Gorée, au Sénégal, par exemple, parce qu'elle a constitué pendant des siècles un important lieu de traite des esclaves et le point de départ le plus extrême en Afrique de leur déportation vers l'Amérique. Les anciens comptoirs commerciaux qui y ont été conservés à travers les âges symbolisent cette période peu glorieuse de l'histoire humaine et constituent un lieu de recueillement et de pèlerinage. 53. Il convient, d'ailleurs, d'observer que l'atteinte à des biens présentant un intérêt culturel était déjà interdite par des conventions encore en vigueur. Ainsi le Traité de Washington du 15 avril 1935, concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques (renforçant le Pacte Roerich)33, constituait déjà un premier effort dans cette direction. Il est notable que ce traité visait aussi bien le temps de guerre que le temps de paix. Après la seconde guerre mondiale, la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, adoptée le 14 mai 1954 sous les auspices de l'UNESCO 34 , visait aussi, malgré son titre, la sauvegarde de ces biens en temps de paix. L'article 3 de la Convention dispose en effet que la sauvegarde s'impose aux parties dès le temps de paix. La Convention donne une définition très large des biens culturels, qui est la suivante : Article premier. — Définition des biens culturels a) les biens, meubles ou immeubles, qui présentent une grande importance pour le patrimoine culturel des peuples, tels que les monuments d'architecture, d'art ou d'histoire, religieux ou laïques, les sites archéologiques, les ensembles de constructions qui, en tant que tels, présentent un intérêt historique ou artistique, les œuvres d'art, les manuscrits, livres et autres objets d'intérêt artistique, historique ou archéologique, ainsi que les collections scientifiques et les collections importantes de livres, d'archives ou de reproductions des biens définis ci-dessus ; b) les édifices dont la destination principale effective est de conserver ou d'exposer les biens culturels meubles définis à l'alinéa a, tels que les musées, les grandes bibliothèques, les dépôts d'archives, ainsi que les refuges destinés à abriter, en cas de conflit armé, les biens culturels meubles définis à l'alinéa a ; 54. Il est également remarquable que la Convention de La Haye ait déjà prévu des sanctions pénales ou dis33 34 SDN, Recueil des Traités, vol. CLXVII, p. 289. Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 249, p. 215. 95 ciplinaires contre les personnes ayant commis une infraction contre les biens visés. 55. Plus proche encore est la disposition de l'article 85, par. 4, al. d, du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1949, qui range parmi les infractions graves : d) Le fait de diriger des attaques contre les monuments historiques, les œuvres d'art ou les lieux de culte clairement reconnus qui constituent le patrimoine culturel ou spirituel des peuples et auxquels une protection spéciale a été accordée en vertu d'un arrangement particulier, par exemple dans le cadre d'une organisation internationale compétente, provoquant ainsi leur destruction sur une grande échelle, [...]". 56. Il est vrai que, dans ce cas, le crime de guerre ne peut être constitué si les biens détruits se trouvent à proximité immédiate d'objectifs militaires. Mais cela ne porte pas atteinte au principe. D'ailleurs, s'agissant de crimes contre l'humanité, cette restriction n'existe pas, car de tels crimes sont inspirés par des mobiles différents et peuvent être commis indépendamment de tout état de guerre. 57. Il faut également mentionner les biens présentant un intérêt vital pour l'humanité : l'environnement, par exemple. 58. Les raisons exposées ci-dessus ont donc amené le Rapporteur spécial à viser également l'atteinte aux biens, au paragraphe 5 du projet d'article 14. 3. LE CARACTÈRE MASSIF OU SYSTÉMATIQUE 59. Les statuts des tribunaux militaires internationaux visent des actes inhumains commis contre « la population civile ». 60. Est-il bien nécessaire, pour qu'un acte constitue un crime contre l'humanité, qu'il ait un caractère massif ? La massivité est un critère du crime contre l'humanité, mais elle n'est pas le seul. Quelquefois, un acte inhumain commis contre une seule personne peut aussi constituer un crime contre l'humanité s'il s'inscrit dans un système ou s'exécute selon un plan, ou s'il présente un caractère de répétitivité qui ne laisse aucun doute sur les intentions de son auteur. 61. Le caractère massif du crime suppose évidemment une pluralité de victimes, et cette pluralité n'est souvent rendue possible que par la pluralité des auteurs et par la massivité des moyens. Les crimes contre l'humanité sont souvent commis par des individus se servant d'un appareil d'Etat ou de moyens que leur offrent des groupements financiers importants. Dans le cas de Y apartheid, c'est l'appareil d'Etat. Dans le cas du génocide ou du mercenariat, c'est l'un ou l'autre de ces moyens ou les deux en même temps. 62. Mais, ainsi qu'il vient d'être dit, un acte individuel peut constituer un crime contre l'humanité s'il s inscrit dans un ensemble cohérent et dans une série d'actes répétés et inspirés par le même mobile : politique, racial, religieux ou culturel. 63. En vérité, le conflit entre les tenants du crime massif et les tenants du crime individuel paraît être un faux débat. 35 Voir supra note 5. 96 Documents de la quarante et unième session 64. L'examen des statuts des tribunaux internationaux (art. 6, al. c, du statut de Nuremberg ; art. 5, al. c, du statut de Tokyo ; et art. II, par. 1, al. c, de la loi n° 10 du Conseil de contrôle allié) montre qu'ils visent aussi bien les crimes massifs (extermination, asservissement, déportation) que des cas de victimes individuelles (assassinat, emprisonnement, torture, viol). 65. Le comité juridique de la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre s'exprimait en ces termes : [...] En principe, un action massive et systématique, en particulier si elle était revêtue d'autorité, était nécessaire pour transformer un crime de droit commun, punissable seulement selon le droit interne, en crime contre l'humanité, intéressant par là le droit international. Seuls des crimes qui ont mis en danger la communauté internationale ou scandalisé la conscience de l'humanité, soit par leur dimension ou leur brutalité, soit par leur grand nombre, ou par le fait que le même type d'actes a été accompli à des moments ou en des lieux divers, ont justifié l'intervention d'Etats autres que celui sur le territoire duquel le crime a été commis, ou dont les nationaux ont été les victimes36. 66. Meyrowitz, de son côté, écrit que : [...] l'incrimination de crimes contre l'humanité doit, en vérité, être interprétée comme comprenant, à côté d'actes dirigés contre des victimes individuelles, des actes de participation aux crimes massifs, selon l'un des modes prévus à l'article II, par. 2 [de la loi n° 10]37. La loi s'appuie sur une note du 15 octobre 1948 du Gouvernement militaire britannique (Zonal Office of the Légal Adviser), selon laquelle ni le nombre des victimes ni leur qualité ne permettent de qualifier un acte de crime contre l'humanité, mais plutôt le fait que cet acte se trouve relié à une persécution systématique d'une collectivité ou d'une partie d'une collectivité. Un acte inhumain, commis contre une seule personne, peut ainsi constituer un crime contre l'humanité « si le mobile de cet acte réside, entièrement ou partiellement, dans une telle persécution systématique » dirigée contre un groupe déterminé de personnes [...]38. 67. Pour résumer, à défaut de massivité, l'acte individuel doit constituer le maillon d'une chaîne, se rattacher à un système ou à un plan. L'idée de système, de plan et de répétitivité est nécessaire pour conférer le caractère de crime contre l'humanité à un acte dont la victime est un individu. 4. AUTRES INCRIMINATIONS 68. Indépendamment de l'atteinte aux biens, d'autres infractions ont été également visées : l'apartheid, la pratique de l'esclavage, l'expulsion de populations indigènes de leur territoire ou leur transfert forcé, l'implantation de colons sur un territoire occupé et la modification par la force ou par tout autre moyen de la composition démographique d'un territoire étranger. 69. S'agissant de Y apartheid, il n'est pas nécessaire de revenir sur les controverses qu'il avait suscitées. Cer36 History of the United Nations War Crime Commission..., op. cit. (supra n. 22), p . 179 ; cité d a n s M e y r o w i t z , op. cit. (supra n. 30), p. 2 5 3 . 37 Meyrowitz, p . 2 5 5 . 38 Meyrowitz, p. 281, citant un extrait de la note britannique publiée dans Zentral-Justizblatt fur die Britische Zone, Hambourg, vol. 2, 1948, p. 250 et 251. Voir aussi le quatrième rapport du Rapporteur spécial, Annuaire... 1986, vol. II (l r e partie), p. 58 et suiv., doc. A/CN.4/398, par. 31 à 51. tains membres de la Commission avaient préféré que cette notion ne fût pas spécifiquement visée, et qu'on s'en tînt à l'expression plus générale de discrimination raciale. Mais un groupe fort important était d'une opinion contraire, en raison des traits spécifiques de ce crime, qui en font un crime à part. On remarquera seulement que deux variantes sont proposées pour le paragraphe 2 du projet d'article 14 : l'une renvoie à la Convention de 1973 sur Y apartheid39 ; l'autre reprend intégralement le texte de l'article II de la Convention dans le corps du projet. 70. Quant à l'esclavage, le paragraphe 1 de l'article 1er de la Convention du 25 septembre 192640 le définit comme étant « l'état ou condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété », et le paragraphe 2 du même article définit la traite des esclaves comme étant [...] tout acte de capture, d'acquisition ou de cession d'un individu en vue de le réduire en esclavage ; tout acte d'acquisition d'un esclave en vue de le vendre ou de l'échanger, tout acte de cession par vente ou échange d'un esclave acquis en vue d'être vendu ou échangé ; ainsi qu'en général tout acte de commerce ou de transport d'esclaves. Cette convention faisait déjà de la traite des esclaves un crime, puisque les Etats participants s'engageaient à la poursuivre et à la réprimer (art. 2). Plus tard, la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 194841 (art. 4) et le Pacte international du 19 décembre 1966 relatif aux droits civils et politiques42 (art. 8, par. 1) condamnaient en des termes énergiques la pratique de l'esclavage. 71. Dans la même foulée, le Pacte déjà cité (art. 8, par. 2 et 3) visait la servitude et le travail forcé. Le Pacte s'inspirait aussi des dispositions de la Convention supplémentaire du 7 septembre 1956 relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage43 qui disait, dans son préambule, que « nul ne sera tenu en esclavage, ni en servitude ». 72. Il convient d'observer que le projet de code de 1954 avait déjà visé, parmi les actes inhumains, la réduction en esclavage. Mais certains membres de la Commission avaient jugé préférable de lui consacrer une disposition séparée. 5. REMARQUES D'ORDRE RÉDACTIONNEL SUR LE PROJET D'ARTICLE 14 73. Le projet de code de 1954 comportait deux paragraphes séparés : l'un consacré aux actes constituant le crime de génocide et l'autre consacré aux « actes inhumains ». On avait déjà indiqué à une précédente session que la distinction entre actes constituant le génocide et actes dits « inhumains » ne paraissait pas justifiée, car 39 Convention internationale sur l'élimination et la répression du crime d'apartheid (Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 1015, p. 243). 40 Convention du 25 septembre 1926 relative à l'esclavage (SDN, Recueil des Traités, vol. LX, p. 253). 41 Résolution 217 A (III) de l'Assemblée générale, du 10 décembre 1948. 42 Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 999, p. 171. 43 Ibid., v o l . 2 6 6 , p . 3. Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité le génocide est également un acte inhumain. Il est même le prototype de l'acte inhumain. Le présent rapport a cependant maintenu cette distinction en raison du degré de gravité qui existe entre les divers actes inhumains et de la spécificité qui caractérise certains d'entre eux. 74. La seconde remarque porte sur l'énumération des actes pouvant constituer des actes inhumains au sens du projet de code. Comme il vient d'être dit, les actes énumérés dans le projet de 1954 peuvent, pour certains d'entre eux (l'assassinat, l'emprisonnement), constituer 97 aussi bien des actes illicites de droit commun. L'assassinat ne constitue pas un crime contre l'humanité par le seul fait qu'il y a assassinat ; l'emprisonnement arbitraire non plus. Ces actes ne deviennent des crimes contre l'humanité qu'en fonction des circonstances qui les entourent. Ils ne constituent pas en soi des crimes contre l'humanité. Aussi la rédaction du projet d'article 14 en a-t-elle tenu compte, en mettant plutôt l'accent sur les caractères moraux de l'acte et sur ses mobiles que sur la matérialité, car un même acte peut recevoir, suivant les circonstances de sa commission, des qualifications différentes.